Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Jean Babilée, mort d'un jeune homme

Collaborateur de Jean Cocteau, Luchino Visconti ou Maurice Béjart, le danseur, chorégraphe et acteur est décédé à l'âge de 90 ans.

Par 

Publié le 31 janvier 2014 à 10h14, modifié le 01 février 2014 à 16h23

Temps de Lecture 6 min.

Jean Babilée et Elisabeth Platel dans le ballet

Un sourire à tomber, un profil de beau gosse éternel, une verve de conteur. Légende de la danse, Jean Babilée est mort à 7 heures du matin, jeudi 30 janvier, à quatre jours de son 91e anniversaire. Entré lundi à l'hôpital Cochin, à Paris, pour une fracture du col de fémur, il y est décédé de complications pulmonaires, suite à la reprise fulgurante d'un cancer du poumon. Il y a tout juste un an, pour ses 90 ans, sa femme Zapo Babilée, rencontrée en 1981, l'avait emmené au Sénégal où ce grand voyageur (il a arpenté l'Europe, l'Asie, l'Inde et les déserts d'Afrique du Nord) avait fêté son anniversaire sous les manguiers.

LA LIBERTÉ EN BANDOULIÈRE

Toujours à moto jusqu'à l'âge de 85 ans, la liberté en bandoulière et une bienveillance immédiatement accordée à ceux qu'il rencontrait pour la première fois, Jean Babilée, qui reste pour toujours l'interprète du ballet Le Jeune Homme et la Mort, chorégraphié en 1946 par Roland Petit sur un argument de Jean Cocteau, était une star modeste, comme le sont ceux qui décident de leur vie sans souci de faire carrière.

Lorsqu'on le croisait, la sensation de voir un mythe vivant descendre de son piédestal était vite télescopée par l'extrême simplicité de cet homme de plain-pied dans le quotidien. Celui qui disait « qu'il montait sur un plateau non pour se montrer mais pour s'isoler » s'était construit un parcours de haute volée, librement sculpté autour de son talent infini et de son appétit pour la vie.

Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences
Découvrir
  • © MAX ERLANGER DE ROSEN

  • © ANDRÉ OSTIER

  • © LIDO

  • © ROGER WOOD

  • © BERNAND

  • © LIDO

  • © SAM LÉVIN

  • © GJON MILI

  • © JACKY GAROFALO

  • © LIDO

  • © WILLY RIZZO

  • © ZAPO BABILÉE

  • © ZAPO BABILÉE

  • © ZAPO BABILÉE

  • © ZAPO BABILÉE

115

Jean Babilée, de son vrai nom Jean Gutman, est né à Paris le 3 février 1923. Babilée, qu'il choisira comme nom de scène et officialisera pour se marier avec Zapo en 2000, est celui de sa mère. En 1936, il commence ses apprentissages à l'Ecole de danse de l'Opéra de Paris, avant d'intégrer quatre ans plus tard les Ballets de Cannes. De retour dans la capitale, la guerre l'en éloigne de nouveau en 1944 et casse la ligne droite d'une carrière de danseur à l'Opéra comme Babilée aurait pu en rêver. Il décide de rejoindre le maquis et la résistance près de Tours. Très bon tireur, il participe à des opérations-commandos.

DE LA RÉSISTANCE À LA BARRE

Lorsqu'il revient à Paris en 1945, il a 22 ans. « Je venais de vivre beaucoup d'émotions, confiait-il en 2010. Je dormais dans les bois près de Tours avec la mitraillette serrée près de moi. Lorsque j'ai entendu que Paris était libéré, je suis monté en stop à Paris. Je me suis précipité dans un studio de danse de la rue de Douai et j'ai regardé les danseurs en train de faire des entrechats six. J'avais passé des mois dans la forêt, je n'avais jamais eu peur, je trouvais ça normal d'être dans la résistance. C'était la vie. J'ai toujours été heureux d'être né en 1923. »

Dès son retour, Jean Babilée se remet à la barre. Naît en 1945 le ballet Jeux de cartes, avec Janine Charrat, puis un an après, au sein des Ballets des Champs-Elysées où il dansera de 1945 à 1949, Le Jeune Homme et la Mort, avec Nathalie Philippart, dont il a une fille, Isabelle. Ce duo, qui l'a accompagné toute sa vie, et qu'il a interprété plus de deux cents fois entre 1946 et 1968, le fait grimper au rang des étoiles.

