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Pierre Bergounioux : «Je suis un crétin rural»

La plupart des romans de Pierre Bergounioux sont traversés par un personnage confronté à une épreuve qui le fait basculer de l'autre côté de lui-même, de l'autre côté de l'enfance. FRANCOIS BOUCHON

Alors que les Éditions Fayard publient un essai, Exister par deux fois, qui regroupe une dizaine de textes parus, nous avons rencontré l'écrivain autour des livres, des amis, des papillons et de la Corrèze.

«Je suis un crétin rural», aime-t-il à répéter, en souriant. Peu voyageur, nomade pour rien au monde, Pierre Bergounioux a élu ses contrées, a choisi ses éloignements, du côté des mots et de la littérature. À 65 ans, il vient de prendre sa retraite d'enseignant en collège et coule des jours heureux et studieux dans sa maison de la vallée de Chevreuse, loin de sa Corrèze natale qu'il a quittée à vingt ans, poursuivant son œuvre prolixe, notamment la rédaction de son journal. Aujourd'hui, les Éditions Fayard publient un essai, Exister par deux fois, qui regroupe une dizaine de textes parus (entretiens, essais, interventions) en revues et rassemblés par deux jeunes éditeurs, dont un était l'un de ses élèves en région parisienne, il y a vingt-deux ans de cela… Pierre Bergounioux fête également les trente ans d'une carrière littéraire bien singulière.

Il confie: «Vous savez, j'ai mis du temps pour voir naître ma vocation littéraire, il me fallait mûrir: c'était le prix à payer pour sortir certaines choses du mutisme! Et puis, je fais partie de la génération de la transition et je viens d'une région obstinément occitanophone.» En 1984 (il a 35 ans), encouragé par le poète Jacques Réda et Pascal Quignard, il publie son premier roman, Catherine, récit d'un amour perdu. Le livre ne fait pas grand bruit, mais ceux qui l'ont remarqué louent déjà sa parfaite exigence d'écriture. Plus tard, son ami François Bon dira justement: «Ceux qui connaissent Pierre Bergounioux savent cette maîtrise du langage qui est la sienne: l'âpreté, l'austérité de ses livres, c'est d'avoir à passer outre cette maîtrise, lui faire affronter les plus vieilles lois des hommes.»

Longtemps membre du Parti communiste, jusqu'en 1985, Bergounioux n'en démord pas: «La littérature est à la fois l'expression des fractions dominantes des sociétés successives et l'expression la plus rapprochée de l'expérience collective. Quant au style, il est indissociable d'une position dans l'espace social. Quand j'étais jeune, j'étais frappé par le décalage ou plutôt le fossé entre ce que je voyais et ce qu'on en disait autour de moi. Quand j'écris, je travaille sur cette incertitude entre l'expérience et l'expression, entre l'opacité et le discernement.»

Seuls quelques rares proches le savaient: Pierre Bergounioux tenait régulièrement un journal, bien avant de publier son premier roman.

À propos de sa jeunesse passée dans le Limousin, il dit: «J'ai été élevé à la dure. On ne se refait pas et on n'écrit pas ce que l'on veut: je persiste. Durant mon enfance et ma jeunesse, notre réalité, rurale, délaissée, était disqualifiée: seul Paris détenait la vérité. Cela m'a marqué à jamais.» Deux grands thèmes cardinaux traversent son œuvre: l'enfance, justement, et le temps (du calendrier), «entre les décombres et les spectres». D'ailleurs, ne voit-il pas la littérature comme la «confidence épurée des morts»?

La Maison rose, L'Orphelin, Miette, La Maison de Brune … comme l'a justement souligné un de ses meilleurs exégètes, Tristan Hordé, la plupart des romans de Bergounioux sont traversés par un personnage confronté à une épreuve qui le fait basculer de l'autre côté de lui-même, de l'autre côté de l'enfance*. Un an après L'Orphelin,paru en 1993, La Toussaint avait été salué en ces termes dans Le Figaro littéraire par Patrick Grainville: «Un livre poignant de profondeur qu'il faut laisser remuer, filtrer très lentement dans une sorte de spirale, de demi-jour intérieur jusqu'à la lumière.»

Autre trait de caractère de ce mélancolique de tempérament: la recherche ou l'attention à l'insolite, à l'inattendu. Ainsi, en 2003, suite à un bref séjour à Cuba, il nous offre un magnifique récit, pertinent, portant un regard absolument neuf sur l'île, et au titre déroutant: Back in the Sixties.

Ce grand lecteur de Faulkner et de Descartes nourrit deux passions parallèles: la sculpture à partir d'objets récupérés (bois, ferraille, outils industriels), un peu à la manière de l'art brut, et l'entomologie, à l'image d'Ernst Jünger et de Nabokov: «Le monde des papillons et des insectes est d'une splendeur extraordinaire, certains d'entre eux sont de véritables joyaux.» Sa collection compte plusieurs milliers de pièces, avec une prédilection pour le carabe, un carnassier nocturne qui dissout ses victimes…

Seuls quelques rares proches le savaient: Pierre Bergounioux tenait régulièrement un journal, bien avant de publier son premier roman. C'est son éditeur, Gérard Bobillier, qui le convainc de publier l'intégrale d'un premier volume fort de quelque mille pages et couvrant la période 1980-1990. À ce jour, trois volumes ont paru, sous le titre Carnet de notes, s'arrêtant à 2010. Pour Jacques Réda, il s'agit d'une métaphore entre la vie et le livre. Selon François Bon, «il ne s'agit pas d'un “journal”, au sens où on suivrait le déroulé de ces jours. Il y a le temps linéaire de celui qui l'écrit, attentif aux saisons, ponctué par la vie scolaire, mais aucun des autres temps qu'il superpose n'est linéaire: les enfants échappent aux parents, les deuils retirent ceux qui vous retiennent au passé, et se constitue progressivement le temps de l'écrivain qu'on voit s'affirmer d'un livre au suivant»**.

Avant de nous quitter, Bergounioux nous a dit son sentiment sur cette langue française qu'il chérit tant et qu'il illustre à merveille: «Je suis absolument stupéfait du traitement infligé à notre langue, toute cette désinvolture à son égard, son usage de moins en moins révérencieux, l'abus des anglicismes. J'ai l'impression qu'avec ces gens-là, nous n'habitons plus le même monde.»

(*) Voir «Conversations sur l'isle. Entretiens avec Tristan Hordé, William Blake & Co», 1998.
(**) «À propos de Pierre Bergounioux», ouvrage collectif (Revue Le Préau des collines no 11, 2010).
«Exister par deux fois», de Pierre Bergounioux, Fayard Essais, 297 p., 20 €.

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