A lire

Redécouvrir Alexandre Vialatte : Les dames du temps présent, Ferny Besson

Redécouvrir Alexandre Vialatte : Les dames du temps présent, Ferny Besson
Entre 1952 et 1971, La Montagne a publié près de 900 chroniques d'Alexandre Vialatte, textes truculents, baroques mais aussi graves. En cette période de confinement propice à la lecture, nous vous proposons de redécouvrir, chaque jour, quelques-uns de ces morceaux d'anthologie.

Aujourd'hui, celle du 30 décembre 1952. En 1952, cela fait cinq ans qu’Alexandre Vialatte a rencontré Ferny Besson, professeur de Français au Lycée Henri IV à Paris. La complicité entre les deux écrivains, l’admiration même explose à travers ce texte très « vialattien ». Il s’agit de la quatrième chronique de la longue série publiée dans La Montagne. Une dizaine d’années après le décès de l’écrivain auvergnat, Ferny Besson obtiendra même le prix Lange de l’Académie Française pour son ouvrage Alexandre Vialatte ou la Complainte d’un enfant frivole.

• Beauté des dames du temps présent • Génie des dames du temps présent • Analogie des dames du temps présent avec le jaspe et les perles fines • Beaux proverbes chinois qui leur sont applicables • Glouglous d’enfer • Résidus livides • Pantalons corsaires • Poupées littéraires du Printemps • Beauté de Ferny Besson • Génie de Ferny Besson • Analogie de Ferny Besson avec le jaspe et les perles fines • Traitement scientifique de Ferny Besson • Mystères du Portugal • Songes des ministères • Omelette norvégienne • Sortilèges.


Les dames du temps présent sont belles et prodigieuses. Elles composent un ballet des merveilles où le talent le dispute au génie. Louise de Vilmorin (1) qui est l’autorité même, qui est l’élégance et la maîtrise, le tour de force en face duquel chacun fait « ah ! » ; Danielle Roland (2) qui repeint une vision baudelairienne aux couleurs de Marie Laurencin ; Méraville (3), de Saint-Flour, qui ressuscite la vache avec une âme — si j’ose dire — maternelle ; Yassu Gauclère (4), qui revient d’Égypte avec un prénom japonais ; Nicole Dutreil (5) si charmante, si ailleurs, avec son « petit homme en mie de pain », et son homard bleu prémonitoire ; Hélène Dufau (6) qui crawle à plein bouillon (et de quel style !) dans l’humour et le lyrisme ; Marthe Robert qui se bat avec Kafka comme Jacob avec l’ange dans une hune de cette frégate qu’on appelle Saint-Germain-des-Prés ; Ferny Besson, qui est peut-être la plus belle ; tant d’autres… Nous reviendrons sur toutes et sur chacune.

En attendant, comme disent les Chinois, pour résumer la situation, « ce ne sont que jaspes et perles fines », « Elles ont vu le cheval de bronze », « Elles font mille li en un jour ».

Il ne faut pas juger d’elles sur les poupées littéraires, que le Printemps a exposées dans ses vitrines et qui sont pourtant bien jolies. Le pantalon corsaire, la chemise qui bat le derrière, la sandale en étoffe à fleurs et le cheveu travaillé d’une rébellion géniale, ou noué franchement en queue-de-cheval, comme ceux des Indiens d’Atala, proclament ici ce mélange de Hun, de ramoneur, d’épave et de fleur d’anthracite qui signale le génie et la calamité, et qui compose l’intellectuelle telle qu’elle se porte à Saint-Germain-des-Prés. Le génie a ses modes et même son uniforme. Comment donner de celui du jour une idée un peu rapprochante ?

Recevez par mail notre newsletter loisirs et retrouvez les idées de sorties et d'activités dans votre région.

Quand un égout envahit un puits de mine par six cents mètres de profondeur, il se produit une affreuse rencontre. Elle se termine en connivences, en collisions et en complicités. On entend des glouglous de siphon, des bruits de chasse d’eau, des borborygmes de volcan, des bouillonnements de lessiveuse, des hoquets qui sont ceux de l’enfer. Les rescapés du radeau de la Méduse de cette catastrophe souterraine, les survivants hagards de ce drame des bas-fonds, en tenue de résidus livides, représenteraient assez bien, une fois leur coiffure aggravée par le perruquier d’Attila, l’idéal plastique de l’humain tel que le conçoit l’esprit au sommet de son orgueil entre l’urinoir du métro Saint-Germain-des-Prés et la petite rue Saint-Benoist. On n’arrête pas le progrès : dans ce domaine spirituel l’homme n’est plus battu désormais que par le croûton de pain sauvé d’une vespasienne. Ces poupées du Printemps méritaient donc d’entrer dans l’histoire de l’intelligence. Elles en donnent le dernier programme (disons plutôt l’avant-dernier) : manger de la suie, dormir sous un escalier de cave, faire pauvre et sentir prétentieusement le moisi.

