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Erik Orsenna : le chasseur de regrets

PORTRAIT - En écrivant le "livre de son père", le romancier se dévoile en remontant aux origines de sa filiation : l’amour des mots, des femmes et de la musique, des histoires folles et vraies.

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erik Orsenna, le 22 février, chez lui, à Paris
erik Orsenna, le 22 février, chez lui, à Paris © GILLES BASSIGNAC / DIVERGENCE POUR LE JDD

 Il ressemblait à Clark Gable. L'œil qui frise autant que la moustache. Il s'est écroulé dans les alignements de menhirs à ­Carnac. Puis il est mort. Erik Orsenna, son fils aîné, qui a dû se rebaptiser du nom d'une ville imaginaire pour prendre son envol (Orsenna, dans Le Rivage des Syrtes, de Julien Gracq) lui consacre un roman. Dans L'Origine de nos amours, l'écrivain économiste, qui s'est fait connaître sur les problématiques d'équilibres Nord-Sud et de redistribution des richesses, y explique combien il est difficile de grandir à l'ombre d'un menhir.

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Conseiller sous François Mitterrand à 34 ans, Prix Goncourt à 41 ans

Claude Arnoult avait tout bon : la fine moustache et l'allure subséquente, la maîtrise des courants, le sens des histoires et le goût du danger. Il était beau, champion d'aviron et savait inventer des récits de pirates s'échouant au large des Caraïbes. Il a fini ses jours dans une charmante résidence près d'un centre commercial jouxtant le parc de Versailles.

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Le fils a une moustache plus touffue. Il s'est toujours trouvé trop petit, trop médiocre pour remporter la moindre médaille. "Je l'ai toujours connu incapable d'être aimé pour ce qu'il est, surpris que l'on puisse tomber amoureux de lui", ­explique son amie Catherine Clément.

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Les honneurs ont servi de compensation. Le fils de gaulliste gauchiste s'est distingué comme conseiller sous François Mitterrand à 34 ans, Prix Goncourt à 41 ans, coscénariste du film Indochine à 45 ans (cinq César, un oscar et un Goya) et membre de l'Académie française à 51 ans dans le siège d'un autre amoureux de la mer , le commandant Cousteau. Les parents ont assisté à l'intronisation du petit génie de la famille. Ils avaient 73 et 74 ans. Le fils les avait réunis à nouveau. Cela vaut bien tous les podiums olympiques.

"Chez Erik, l'écriture est toujours liée à un danger"

Bretagne, été 1975. La radio diffuse un titre de Gérard Manset, Il voyage en solitaire, cette chanson parlant d'un paradis où il n'y a pas de place pour se garer. Erik Orsenna a fait le trajet jusqu'à l'île de Bréhat, le pays de son enfance, pour se réfugier dans les bras de son père. Il divorce de sa première femme, Nathalie. Sitôt arrivé sur l'archipel de l'Arcouest, il apprend que son père est tout aussi inconsolable : il se sépare pareillement de sa femme. La mère d'Erik. "Erik s'est toujours montré discret sur ses parents ; je n'en sais presque rien sinon qu'il a été très choqué par leur divorce", relate Catherine Clément.

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Dès lors, un dialogue s'est engagé entre le père et le fils. Chaque premier dimanche du mois durant trente-quatre ans, ils se sont retrouvés pour déjeuner à La Flottille, un genre de guinguette près du château de Versailles. Le vice-­président de la Fédération française d'aviron s'inquiétait pour les amours houleuses de son fils. Pourquoi ça ne marchait pas alors que tout le reste lui réussissait? Il a été très heureux d'apprendre à la fin de sa vie que son aîné, ce garçon qui s'est dépeint en veuf éploré dans La Chanson de Charles Quint, avait enfin trouvé un équilibre sentimental. Isabelle est cardiologue, elle est la troisième femme d'Erik Orsenna. "Nous parlions d'amour, c'est étrange entre un père et un fils, mais nous nous arrêtions au bord de l'intime."

