La RVF : Miren, Nicolas, votre vignoble a changé de dimension en une génération, pouvez-vous raconter ?
Miren de Lorgeril : Il nous a fallu vingt-cinq ans, tout s’est donc passé lentement et en même temps assez rapidement. En 1987, lors de l’arrivée de Nicolas, le domaine familial réunissait le château de Pennautier et le domaine de Garille, soit 80 hectares. La propriété était en assez bon état, mais pas mal de projets restaient à développer. Le Languedoc était alors en pleine ébullition. Dès 1999, nous avons exploré d’autres terroirs, en misant sur la fraîcheur des vins, en privilégiant l’altitude. Nous nous sommes installés à La Livinière, en reprenant une série de parcelles autour d’un îlot, La Borie Blanche. Une autre propriété, le domaine de Vallière, a rejoint La Borie Blanche. En 2000, nous avons repris le château de Caunettes en Cabardès, qui nous apportait des zones fraîches, des calcaires complexes et intéressants. Ensuite, en 2007, nous avons repris le château de Ciffre, à cheval sur Faugères, Saint-Chinian et l’AOC Languedoc, un terroir que nous connaissions bien.

La RVF : Et le Roussillon ?
Miren de Lorgeril : On a commencé par des achats de parcellaires isolés. Puis par un petit domaine, de façon à pouvoir créer en 2008 ce que nous avons appelé le Mas des Montagnes, qui se déploie sur trois zones différentes, entre Cassagne, Caramany et Saint-Paul-de-Fenouillet. Trois sommets sur une aire de 12 kilomètres. Là aussi, nous n’avons que des terroirs d’altitude, très intéressants. Au total, nous travaillons aujourd’hui 250 hectares de vignes en propriété.

La RVF : Comme Gérard Bertrand, Paul Mas ou la famille Jeanjean, vous faites partie de ces opérateurs languedociens qui proposent des vins de propriété et de négoce issus de plusieurs appellations. Comment définissez-vous votre style ?
Miren de Lorgeril : Nous sommes marqués par ce pays du Cabardès qui culmine à 1 210 mètres d’altitude et combine deux influences, méditerranéenne et atlantique, un fort ensoleillement et de la fraîcheur. Nous revendiquons aussi un apport de féminité. Nous n’aimons pas les vins envahissants ou dominants. Notre style est, disons, moins viril que certaines expressions parfois excessives du Languedoc. Nous sommes deux, mais dans le style des vins, j’ai toujours été dans cette recherche de finesse et de fraîcheur. Le blason de notre maison porte un losange et un éperon. Le losange, en héraldique, c’est la féminité et la molette d’éperon, un symbole de chevalerie. C’est notre façon de réunir nos deux regards, une forme de pureté chevaleresque, un respect des terroirs, ce goût pour des vins plutôt en finesse et une certaine hauteur de vue. J’ai toujours détesté qu’on parle de vins féminins, mais il y a un peu de cela quand même...

La RVF : Faire du vin en propriété, n’était-ce pas suffisant ?
Miren de Lorgeril : Nicolas a toujours été passionné par les beaux terroirs, mais nous ne pouvions pas acheter toutes les parcelles qui nous plaisaient… Or, quelquefois, il vaut mieux acheter les raisins d’une belle parcelle que les regarder. C’est ce modèle que nous avons tenté de développer : des partenariats durables avec des vignerons prêts à vendre une part de leurs raisins, beaucoup continuant à travailler pour leur propre compte de la vigne jusqu’à la vente. Nous achetons aussi des vracs chez des fournisseurs capables de faire le style que nous aimons, car nous signons tout nous-mêmes. Nous achetons du raisin, des vins, nous assemblons et apposons notre patte sur tous nos vins. Nous sommes plus proches du modèle bourguignon ou de la Vallée du Rhône que de négociants à la bordelaise qui diffusent un tas de petits châteaux.

La RVF : En achetant vos vins, un amateur peut-il reconnaître et distinguer un vin négoce d’un vin domaine ?
Miren de Lorgeril : Oui bien sûr, tous les vins issus de nos propriétés ont des capsules signées “N. & M. de Lorgeril” avec des étiquettes signées “Domaines N. & M. de Lorgeril”. Attention, notre activité négoce reste équilibrée : nous produisons 50 % de vins de négoce et 50 % de vins de domaine.

