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Shakespeare l'Européen : Henri V, héros et bourreau d'Azincourt

À travers la pièce de Shakespeare, Henri V, le dramaturge a fait de la cuisante défaite de la chevalerie française face aux archers anglais en 1415 le berceau de la nation britannique. Sur les lieux de la bataille, deuxième étape de la tournée du JDD, Christophe Gilliot entretient la flamme.

Marie-Christine Tabet , Mis à jour le
Des Français rejouent la bataille d'Azincourt.  en juillet 2015
Des Français rejouent la bataille d'Azincourt. en juillet 2015 © Sipa

Entre Amiens et Saint-Omer, sur la départementale 198, seuls quelques archers en bois peint signalent Azincourt, 303 habitants. Au centre du village, un unique mais coquet restaurant, royalement baptisé Le Charles VI, et à la sortie un petit centre médiéval. Sans Shakespeare, qui se souviendrait que le cimetière de la noblesse française se trouve ici, perdu sous les champs de lin et de blé? C'est pourtant là que, le 25 octobre 1415, après sept heures d'affrontements, les troupes anglaises ont défait la chevalerie française, deux à trois fois plus nombreuse. Les archers britanniques, des Gallois, pour la plupart, ont avec leurs flèches – huit à dix à la minute – mis en déroute la cavalerie et l'infanterie des Armagnac.

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Deux mois plus tôt, le roi Henri V avait débarqué en Normandie avec l'intention d'unir la France et ­l'Angleterre sous une même couronne. Après la prise d'Harfleur, il décide avec des troupes affaiblies par la dysenterie de rejoindre Calais, anglaise depuis 1347. Sur le chemin, harcelés par les milices françaises, les Anglais apprennent qu'une bataille sera livrée mais ils ne savent ni où ni quand. Ce sera Azincourt. Un véritable Waterloo médiéval, épisode malheureux de la guerre de Cent Ans que les Français ont préféré oublier. C'était compter sans le génie de William Shakespeare.

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La pièce fut jouée pour la première fois en 1599

Près de deux siècles après la bataille, l'auteur entre dans la guerre avec The Life of Henri the Fifth, un de ses huit drames historiques. Il finit de terrasser l'ennemi héréditaire. Sans avoir jamais traversé la Manche, il a fait d'"Agincourt" le berceau de la nation britannique. Un roman épique et mythifié de la conquête du monarque. Son "Harry", jeune roi de 28 ans, héritier de la dynastie des Lancastre rongée par les intrigues et les crimes, a rompu avec sa jeunesse de débauche. Il doit son règne à un meurtre perpétré par son père. Mais pour Shakespeare, Henri V a le "le port de Mars et à ses talons (en laisse comme des limiers) Famine, Glaise et Feux".

La pièce fut jouée pour la première fois en 1599 à Londres dans son théâtre, The Globe. Depuis, tous les grands shakespeariens ont endossé l'armure au théâtre comme au cinéma. En 1944, Laurence Oliver offre une parabole de bravoure aux Alliés ; Kenneth Branagh, une version plus sombre en 1989. En France, où le dramaturge est pourtant très apprécié, il faudra attendre 1999 pour qu'un comédien-français, ­Philippe Torreton, s'empare du rôle dans la cour d'honneur du palais des Papes, au Festival d'Avignon. À l'époque, les critiques saluent le travail de l'artiste mais digèrent mal le "French bashing". Les Français y apparaissent arrogants, mal préparés et cruels. "Acte d'une scélératesse la plus fieffée", l'auteur les accuse même d'avoir massacré les petits pages, "des enfants", en tentant de piller la tente du roi pour s'emparer de la couronne et de ses bijoux. Shocking.

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Le 29 octobre, le duc et la princesse de Kent avaient invité plus de 2.000 personnes à l'abbaye de ­Westminster pour célébrer les 600 ans de la victoire ­anglaise. Dans la nef pleine à craquer, Henri V est apparu en armure. "À compter de ce jour jusqu'à la fin du monde sans que de nous on se souvienne, de nous cette poignée, cette heureuse poignée d'hommes, cette bande de frères. Car quiconque aujourd'hui verse son sang avec moi sera mon frère, si humble qu'il soit…" Les mots de Shakespeare, ses trouvailles linguistiques – "happy few", "band of brothers"… – extraites de la tirade du roi ont résonné fièrement. Pour les Britanniques, Henri V, c'est Shakespeare.