Erik Orsenna avait 8 ans lorsqu'il s'est rendu pour la première fois de l'autre côté du miroir. Avec son père, comme toujours. Le dirigeant de la petite entreprise de jouets proche de la faillite s'entraînait sur le circuit automobile de Montlhéry. La mère interdisait que son fils montât dans ces bolides de fou. Mais un jour, Erik rompit la promesse : cheveux au vent, chevaux dedans, 150 km/h à bord d'une DB. En rentrant, Erik mentit. Et un monde s'entrouvrit. "C'était fabuleux. Ce jour-là, j'ai compris que je pouvais avoir deux vies, être l'enfant sage de ma mère et aussi un autre." Sa mère, monarchiste continuant à rêver des rois de France, lui avait transmis le sens de la rigueur. Son père lui donna ce grain de folie. Erik Arnoult, le conseiller d'Etat, serait aussi Erik Orsenna le romancier.

Le père parlait plus que le fils. Parce qu'il fallait raconter. Le père savait que le fils saurait écrire et transmettre au plus grand nombre. Erik Orsenna a longtemps cru que tout était inventé. Il découvrit finalement qu'un des ancêtres paternels avait effectivement débarqué en 1838 dans la vieille ville de Trinidad, à Cuba, un petit tailleur pour dames, le premier séducteur de la branche paternelle. Les femmes, comme chacun sait, sont les plus belles histoires du monde.

Ce n'est pas Erik Orsenna qui dira le contraire : il peut se planter des heures entières devant une agence immobilière pour s'imaginer dans une autre maison, un autre univers, une autre famille. Ce lutin reporter incarnerait à merveille Tintin si celui-ci était sexualisé. "Mon père regardait les passantes. Pour l'allure, mais aussi parce que chacune rend possible une histoire, des lieux, un voyage." Son amie Catherine Clément : "Chez Erik, l'écriture est toujours liée à un danger. Souvenez-vous qu'il a traversé le Sahel sous escorte pour écrire Madame Bâ."

Quel danger y a-t-il dans L'Origine de nos amours ? Le père est mort, la mère partie dans les limbes d'Alzheimer. Il reste son frère et sa sœur à qui il a dédié ce "livre de leur père" : l'un psychiatre (Thierry, deux ans et demi de moins) ; l'autre mère de quatre enfants (Juliette, douze ans plus jeune), qui a sacrifié une brillante carrière chez Europe Assistance, tous aussi différents qu'on peut l'être dans une même famille.

Tout l'intéresse, il a écrit sur tout et partout

Erik Orsenna est un drôle de type, jonglant entre ses expéditions aux quatre coins du globe et le consulting en entreprise (Engie), tout aussi capable de pousser la chansonnette sur un air de salsa ou de coucher un texte avec un Grand Corps Malade ou bien Oxmo Puccino. Il a écrit une préface pour l'Airbus 380 comme il a fait une bio très personnelle de Pasteur . Tout l'intéresse. Il a écrit sur tout et partout, même dans le voilier d'Isabelle Autissier sur l'Antarctique.

Dans sa maison parisienne de la Butte-aux-Cailles, ses deux bureaux se font face : à droite celui dédié aux romans ; à gauche celui consacré aux ouvrages plus scientifiques. Exactement comme les deux hémisphères d'un cerveau humain, la raison (maternelle) à gauche ; la fantaisie (paternelle) à droite. Quand il retrouve sa Bretagne, sur l'archipel de Molène, juste en face de Bréhat, d'où il observe son enfance, c'est dans une cabane qu'il se réfugie au fond du jardin.

Il écrit dès 4 heures du matin, à l'heure de sa naissance. C'est là et aussi ailleurs que lui est revenue l'histoire de son père. Il travaillait sur la biographie d'un amiral chinois du XVe siècle, Zheng He, quand sur un vol retour de Chine, il a vu sa vie défiler devant ses yeux : une tempête secouait la carlingue. "Je me suis dit "Petit mec, c'est le moment ou jamais…" J'avais longtemps retardé l'échéance, mais ça y est, maintenant je me sens apaisé. J'ai raconté", dit-il près d'un piano.

Depuis la disparition de Claude Arnoult, Erik Orsenna ne s'est plus contenté des histoires de papa, il a décidé d'effleurer l'ivoire. Sans rien connaître à la musique, ni au solfège. Jusque-là, c'était le domaine réservé de son frère cadet, guitariste classique ayant longtemps joué Bach avant de se recentrer sur son activité de psychiatre. La place était donc libre. La musique, c'était les ancêtres de Cuba. La lignée paternelle. Une flopée de premiers prix de conservatoire. Chaque jour, l'insatiable Orsenna se met à son piano. À 69 ans, ce "chasseur de regrets" a élargi son champ des possibles. Les mots et les notes. Des histoires à chaque fois. 

Source: JDD papier

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