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Henri Leclerc, un avocat en colère

PORTRAIT - Dans un livre-testament, le pénaliste Henri Leclerc dévoile le secret de ses grandes affaires et ressuscite tout un pan de l’Histoire. L’ex-"avocat des gauchistes" a lutté pendant soixante ans contre les excès de pouvoir. Il dénonce "l’inefficacité" de l’état d’urgence.

Aude Lancelin , Mis à jour le
Me Henri Leclerc le 24 août dans son cabinet, à Paris.
Me Henri Leclerc le 24 août dans son cabinet, à Paris. © Eric Garault/Pascoandco pour le JDD

S'il existait une galerie de l'évolution des monstres sacrés du barreau, maître Leclerc appartiendrait à une espèce disparue d'assez longue date déjà. Grand avocat humaniste, ne vibrant pas au crépitement des flashs, davantage porté à l'introspection qu'à l'esbroufe, sidéré par une époque qui roule au pire, entre constitutionnalisation de l'état d'urgence et dévoiement d'une gauche dans laquelle il ne reconnaît rien de ses combats passés. Les autres grands totems du droit pénal, recours ultime des cas criminels désespérés, il les a tous connus, et, chose rare dans un milieu où la jalousie est une maladie professionnelle qui s'attrape comme la silicose dans les mines, il sait saluer leurs qualités avec une franche générosité.

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Jacques Vergès, ses batailles vénéneuses et sa mauvaise foi flamboyante, avec qui il eut pourtant de violents affrontements au moment de l'affaire Omar Raddad. Thierry Lévy, souvent "prodigieux", à qui il doit d'avoir entendu "une des plus grandes plaidoiries" de sa vie, lorsqu'ils défendirent ensemble Roger Knobelspiess, braqueur devenu la figure de la révolte contre les quartiers de haute sécurité. Et parmi les vivants, Eric Dupond-Moretti, à qui il voue une vive admiration. "Il secoue les colonnes du temple, celui-là, apprécie-t-il. Vous savez, on pardonne tout à un vrai avocat."

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Une voix qui sonne comme un saxo

Leur métier commun, Henri Leclerc, 83 ans aujourd'hui, en parle avec les accents d'un esthète. Le placement de la voix, "décisif" selon le vieux ténor. Celle-ci doit "sonner comme un saxo" pour produire "l'émotion qui emporte les résistances du cœur". Son point fort à lui, c'est sa "sincérité perceptible". "Ma voix inspire confiance, attire, touche, c'est comme ça; on me croit avant même d'évaluer la pertinence ce que je dis", assure-t-il avec cette délicieuse ambiguïté propre au fameux paradoxe du menteur. Un homme qui dit que sa force est d'inspirer confiance peut-il vraiment inspirer confiance?

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On s'en amuse avec lui ce jour-là, dans son cabinet parisien de Saint-Sulpice, où il est repassé surveiller quelques dossiers en plein cœur de l'été. A la fois tout en rondeur et aux aguets, regard limpide qui ne vous lâche pas, l'homme sait aussi plaider en sa faveur. On comprend que son nom soit associé à la plupart des grandes affaires criminelles des quarante dernières années, ainsi qu'il en livre le récit dans La Parole et l'Action, ses Mémoires qui paraissent en cette rentrée chez Fayard.

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On me croit avant même d'évaluer la pertinence ce que je dis.

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La liste de ses faits d'armes est impressionnante. Procès Overney, du nom de ce militant de la gauche prolétarienne tué en 1972 par un vigile de Renault ; acquittement obtenu en 1992 pour Richard Roman, marginal de provenance bourgeoise soupçonné d'avoir assassiné la petite Céline ; acquittement du docteur Diallo aussi, dans l'affaire des anesthésistes de Poitiers ; procès Omar Raddad , où, exceptionnellement, il est du côté des parties civiles ; rocambolesque imbroglio de la famille Cons-Boutboul ; procès Touvier pour l'Histoire ; ou, plus récemment, défense de Dominique Strauss-Kahn dans l'affaire du Carlton.

