• Président du Syndicat des vignerons d’Île-de-France (Syvif), Patrice Bersac voit le jour aux confins des Périgord blanc et vert, à Saint-Martial-d’Artenset, dans une famille paysanne. Ingénieur Arts et Métiers devenu enseignant, il exploite une petite vigne de 12 ares au pied de la Tour César à Provins et une autre dans les Hauts-de-France, près de Valenciennes. Il cultive aussi trois ares de cépages résistants pour deux établissements parisiens où il enseigne, l’Institut supérieur Clorivière qui forme des BTSA vins et spiritueux et le lycée Albert de Mun où sont formés des sommeliers. Ses vins fétiches : celui de ses parents aux arômes de framboise, les monbazillacs, un grand Comte Georges de Vogüe rouge gardé dix minutes en bouche après l’avoir bu et puis ce vin australien du domaine Sevenhill, en Clara Valley, issu de pieds de vigne plantés en 1852 par les premiers jésuites débarqués sur l’Île-continent. Une intense émotion.

La RVF : La nouvelle a éclairé le printemps parisien : il est enfin possible d’acheter des vins estampillés IGP Île-de-France ?
Patrice Bersac : Dans quelques jours, quatre domaines franciliens pourront commercialiser leurs vins sous la dénomination Île-de-France, dans le millésime 2020 : le vignoble historique de la ville de Suresnes, le domaine du Bois Brillant du pionnier Daniel Kiszel à Guérard, dans la Brie, Jean-Michel Bourgoin à Blunay, au sud de Provins, toujours en Seine-et-Marne, et enfin le domaine de Davron, près de Poissy, avec qui travaille le négoce-vinificateur La Winerie Parisienne. Soit une trentaine d’hectares de vignes au total. C’est une région viticole française silencieuse depuis plus d’un siècle qui renaît : l’aboutissement de vingt ans d’efforts.

Vous ne comptez pas vous en tenir là, n’est-ce pas ?
Au plus tard d’ici à la fin de l’année, l’IGP Île-de-France sera officiellement enregistrée par la Commission européenne. Après agrément par la commission organoleptique, les producteurs franciliens pourront alors vendre leurs vins sous la dénomination IGP Île-de-France, avec le logo IGP européen rond et bleu sur fond jaune. D’ici à 2030, nous visons 400 hectares de vignes en production IGP Île-de-France.

Quel est le profil de ce nouveau vignoble ?
Le cahier des charges est volontairement très large, avec 73 cépages autorisés sur dix départements qui vont de Dreux au sud-ouest à Laon au nord-est et de Beauvais au nord-ouest à Provins au sud-est, Paris et sa couronne étant le centre de cette zone. Tel un creuset, l’Île-de-France a accueilli au fil des siècles des cépages issus de toute la France et même au-delà. La liste a été définie sur des bases historiques, avec une majorité de cépages blancs dont les chardonnay, chenin, savagnin, riesling, verdhelo ou viognier et, en rouge, les cabernet-sauvignon, gamay, pinot noir ou syrah. Des cépages moins connus sont aussi autorisés : castets noir, joubertin noir, ségalin noir ou tressot en rouge ; précoce bousquet, romorantin ou gringet en blanc. Sans oublier huit cépages résistants hybrides interspécifiques, dont l’oberlin noir, le seyval blanc ou le maréchal foch noir. Les assemblages sont libres, avec un rendement maximum limité à 100 hectolitres par hectare.

Quels sont les atouts du vignoble francilien ?
Les sols sont essentiellement composés de sables et de limons, avec des argilo-calcaires à pH élevé. Le territoire de l’IGP bénéficie d’un mésoclimat frais, les températures s’élèvent lentement pendant la matinée, plus vite l’après-midi, mais redescendent la nuit sous 14° C, surtout en période de maturation des raisins. Les vins produits, rouges, blancs et rosés tranquilles, sont fruités, vifs et minéraux, à dominante d’arômes primaires, avec pour les rouges des notes fumées discrètes.

