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EXCLUSIF. Charlie Hebdo : la mère de Charb raconte l'attentat, le procès, la vie avec et sans son fils

Denise Charbonnier publie "Lettre à mon fils Charb" mercredi. Un cri d'amour et de colère.

Cyril Petit , Mis à jour le
Denise Charbonnier mardi à Pontoise (Val-d'Oise).
Denise Charbonnier mardi à Pontoise (Val-d'Oise). © Sébastien Leban pour le JDD

Denise Charbonnier fait partie des rares personnes qui vident les stylos jusqu'à plus d'encre. Elle écrit tout. Les SMS récents reçus sur son vieux portable à touches? Elle les recopie. Les conversations téléphoniques? Elle les résume sur des feuilles A4, soigneusement numérotées. Et classées dans le dossier consacré au puissant livre qu'elle publie chez JC Lattès mercredi, Lettre à mon fils Charb*.

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Lui usait du feutre, elle du Bic. Mais la pointe est aussi acérée. Tout au long de ce récit épistolaire, Denise Charbonnier, 80 ans, écrit sa colère – "On aurait pu éviter tout ça", confie-t‑elle. Mais d'abord son amour maternel et le manque. Voici ses premiers mots : "7 janvier 2020. Je suis assise à ton petit bureau, à présent c'est le mien. Je regarde les photos que j'ai disposées autour de moi. Que de souvenirs heureux, de rires avec toi mon Stéphane, nous quatre avec papa et ton frère cadet Laurent. Tout était beau, merveilleux, du 21 août 1967 [la naissance de Charb ] au 7 janvier 2015 à midi [son assassinat avec ses camarades à Charlie Hebdo]."

L'ancienne secrétaire n'appelle pas son fils Charb, une signature inventée par la documentaliste de son collège à Pontoise – qui trouvait le nom Charbonnier "trop long". Mais "mon Chachane", "son surnom familial depuis qu'il était bébé". Ou "mon petit bonhomme". "Dès la maternelle, écrit-elle, tu adorais dessiner des petits bonshommes, mais tu étais tellement timide que tu les faisais tout riquiqui dans le coin d'une grande page blanche." Denise aussi avait un surnom : "La mère Talibanos! Il faut dire que je les surveillais de près, son frère et lui." La discrétion et le grinçant, tout Charb était là, déjà…

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Stéphane m'aurait dit : "On s'en fout, laisse tomber!” Mais moi, je ne laisse pas tomber"

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"Mon petit bonhomme, tu t'appelles Stéphane!", écrit-elle encore. Et ce n'est pas un détail. 2 septembre 2020, premier jour du procès des attentats . "C'est comme si on t'avait tué une deuxième fois." Il est 14 heures. Le président de la cour d'assises nomme les victimes de Charlie Hebdo. "J'entends “François Charbonnier, dit Charb”. Tu ne peux pas savoir, j'ai eu l'impression qu'un poignard s'enfonçait à nouveau dans mon cœur." Denise fond en larmes et quitte la salle. Comment est-ce possible? Une erreur informatique… "Non mais, depuis quand les ordinateurs changent tout seuls les prénoms?"

"Un an plus tôt, je leur avais signalé l'erreur, se souvient-elle. Sans compter qu'il y avait des fautes à d'autres victimes. Quelle honte!" Après cet épisode, elle a envoyé des courriers à Macron, Castex et Dupond-Moretti. Tous ont répondu "avec un petit mot écrit à la main". Et le président du tribunal a présenté ses excuses. "Ce sont mes petites victoires qui ne seront pas dans les archives de ce procès historique." Elle complète : "Stéphane m'aurait dit : “On s'en fout, laisse tomber!” Mais moi, je ne laisse pas tomber."

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Extrait des images publiées dans le livre : une photo de Stéphane en maternelle en 1971

Extrait des images publiées dans le livre : une photo de Stéphane en maternelle en 1971.

(DR)

Jamais. "Denise est une force de caractère, elle ne transige pas", confie Richard Malka. L'avocat historique de Charlie Hebdo est devenu un intime de la famille et signe la postface du livre. La journaliste et écrivaine Liliane Roudière, qui a travaillé dix ans dans l'hebdomadaire satirique avant de cofonder le magazine Causette, a accompagné la mère de Charb dans l'écriture : "Au début de 2020, nous nous sommes croisées au cimetière. Denise m'a parlé de ces lettres commencées en 2017. Il fallait absolument publier ces textes d'une maman debout, forte. Ils parlent à toutes les mères et à tous ceux qui ont une mère."