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A l'origine, le livre était deux fois plus épais. L'éditrice a sorti les aérofreins. "Et encore, il y a énormément d'histoires que je n'ai pas racontées, précise Henri Leclerc. Je n'ai pas eu envie de plaider à nouveau." Evacuée, par exemple, Florence Rey, l'énigmatique "tueuse de flics" qu'il a défendue en 1998. "Elle a pris vingt ans. Est-ce qu'on gagne ou est-ce qu'on perd dans un cas pareil?" Un chapitre entier sur les viols d'enfants a également été supprimé. "Défendre un violeur pédophile, il n'y a rien de plus difficile. Votre adversaire, c'est l'enfant qui accuse et ça, c'est insupportable. Et pourtant, je le dis même si c'est impossible à comprendre pour certains : c'est toujours le même métier. Il ne faut pas s'abandonner à la répulsion. Ce n'est pas le crime qu'on juge, c'est l'homme."

Me Leclerc s'en est toujours tenu à la ligne définie par Victor Hugo à Jersey. Au sujet d'un délateur nommé Hubert, personnage que le tribunal veut exécuter, l'écrivain déclara en 1853 : "Il y a deux êtres dans Hubert : un mouchard et un homme. Le mouchard est infâme. L'homme est sacré." Ainsi le grand avocat a refusé très peu d'affaires tout au long de sa carrière. "Il m'est, en revanche, arrivé de mettre en garde : “Ou vous avouez, ou vous trouvez un autre avocat.” Les gens qui nient l'évidence, c'est une chose que je supporte difficilement."

Au PSU avec Michel Rocard

Il repoussera toutefois les sollicitations de la famille de la jeune Brigitte, dont l'assassinat en 1972 entraînera le feuilleton ultrapolitisé de Bruay-en-Artois. L'incompréhension des maos du journal Libération, qui s'étaient emparés de cette prétendue affaire de justice de classe jusqu'à la nausée, sera totale à son égard. Depuis Mai-68 où, alors âgé de 34 ans, le jeune Leclerc avait défendu nombre d'étudiants, il passait en effet pour l'"avocat des gauchistes". Ecœuré par l'atmosphère de lynchage escortant le notaire accusé du meurtre, il décline cependant cette cause médiatiquement rentable. "Les opinions politiques doivent être laissées de côté dans une affaire criminelle, commente-t-il aujourd'hui. On ne défend pas quelqu'un parce qu'on pense comme lui." C'est déjà ce qu'il disait à ses jeunes clients de Mai en s'appuyant sur une lettre de Lénine sommant les bolcheviques poursuivis en justice d'admonester ainsi leurs avocats : "Ne sois qu'un juriste, tourne en ridicule les témoins de l'accusation et le procureur, mais ne touche pas aux convictions de l'accusé et prend bien garde de ne pas dire ce que tu en penses." Un bourgeois en robe qui citait Vladimir Illitch ne pouvait que jouir d'un certain prestige auprès de la jeunesse révolutionnaire.

La politique, maître Leclerc l'a effleurée, et devenir ministre aurait sans doute été une formalité à un moment donné de sa vie. Après deux ans au Parti communiste, sur lesquels il ne s'étend guère, c'est au PSU qu'il milite. Un étudiant de Sciences-Po nommé Michel Rocard l'y entraîne. Il ne persistera pas longtemps dans cette voie. "Je n'ai jamais eu véritablement d'appétit pour le pouvoir, préférant en combattre les excès." Auprès de son ami Rocard, qui, après avoir voulu incarner un courant autogestionnaire à la gauche du Parti socialiste, cédera aux sirènes du modernisme libéral, il aura un jour cette phrase pour le moins prémonitoire : "Si tu continues, Michel, non seulement tu vas aller au PS, mais tu vas te retrouver à la droite du PS."

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On ne défend pas quelqu'un parce qu'on pense comme lui.

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La politique, l'avocat la continue cependant par d'autres moyens. Lorsqu'en 1972 une vague de mutineries balaye les prisons françaises, il se rapproche du Groupe d'informations sur les prisons de Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet. De la metteuse en scène Ariane Mnouchkine au philosophe Gilles Deleuze, tout le gauchisme chic sera mobilisé le jour où il défendra les mutins qui comparaîtront à Nancy.