Comment tout cela a-t-il commencé ?
En janvier 1999, dans un bistrot parisien de la rue de Charonne, se rassemble un petit groupe de personnes passionnées par la vigne et l’élaboration du vin. Il y a là quelques élus, un œnologue, un technicien viticole, une poignée de passionnés et deux journalistes. À l’époque, on recensait une centaine de “vignerons” en Île-de-France administrative, des mordus à la tête de quelques pieds ou centaines de pieds. Il s’agissait d’un plaisir simple, faire du vin, le partager à l’occasion d’animations locales. Pour ma part, je produisais deux hectolitres d’un vin fruité issu de pieds de baco noir plantés en pergola en 1952 dans une arrière-cour de la rue de Reuilly, dans le XIIe arrondissement de Paris. Cette vigne était la propriété d’Auvergnats, la famille Soubrier. Pour moi, fils de paysans du Périgord, découvrir une vigne à Paris, c’était revivre, sortir du bureau, du béton, respirer. J’étais heureux. Mes copains vignerons de Monbazillac et quelques œnologues m’aidaient par téléphone en cas de problème...

Que faisiez-vous à l’époque ?
J’étais au ministère de la Défense, en charge de la réforme du système d’alimentation des armées. Ensuite, je suis devenu administrateur civil dans les services du Premier ministre puis à la Répression des fraudes où je travaillais avec les douanes. Là, j’ai découvert qu’il existait des centaines de vignes comme celle dont je m’occupais.

Comment et par qui ce vin était-il bu ?
Le vin francilien n’était pas vendu au sens commercial du terme, il était distribué au sein d’associations, certaines communes organisaient de petites ventes aux enchères. Mais des vignerons ont eu des ennuis avec les douanes. Un jour, du côté de Pontoise, un douanier est venu interdire à l’un de ces vignerons de transporter son vin, l’équivalent de deux hectolitres, depuis son chai jusqu’à une place de la commune où se tenait la fête du village. Dépité devant tant d’obstination, le vigneron a ouvert le robinet, laissant son vin se répandre sur le sol.

> « Parmi les 73 cépages autorisés en IGP Île-de-France sur des bases historiques, figurent des cépages hybrides interspécifiques », souligne Patrice Bersac.

Nous étions dans un vide juridique complet, la région viticole n’existait pas

Vous décidez alors de sortir de cette quasi-clandestinité ?
Ces vignerons vivaient en marge de la filière viticole française. Personne ne s’intéressait à eux du point de vue administratif et certains se trouvaient très bien comme ça. Mais après cet épisode, je me suis dit : réunissons-nous. Très vite, nous comprenons qu’il allait falloir distinguer d’un côté les producteurs qui ambitionnent de faire un vin de qualité à partir d’une charte calquée sur celle des vins de pays, de l’autre ceux qui préfèrent la vigne pour leur simple plaisir, en famille. Pour avancer ensemble, nous avons rassemblé cinq familles autour de notre projet : les vignerons, des techniciens du vin, des fournisseurs de matériel et de produits, des consommateurs et des journalistes intéressés. Les Vignerons Franciliens Réunis (VFR) étaient nés.

Quels problèmes rencontriez-vous alors ?
Nous avions des problèmes techniques pour choisir les meilleurs cépages, des problèmes d’œnologue pour vinifier, des soucis de matériel aussi car nous ne produisions que des petits volumes, en microvinification. Nous avions enfin des problèmes administratifs. Nous étions sans statut, dans un vide juridique complet, dans une région viticole qui n’existait pas. L’administration ne s’occupait pas bien de nous. Et puis nous étions si petits : nos vignerons ne produisaient que deux à trois hectolitres de vin, les plus gros dix à quinze. Seule la ville de Suresnes produisait entre 30 et 50 hectolitres vendus en Vin de table. Il fallait régulariser notre situation, tisser des liens avec l’administration.

Comment avez-vous procédé ?
Il a fallu contacter le ministère de l’Agriculture, puis la Répression des fraudes. Pour le ministère, c’est le journaliste Christian de La Guéronnière qui nous a introduits. Pour la Répression des fraudes et les douanes, j’ai servi d’intermédiaire. Le 5 octobre 2000, nous, de microscopiques vignerons sans statut, ouvrons un colloque fondateur à Suresnes, sous le haut patronage de Jean Glavany, ministre de l’Agriculture à l’époque. Nous demandons alors à devenir Vin de pays. On nous répond officiellement : « Une procédure existe, suivez-la ». Dès lors, nous allons enchaîner les réunions avec l’Office national interprofessionnel des vins et le ministère de l’Agriculture.

