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Louis Soutter, le chef d'oeuvre méconnu

Un des plus grands dessinateurs du XXe siècle, demeuré ignoré de l'histoire de l'art, est montré à la Maison rouge.

Par  et Philippe Dagen

Publié le 27 juin 2012 à 13h25, modifié le 28 juin 2012 à 15h39

Temps de Lecture 5 min.

Visuel de l'exposition consacrée à Louis Soutter à la Maison Rouge à Paris, du 21 juin au 23 septembre 2012.

Bien qu'il soit un des plus grands dessinateurs du XXe siècle, Louis Soutter (1871-1942) ne figure pas dans les histoires de l'art. Ou, s'il y est nommé, ce n'est pas en ces termes, mais comme un cas de ce que, depuis Jean Dubuffet (1901-1985), on nomme "art brut", catégorie dans laquelle il est commode d'enfouir les autodidactes, les singuliers et ceux que leurs contemporains tiennent pour fous. Dont Soutter, qui a vécu de 1923 à sa mort dans un asile, à Ballaigues, dans le Jura vaudois.

Un asile, mais le mot est trompeur car, à Ballaigues, on enfermait des vieillards et des indigents. L'établissement n'était pas psychiatrique, comme le rappelle avec une juste insistance Julie Borgeaud, commissaire de l'exposition qui se tient à la Maison rouge.

Exposition remarquable : en raison de la fabuleuse qualité et de l'intensité des oeuvres que Soutter traçait sur ce qu'il pouvait trouver de feuilles de papier, avec un crayon, la plume et l'encre du bureau de poste ou, dans ses dernières années, avec ses doigts trempés d'encre et de gouache. Mais aussi en raison de sa construction : il ne s'agit pas d'une simple rétrospective dans son ordre chronologique, mais de l'exposé des données qui font de Soutter un créateur en dehors des habitudes de pensée et des catégories. Celles qu'on lui a appliquées, "art brut" et "art des fous", sont impropres.

La première suppose que l'artiste ne soit mu que par une nécessité intérieure d'expression et en invente les formes visuelles en dehors de toute référence à une culture que Dubuffet, si cultivé lui-même, jugeait "asphyxiante" dans ses écrits. Soutter n'illustre pas cette situation. Sa mère est une musicienne, apparentée à la famille de Le Corbusier.

Après des études d'architecture à Genève, Soutter est l'élève du compositeur Eugène YsaŸe au conservateur de Bruxelles en 1892. A partir de 1895, il s'éloigne de la musique pour étudier la peinture à Lausanne et à Paris. Marié à une élève américaine d'YsaŸe, il séjourne à New York et Chicago, est nommé directeur du département des beaux-arts du Colorado College et commence une carrière de portraitiste. Ayant divorcé, il revient en Suisse et obtient en 1906 la place de premier violon dans l'Orchestre philharmonique de Genève. Il est donc aussi bon musicien qu'artiste instruit.

Il n'y a ainsi pas lieu de s'étonner si la première salle du parcours est consacrée, non sans provocation, à des dessins d'après Raphaël, Michel-Ange, Rembrandt ou Tiepolo. On y trouve des vierges à l'enfant, des anges, un saint Georges, des chutes des damnés - les éléments d'un savoir artistique aussi complet que celui de n'importe quel élève des Beaux-Arts à Paris ou ailleurs au début du XXe siècle.

Afin que le visiteur n'oublie pas ce point, en effet essentiel, la dernière salle réunit une série de livres que Soutter a illustrés, dans les marges, entre les paragraphes, partout où il y avait un vide. Ainsi traite-t-il les ouvrages théoriques de son parent Le Corbusier dans les années 1920 et 1930, dont son livre La Peinture moderne, et a dessiné autour de reproductions de Matisse et du cubisme comme autour de photographies de sculptures grecques et égyptiennes. Il lit aussi et illustre Jacques de Voragine, Flaubert et Mauriac. Voici pour "brut".