Un menhir en guise de stèle aux abords du champ de bataille

Dans le public de Westminster se trouvait Christophe Gilliot, l'un des rares Français invités à la cérémonie. À Azincourt, c'est lui qui entretient la flamme et la mémoire de la bataille, la passion de sa vie… Ancien amateur de tournois chevaleresques, il dirige le Centre historique médiéval, une création de la communauté de communes, pour laquelle il a de grandes ambitions. Christophe Gilliot a découvert Azincourt à l'âge de 7 ans. Son père s'était perdu en voiture dans le brouillard, un peu comme les archers anglais ­d'Henri V. À l'époque, l'ancien maire et l'instituteur du village avaient consacré une petite salle et quelques panneaux à la bataille. Ils avaient pris le relais de l'abbé Delétoille, prêtre de Fruges (Pas-de-Calais), féru d'histoire, qui avait entamé ses recherches au début des années 1960. L'ecclésiastique avait installé une sorte de menhir en guise de stèle aux abords du champ de bataille.

Bien que discret, le musée de ­Christophe Gilliot recèle notamment une magnifique maquette de la bataille autour de laquelle il organise des expositions temporaires. Le centre accueille aujourd'hui 30.000 à 35 000 visiteurs par an, pour la plupart britanniques. Le jeune directeur fait volontiers le tour du théâtre des opérations à bord de son 4 x 4. Il se poste dans les positions anglaises, sur la partie haute du plateau, pour mieux expliquer la défaite des Français ­acculés en contrebas. En l'écoutant, on les imagine avec leurs chevaux, affolés par les flèches, piétinant l'infanterie. Au passage, ­Christophe Gilliot rétablit quelques vérités historiques : "Shakespeare nous présente un Henri V proche de ses soldats, désintéressé, au service de Dieu. Mais cette vision romanesque est peu crédible. En attaquant la France, le souverain anglais fait de la politique et veut ressouder un royaume déchiré. Quant à sa proximité avec ses soldats… Il a fait crucifier et éviscérer vivant l'un d'eux car il avait volé un reliquaire… L'histoire des jeunes pages massacrés, elle, est fantaisiste. En revanche, dans la panique, Henri V a fait égorger entre 600 et 800 prisonniers français."

Beaux joueurs et reconnaissants de son travail, les Britanniques ont accordé à Christophe Gilliot un insigne honneur. L'automne dernier, à Westminster, le Français a été choisi pour déposer une couronne de fleurs sur le tombeau du roi en compagnie de l'historienne Anne Curry, présidente de la Royal Society of History et doyenne de la faculté des sciences humaines de Southampton. Chevaleresque. 

L'oeil de Denis Podalydès * : "C'est l'équivalent de “La Marseillaise”, un emblème national"

"Henri V, c'est l'équivalent de La Marseillaise, un emblème national. À travers les exploits du jeune roi, Shakespeare célèbre la dynastie des Tudors. Élisabeth Ire a donné au royaume stabilité, prospérité et unité. Pour les Anglais du XVIe siècle, la France catholique et papiste impose la terreur, exige des conversions, c'est Daech. Antifrançaise, la pièce fut longtemps négligée en France. Le texte est pourtant magnifique. Les Français y sont certes caricaturaux mais offrent de belles partitions comiques. Et la harangue d'Henri V aux soldats pour la Saint-Crispin est un monument de panache. Dans son film, Kenneth Branagh, dont Gérard Depardieu est la très belle voix française, lui donne une fougue à soulever un stade.

Que la pièce ait quelques longueurs, peu importe. On peut couper dans Shakespeare, inverser des scènes, supprimer et fondre des personnages, modifier – ce qui arrive – le scénario, c'est encore Shakespeare. On ne peut le trahir, il l'a fait cent fois lui-même. On sait que les publications étaient très éloignées des originaux, d'ailleurs il n'existe pas d'original… Mobile, plastique, l'œuvre demeure, comme si elle contenait en elle-même un principe de mouvement et une adaptabilité dont les pièces classiques françaises, métrées, parfaites et intouchables, semblent par nature privées."

* De la Comédie-Française.
Album Shakespeare, Denis Podalydès, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, mai 2016.

Source: JDD papier

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