Mais l'engagement contre les violences de la condition carcérale n'est pas seulement un affichage mondain pour Henri Leclerc. Toute sa longue carrière en est traversée. Un beau jour, le directeur de la Santé l'appelle pour raisonner un prisonnier qui a échappé à la vigilance des matons et veut se jeter d'un toit. L'homme a expressément demandé à parler à l'avocat vedette après avoir lu une interview où celui-ci évoquait, avec sensibilité, la façon torturante dont le temps s'écoule en prison. Le passé qui s'estompe, le futur qui n'en finit pas de venir. Leclerc réussira, cette fois, à plaider pour la vie, à convaincre le détenu de redescendre faire ses tours dans la cour au milieu des autres, comme un cheval de manège.

Le coeur soulève par l'injustice

Au cœur de tout grand pénaliste gît la représentation d'une injustice qui sans doute a décidé de sa vie entière. Lorsque la justice des hommes fabrique une iniquité plus grande encore que celle qu'elle prétend réparer, le cœur de Me Leclerc se soulève. L'horreur que les événements de l'épuration lui inspirèrent, les conversations familiales ayant entouré l'exécution de Pierre Laval, notamment, furent décisives pour ce fils d'instituteurs. "Ils ne lui ont même pas fait de procès!", se rappelle-t-il avoir entendu son père s'exclamer. Quelques années plus tard, celui-ci lui mettra entre les mains Les défendre tous, le livre de l'avocat de Laval, un résistant nommé Albert Naud. Coup de foudre intellectuel : Naud deviendra l'initiateur d'Henri Leclerc, son maître, son ami.

Le même dégoût de voir une justice dévoyée organiser une parodie de procès prendra à nouveau maître Leclerc à la gorge, des années plus tard, lors de l'exécution filmée des époux Ceausescu, tyrans pourtant ô combien peu recommandables. Ce genre d'empathie irrésistible n'apparaîtra aujourd'hui comme une bizarrerie, ou un paradoxe pour un homme de gauche, qu'à ceux qui ignorent la honte éprouvée par certains individus à se situer du côté du manche. "J'ai toujours préféré être du côté du faible, du vaincu, même assassin", disait à ce sujet son mentor Albert Naud.

La "mystification" Omar Raddad

En 1956, lorsque le jeune Leclerc commence à plaider, la peine de mort est encore en vigueur. Sa disparition changera à jamais l'atmosphère des cours d'assises. Un soir de 1982 qu'il dînait à Aix-en-Provence avec Alain Furbury, autre avocat renommé, le confrère joue à s'emporter contre lui. "Ton ami Badinter, c'est vraiment un salaud, un traître!" Stupéfaction de Leclerc. "En faisant abolir la peine de mort, il a ruiné l'essentiel de notre métier et l'a privé du goût du sang qui en faisait la grandeur, pour ne pas dire l'enchantement", ajoute Furbury. Sans qu'on ose toujours le dire, ce cynisme-là n'est pas si rare dans cette génération d'avocats. Pas chez Me Leclerc en tout cas, opposant de la première heure à l'odieux couperet, et perfectionniste du genre hyperanxieux, qui ne compte pas le nombre de nuits où il n'a pas fermé l'œil avant une plaidoirie aux assises. "J'ai eu beaucoup d'angoisses, c'est vrai. Il y a l'angoisse de l'acteur, bien sûr, qui vomit avant de monter sur scène. Et il y a surtout le fait de jouer la peau d'un autre."

A l'heure des bilans, le ténor a peu de taches sur sa robe. Sa participation à l'affaire "Omar m'a tuer" lui a, il est vrai, souvent été reprochée. Cette fois il était "du mauvais côté", celui de la famille de la victime, et pas du côté du pauvre jardinier marocain dont la France entière se laissa convaincre, en 1994, de l'innocence grâce à la maestria de Vergès. Cette affaire hante encore Me Leclerc, qui s'entendra dire cruellement par l'écrivain Jean-Marie Rouart qu'il avait "trahi ses idéaux de jeunesse". Il n'en démord pas aujourd'hui, et, en ce jour d'été, démonte et redémonte patiemment toute l'histoire devant vous. Soudain vous êtes là, sur les hauteurs de Mougins, dans le local technique de la piscine, avec la vieille héritière en claquettes à talons, piégée dans le noir - envoûtement irrépressible des assises. Pour lui, la culpabilité d'Omar Raddad ne fait pas le moindre doute et il s'agit d'une "incroyable mystification collective".

