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Pierre Joxe : "La gauche ne peut pas mourir, mais elle peut tomber très malade"

PORTRAIT - Figure historique du mitterrandisme, l’ancien ministre socialiste rejoint la fronde contre la politique gouvernementale : "La gauche peut tomber très malade..."

Marie-Laure Delorme , Mis à jour le
Figure historique du mitterrandisme, l’ancien ministre socialiste rejoint la fronde contre la politique gouvernementale.
Figure historique du mitterrandisme, l’ancien ministre socialiste rejoint la fronde contre la politique gouvernementale. © Divergence pour le JDD

Il habite au dix-septième étage d’une tour surplombant les quais de la Seine. Dans le salon de son appartement, en retrait, un mur de caricatures. Un dessin de Cabu arrête l’attention. Un François Mitterrand minuscule se tient à côté d’un Pierre Joxe majuscule. Sur un avertisseur de police : "En cas de panique, briser la glace." Les avertisseurs de police sommeillent dans les musées depuis des années ; le dessinateur Cabu est mort durant les attentats contre Charlie Hebdo de 2015 ; les voitures passent au loin dans un silence de ouate. L’ancien ministre socialiste de l’Intérieur et de la Défense est toujours là avec de la glace à piler si l’on veut avoir accès à lui. Pierre Joxe reste la vigie tutélaire d’une gauche encore bien vivante. Elle est contre la loi Macron, contre la déchéance de nationalité, contre la réécriture actuelle du Code du travail. Il pourrait aussi dire : trop, c’est trop, c’est même beaucoup trop.

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Rencontrer Pierre Joxe n’est pas une partie de plaisir. "Les journalistes sont dans la communication alors qu’ils devraient être dans la documentation. Souvent, les jeunes ne connaissent pas leurs dossiers." Sa réputation le précède et il met un point d’honneur à s’y conformer. Exigeant, rigide, abrupt, rugueux. Il dit : ça dépend des gens, ça dépend des moments. Ça dépend, surtout, de lui. Mais en homme fidèle à ses principes de gauche, il traite les petits et les grands de ce monde avec une aridité égale.

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"Mitterrand disait de Joxe que c’était un homme à risques"

Être bien né donne aisance, assurance, confiance. Il possède les trois. Pierre Joxe appartient à la grande bourgeoisie. Il est l’arrière-petit-fils de l’académicien Ludovic Halévy, le petit-fils de l’historien Daniel Halévy, le fils du ministre gaulliste Louis Joxe. Une grande dynastie républicaine à la fois cultivée et combative. "J’ai eu une activité militante dès l’âge de 15 ans. Je me suis tôt engagé contre les guerres coloniales. Dans une France colonialiste, nous étions une minorité de jeunes à nous engager à gauche. On nous considérait alors comme faisant partie de l’anti-France. La politique est comme un métier à tisser, un coup à droite, un coup à gauche, mais elle avance grâce à la jeunesse, qui se mobilise le plus souvent pour des raisons éthiques."

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Sa rencontre majeure en politique reste François Mitterrand . Tous les témoignages s’accordent sur Pierre Joxe tant son parcours est marqué par une cohérence politique. Il est l’un des rares à avoir eu avec François Mitterrand des rapports de loyauté et de liberté. Pierre Joxe pense qu’on pouvait tout dire à François Mitterrand, mais seulement en petit comité. L’ancien président de la République ne supportait pas qu’on remette en cause son autorité en public, tant le pouvoir lui était une carapace trop chèrement acquise. Pierre Joxe faisait partie de la garde rapprochée, comme en témoigne le journaliste Alain Duhamel. "Pierre Joxe aurait pu avoir un plus grand destin, mais quelque chose lui a manqué du côté du caractère. Sa rugosité et son exigence envers lui et les autres l’ont isolé. Beaucoup de journalistes continuent à en avoir peur. François Mitterrand admirait son intelligence, mais se méfiait de son intransigeance. Il le jugeait incontrôlable. François Mitterrand disait de lui que c’était un homme à risques."

