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François Morellet éteint ses néons

Maître de l’abstraction, pionnier facétieux, il avait intégré à son travail la géométrie et les contraintes, jusqu’à l’absurde.

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Publié le 11 mai 2016 à 12h46, modifié le 11 mai 2016 à 19h19

Temps de Lecture 5 min.

Francois Morellet, en 2011, lors de la rétrospective qui lui était consacrée au Centre Pompidou.

« Je vais beaucoup mieux que tous mes copains morts ! Mais il ne faut pas s’obstiner, j’arrive à la limite… Je vous tiendrai au courant ! » Ainsi se confiait le facétieux plasticien François Morellet en 2011, lors de sa rétrospective au centre Pompidou. Aventurier de l’abstraction, ou rigoureux rigolard comme il aimait à se définir, il est décédé dans la nuit du 10 au 11 mai, à l’âge de 90 ans. A Cholet, dans cet Anjou natal qu’il n’a jamais quitté. Aventurier, pourtant, il le fut bel et bien. Déjouant les dogmes, moquant les esprits de sérieux, inventant une œuvre dont les paradoxes n’étaient qu’apparents : à la fois mathématique et ludique, légère et insondable, aussi poétique que géométrique. « Il n’y a pas dans mon travail de vérité intouchable, on peut y mettre ce qu’on veut. Duchamp a clamé que c’était le regardeur qui faisait l’œuvre, encore une chose que ce salaud a dite avant moi ! » s’amusait-il. Même dans ses dernières années, aidé d’une canne et un peu oublieux, cet amoureux des improvisations jazz gardait ce goût pour le jeu, qu’il a porté en art à sa plus haute sophistication. « Je m’adore ! Toutes ces couillonnades chics et pas chères me plaisent beaucoup », se réjouissait-il ainsi en visitant son exposition au centre Pompidou, où ses digressions de néons brillaient de mille feux malicieux.

Une passion pour l’OuLiPo

Né en 1926 à Cholet, ce fils de notables découvre dès l’enfance, grâce à son père, le délice des jeux de mots, en lisant Alfonse Allais, Pierre Dac et autres membres du salon des incohérents. Formé à la peinture dès ses seize ans, il commence en réaliste avant de subir les influences fondamentales de l’art concret et de ses lignes roides venues de Suisse, mais aussi des arts premiers, notamment les tapa océaniens et leurs répétitions de formes, qu’il découvre dans les années 1940. Moins attendue chez celui qui s’avoue une passion tardive pour le baroque bavarois, sa fascination pour l’Alhambra de Grenade, découvert en 1952 : « Quelle précision, quelle intelligence ! La forme d’art la plus précieuse et décadente !»

Fort de ces inspirations, il produit ses premières peintures au sortir de la guerre, tout en reprenant l’usine familiale de jouets. C’est en 1951 qu’il se lance dans l’abstraction géométrique, avant d’exposer dès l’année suivante aux côtés de l’américain Ellsworth Kelly, dont il restera proche. Peu à peu, les règles s’imposent dans son travail. Il peaufine son sens de l’absurde systématique en se passionnant pour l’Oulipo : comme les écrivains qui, dans le sillage de Perec, font de la contrainte l’instrument de leur liberté créative, Morellet décide d’imposer des règles strictes à la composition de son œuvre. Digressions sur le nombre Pi, décomposition d’un arc brisé en fragments, répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d’un annuaire, valses de parallèles à 0°, 45° , 90°, etc… Ce « nul en maths » donnera toujours la solution du problème dans ses titres.

Un collectif politique, le GRAV

En 1961, il fonde avec d’autres artistes tout aussi trublions, dont beaucoup ont fui l’Amérique latine comme Julio Le Parc, un collectif hautement politique, le Grav. Ou groupe de recherche d’arts visuels. « On s’était lancé dans la participacion del spectador !, résumait-il joyeusement. C’est la période où j’ai basculé dans le plaisir de faire des choses très agressives. On faisait participer le spectateur en le brutalisant, moi peut-être plus encore que les autres... On étudiait beaucoup les phénomènes optiques, en lisant des livres très au-dessus de notre âge ! Dès 1962, on était convaincu que la vraie peinture de tableau était finie, finie ». Comme la plupart de ses compères d’alors, il ne rencontre pas le moindre succès commercial. « Mais j’avais d’autres moyens de gagner ma vie : ça permet d’être plus radical, comme Duchamp ou Cézanne. On n’a alors aucun mérite à faire des œuvres plus dures, le seul mérite qu’on a, c’est de continuer à en faire ». C’est ainsi en pionnier que, à la même époque que Dan Flavin aux Etats-Unis, il commence à exploiter les lumières pas si froides du néon dans ses installations. « J’ai passé beaucoup de temps à trouver des stratégies pour ne pas me salir les doigts. C’était invendable mais les jeunes adoraient. Ce qui m’amuse, c’est que certains pays mettent de la transcendance dans tout ça, à commencer par l’Allemagne. Mais au prix où c’est maintenant, faut bien mettre quelque chose dedans ! »

« Les théories absurdement logiques, voilà ce que j’adore. Dans mes œuvres il y a toujours une règle. Je triche beaucoup dans la vie, mais jamais avec mes systèmes. »

Le Grav lui vaut ses premières reconnaissances internationales. La puissante galerie Denise René le repère, en 1967. Mais de son propre aveu, il lui faut attendre la dissolution du groupe, qui explose avec mai 68, pour penser autrement, et se remettre à peindre. Avec des règles, toujours, implacables. « J’essaie de mettre le moins possible de moi-même dans ces œuvres, le moins de décisions subjectives, analysait-il. Mon message, c’est de dire qu’il n’y a pas de message. Je suis, plus que la moyenne, indifférent. J’aime cette citation de Cioran : “si un être humain perd la possibilité de l’indifférence, il devient un criminel potentiel” ».

Il n’a cessé depuis d’inventer des systèmes. Découpant deux cercles en 16 huitièmes, faisant dégringoler des néons selon tous les angles possibles, imaginant mille usages à l’équerre et au rapporteur, mais aussi au hasard. « Les théories absurdement logiques, voilà ce que j’adore. Dans mes œuvres il y a toujours une règle. Je triche beaucoup dans la vie, mais jamais avec mes systèmes. Tout ce que vous pouvez voir, c’est très peu de ma faute. » Les années 1970 l’amènent à exposer à travers toute l’Europe, Pays-Bas, Pologne, et surtout Allemagne. Grand prix à la biennale de Sao Paulo en 1975, collaboration avec Leo Castelli à New York : c’est la décennie de tous les succès. Mais il faut attendre 1986 avant qu’un grand musée français, le centre Pompidou, ne le consacre enfin. Si cet infatigable géant n’a jamais cessé de créer, les années 2010 sont celles de son grand retour. Le musée national d’art moderne expose en ce moment une de ses installations les plus « romantiques » : une jetée de bois qui se perd dans une mer de néons, comme un pied-de-nez à l’au-delà.

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