"Fou" ne convient pas plus. Le médecin Jacqueline Porret-Forel, par ailleurs spécialiste d'Aloïse et dont la famille recevait régulièrement Soutter dans les années précédant son placement à l'asile, fait état d'une "sévère névrose d'échec vraisemblablement accompagnée de profondes angoisses", mais rappelle que "Soutter n'était pas psychotique et n'a jamais été interné dans un hôpital psychiatrique".

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L'obsession de l'échec serait liée à la vie personnelle de Soutter, à l'attitude de sa famille et peut-être aussi à son désir d'être peintre et musicien et d'exceller autant dans les deux arts. Il n'y a donc rien de comparable entre Soutter et les schizophrènes dont Hans Prinzhorn étudie et collectionne les dessins en 1923 ; ni entre lui et Adolf Wölfli, interné après plusieurs tentatives de viol de jeunes filles et auteur d'une production graphique immense et peu compréhensible.

Soutter, lui, l'est parfaitement. Quand il écrit dans l'angle d'un dessin, Les Employés du sang, il ne demeure aucun doute sur le sens de l'oeuvre. Si les silhouettes noires de deux femmes et deux hommes en occupent le centre dans des postures d'effroi ou de fuite, s'ils ont les yeux bien trop grands pour leurs visages, si des filets de gouache rouge circulent autour d'eux et s'enroulent en spirale comme un serpent à la canne de l'un d'eux, c'est parce le dessin a pour sujet la peur de la mort, l'horreur du temps. Incongrue et nécessaire, une pendule genre salle d'attente est dessinée dans un coin.

Attente en effet, attente du pire. Dans cette période, la dernière de sa vie, Soutter figure à plusieurs reprises la crucifixion, torture ténébreuse rehaussée de filets rouges. Martyres, avortement, exécutions : il les dessine - de façon obsessionnelle sans doute, mais qui ne serait obsédé par de telles souffrances ? Echo de la détresse, Le Poteau final, Dernier voyage de l'adolescent : ce sont ses titres. Impossible, devant ces feuilles, de ne pas penser à ce qu'elles ont appris plus tard à Rainer, Penck et Baselitz.

Ces dessins digitaux, presque préhistoriques, portent au paroxysme l'expression du tragique qui habite Soutter. Ils ont été précédés par les encres et crayons des années 1920 et 1930. Ceux-ci sont dominés par l'horreur du vide et la volonté obstinée de faire proliférer des architectures imaginaires, des entrelacs et volutes, des corps nus étrangement enchevêtrés pour on ne sait quel plaisir ou quelle torture, ou d'accoler des visages les uns contre les autres, avec, déjà, des yeux trop larges et des regards de peur. Le trait est d'une netteté terrible.

L'oeuvre de Soutter apparaît à ce moment comme un maelström où tournent et se heurtent des bribes de symbolisme fin de siècle, des souvenirs de la Renaissance, des éléments de l'expressionnisme viennois et allemand. Et toute la culture musicale et littéraire d'un homme dont on dirait, s'il n'était un indigent dans un asile de vieillards, qu'il est le contemporain de Kirchner, de Beckmann et, quelquefois, du surréalisme. Mais pourquoi ne le dirait-on pas, en oubliant l'asile et les circonstances dans lesquelles il travaille, pour considérer Soutter comme l'un des plus grands artistes de son temps ?

  • © Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts / Photo: J.-C. Ducret

  • © Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts / Photo: J.-C. Ducret

  • © Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts / Photo: J.-C. Ducret

  • © Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts / Photo: J.-C. Ducret

  • © Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts / Photo: J.-C. Ducret

  • © Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts / Photo: J.-C. Ducret

  • © Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts / Photo: J.-C. Ducret

  • © Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts / Photo: J.-C. Ducret

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Sur DailyMotion : une vidéo des préparatifs des expositions Louis Soutter, Didier Vermeiren et Luka Fineisen (La Maison rouge).


"Louis Soutter, le tremblement de la modernité", la Maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, Paris 12e. Tél. : 01-40-01-08-81. Du mercredi au dimanche de 11 heures à 19 heures, jeudi jusqu'à 21 heures. Entrée : 7 €. Jusqu'au 23 septembre.

Sur le Web : www.lamaisonrouge.org.

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