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Yasmina Reza : "Droite ou gauche? Ces définitions m’emmerdent"

La romancière et dramaturge Yasmina Reza jouée dans le monde entier, se confie dans une interview au JDD.

Marie-Laure Delorme , Mis à jour le
Yasmina Reza signe la mise en scène de Bella figura.
Yasmina Reza signe la mise en scène de Bella figura. © Pascal Victor/ArtComArt

Yasmina Reza signe la mise en scène de Bella figura alors que son "Art" va poursuivre sa carrière au Théâtre Antoine , à Paris. Elle s’exprime rarement dans la presse et refuse de passer à la télévision. Dans un hôtel parisien, elle se livre un peu. Elle s’en explique : "J’ai restreint le champ de mes apparitions publiques, pas de télé, contrôle des photos, je n’expose pas ma vie privée. Cette volonté d’apparition minimum est aussi une volonté d’image. Mais je ne cherche pas à fabriquer un personnage public. Je me protège. […] Commenter ce qu’on écrit, c’est l’appauvrir. L’époque est au métadiscours, à l’intellectualisation du geste créatif."

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Quelle importance accordez-vous à votre image?
Mon image… C'est vraiment un truc moderne, l'image… J'aurais spontanément envie de dire que je n'y accorde pas d'importance, mais c'est faux. J'ai restreint le champ de mes apparitions publiques, pas de télé, contrôle des photos, je n'expose pas ma vie privée. Cette volonté d'apparition minimum est aussi une volonté d'image. Mais je ne cherche pas à fabriquer un personnage public. Je me protège. Je tente d'échapper à la volonté de l'époque de tout montrer, de tout raconter. Il me semble que la littérature se porte mieux quand l'écrivain reste une entité un peu indéfinie. De la même façon, je suis assez réticente au commentaire. Commenter ce qu'on écrit, c'est l'appauvrir. L'époque est au métadiscours, à l'intellectualisation du geste créatif. Ne pas le faire, c'est prendre un risque. Je l'assume, car cette valeur ajoutée est artificielle.

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Les photos "sophistiquées" et "bourgeoises" qui paraissent de vous dans la presse ne font-elles pas écran à la complexité de votre travail?
La sophistication protège. Elle va avec ce que je viens de vous dire. Je veux bien faire des photos trash si elles ont du style. Ça m'amuserait même car il faut prendre la photo de presse comme un jeu, un divertissement. Je n'ai aucune intention de prendre la pose sérieuse de l'écrivain. J'ai conscience que mes photos peuvent donner de moi une image frivole. Que j'apparaisse frivole ne me gêne pas. Je crois à la profondeur et à l'essentialité de la frivolité. J'ai écrit là-dessus. Le mot "bourgeois" me gêne davantage. Me concernant, et bien que je vive bourgeoisement, évidemment, je le trouve infondé dans ce qu'il recouvre de conformisme. Mais ce qui me dérange vraiment est lorsqu'il est systématiquement appliqué à mes personnages. Leur vision du monde, leur caractère sont le plus souvent aux antipodes des critères bourgeois. Même leur appartenance sociale est diverse. Un Jean-Lino Manoscrivi dans Babylone, une Andrea dans Bella figura, pour ne parler que du travail récent, échappent à toute classification.

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Quand on s'aventure dans l'espace public, dans quelque domaine que ce soit, artistique, politique, quand on se soumet à l'appréciation de ses semblables

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Sur son succès

Qu'est-ce que les honneurs et le succès viennent combler en vous?
Quand on s'aventure dans l'espace public, dans quelque domaine que ce soit, artistique, politique, quand on se soumet à l'appréciation de ses semblables, on cherche à combler une fêlure initiale. J'en suis persuadée. On cherche la reconnaissance pour combler une faille.

Est-ce que cela fonctionne?
J'ai été sauvée par l'écriture. Je l'ai souvent dit. C'est l'écriture même qui m'a sauvée. En même temps, ça ne veut rien dire s'il n'y a pas d'écho. Ce qui m'a sauvée, c'est de pouvoir continuer à écrire grâce au retour favorable des gens. Si vous produisez dans le vide, c'est vite désespérant. Je me demande comment j'aurais vécu si les choses n'avaient pas marché pour moi… Par la négative, on peut dire que cela fonctionne. Le succès crée du mouvement et du bruit, occasionne des événements excitants, donne une certaine liberté. Mais je n'en ai jamais été dupe. Je n'ai jamais confondu le succès avec la qualité. Les récompenses ne me renseignent d'aucune manière sur mon travail.