Autre affaire qui lui est souvent reprochée, des féministes à la gauche : la défense de Dominique Strauss-Kahn, lors de la sordide histoire du Carlton de Lille, dont certains voulurent faire le match retour après les événements du Sofitel de New York. On l'écoutera aussi longuement à ce sujet cet après-midi-là. "Je n'avais aucune raison de refuser. La gauche de DSK, ce n'est pas la mienne, autant le dire tout de suite. Mais cet homme est-il un proxénète? Non. C'est un libertin, ce qui n'est pas interdit par la loi. On peut être en total désaccord moral et intellectuel avec sa façon de traiter les femmes, mais le proxénétisme c'est autre chose. C'est un délit très abominable. Faire travailler les femmes, on peut difficilement faire pire."

Là encore, l'atmosphère de lynchage enthousiaste autour d'un homme à terre, "mort à New York", décida de son engagement. "La vie de ces prostituées est odieuse, je le pense vraiment. Qu'elles doivent coucher avec DSK ou avec quiconque. Mais il faut être juste : ça rime à quoi de vouloir faire condamner un homme pour des choses qui ne sont pas proscrites par la loi?" La plaidoirie l'a repris pas de doute Me Leclerc sait empoigner son auditoire. Malicieusement, il ajoute : "J'ai aussi fait condamner Marcela Iacub et Le Nouvel Observateur en 2013 pour diffamation à l'égard de Strauss-Kahn. Avec une publication judiciaire en une du journal, comme une couverture de Voici. Je suis assez content de ça."

Avec les opposants à la loi Travail

Longtemps les affaires de presse furent un peu sa récréation. Longtemps il fut ainsi le conseil de Serge July pour Libération. Sur la question des libertés publiques, c'est peu de le dire : le grand bond en arrière actuel inquiète l'ancien président de la Ligue des droits de l'homme (LDH) que Leclerc fut quinze années durant, jusqu'à l'an 2000. "Imaginez qu'en 1969 nous militions pour la suppression de la garde à vue… Aujourd'hui, des lois de police tiennent lieu dans notre pays de politique d'immigration." L'état d'urgence a montré, selon lui, son inefficacité, il rappelle d'ailleurs que ces lois-là furent instaurées pendant la guerre d'Algérie, "pour se défendre de la peur, déjà". Sous le quinquennat de François Hollande, il avait vigoureusement protesté, et la situation se banalise. "Ce n'est pas ainsi qu'on lutte contre le terrorisme, le nombre de lois restreignant les libertés est déjà très impressionnant. En huit ans, Obama n'a pas réussi à fermer Guantánamo, dont tout le monde connaît pourtant la nocive inutilité." Relu aujourd'hui, le discours que Me Leclerc prononça il y a près de vingt ans, à l'occasion du centième anniversaire de la LDH, n'a pas pris une ride. "Ils sont toujours là, nos vieux adversaires. Nous les connaissons bien. Ils s'appellent l'arbitraire qui menace les libertés, l'intolérance qui détruit la fraternité, le racisme qui nie l'égalité, l'individualisme qui tue le citoyen. Elle est toujours présente, la misère, cette insulte à la dignité. Et devant nous dressés, tous les pouvoirs dont on abuse, les conservatismes qui empêchent de rêver l'avenir, les puissances économiques qui préféreront toujours la conclusion d'un marché au respect d'un principe." Ils sont toujours là, oui, les vieux adversaires.

Me Leclerc reste impliqué dans des affaires à fort pouvoir symbolique. Il défendra fin septembre les jeunes frères Bernanos, dont l'un fut placé en détention provisoire dix mois durant pour "tentative de meurtre sur policiers" pendant les manifestations contre la loi travail. Au cœur des luttes, comme il y a cinquante ans au Quartier latin, mais dans un climat incomparablement dégradé. Défendrait-il aujourd'hui les terroristes djihadistes de l'EI qui sèment la mort sur le sol français? "Je ne peux pas répondre à cette question. Il me faudrait pour cela d'abord les écouter, parler avec eux. J'ai du mal à comprendre leur cause, ce serait un problème entre nous." On peut peut-être tout défendre, mais pas tout comprendre.

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