La RVF : Quels défis attendent les vignerons en Languedoc ?
Nicolas de Lorgeril : Le réchauffement climatique est un enjeu, les attentes environnementales de nos clients et l’évolution du monde du vin qui se concentre au plan capitalistique aussi. Notre métier devient de plus en plus complexe. Un vigneron qui réalise entre 10 ou 15 millions d’euros de chiffre d’affaires pratique six ou sept métiers différents dans parfois trente-cinq pays et plus… Il doit être agriculteur, vinificateur, conditionneur, metteur en marché, exportateur, gérant de chambres d’hôte… Cela n’existe dans aucun autre métier, c’est très dur.

La RVF : Vous avez été frappés par l’interview de Jean-François Ganevat, les difficultés qui l’ont conduit à céder son domaine du Jura malgré son succès (La RVF n° 655, novembre 2021).
Miren de Lorgeril : La vigne est un jardin, nous avons besoin de jardiniers, de cette dimension humaine, lorsque la main de l’homme est visible, pas seulement au sens physique mais au sens du regard, de l’attention. Mais il y a des aspects surhumains dans ce métier quand on est indépendant.

La RVF : C’est-à-dire ? Pouvez-vous préciser ?
Miren de Lorgeril : Pour créer de la valeur, il faut savoir se faire aider. C’est ce que dit Jean-François Ganevat dans La RVF : « Si je n’avais pas ma sœur, je n’y arriverais pas ». Le vigneron est face aux éléments, aux aléas internationaux, aux phénomènes sociétaux, aux contraintes administratives qui ne sont pas les moindres. Il a un tas de fers aux pieds, il faut une sacrée énergie pour avancer. Le modèle solitaire est surhumain. Quelques talents formidables réussissent, mais seul un travail en équipe permet de l’emporter sur le long terme.
Nicolas de Lorgeril : En instillant l’idée que l’argent était sale dans le monde du vin, un film comme Mondovino a rendu un bien mauvais service aux vignerons. On a développé une vision 100 % esthétique du métier, à mille lieues de la réalité. Dans notre activité, il faut compter avec le foncier, le poids des immobilisations. Il faut 6 à 7 euros d’investissement pour obtenir un euro de chiffre d’affaires. Le vin consomme beaucoup de capitaux. Les gens du Nouveau Monde le savent bien, ils ont investi un argent fou pour créer des boîtes avec beaucoup de moyens. Elles sont en face de nous aujourd’hui.

La RVF : Quelles sont les priorités pour faire bon et vivre de son travail ?
Nicolas de Lorgeril : Il faut d’abord atteindre une taille critique en réunissant beaucoup de compétences en interne. Nous employons 70 personnes et ne cessons de nous renforcer. Après avoir travaillé avec Patrick Léon jusqu’à sa mort (cet œnologue fut l’artisan du renouveau de Mouton Rothschild, ndlr), nous avons modifié notre organisation et sommes conseillés depuis deux ans par Stéphane Derenoncourt. Il nous apporte beaucoup, tant pour les vignes que pour l’aspect œnologique. Il ne s’agit pas de tout changer, plutôt de mieux connaître l’identité de nos sols, mieux travailler l’enracinement de nos vignes qui est la seule réponse intelligente aux problèmes climatiques. Notre métier s’est complexifié, je reçois des tableaux Excel avec 35 colonnes d’informations par parcelle ! On en fait quoi tout seul ? Derenoncourt nous aide beaucoup là-dessus.

> Classé monument historique, le château de Pennautier, surnommé le “Versailles?du Languedoc”, fait la fierté des Lorgeril qui l’ont restauré.

La RVF : Le capital des vignobles Lorgeril est 100 % familial, est-ce un atout ?
Miren de Lorgeril : Bien sûr. Tous les membres de la famille ne sont pas dans l’entreprise, mais la dimension familiale du projet a quelque chose de précieux, elle nous inscrit dans le temps long, elle rend la pression du quotidien plus tenable. Nous avons à la fois le recul sur le passé et la vision sur l’avenir. On comprend mieux ce point essentiel : ce que nous n’arrivons pas à faire tout de suite, nous réussirons à le faire dans la durée. On s’entraide, on s’appuie, même si nous connaissons le danger des boîtes familiales, lorsque tout le monde vient y chercher un job alors qu’il n’en trouverait pas ailleurs.
Nicolas de Lorgeril : Les sociétés familiales ont un grand avenir. Les plus grandes maisons ont des racines familiales profondes.