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Il paraît que vous avez un jour suivi Cioran dans la rue sans oser l'aborder.
Je l'ai suivi dans la rue durant une vingtaine de minutes. Il s'arrêtait régulièrement devant les librairies. Je l'avais beaucoup lu et me répétais une de ses phrases, que je cite approximativement : "Quand quelqu'un m'aborde pour me faire un compliment, l'angoisse de l'ennui me prend." Je cherchais donc une phrase un peu marrante pour l'aborder sans l'ennuyer et je ne l'ai trouvée qu'une fois rentrée chez moi.

Vous l'aborderiez plus facilement aujourd'hui avec le succès?
Ça ne changerait rien du tout. Il est vrai que j'ai lutté physiologiquement contre ma timidité donc je suis moins timide et plus audacieuse, mais tout cela reste à la marge. La problématique serait aujourd'hui la même pour aborder Cioran : trouver une phrase qui le surprenne. Vous ne me demandez pas quelle phrase j'avais trouvée? Vous avez raison. Gardons-la pour plus tard, quand je le croiserai dans l'au-delà…

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Nicolas Sarkozy : prédisposition à l'excès, fêlure, mauvaise foi, intelligence et nigauderie…

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Sur Art, sa pièce la plus connue

Art est votre pièce la plus connue. Les malentendus doivent être nombreux à un tel degré de succès…
Le point de départ est la réunion de trois amis autour d'un tableau blanc acheté par l'un deux. Je raconte une fêlure d'amitié à partir d'un achat problématique. Les malentendus ont été immenses. Sur la question de l'art contemporain, sur la soi-disant misogynie, sur les personnages eux-mêmes… D'un pays à l'autre j'entendais d'ailleurs des commentaires complètement différents. Mais ce qui m'a le plus contrariée, c'est finalement la seule chose qui m'a vraiment contrariée, concerne l'écriture même de la pièce. On a parlé d'un regard entomologique et de satire. Ce mot satire m'a fait le plus grand mal car il me poursuit encore [[aujourd'hui]] et je le réfute totalement. Je n'ai jamais, jamais, dans aucune de mes pièces ou de mes livres posé un regard satirique sur les situations que je décrivais, encore moins sur les personnages. Je me suis toujours sentie de plain-pied avec eux, même avec les moins sympathiques en apparence. Je me suis éparpillée moi-même, si je puis dire, à travers les personnages, hommes ou femmes, et si le rire survient, c'est que je ris de moi en premier lieu. Je n'ai jamais considéré comme valide une critique, fût-elle élogieuse, où il était question de satire ou de moquerie.

Art est-il une pièce sur l'amitié entre hommes ou sur la rivalité entre hommes?
La rivalité fait partie de l'amitié. Elle peut être mise sous le boisseau, elle peut être contournée mais elle est là. Martin Amis a écrit des romans forts sur ce thème-là. Dans Art, l'amitié s'accompagne d'un désir de possession. Le désir de possession n'est pas seulement présent en amour. On peut être jaloux des fréquentations et des succès de ses amis. L'amitié est une passion.

Sur son expérience aux côtés de Nicolas Sarkozy

Vous avez suivi la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy pour L'Aube le soir ou la nuit. Nicolas Sarkozy est-il devenu un personnage de votre œuvre?
Je ne le connaissais pas du tout avant d'écrire L'Aube le soir ou la nuit. J'ai eu de la chance de tomber sur lui car Nicolas Sarkozy aurait pu être un personnage issu de mon propre imaginaire. Prédisposition à l'excès, fêlure, mauvaise foi, intelligence et nigauderie… Il avait toute la texture qui me sert d'ordinaire pour créer un être de fiction mais en me permettant de le suivre dans sa campagne, il m'a offert une dramaturgie que j'aurais été incapable d'inventer. Nicolas Sarkozy a quelque chose à laquelle je reste attachée en tant qu'écrivain : il a du ridicule en lui et, pour moi, un être n'est grand du point de vue littéraire, et peut être même dans la vie, que s'il a du ridicule en lui.

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Les politiques ne sont pas des cow-boys. Ils sont tout sauf seuls. Ils ont besoin d'être rassurés de tous les côtés par le collectif

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Comprenez-vous la haine qu'a pu susciter Nicolas Sarkozy?
La fonction du pouvoir, le fait de représenter ou d'aspirer à représenter les gens, autorise une catharsis de sentiments violents et disproportionnés. Par son tempérament, son absence le plus souvent volontaire de pondération, Nicolas Sarkozy a été un bon client pour ce rôle. Cela dit, quand vous côtoyez les gens de près, la distorsion est souvent grande entre la personne et les fantasmes qu'elle suscite.