Homme de réseaux, homme d’État

Son parcours : ministre de l’Intérieur (1984-1986/1988-1991), ministre de la Défense (1991-1993), premier président de la Cour des comptes (1993-2001), membre du Conseil constitutionnel (2001-2010), avocat pour mineurs (2010). Pierre Joxe aime à répéter qu’il aura connu le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire. "J’ai quitté la vie politique de mon plein gré pour rejoindre mon corps d’origine. Je n’ai jamais eu autant de pouvoir qu’en étant premier président de la Cour des comptes. Les postes gouvernementaux sont éphémères. On n’y a jamais autant de pouvoir qu’on ne pense." Homme de réseaux, homme d’État. Pierre Joxe : le socialiste, le franc-maçon, le protestant. Sa matrice protestante est essentielle pour le comprendre, selon Alain Duhamel. "Ses exigences éthiques ; sa capacité, voire même sa fierté, à se mouvoir dans la minorité ; son goût de l’opposition peuvent être rattachés au protestantisme. Il est le contraire d’un exhibitionniste. Pierre Joxe est devenu avocat pour mineurs avec l’idée que quand on a reçu, on doit donner."

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Homme d’action, homme de réflexion. L’auteur de L’Édit de Nantes (Hachette, 1998) est aussi un mélomane, un intellectuel, un érudit. "Je regrette de ne bien jouer d’aucun instrument, mais j’aime me rendre à des concerts. J’apprécie notamment les musiques chinoises et arabo-andalouses. La musique, par son ouverture sur d’autres civilisations, est aussi un moyen de lutter contre le racisme." Ses propos se fixent, sans cesse, contre le racisme . Sa boussole intérieure y revient comme à bon port. Pierre Joxe est confiant sur la place de l’islam en France. "Je suis optimiste car je reste persuadé que dans une génération ou deux les musulmans seront parfaitement intégrés à la société française. C’est une question de temps. Je prépare un livre sur Pierre Bayle (1647-1706), l’islam et l’Europe. Son Dictionnaire historique et critique montre sa capacité de travail, son cap inflexible dans la défense de la justice et de la liberté, son ironie. Sa ténacité dans le tragique force le respect. Il est le fils d’un pasteur protestant, il s’est converti au catholicisme, il est revenu au protestantisme. Il a dû s’exiler. Il montre bien, déjà, que l’islam est une religion respectable. Mais trois siècles plus tard, l’islam en France est méconnu, voire même inconnu." Comme si tout, toujours, était à refaire.

Arnaud Montebourg, fils spirituel

Dans le couloir de son bureau saturé de livres, une photo le représente avec Danielle et François Mitterrand. Il est avec eux et il sourit. La gauche au pouvoir ne le fait aujourd’hui plus sourire. "J’ai connu l’exode, la Résistance, Alger durant ma petite enfance, les guerres coloniales, la reconstruction de la gauche. Je constate que la gauche, aujourd’hui, retombe dans ses ornières. François Hollande a fait une grave erreur avec la déchéance de nationalité et il ne s’en remettra pas politiquement."

Pierre Joxe a mis le pied à l’étrier à beaucoup de jeunes gens en politique, mais Arnaud Montebourg reste son fils spirituel au-delà des différences. Ils ont en commun la circonscription de Saône-et-Loire et, entre hommes à risques, on se comprend. Pierre Joxe s’est reconnu dans celui qui en fait trop face à ceux qui n’en font pas assez. Arnaud Montebourg reste fidèle à Pierre Joxe : "J’ai deux parrains : Thierry Lévy et Pierre Joxe. Ils m’ont enseigné beaucoup en peu de mots. J’admire en Pierre Joxe la droiture, la force, la sensibilité, l’audace. Je l’ai toujours connu charmant, loin de l’image caricaturale qu’on en fait. Mais la dureté du moment inspire parfois la force de la réaction. Pour la circonscription de Saône-et-Loire, il m’a tout expliqué autour d’un whisky dans son appartement du quai de L’Horloge. Sa méthode : la rigueur, la précision, la rhétorique. Pierre Joxe incarne mon idée de la gauche. On défend les mêmes choses et avoir des divergences avec des gens géniaux ne me gêne pas." Les divergences : Pierre Joxe n’a jamais donné crédit à la candidature de Ségolène Royal et il se défie des primaires à gauche. "Je n’y suis pas favorable car elles sont la négation des partis. Je ne leur trouve aucun sens. Manuel Valls a fait 5% à la primaire PS de 2011 et il devenu Premier ministre un an après."

