Et le voilà, l’acrobate des mots caracolants, l’athlète des rebondissements verbaux, le diseur de bonnes aventures langagières, le divin jongleur de parlures pas gênées aux entournures. Il entre en scène et c’est Jacques Bonnaffé, bien sûr. Qui revient, ô bonheur, au Théâtre de la Bastille, à Paris, avec son L’Oral et Hardi, pour nous « oxygéner la gnognotte », comme dirait son vieux complice Jean-Pierre Verheggen, poète, belge et auteur des textes ici dits.
Le spectacle est culte. Oui, on ose l’expression rebattue, dont on se prend à rêver quels glissements langagiers et éruptifs elle pourrait soulever chez Verheggen et Bonnaffé. Mais n’empêche, culte quand même, depuis sa création, en 2007, au Théâtre-Sénart (Seine-et-Marne). Et toujours aussi exultant, jouisseur et jouissif dans sa manière de trancher à vif dans les éléments de langage les plus stéréotypés de notre époque, comme dans une viande avariée à hacher menu, pour redonner à la chair des mots du sang et du nerf.
Jacques Bonnaffé : « J’aime toujours ce voyage en groupe qu’est le théâtre. Mais la poésie m’apparaît plus forte »
Bonnaffé a caracolé longtemps – et continue encore, à l’occasion – sur les meilleures pistes du cinéma d’auteur (Godard, Doillon, Garrel, Rivette… ) et du théâtre d’art (Alain Françon, Jean-Pierre Vincent, Bernard Sobel, Tiago Rodrigues…), mais la poésie a été là, très vite, et a pris de plus en plus de place. « J’aimais, j’aime toujours, jouer des rôles, oui, et ce voyage organisé désorganisé, en groupe, qu’est le théâtre. Mais la poésie m’apparaît plus forte, comme étant ce moment cinglé où la comédie s’arrête », raconte-t-il.
Du plus loin qu’il s’en souvienne, il a toujours été là, ce goût des mots, depuis l’enfance au milieu d’une famille nombreuse, dans le quartier des blocs Millions, à Douai (Nord). « Je crois que je me sentais assez vide à l’intérieur de moi, un vide que j’ai eu besoin de remplir de mots. J’aimais les livres, je les trouvais beaux, et j’ai eu très tôt ce besoin de leur donner la parole. J’ai rêvé d’être cette personne qui, face à certaines circonstances, avait des textes qui se réveillaient. Ou de pouvoir marcher avec le rythme de certains poèmes… Et donc il y avait ce goût d’énoncer des mots, et cette difficulté à les trouver, à les écrire. Ce qui a impliqué la nécessité de les écrire ailleurs ou autrement, et qu’ils passent par le corps. Ce que d’autres accomplissent formidablement sur le papier, le déplacer, le mettre ailleurs. »
Accent du Nord
La poésie l’a ramené vers le Nord, à moins que le Nord ne l’ait ramené vers la poésie, c’est à voir. Elle l’a ramené, aussi, à son goût pour les formes foraines, le théâtre de rue, découvert là-bas dans l’enfance. « Verlaine dit, à propos de Marceline Desbordes-Valmore [née à Douai, en 1786] : elle est du Nord cru. Il ajoute que le Midi est toujours cuit, et que c’est toujours mieux considéré. Et pourtant, Verlaine a raison, quelque chose se joue là, dans ce cru. Il y a autant de récits de matamores et d’extravagants dans la langue du Nord que dans celle du Sud, mais ils n’ont pas du tout la même figure. Dans le Nord, on aime bien tomber les masques. C’est toute l’histoire du carnaval : porter des masques pour mieux les tomber. Il y a cette tendance un peu forcenée dans le Nord à taper du pied, à carnavaler, à bruiter, à secouer la vie qui fait mal, alors on la transforme. »
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