Peut-on encore dire « je t’aime » ?

Internet fourmille de modes d’emploi des formules d’amour. Comment dire je t’aime de manière originale, romantique, par téléphone, par SMS, par langue des signes… au pied de la Tour Eiffel, au sommet du mont Blanc, sur la lagune de Venise… Tous les archétype sont bons pour magnifier une déclaration millénaire qui n’a certainement pas besoin d’artifice pour être vraiment sincère.

Ces trois petits mots – ils sont trois dans beaucoup de langues : Je t’aime, I love you, ich Liebe Dich… sujet, verbe, complément…  sauf en italien, langue de l’amour par excellence – Voltaire n’écrivait ses déclarations qu’en italien – où je t’aime se dit en deux mots : Ti Amo ! Ces deux ou trois mots formulent la pensée la plus personnelle, certains ne l’ont jamais dit et ne le diront jamais, d’autres se sont fait une règle de ne le dire qu’une fois dans leur vie pour ne pas amoindrir le sentiment, d’autres le disent chaque jour au risque de ne plus signifier l’amour. C’est de l’expression de l’amour dont je veux parler, ces deux ou trois mots qui, autrefois (à deux générations) n’étaient prononcés que très rarement et dans la plus grande intimité avec l’être à qui on s’était promis… Ces deux ou trois mots qui n’étaient écrits avec parcimonie que dans le temps de la passion… Ces deux ou trois mots sont aujourd’hui si fréquents que l’on peut raisonnablement s’interroger sur leur valeur sentimentale et leur portée symbolique.

Quand dire je t’aime ?

Deux études très intéressantes ont été réalisées, en France en 2015 sur mille personnes pour le site de rencontre Meetic* et, l’an dernier, sur 1500 abonnés de la plate-forme américaine de streaming Now, donnant à peu près les mêmes résultats : la majorité des personnes interrogées mettaient en moyenne deux mois, après la première rencontre, avant de se dire je t’aime. Dans l’étude française, 8 % affirmaient le dire dès le premier jour, 16 % au bout d’une semaine, également 16 % au bout d’un mois et, seulement 7 %, au bout d’un an !

On peut s’interroger sur la synchronicité transnationale et, pourquoi pas, « planétaire » de cette expression moderne de l’amour dit « romantique », certainement construit par le pouvoir mondialisé de la passion amoureuse, animé par un prodigieux marchandising qui en constitue le principal moteur. Des normes sont en train de s’imposer que tout un chacun se doit de respecter pour filer « l’amour parfait ». Dans les spots internationaux de l’amour (New York, Venise, Paris, Bali, Santorin…) des lieux incontournables s’imposent, des spots instagrammables** se partagent sur le flot incessant des injonctions amoureuses des réseaux sociaux.

L’affaire n’est pas anodine quand dire je t’aime, c’est se confronter au risque du sentiment non partagé. Donc se posent immédiatement plusieurs questions : à qui le dire, comment et pourquoi ? Oui, Pourquoi dire je t’aime ? Pas uniquement par amour…  Essentiellement pour s’entendre répondre moi aussi ! Rien de plus mortifère qu’un cri dans le désert, un je t’aime perpétuel dans un couple sans réponse… Je t’aime se dit, se crie, s’étiole… Car, en absence de réponse, l’amour s’éteint.

Si l’on pouvait faire un relevé de la fréquence des mots d’amour sur un siècle, on observerait avec évidence une croissance exponentielle de leur occurrence qui nous fait présager sinon l’extinction inéluctable des je t’aime plutôt l’affaiblissement du sens voire l’abolition du sentiment d’amour.

Cet affaiblissement a commencé par la banalisation du verbe « aimer » en langue anglaise qui est devenu une forme transitive franglaise « liker » et un substantif quotidiennement utilisé : les likes ! Pour illustrer cette banalisation, on peut tout simplement consulter le compte cumulé des likes Facebook en 2022 (ci-dessous) qui, le 17 juin (c’est-à-dire à moins de la moitié de l’année) affichait à 10h 37 : 753 milliards de likes !

 

Compteur des « likes » FaceBook, en perpétuel mouvement, totalisant le nombre de like depuis le 1e janvier 2022, aujourd’hui : 753 491 005 475 likes !

Coeur

Un autre symbole nous éclaire sur cette évolution des marques du sentiment. Le cœur – tout au moins en Occident – symbolise l’amour voire même en Chine où la nostalgie est représentée, en idéogramme, par un cœur resté à la porte. Ce cœur symbole d’amour est lui-même en croissance exponentielle en raison du fulgurant succès planétaire de son emoji. Jamais dans l’histoire de l’humanité on n’a dessiné autant de cœur, adressé autant d’images « cardiaques », « cordiales » … que dire ?- il n’y a curieusement aucun adjectif dans la langue française pour qualifier la représentation graphique du coeur sentimental…  Jamais on n’a envoyé autant de cœurs… avec des nuances semble-t-il très subtiles mais qui évoluent au rythme de l’émotion… On compte à ce jour une trentaines de variantes de cet émoji.

Le coeur rouge est le symbole de l’amour par excellence, or combien en adressons-nous chaque jour sans que cela signifie directement l’amour  ? ; un cœur bleu signe l’attirance non romantique ; le cœur noir, l’amour en situation difficile ; violet, de la couleur d’une décoration militaire américaine, témoigne de la compassion avec douleur ; le cœur vert est un signal pour ralentir l’avancée amoureuse ; le cœur jaune en début de message est un signe de salutation ; blanc il représente l’innocence et la loyauté ; orange la convivialité ; le cœur en feu est un tout nouveau emoji, celui de la passion extrême ; un cœur bandé, blessure et tristesse ; comme le cœur brisé qui rappelle une rupture récente ; le cœur point d’exclamation, la joie et l’excitation…

 

Une récente étude anglaise (2015) sur l’utilisation des emojis révèle des différences culturelles tout à fait notables. Différences évidemment construites par les représentations sociales de l’amour selon les cultures, selon la langue, selon les nations. Et c’est la France qui utilise très nettement plus le cœur (55 %) comme symbole de communication au sein des SMS, délaissant les autres emojis sentimentaux qui ne représentent jamais plus de 20 % des signes utilisés. Il faudrait, bien évidemment, faire des études complémentaires pour comprendre ces différences, mais l’on peut tout d’abord s’interroger : manque-t-on d’amour en France ? L’espérance amoureuse n’est-elle  pas trop élevée en France ? Les Françaises et les Français ne seraient-ils pas des insatisfait de l’amour ? Avec, par exemple, une trop forte idéalisation de l’amour passion ?

 

What Words Won »t say, Statista, 2015.

Nouveaux codes

À travers la si fréquente utilisation des symboles de l’amour, on pourrait s’attendre à une atténuation du sentiment amoureux. Mais de nouveaux  codes sont en train de se mettre en place. Si le like et le cœur sont des signaux quotidien d’échange affectif avec de multiples nuances, des études montrent que dans les très jeunes générations la parole donnée, le « je t’aime » traditionnel, prend une valeur considérable – peut-être comme dans des générations plus anciennes – c’est-à-dire quasiment synonyme d’amour absolu, d’engagement, un peu comme autrefois la demande en mariage !

 

 

* Étude Yougov pour le site Meetic France, avril 2005 ; **Instagrammable d’Éliette Abecassis, roman, Grasset ;

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