Homme à risques, femme à risques. Pierre Joxe regrette le départ de Christiane Taubira . "Le bilan de Christiane Taubira n’est pas à la hauteur des espérances suscitées car elle a été barrée de tous les côtés et que ce qu’elle a réussi est menacé par le manque de moyens. Il y a des choses que l’on ne met pas suffisamment en avant, dans son bilan, comme l’augmentation des promotions de l’école de la magistrature . Les promotions allaient en diminuant et elle a réussi à en tripler le nombre. Mais ce sont des mesures semblables à l’effet retard de la pénicilline, j’ai connu ça avec la modernisation de la police, on n’en verra pas les effets avant trois ans."

Pierre Joxe a été de l’avis général un grand ministre de l’Intérieur et a pris tout le monde de court en devenant avocat pour mineurs. Il a écrit Pas de quartier? (Fayard, 2012) et Soif de justice (Fayard, 2014) sur sa plongée dans le monde judiciaire. "Il faut avoir en tête, quand on s’intéresse à la délinquance des jeunes, que tous les grands voyous ont été de petits délinquants mais que l’inverse n’est pas vrai. La justice des mineurs est comme une machine à laver, 84% des jeunes ne reviennent pas devant elle. On croise surtout, en fréquentant les tribunaux pour mineurs, des mamans seules, chargées d’enfants, de soucis, de sacs pleins de papiers administratifs incompréhensibles."

"Contrairement à ce que raconte Valls..."

Il est sur plusieurs fronts. L’avocat s’intéresse aussi au droit du travail et fustige la loi El Khomri . "Cet 'avant-projet' provocateur n’a sans doute pas beaucoup d’avenir devant lui, mais il est significatif d’une volonté politique qui s’est déjà manifestée dans le domaine social avec la loi Macron. Durée du travail, rôle des syndicats, représentation du personnel , on dirait que ce gouvernement veut réécrire à l’envers les conquêtes sociales historiques de la gauche. Contrairement à ce que raconte Valls, la gauche ne peut pas mourir, mais elle peut tomber très malade…"

Lire aussi : Joxe et Quilès : deux figures de la gauche s'élèvent contre Hollande sur la déchéance de nationalité

"L’école doit être la priorité des priorités"

Aurait-il pu avoir un plus grand destin? Il a milité en faveur de la candidature de Jacques Delors , à l’élection présidentielle de 1995, avant que ce dernier n’y renonce. Un espoir puis un regret. Pierre Joxe a aujourd’hui 81 ans et aimerait qu’on se préoccupe de la jeunesse. "L’école est le grand échec de la gauche. Une succession de bons ministres de l’Éducation n’a pas réussi à résoudre la lente dégradation matérielle et psychologique de l’école. Les professeurs souffrent car leur niveau de vie baisse et leur image est mise à mal. On ne donne pas sa chance à chacun : on trie, on favorise, on sélectionne. L’école doit être la priorité des priorités."

Pierre Joxe se départit rarement de sa rigidité en public. Dans son bureau, il feuillette Le Dictionnaire de Pierre Bayle et s’arrête à l’article "Mahomet". On se rappelle alors de son expression pour évoquer la vie courageuse de Pierre Bayle : "Une ténacité dans le tragique." Pierre Joxe : intransigeant, intelligent, incontrôlable. Il reste dans sa tour (pour écrire et lire) et descend de sa tour (pour exercer son métier d’avocat des mineurs). Pierre Joxe contemple le bilan gouvernemental d’en bas et d’en haut et n’admire le paysage sous aucun angle. Quand on repart de son bureau, on repasse devant la photo de Danielle et François Mitterrand. Ils sourient, toujours. On a oublié de noter si la photo était en couleur ou en noir et blanc. En couleur, sans doute. Pierre Joxe est bien vivant. Il continue à s’engager pour que la gauche ne soit pas un espoir puis un regret. Il veut être une conscience de gauche et une conscience à gauche. 

Source: leJDD.fr

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