Ferny Besson, que je chanterai aujourd’hui, n’apparaît pas comme leur élève. Elle se révèle couverte d’or et de bijoux, j’entends par ses cheveux et sa grâce naturelle. Albin Michel et Denoël se la disputent. C’est la grande oubliée des Prix de décembre, c’est le remords de l’année littéraire. Son imprimeur lui-même l’a senti si vivement qu’il lui a écrit pour s’en excuser, comme s’il en était coupable ! Au Sainte-Beuve, son nom n’a fait que deux tours, avec son Entrez dans la danse (7). En février, pour le prix Veillon, elle arrivait troisième sur trois cents candidats avec la Paupière du jour. Cette grande oubliée mesure un mètre cinquante-cinq, ou plus, ou moins, suivant sa natte et ses talons. Son poids est plus précis : son mari lui défend de dépasser cinquante kilos. Comme c’est un scientifique, elle ne peut pas tricher. Il a une équation toute prête qui lui permet de calculer sa densité n’importe quand, compte tenu du poids de son costume et de ses songes. Il a même à son domicile un laboratoire ténébreux, où des ampoules pareilles à des poires d’or tremblotent dans une nuit chimique. C’est lui qui a inventé la lumière blanche aux gaz rares, mille manières d’accumuler le froid, et une foule de choses étonnantes dont le seul nom suppose la connaissance du grec et du calcul infinitésimal. Il entretient sa femme comme un acier fragile, un alliage rare, un métal surprenant ; c’est son plus beau brevet d’invention. Elle est toujours à la température voulue, à la densité idéale, à l’élasticité parfaite. Ce n’est pas sans procédés savants. Il la trempe dans les lacs d’Écosse, la réfrigère dans les fjords de Norvège, la glace en Suède, la réchauffe en Espagne, la dore au soleil d’Italie. Au Danemark, il l’expérimente ; au Portugal, personne ne sait ce qu’il fait ; ce sont des choses encore plus savantes. De sorte qu’elle reste toujours belle, fraîche, incassable et magnifique, pareille à un matin d’avril et couronnée d’une natte d’or. Quand elle débarque à Lisbonne elle y représente la France, à côté d’André Gide, dans les vitrines les plus sommaires, et la chanteuse de « fados », à Parraïrina, chante pour elle malgré les tabous du Vendredi Saint. Quand elle signe ses livres à la librairie Verte, les reporters de la BBC lui font prophétiser des messages dans le micro ; quand elle met son grand chapeau les photographes, sur l’escalier de l’Ambassade du Mexique, viennent la féliciter d’être si belle ; quand elle l’enlève les hommes se tuent, pêle-mêle ; en un mot, le ministre alerté par des songes lui a fait apporter des décorations.

Telle est Ferny Besson, en yeux bleus, en robe bleue, qui ouvre sur ces aventures des yeux de petite fille étonnée.

Tout cela ne serait que triomphe de la matière si elle n’y joignait un génie. Une sorte de génie noir, somnambulique, onirique et léger, qui fait de ses héroïnes des espèces de médiums en état incessant d’hypnose et parfois de lévitation. Car cette petite fille étonnée écrit des livres immoraux, on peut même dire amoraux, et les plus amoraux du monde, où elle recense un univers de songe, ou plutôt de réalités transsubstantiées par son besoin de merveilleux. Elle n’a subi que l’influence de Racine, et comme Racine elle aime le monstrueux raconté d’une façon décente. Ses livres, au contraire de l’omelette norvégienne, ont la peau froide et le cœur brûlant. Sous le style le plus glacé, le plus strict, le plus ennemi de l’emphase (ses personnages s’appellent Dubois, Dupont, Durand, à l’exception de Mme Chachingrat, parce que Mme Chachingrat est née dans le Puy-de-Dôme, département où l’on a de vrais noms), elle fait grouiller, mordre et griffer des monstres. Ou plutôt, ils sont immobiles. Immobiles et maléfiques. Ils empoisonnent à distance. Spirituellement parlant, Sans rire et sans parler (8). Ils crèvent de se taire. Ils meurent de leurs abcès. Des abcès qu’on ne débride jamais. Ses filles détestent leur mère et se livrent en toute innocence à l’aberration sexuelle, en s’étonnant d’être blâmées par leur famille. On meurt autour de ses héroïnes vénéneuses : on se noie, on se tue, on devient cardiaque ; bref, on en crève ou on en reste détraqué. On ne peut plus Entrer dans la danse de tout le monde, si on est entré dans la leur ; on ne peut plus entrer dans la vie.