Vous écrivez, à propos des hommes, au début de L'Aube le soir ou la nuit : "On les rêve dans une solitude emblématique, mais les hommes font semblant d'être seuls."
C'est un thème essentiel, la solitude. Finalement, je me demande si je n'ai pas envisagé tous les personnages à qui j'ai prêté des mots à l'aune de leur solitude. Et je me demande aussi si tous les codes de vie que les hommes établissent ne sont pas autant de stratégies ou de leurres pour contrer la solitude. C'est un mot vaste qu'on peut comprendre de plusieurs manières. Se sentir seul ne veut pas forcément dire être seul. Et inversement. On imagine l'homme fort, celui capable d'endurer la solitude et même de la transfigurer. Dans Le Dieu du carnage, un personnage dit : "J'ai une idée johnwaynienne de la virilité. Qu'est-ce qu'il avait lui? Un colt. Un truc qui fait le vide." Mais les politiques, pour en revenir à votre question, ne sont pas des cow-boys. Ils sont tout sauf seuls. Ils ont besoin d'être rassurés de tous les côtés par le collectif.

Etes-vous de droite ou de gauche?
Ces définitions m'emmerdent.

Vos personnages sont pulsionnels et passionnels. Est-ce pour cela que vous vous intéressez aux faits divers?
Beaucoup d'écrivains s'intéressent aux faits divers. Les faits divers sont la porte de sortie de toutes les théories. Les auteurs de faits divers échappent aux grilles de lecture, aux schémas éclairants que les sciences humaines ont concoctés. L'expertise vole en éclats. Dans les procès d'assises, quand on écoute les psys, on se rend compte qu'ils ont des avis totalement différents les uns des autres. La matière pulsionnelle est un abîme. Elle répond à des lois vertigineuses qui vont rarement dans le sens de l'intérêt. Elle me fait penser aux objets quantiques qui peuvent se trouver simultanément à plusieurs endroits différents.

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La parole libre se paie. On perd vite socialement par trop d'audace

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Sur Bella figura

Dans Bella figura, le personnage de la mère est passionnant. Vous aimez parler des personnes âgées?
En tout cas, j'aime les faire parler. Plus on avance en âge, moins il y a à perdre à dire les choses. Les gens qui sont comme on dit dans l'âge moyen, qui ont déjà une lourdeur de vie derrière eux et encore un devenir social, sont souvent empêchés. La parole libre se paie. On perd vite socialement par trop d'audace. A partir d'un certain âge, quand il n'y a plus rien à espérer du social et que l'horizon est d'une tout autre nature, certains êtres retrouvent une forme de hardiesse et d'irrévérence. J'ai toujours aimé créer des personnages plus âgés, aussi pour le mystère qu'ils portent en eux. Le mystère du passé, de la perte. Des renoncements secrets. De l'inexplicable gaieté parfois.

Dans Bella figura, Andrea crache la fumée de sa cigarette, boit, parle fort.
J'ai écrit Bella figura dans une forte contrainte de temps puisque la pièce m'avait été commandée par Thomas Ostermeier pour Nina Hoss avec des dates précises. J'ai toujours pu vérifier qu'à un titre ou un autre, la contrainte était bonne. Je peux dire qu'Andrea a été construite sur le vif, à chaud. C'est-à-dire sans filtre. J'y ai mis beaucoup de moi-même, clandestinement et de façon organique. J'ai eu la grande joie de travailler avec une actrice super-répondante qui comprenait l'essentiel sans explication. Andrea est d'une grande solitude face aux autres personnages. Elle est différente. Et ce n'est pas parce qu'elle boit, fume ou parle fort. Elle fait tout cela pour supporter sa différence. J'ai une grande inclination pour les gens différents.

Dans le dernier tome de la saga napolitaine d'Elena Ferrante, un personnage résume leurs vies par : "Nous sommes allés très loin!" Pourriez-vous dire cela?
Non. Loin d'où? Je ne sais pas très bien ce que ça veut dire.

Ne faites-vous pas "bella figura" quand vous dites n'avoir jamais été victime d'antisémitisme et de misogynie?
J'ai fréquenté des milieux misogynes évidemment. Mais aucune porte ne m'a jamais été fermée parce que j'étais une femme. En ce qui concerne l'antisémitisme, c'est plus subtil. J'ai ressenti un sentiment d'exclusion durant mon enfance. Je ne savais pas le nommer. Je souffrais d'une mise à l'écart, peut être due à mes origines étrangères. Rien d'insurmontable.

Vous êtes amie avec Milan Kundera.
J'ai cette chance. Ce sont des gens d'Europe centrale comme une partie de ma famille. Je ris beaucoup avec Milan et Vera Kundera. La nature de mon amitié avec les Kundera est la même que celle que j'ai connue avec Imre et Magda Kertesz que j'aimais énormément. Nous rions.

Bella figura, mise en scène Yasmina Reza, Théâtre du Rond-Point, Paris. Jusqu'au 31 décembre.
Art, mise en scène Patrice Kerbrat, Théâtre Antoine, Paris. Du 30 janvier au 1er avril.

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