Tout avançait donc assez rapidement ?
Pas du tout. À l’époque, aucune administration ou organisme officiel n’avait le temps ou l’envie de faire le point avec nous sur notre situation juridique, le mode d’action à mettre en œuvre pour nous régulariser. En plus, pour limiter les risques de surproduction, il avait été décidé qu’aucune nouvelle vigne pour faire du vin de table ne pouvait être plantée en France, en particulier dans son quart nord-ouest, jugé non-viticole. On nous disait : « Vous êtes sur un territoire où on ne peut pas planter de vignes nouvelles ». Nous demandions à déroger, mais rien n’avançait.

Comment êtes-vous sorti de là ?
J’ai noué des relations avec Bruxelles, réussissant à démontrer l’absurdité de certaines règles françaises. À l’époque, les plantations en Vin sans indication géographique (VSIG) étaient bloquées. Mais un vigneron en Val de Loire avait parfaitement le droit d’arracher sa vigne pour la replanter 70 km plus loin. Il pouvait faire la même chose l’année d’après, et ainsi de suite. J’ai démontré à Bruxelles qu’en cinq années, après cinq arrachages, ce vigneron pouvait tout à fait légalement s’implanter en Île-de-France alors qu’il était officiellement interdit d’y planter des vignes. Il y avait un problème.

Et donc ?
Vue de Bruxelles, la rigidité française devenait intenable. Rendez-vous compte : nous présentions nos vins inconnus, illégaux, au salon de l’Agriculture à Paris depuis 2001, mais on ne nous reconnaissait pas. À partir de 2012, il se murmurait que la France allait finir par lâcher du lest en libéralisant la plantation de certaines vignes. Soutenus par Jacques Gravegeal, surnommé “le Grand Jacques”, président du comité des IGP à l’Inao, nous nous lançons alors sur la voie de l’IGP. En 2013, nous déposons un premier cahier des charges des vins IGP d’Île-de-France auprès de l’Inao.

Que se passe-t-il alors ?
Le 22 janvier 2014, jour de la saint Vincent, le Conseil national IGP au sein de l’Inao accepte notre dossier. Une commission d’enquête est nommée. Nos terroirs, nos vins sont jugés de qualité, les conclusions sont favorables. Simplement, on nous suggère de reprendre notre territoire historique, c’est-à-dire l’Île-de-France viticole de 1754 et pas seulement sa réduction administrative actuelle. Notre association, avec ses cinq familles, était aussi jugée trop large : l’Inao ne voulait connaître qu’un regroupement homogène de producteurs, comme dans tous les autres syndicats viticoles de France.

 En 2014, la commission IGP de l’Inao accepte notre dossier 

Et qu’avez-vous fait ?
Nous nous sommes exécutés. Le collège des vignerons professionnels a quitté notre association universaliste VFR pour donner le Syndicat des vignerons d’Île-de-France, le Syvif. Le 29 juin 2016, après seize ans de bataille, l’Inao nous reconnaît en tant qu’Organisme de défense et de gestion (ODG). Pour la première fois, nous devenons l’interlocuteur unique des pouvoirs publics.

C’en était donc fini de ce chemin de croix ?
Que nenni ! Il restait à présenter notre projet à l’échelle nationale, selon la procédure nationale d’opposition (PNO) prévue par le règlement européen. Et là, la filière AOP française s’est réveillée.

C’est-à-dire ? Vous n’étiez pas les bienvenus ?
Le Val de Loire d’abord, les Champenois puis les Alsaciens nous disent : « Vous n’existez pas, vous avez trop de cépages dans votre cahier des charges ». La Fédération des vins de Nantes nous refuse le melon de Bourgogne, l’AOP de Toul l’auxerrois et l’aubin. À tort, car ces deux cépages-là sont cultivés en Île-de-France depuis bien plus de temps que chez eux ! Le Roussillon ne voulait pas que l’on parle de couleur “vermeil” à cause de la Côte Vermeille. Certains nous disent : « Mais enfin, avec quatorze départements, vous êtes plus vastes que le Languedoc-Roussillon ! ». Mais nous avons joué la carte de la pacification. Nous avions droit au melon de Bourgogne, nous y avons renoncé. Même chose pour l’auxerrois et l’aubin. Nous avions une commune dans les Ardennes, cinq communes dans la Somme, onze dans l’Eure : nous y avons renoncé et, comme ils nous le demandaient, nous avons réduit notre territoire initial de 90 % !