Commence alors le travail de Tetris, car Denise écrit tout, beaucoup, on l'a dit. Liliane Roudière raconte : "Dès que j'arrivais chez elle, je trouvais les dizaines de pages empilées les unes sur les autres. On aurait pu faire trois tomes rien que sur l'enfance de Charb." Il a aussi fallu reconstruire les trous de mémoire – impossible de se rappeler comment ils sont allés aux obsèques de leur fils, par exemple. Michel, le discret papa, était là à chaque entretien. "C'est elle qui parle, beaucoup, et moi j'apporte parfois un détail", ­taquine, complice, l'ancien technicien chez France Télécom âgé de 79 ans. Ils se connaissent depuis soixante-quatre ans, dont cinquante-huit de mariage. "J'ai l'impression que ce livre lui a rendu en partie son fils. Elle a franchi une étape. Il fallait voir la lumière sur son visage quand elle a découvert les ouvrages imprimés chez l'éditeur."

Extrait des images publiées dans le livre : un portrait de sa famille dessiné en 1982.

Extrait des images publiées dans le livre : un portrait de sa famille dessiné en 1982.

(DR)

"Denise est à la fois hyper-cash et hypersensible, poursuit Richard Malka. En elle, je retrouve Charb." Dans son récit aussi, Denise Charbonnier alterne le tragique et le comique, parfois en quelques lignes. "On rit mais les larmes ne sont jamais loin, résume l'avocat. Ou inversement."

Exemple avec le passage sur les lunettes que Charb portait depuis ses 3 ans et demi et dont il prenait grand soin ("Ah ça, il ne fallait pas [y] toucher! Tu craignais tant qu'elles se cassent.") : "Avec papa, […] nous nous sommes rendus à la PJ, au 36 quai des Orfèvres, à Paris, […] pour récupérer le peu qu'il restait de toi, mon Stéphane. […] Miracle : ta paire de lunettes de vue intacte! Quand les deux frères assassins [Elle n'écrit jamais leur nom.] t'ont fait face, peut-être leur as-tu dit : 'Attendez je pose mes lunettes…' Tu en aurais été capable. J'arrête, je délire mon enfant… Enfin, ils t'ont quand même abattu à bout portant à la kalachnikov (sept impacts en tout, au thorax pour terminer par la boîte crânienne). Mon pauvre gosse!"

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Vers 17 heures, Manuel Valls, le Premier ministre, me téléphone. Nous échangeons quelques mots. Il me confirme ton décès

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Ce 7 janvier 2015, Denise ­Charbonnier le raconte, calmement, avec courage et dignité. "On s'apprête à déjeuner. À France Inter, on entend “Attentat à Charlie Hebdo”. J'ai essayé d'appeler Stéphane, pas de réponse. Mon mari me dit qu'il doit être très occupé. On se rassure, on tourne en rond. Notre fils Laurent nous dit qu'il a dû se sauver. Il court vite. Et puis, on allume BFMTV. Soudain, un bandeau apparaît, qui précise le nom des premiers morts : Cabu, Charb, Wolinski, Tignous." Pendant plus de cinq heures, le couple n'a aucune nouvelle officielle. Elle écrit : "Vers 17 heures, Manuel Valls, le Premier ministre, me téléphone. Nous échangeons quelques mots. Il me confirme ton décès. Je raccroche. Notre sort est scellé. Nous sombrons."

Lors de son témoignage à l'audience en septembre 2020, et malgré les conseils des avocats de ne pas détourner le procès de son but – juger les terroristes –, Denise ­Charbonnier a glissé une phrase sur la sécurité autour de Charlie Hebdo et l'éventuelle responsabilité de l'État, "Je m'en serais voulu de ne pas avoir ce courage", dit-elle aujourd'hui. Sa colère contre les décideurs d'alors est un fil rouge du livre : "François Hollande n'a jamais répondu à mes questions. Ils n'ont pas pris la mesure du danger qui pesait sur Charlie Hebdo et sur notre fils." Elle raconte le "grand couteau" découvert sous le lit de Charb, sa crainte d'avoir été repéré dans un taxi en 2012, les ­e-mails d'insulte… "On a su ensuite que tu étais menacé chaque jour depuis 2011, mais tu n'en parlais pas, tu faisais tout pour qu'on ne s'inquiète pas. Tu tournais tout en dérision."

Denise aussi, comme lorsqu'elle a écrit à l'opérateur téléphonique qui, malgré les documents envoyés, la relançait après la mort de Charb : "L'adresse de M. Stéphane Charbonnier se trouve au cimetière de Pontoise. Il est injoignable." Chaque ­samedi, Michel s'y rend. "Je prends des photos pour Denise. Il y a toujours de nouvelles choses. La semaine dernière, j'ai trouvé une carte d'hommage." Aussi forte soit-elle, Denise ne trouve pas le courage d'aller sur la tombe de son fils – sauf aux commémorations en janvier –, et d'imaginer son "petit bonhomme" enterré là. "La plaie reste ouverte, dit-elle. Et indélébile." Sa douleur et sa colère ne s'effacent pas. Comme l'encre des stylos.

 

* Lettre à mon fils Charb, Denise Charbonnier, JC Lattès, 220 pages, 18 euros, sortie mercredi.

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