S'il fit crier à l'époque pour son réalisme cru – Babilée fumait, portait une montre-bracelet –, Le Jeune Homme et la Mort est devenu une œuvre immortelle. Régulièrement à l'affiche depuis sa création, il résulte d'un travail en complicité avec Roland Petit, sur une idée de Jean Cocteau. « Jean m'avait invité au restaurant, place de l'Alma, racontait Babilée. Il me dit qu'il voulait, comme Michel Fokine avait chorégraphié Le Spectre de la rose pour Nijinski, me faire mon Spectre à moi. »

UN ÉCLAT SUBTIL ET MAT

Ce sera Le Jeune Homme, ce pas de deux somptueux, amoureux et mortifère qui finit par le suicide du personnage principal. « Le jeune homme, c'était moi. Tout était d'une extrême facilité. J'avais un corps qui faisait exactement tout ce que je désirais, une énergie qui obéissait à mes envies et la musique. C'était ma vie que je dansais. »

Un don infini, entretenu avec rigueur. La griffe Babilée a marqué les plateaux de tous les styles. Car ce tempérament aiguisé et aventureux, désiré par tous les chorégraphes et metteurs en scène, a su et aimé se propulser vers d'autres horizons que la danse classique. Il enchaîne nombre de collaborations, avec le Ballet de l'Opéra de Paris, où il est nommé danseur étoile en 1952 avant de quitter la maison un an après pour se risquer sur des terrains artistiques plus excitants, à la Scala de Milan. Il fonde sa propre troupe en 1956, fait du cinéma, tournant sous la direction de  Georges Franju ou Jacques Rivette, mais aussi du théâtre, avec Raymond Rouleau et Jean Genet. Il dirige un temps le Ballet du Rhin entre 1972 et 1973.

Jean Babilée (à gauche), avec Jorge Donn et Maurice Bejart en 1979.

En 1979, Life, chorégraphié par son ami Maurice Béjart, est un succès et tourne jusqu'en 1985. Gourmand, libre avant tout, Jean Babilée se risque aussi dans des créations contemporaines, comme L. et eux, La Nuit (1989), chorégraphié par François Verret. En 2003, il participait – et ce sera sa dernière apparition sur scène – au spectacle Il n'y a plus de firmament, mis en scène par Josef Nadj.

SON CHAT SUR SA MOTO

Souvenir de cet homme droit à la silhouette graphique, en chemise blanche et pantalon noir posé comme un hiéroglyphe sur le plateau. Babilée s'inscrivait dans l'espace quoi qu'il fasse, d'un éclat subtil et mat, qui poinçonnait la mémoire.

Des innombrables créations réalisées avec le gotha de la scène, Jean Babilée aimait extraire le ballet Mario e il Mago, spécialement imaginé et mis en scène pour lui par Luchino Visconti en 1956, à la Scala de Milan. Sur une nouvelle de Thomas Mann, dans une chorégraphie de Léonide Massine, Babilée conservait de cette œuvre forte et magique un souvenir inoubliable, qui représentait pour lui une « perfection de production ». Il retravailla avec Visconti un an plus tard, dans une pièce intitulée Maratona di danza, créée à Berlin, sur le thème des marathons de danse.

Dans son minuscule appartement de la rue du Bac, à côté de son chat qu'il baladait avec lui sur sa moto et de sa barre de danseur qu'il accrochait à un lit, Jean Babilée recevait ses invités avec la bienveillance classe et souriante d'un seigneur qui a tout connu. Depuis quelques années, Zapo lui avait glissé un pense-bête sur son téléphone portable avec les dates et autres précisions chronologiques de sa carrière et de sa vie, pour immédiatement s'y référer en cas de flou. Il n'en avait que rarement, plongeant dans ses souvenirs pour en revenir avec des brassées d'images et de sensations fraîches qu'il restituait en conteur.

« SI J'AVAIS SU, À L'ÉPOQUE... »

Babilée avait la voix, belle et grave, de celui qui connaît son outil, en use mais n'en abuse pas. Il possédait aussi ce goût de la langue et du mot juste, mixant vocabulaire recherché et populaire, avec une gouaille légère. Il évoquait aussi facilement « la bonne bouille » d'un adolescent que « l'inexorable qui est sans importance ». Lorsqu'il se confiait sur les différents moments de sa vie, il tenait en haleine et distillait un véritable plaisir pour celui qui l'écoutait tant du point de vue des anecdotes, des commentaires dont il les sertissait que de sa façon de le mettre en mots.

Dans le livre Jean Babilée ou la danse buissonnière que sa sœur Sarah Clair lui a consacré en 1995, Jean Babilée raconte : « Dès l'adolescence je me suis trouvé laid, je n'aimais pas mon visage et je n'avais aucune idée de mon apparence réelle. Je me suis revu dans des films où j'avais 22 ans. Si j'avais su à l'époque que j'étais comme ça, j'aurais agi autrement. Vraiment, je me suis trouvé beau… Mais en définitive, c'est heureux que je ne l'ai pas su… » Tout Babilée, dans un sourire.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.