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Antoine Compagnon : "C'est maintenant qu'il faut penser à la manière dont nous changerons"

INTERVIEW - Le professeur et chercheur en littérature Antoine Compagnon explique comment les écrivains ont fait des épidémies des sujets de roman.

Anna Cabana , Mis à jour le
Le professeur et chercheur en littérature Antoine Compagnon.
Le professeur et chercheur en littérature Antoine Compagnon. © AFP

Alors que les ventes de La Peste de Camus ont augmenté, le JDD a demandé à Antoine Compagnon, titulaire de la chaire Littérature française moderne et contemporaine au Collège de France, ce que les grands romans épidémiques pouvaient nous apprendre sur ce que nous vivons.

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Vous allez nous dire que pour tirer le meilleur profit de ce moment, il faut se plonger dans les livres...
Oui, et dans des livres qu'on n'a pas le temps de lire d'habitude. Les romans épidémiques sont toujours des œuvres allégoriques. La peste, pour Camus, c'est le nazisme. Des personnages y réagissent avec égoïsme, d'autres avec altruisme, notamment le médecin, le docteur Rieux. Certains comportements changent au cours de la quarantaine. Cela peut nous aider à penser ce que nous sommes en train de vivre. Je viens de relire Le Hussard sur le toit de Giono, que je n'avais pas ouvert depuis mon adolescence. Pour Giono, le choléra est aussi une allégorie : une figure du mal.

Pensez-vous que des romanciers pareront le Covid-19 d'une dimension allégorique?
La pandémie actuelle a clairement une portée allégorique : elle est inséparable de la mondialisation extrême des échanges. Le virus s'est propagé par trois circuits principaux : la délocalisation industrielle, le tourisme et les rassemblements religieux. Il faudra s'en souvenir. Le Covid-19 dramatise la réflexion que nous devons avoir sur l'avenir de la planète. La littérature consacrée aux épidémies passées permet de donner à celle d'aujourd'hui un sens qui dépasse notre expérience immédiate du confinement et notre peur de la contagion. Voyons plus loin que les exigences de la survie, tâchons de les transcender.

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Ce sont des épreuves qu'il vaut mieux ne pas traverser seuls, mais en communion virtuelle ou spirituelle avec quelques-uns

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Quelles sont les leçons transcendantes données par Camus ou Giono?
Si Camus donne une leçon de morale humaniste dans La Peste, comme Sartre le lui reprochera, Giono, dont le roman est aussi publié après la Seconde Guerre mondiale, se garde de donner des leçons. Le Hussard est un roman d'aventures dont le héros affirme son énergie et sa liberté envers et contre tout. Et c'est aussi une ­histoire d'amour. L'amour et la liberté, que demander de plus pour nous revigorer? Alors que la mort rôde, la vie triomphe. C'est le moment de nous demander avec qui nous allons traverser l'épreuve. Qui seront nos amis, nos alliés? La métaphore de la guerre est inévitable. Même si elle est impropre, elle est employée par tout le monde, Emmanuel Macron comme Donald Trump. Chacun a besoin d'alliés. Qui sont celles et ceux dont le destin quotidien m'importe? La Peste de Camus, le choléra dans Le ­Hussard sur le toit de Giono, ce sont des épreuves qu'il vaut mieux ne pas traverser seuls, mais en communion virtuelle ou spirituelle avec quelques-uns. Cette expérience nous transformera. Nous en ­sortirons différents, comme les personnages de ces romans. Et c'est maintenant qu'il faut penser à la manière dont nous changerons. Après, revenus à la vie ordinaire, ce sera trop tard.

Voulez-vous dire que les épidémies font du bien à la littérature?
Tout ce qui bouscule les habitudes fait du bien à la littérature. Une épidémie, comme une guerre, ramène à l'essentiel. Quand une épidémie frappe, fini le divertissement, au sens que Pascal lui donnait : tout ce qui me détourne de ma condition.

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L'épidémie est un douloureux rappel à la réalité : elle nous remet devant l'évidence de la mort

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Vous qui avez beaucoup travaillé sur Montaigne, diriez-vous comme lui que les épidémies remplissent la même fonction que la philosophie : elles servent à apprendre à mourir?
Pour nos générations qui n'ont pas connu la guerre, l'épidémie est un douloureux rappel à la réalité : elle nous remet devant l'évidence de la mort. Car nous ne côtoyons plus la mort. Nous la dissimulons dans des hospices, nous la dénions tant que nous pouvons. Aujourd'hui, nous avons l'occasion de réfléchir à notre condition mortelle, occultée par le monde moderne. Que dis-je? Nous y sommes contraints. Le ­Hussard comme La Peste montrent les ­limites de l'individualisme. Dans les deux romans, la figure d'un ­médecin incarne l'altruisme.

Face au coronavirus, on s'en remet aux médecins, à Dieu, aux gouvernants. Dans les romans aussi, il y a toujours une figure salvatrice qui s’interpose entre la possibilité de la mort et soi...
Pensons encore à la guerre. Les ­soignants en ont toujours été les meilleurs témoins. Aujourd'hui, c'est eux que l'on peut comparer à une armée combattant un ennemi sournois. Inutile toutefois d'en faire des rédempteurs thaumaturges. Mieux vaut leur fournir des masques et des respirateurs.

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Le remède contre tout mal, c'est le récit

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L'épidémie peut être un prétexte pour la fiction d’un enfermement comme dans Le Décaméron de Boccace : sept filles et trois garçons qui se confinent à l’écart de la peste. Chaque jour, chacun doit raconter une histoire. Le remède contre le confinement, c’est le récit?
Le remède contre tout mal, c'est le récit. Nous ne vivons pas vraiment un événement, quel qu'il soit, avant de l'avoir raconté, ni avant d'avoir lu les récits qui nous permettent de le raconter. À chacun de nous de trouver les romans, films ou séries qui l'aideront à vivre ce qu'il est en train de vivre, c'est-à-dire à le mettre en mots. Et à en parler aux enfants.

Il y a également des romans qui ne parlent ni de la peste ni du choléra mais dont la sagesse peut nous aider en ces temps de confinement, non?
Je reprends La Montagne ­magique de Thomas Mann, lu il y a cinquante ans. Encore un roman du confinement, cette fois par la tuberculose. Cela se passe dans un sanatorium où les poumons respirent l'air pur de la montagne, mais cet isolement est des plus sociables. On converse comme dans Le Décaméron, on tombe amoureux. Pourquoi ne pas lire aussi Le Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne, sur la maladie qui a remplacé pour nous la tuberculose?

Le spécialiste de Proust que vous êtes va-t-il résister au fait de nous conseiller de lire ou relire la Recherche?
La Prisonnière est un roman du confinement. Celui-ci n'est pas causé par une épidémie, mais par la jalousie qui pour Proust est inséparable de l'amour. Sa jalousie conduit le narrateur à enfermer Albertine. Ce serait une bonne lecture pour tous les couples qui se retrouvent enfermés 24 heures sur 24 et qui sont peut-être en train de vivre un enfer. Grâce à Proust, ils métamorphoseront cet enfer existentiel en paradis littéraire.

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