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Mathias Enard, d'un défi l'autre

Le Goncourt 2015 revient avec un roman rabelaisien où les âmes se promènent : "Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs".

Anna Cabana , Mis à jour le
L'auteur Mathias Enard.
L'auteur Mathias Enard. © RENAUD MONFOURNY

Il a dédié ce nouveau roman à son père, dont les fossoyeurs, écrit-il, "ont emporté le corps vers le bûcher" le 30 décembre 2019. Mathias Enard a mis au centre de son livre "la foule des fossoyeux, des terrassiers, des marbriers, des gardiens de cimetière, des maquilleurs de cadavres, des incinérateurs et des cochers de corbillards". Avec son érudition incessamment malicieuse, l'auteur de Boussole nous convie à des tribulations – physiques et métaphysiques – dans un terroir franchouillard. De bout en bout la truculence le dispute au tragique.

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Vous avez réussi un petit exploit : présenter les Deux-Sèvres comme un territoire émouvant...
Jusque-là je m'intéressais aux contrées lointaines. J'ai eu envie de revenir, de voir ce qu'il pouvait y avoir de très romanesque dans un endroit où a priori il ne se passe pas grand-chose. Il faut supporter la plaine. Je viens de là, et aujourd'hui je partage ma vie entre Barcelone et ma maison près de Niort, dans le territoire du roman. Le marais est un endroit extrêmement enveloppant. Dès qu'on y entre, on est entouré d'arbres et d'eau, et c'est une sensation qui est assez rare. On peut vraiment s'immerger dans la nature alors que ce n'est pas un endroit spécialement sauvage, c'est même très habité. Mais dès qu'on est sur l'eau, c'est comme si on était à des dizaines de kilomètres de toute région habitée.

Il y a là une poésie. en tout cas, votre jeune anthropologue prétentieux qui a la "volonté de rédiger la vraie monographie rurale qui manquait à l'ethnologie contemporaine" est un poème [Il nous coupe.]
Il vous a fait rire? Moi, je le trouve drôle.

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Mon ruraliste est un peu grandiloquent, évidemment. Et en même temps sympathique presque malgré lui

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Dans son journal, vous lui faites écrire : "J'ai changé depuis que je suis à la campagne, je perçois mieux les choses importantes, la planète, le climat, la nature, la vie, la mort" ; ou encore : "Seuls les gens de la terre, pas les politiques, peuvent sauver la planète" ; et même : "Je suis certain qu'à la campagne on baise mieux qu'en ville." n'est-ce pas un tantinet bien-pensant? Votre livre est une ode au retour à la nature et à l'écologie, ce qui n'est pas tout à fait original par les temps qui courent...
J'ai commencé à l'écrire il y a onze ans ; à l'époque, ce n'était pas à la mode. Mon ruraliste est un peu grandiloquent, évidemment. Et en même temps sympathique presque malgré lui. Il fait un léger angle avec l'Univers, comme disait [le romancier anglais] Forster.

[On l'interrompt.] Ce n'est pas la première fois que vous empruntez cette expression à Forster. Vous aimez les gens qui font un léger angle avec l'Univers? Parce que c'est votre cas aussi?
[Un rire de lutin s'échappe de son corps d'ogre.] David Mazon a cette relation un peu de biais. Il découvre tout, mais il est persuadé de tout comprendre. Ça permet d'avoir une sorte de Candide. C'est un garçon qui a tous les défauts mais qui en devient attachant parce qu'il est complète- ment décalé. Ce que je préfère chez lui, c'est quand il rêve qu'il est génial. On a tous des moments de ce genre, on n'en parle pas forcément ; c'est l'avantage du journal : on peut lui faire dire des choses qu'il ne raconterait à personne.

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Comme souvent, votre structure narrative est très très travaillée : il y a le journal de votre anthropologue ; il y a le narrateur omniscient bouddhiste qui voit tout, sait tout – David Mazon devient alors un petit point sur une immense carte ; et au cœur du roman il y a les joutes oratoires du banquet des quatre-vingt-dix-neuf fossoyeurs qui proclament en chœur avant de s'adonner à des agapes rabelaisiennes : "Longue vie à la Mort, généreuse putain!" Donc au moins trois styles différents dans un seul livre. Vous aimez les défis? J'aime me fixer des contraintes. C'est, en les cadrant, une façon de mettre en route l'écriture et la fiction. Je fais presque toujours ça. D'un livre à l'autre, je change le cadre de contraintes. J'entre dans le livre par la contrainte. Dans le Banquet, les contraintes se voient à l'œil nu : le dépliage autour du journal de David, ce jeu de double focale, ce parti pris du catalogue des voix, de l'histoire de la langue française. Mais les contraintes peuvent aussi être invisibles, comme l'utilisation de l'alexandrin dans Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants : il y en a deux par page ; le titre aussi est un alexandrin. Le lecteur ne s'en rend pas compte. C'est comme le passage des heures dans Boussole. Que ce soit quatre-vingt-dix secondes par page, ça n'intéresse que moi. La contrainte, c'est un moyen d'être tenu dans l'écriture.

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J'ai envie d'écrire un roman assez bref. C'est une espèce de défi : ce serait de faire sujet, verbe, complément

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Ce livre n'est pas seulement une exploration des profondeurs du terroir, c'est aussi une plongée dans le temps. D'un paragraphe à l'autre, il y a parfois deux siècles d'écart. Parce que vos personnages se réincarnent...
La réincarnation offre un mode de construction romanesque génial. [Moue gourmande.]

Croyez-vous aux vies antérieures?
Oui, non, je ne sais pas... Ça me paraît assez plausible, ça me plaît. De toute façon, la cosmogonie bouddhiste me plaît beaucoup. Voir le monde comme un enchevêtrement d'illusions, où le temps n'est qu'un point de vue, et pas du tout une réalité, car de réalité il n'est pas. Il y a une certaine licence poétique dans mes réincarnations : elles sont toutes au même endroit.

In fine, vous serez parvenu à mettre de la poésie bouddhiste dans les Deux-Sèvres?
C'est le premier temple bouddhique de Niort, et il est en papier. [Toujours son œil semble s'amuser, comme s'il se moquait gentiment de tout.]

À l'occasion du débat entre vos fossoyeurs sur la question de faire entrer les femmes dans la confrérie, vous nous faites redécouvrir un mot tombé en désuétude : ironiste. Êtes-vous un ironiste?
Je suis un pur esprit sincère et droit, comme tous les romanciers. [Sourire.]

Quels sont vos prochains défis?
J'ai toujours plusieurs projets. J'ai envie d'écrire un roman assez bref. C'est une espèce de défi : ce serait de faire sujet, verbe, complément. Une histoire racontée de la façon la plus simple possible. J'ai également un projet de roman sur les Séfarades des Balkans. J'ai un projet d'essai sur la frontière entre les langues et le multilinguisme en littérature. Je m'intéresse par exemple à la relation entre l'allemand et les langues slaves dans la marche de Brandebourg autour de la deuxième croisade, ou à la naissance de la poésie en langue romane cachée dans l'arabe et dans l'hébreu en Andalousie aux alentours de l'an mille. 

Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs, de Mathias Enard

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