> Le professeur Patrice Bersac, père du renouveau du vignoble francilien, ici au Chemin des Vignes, à Issy-les-Moulineaux, autour d’un verre de vin d’Île-de-France bien sûr : un chardonnay/pinot beurot (ou fromentin) élaboré par un autre pionnier, le caviste et restaurateurYves Legrand. Un blanc gourmand et 100 % bio à découvrir sur place !  

La France du vin se dresse donc contre vous !
Je me rappelle cette phrase d’un producteur de l’Aude : « Patrice, chaque fois que tu vends un hectolitre de vin francilien, c’est un hectolitre de vin que je ne vends pas ». Les autres régions avaient peur que nous perturbions le marché. Nous qui n’avions pourtant qu’une perspective de quelques centaines d’hectares contre 240 000 en Languedoc !

C’est tout ?
Non, une deuxième PNO était nécessaire et là, des retardataires se réveillent, à l’intérieur même de notre territoire : la chambre d’Agriculture de la région s’opposait à notre projet d’IGP ! L’Association nationale des vins de France (Anivin de France) nous attaque aussi, contestant l’utilisation du mot “France” dans IGP Île-de-France. J’ai dû démontrer que c’est eux qui avaient utilisé une phrase du règlement 479 de la nouvelle Organisation commune du marché vitivinicole (OCM) pour dire : « Nous sommes les vins de France et personne d’autre ».

Que se passe-t-il alors ?
Comme pour la première PNO, au prix de centaines d’heures de travail supplémentaires, nous avons répondu posément, explicitement à chacun, et de façon juridiquement incontestable, à la satisfaction de l’Inao.

C’est kafkaïen ! La hache de guerre a-t-elle été enterrée ?
En 2019, avec l’intermédiation puissante de la commission d’enquête, nous faisons ami-ami, cela se termine par un bon repas, comme dans Astérix. Une troisième PNO était nécessaire, engagée cette fois sans la moindre opposition. Au final, la France envoie notre dossier à la Commission européenne, qui ne posera qu’une seule question : faut-il écrire Île-de-France avec ou sans accent circonflexe ? Preuve que nous avions enfin un bon dossier. J’ai demandé le droit d’utiliser les deux !

> Patrice Bersac et Yves Legrand, propriétaire du Chemin des Vignes et pratiquant fervent des vins franciliens.

Au fait, à quoi ressemblait le vignoble francilien en 1850 ?
En 1852, le vignoble de l’Île-de-France viticole historique est à son pic avec 52 000 hectares, soit 2 % du vignoble de France. Le vin devient la boisson quotidienne pour toutes les couches de la population. Les prix baissent, les fraudes se multiplient et la qualité dégringole. Le rail apporte les vins du Midi, notamment du Languedoc, et fait une concurrence fatale aux producteurs et négociants franciliens qui ne luttent pas.

Quand va-t-on pouvoir acheter du vin de Montmartre ?
Les vignes de la capitale, à commencer par Montmartre, ne peuvent pas encore bénéficier de l’IGP car la Ville de Paris n’a pas entamé la régularisation de ses vignes, soit pour une consommation “familiale”, position à mon sens intenable au plan juridique vu les pratiques, soit en vin commercial.

Le cahier des charges de l’IGP compte des hybrides. Pourquoi ?
Ces cépages-là n’ont pas plus de méthanol que les autres. J’ai fait analyser mon fameux baco noir ainsi que le vin multicépages de Montmartre par la DGCCRF, à l’époque où j’y travaillais. Eh bien, le vin de Montmartre et mon vin étaient jusqu’à cinq fois en dessous des seuils en méthanol et sans pollution. Sur ce sujet-là aussi, on nous raconte des histoires depuis longtemps (lire La RVF n° 649, avril 2021).

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