La RVF : Cabardès a bâti sa réputation sur un assemblage mi-océanique mi-méditerranéen : cabernet/merlot/grenache/syrah. Vous augmentez aujourd’hui la part de cabernet franc et de grenache. Pourquoi ?
Nicolas de Lorgeril : Il est possible d’aller un peu plus loin en complexité en passant par des cofermentations de grenache et de cabernet franc. On essaie.

La RVF : Vous évoquiez les attentes environnementales de vos clients. Où en êtes-vous côté bio ?
Nicolas de Lorgeril : L’ensemble du domaine est en conversion bio, mais nous souhaitons déjà aller au-delà. Nos fossés nous appartiennent, les bosquets autour de nos vignes aussi, mais cela ne suffit pas. À nos yeux, l’ensemble de la démarche compte et la certification bio ne fait pas tout. Par exemple, le label Haute Valeur Environnementale (HVE) se soucie du bilan carbone, pas le label bio. Aujourd’hui, il faut toujours plus d’engagement, d’attention. La clé, dans ce domaine, n’est pas la motivation – les jeunes sont tous motivés –, mais la formation.

La RVF : Comptez-vous convertir vos vins de négoce en bio ?
Nicolas de Lorgeril : Pas tous, non. Avec le bio, on apprend de ses expériences, mais à un niveau radical. C’est délicat. Dans la région, on a vu plusieurs conversions bio mal tourner. En 2018, nous nous sommes fait surprendre par le mildiou massif, nous avons perdu 70 % de la récolte, sans rattrapage possible. Beaucoup de consommateurs cherchent des vins de qualité à moins de 10 euros et notre région est très bien placée pour en proposer. Mais pas forcément en bio : proposer des vins bio à 7 ou 8 euros en prix de vente sur la durée, c’est très difficile.

La RVF : Les vins rosés sont-ils l’avenir du Languedoc ?
Nicolas de Lorgeril : On dit que le rosé est devenu le champagne de l’après-midi. C’est un vin festif, facile à partager et le Languedoc a une carte à jouer dans ce domaine : sur la fraîcheur, la convivialité, le côté facile, jeune. Sur l’accessibilité aussi : notre Pennautier rosé est vendu 12,90 euros, deux fois moins cher qu’un rosé de Provence de qualité comparable. Et puis le niveau progresse. Nous avons par exemple renoncé aux rosés de saignée. L’appellation régionale, soit 40 000 hectares, permet de jouer sur une palette de cépages, de secteurs, de volumes plus importante qu’en Provence. Savez-vous que le Languedoc produit deux fois plus de rosé que la Provence ?

La RVF : Côté blancs, vous avez été parmi les premiers à planter du chardonnay à l’ouest du Languedoc. Est-ce toujours votre priorité ?
Nicolas de Lorgeril : Nous observons le glissement de la consommation mondiale vers les rosés et les blancs. Nos zones fraîches sont favorables pour ce type de vins. Nos calcaires fins permettent de signer de grands blancs. Ici, nous avons produit de délicieux chardonnays mais notre atout, ce sont nos cépages autochtones : le grenache blanc, le rolle ou vermentino qui donne du relief, la roussanne en complément, et puis, bien sûr, le maccabeu qui délivre cette arête acide précieuse. Nous sommes en train de planter deux fois quatre hectares avec ces cépages. Une parcelle est située sur les galets roulés de Ciffre, l’autre sur des calcaires très frais, sur les hauts de Pennautier.
Miren de Lorgeril : Il y a aussi la question du prix des blancs. On voit bien que les bourgognes, certains vins de Loire aussi sont devenus très chers. Nous avons une carte à jouer, et pas seulement sur les cépages internationaux.
Nicolas de Lorgeril : D’ailleurs, nous allons bientôt sortir des blancs étonnants, vous verrez.

La RVF : La transition vers l’œnotourisme est-elle une nécessité ?
Nicolas de Lorgeril : Nous avons commencé il y a vingt ans en développant l’accueil, une boutique, des séminaires d’entreprises, un restaurant, un caveau, des gîtes dans les vignes. Cela représente aujourd’hui 15 % de notre chiffre d’affaires. Il faut dans ce domaine marcher sur deux jambes, le physique traditionnel et le digital. L’association des deux permet d’animer une communauté qui s’intéresse à nos vins, c’est passionnant.

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