Ces héroïnes, à la vérité, ne sont pas arrivées à l’âge de la morale. Elles vivent encore dans une espèce de crépuscule de la vie, de limbe prénatal (et même préadamique, s’il faut en croire Albert-Marie Schmidt), attendant, désirant, rêvant on ne sait quel air de flûte qui romprait le sortilège et les ferait entrer dans la vie, dans ce « cirque » de l’épilogue, où passe déjà comme une promesse le maillot d’or de l’écuyère ; où l’énorme éléphant offre déjà sa trompe comme un marchepied. Cet air de flûte, dans la Paupière du jour, c’était la danse de l’Étrangère, que la petite Laurence regardait à travers un buisson ; mais elle n’ouvrait sur le plein ciel que des clairières, la maison de l’Etrangère brûlait. Il n’en restait que le Hun, le féroce gardien. Alors ? Cet air, sera-ce l’amour ? Mais ses héroïnes, plus ou moins, le ratent toutes d’une façon ou d’une autre ; la religion ? En quinze jours (!) elles l’épuisent ; l’art ? C’est une recette provisoire, un palliatif ; et d’ailleurs, au mieux, il sauve l’œuvre, il ne sauve pas l’artiste.

Seul un jeu de mots peut faire croire le contraire. Et rien de tout cela n’est bien gai. Mais c’est là la haute morale, le grand sérieux, la profondeur, la résonance humaine de ces livres de somnambule : ils ne trichent pas.

Quand on ne triche pas, on arrive vite à la morale de l’Ecclésiaste ou des Proverbes de Salomon, qui sont amers ; on arrive vite à ce « Mur » qu’il y a au bout de la vie, comme au bout de la Paupière du jour, d’une vie vécue dans une action désaccordée d’avec le rêve, et dans un rêve désaccordé d’avec l’action. Ce n’est pas d’aujourd’hui que Baudelaire a constaté qu’ils ne sont pas frère et sœur. Si bien que le fond des romans de Ferny Besson, c’est sans doute le désespoir. Un désespoir sans phrases qui n’est pas exprimé, mais qui pourrait bien être plus vrai que celui qui se déguise en ramoneur de bateau pirate pour danser dans les caves de Saint-Germain-des-Prés.

Arrivera-t-elle à sauter le Mur ? ou à le trouer ?

Et c’est ainsi qu’Allah est grand

(1) Madame de…, Julietta (Gallimard). (2) La Belette, L’Ange aux crapauds, La Place au Paradis, Rue de l’Échaudé (Flammarion), La Petite Brocante, Les Volets fermés, Fanny Maillot (Grasset).  (3) Monastier le Double (Laffont), La Vache (Albin Michel), Le Coffre à sel. (4) La Clef (Gallimard). (5) Lieu d’Asile, Tout finit au port (Gallimard). (6) La Belle Âge (Denoël). (7) Denoël, éditeur. (8) Denoël, éditeur, et chez Albin Michel : Jeanne et Marie et La Paupière du jour.

Alexandre Vialatte. Né en 1901 à Magnac Laval (Haute-Vienne), il fut traducteur de Kafka puis romancier (auteur notamment de Battling-le-Ténébreux en 1928, Fidèle berger en 1942 et Les fruits du Congo en 1950). Il est surtout connu pour ses chroniques. Toutes se terminaient invariablement par cette phrase, signature de son humour absurde et décalé : "Et c'est ainsi qu'Allah est grand".


COMMENTEZ CET ARTICLE

1 commentaire

Daniel Fender a posté le 09 avril 2020 à 15h07

"Une sorte de génie noir, somnambulique, onirique et léger, qui fait de ses héroïnes des espèces de médiums en état incessant d’hypnose et parfois de lévitation". Magnifiant ainsi ses héroïnes, Vialatte ne parle-t-il pas de lui aussi ? Les Poirot, Maigret ou Colombo de la psychanalyse pour les nuls, devant sa bibliothèque pleine de ses propres traductions de Kafka, comme leur collègue Bourrel de l'antique TV. NB s’exclameraient unanimes "Mais c'est bien sûr !". Ce que la Mère Denis, lavandière vedette passant par là en livrant son linge, aurait approuvé d'un évident "c'est ben vrai ça !".

Je réponds J'alerte

MATCH JAV

10 places à gagner !
Jouez et gagnez vos places pour le match entre la JAV et Nantes

JOUEZ & GAGNEZ