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Redécouvrir Alexandre Vialatte : "La vie quotidienne dans le Massif Central au XIXe siècle" par Jean Anglade

Redécouvrir Alexandre Vialatte : "La vie quotidienne dans le Massif Central au XIXe siècle" par Jean Anglade
Jean Anglade, le jour de la remise de sa Légion d’honneur, le 13 février 2016, à Bransat. Il était déjà centenaire depuis presque un an ! PHOTO FRANÇOIS-XAVIER GUTTON
Entre 1952 et 1971, La Montagne a publié près de 900 chroniques d'Alexandre Vialatte, textes truculents, baroques mais aussi graves. Nous vous proposons de redécouvrir, chaque jour, quelques-uns de ces morceaux d'anthologie.

Aujourd'hui celle du 28 février 1971. Où, au fil d’une de ses dernières chroniques (il décédera deux mois plus tard, le 3 mai), Alexandre Vialatte rend un hommage enlevé à Jean Anglade dont il se demande « d’où il tire tant de documentation. Il n’est outil qu’il ne décrive, chanson ou patois qu’il ne sache, menu dont il ne donne la recette et les détails, métier qu’il ne connaisse à fond ».

• Que fait l’homme ? • Il essuie son auto • Que fit-il autrefois ? • Mille autres choses • Réponse d’Amans-Alexis Monteil • Trabotiers et laveurs de morts • Que faisait-il au XIXe siècle ? • Réponse parfaite de Jean Anglade • Bateliers de Pont-du-Château • Chaudronniers d’Aurillac et officiers de santé • Grande et petite échauffure • Corps gâté • Mal dans le corps • Cheveu de la luette • Livre d’histoire et d’aventures • Documentation prodigieuse • Marco Polo du Massif Central • La soupe du soir • Morale de cette histoire • Elle est mélancolique • Grandeur consécutive d’Allah.


On se figure généralement que l’homme est un monsieur entre deux âges qui essuie son auto avec un chiffon jaune entre un mur d’usine désolé orné de slogans subversifs au goudron noir ou au ripolin blanc et un petit magasin lie-de-vin, sans vocation certaine ni avenir prévisible, qui débite des alcools et du savon de Marseille et expose des balais en fibre de coco. (Un bouquet d’orties poussiéreuses égaie parfois d’une verdure végétale ce paysage décourageant.)

C’est que l’homme n’a plus autre chose à faire. D’abord ses élèves sont en grève parce que le Boualaland a faim ou qu’on a arrêté un incendiaire d’autos et que, de toute façon, ils auront leur diplôme ; il se livrerait bien à des recherches utiles, mais des fanatiques du progrès lui ont cassé son ordinateur.

Et ensuite il n’y a plus besoin d’hommes. Tout est produit par la machine. Un cow-boy suffit à garder, dans un avion supersonique, toutes les vaches du Texas, sans compter les taureaux ; et ses trois filles, qui, loin de danser au cabaret, comme nous le fait croire un frivole cinéma, prient la Sainte Vierge dans leur chambre en vraies filles de père mexicain.

Mais, autrefois, l’homme eut cent mille occupations : il y eut des trabotiers et des laveurs de morts, des enseigneurs de cris et des sonneurs de cloches, des dinandiers, des boisseliers, des harnacheurs, des ouvriers en jonc, des ouvriers en poils, et un homme qui vendit les sources de la Loire ; des égossiers, des bassibiers, des majoraux et des pastrous.

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Que sais-je ? des mogas, des bouriayres ; des patenôtriers, des tireurs de fils d’or ; des templiers et des pénitents blancs ; des goitreux, des lépreux et des marchands d’oublies ; des hommes qui chantaient des complaintes et d’autres qui montraient le diable dans les foires. Des brigands et des sénéchaux.

Comment vivaient tous ces gens-là ? Que gagnaient-ils ? Que mangeaient-ils ? De quoi s’habillaient-ils ? Comment s’amusaient-ils ? Quels étaient leurs outils, leurs mœurs, leurs traditions ? Si vous voulez le savoir, il vous faut lire L’Histoire des Français des divers états (1) par Amans-Alexis Monteil. En cinq tomes, elle couvre cinq siècles, en commençant par le XIVe. Trouvez-la chez un bouquiniste. Vous y prendrez un plaisir extrême et vous la ferez relier en veau.

Elle trouve son prolongement pour le XIXe siècle dans le dernier livre d’Anglade (2). Que faisait l’homme au XIXe siècle au lieu de nettoyer son auto avec un chiffon jaune citron ? Il était nourrice morvandelle ou curé de la paroisse de Crocq, louvetier du Lioran et sabotier à Saugues ; François Valet était berger du Causse, Hatifol vacher du Cantal ; Emestine Vidal fabriquait de la dentelle et Pierre Goubely des tapisseries ; Sylvain Amouroux, en Combrailles, guérissait ses clients des quatre maladies qui affligeaient l’espèce humaine la « petite et la grande échauffure », le « mal dans le corps » et « le corps gâté ».

Il y avait laissé quatre chevaux, plusieurs voitures et fait cinquante mille kilomètres. Généralement on ne le payait pas. Les recettes des almanachs lui faisaient concurrence. Elles enseignaient à empêcher les bébés de baver en leur faisant sucer une truite vivante, et quand ils « tombaient la luette », ce qui provoquait une tumeur sous le menton, à les guérir en tirant fortement sur « le cheveu de la luette » qui se trouve perdu parmi les autres au sommet de la tête : il y fallait un spécialiste, assure Anglade, et nous l’en croyons aisément.

On se demande d’où il tire tant de documentation. Il n’est outil qu’il ne décrive, chanson ou patois qu’il ne sache, menu dont il ne donne la recette et les détails, métier qu’il ne connaisse à fond. Son livre a le charme d’un musée et l’intérêt d’une aventure du Tour de France par deux enfants (3).

Il sait comment s’enseignait la médecine, avant Pasteur, à l’Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand, comment les bateliers naviguaient sur l’Allier, comment on fabriquait un carreau de dentellière, et pourquoi il s’ornait toujours d’un portrait de saint François Régis.

Il donne envie d’avoir été coutelier à Thiers ou tailleur de pierre à Volvic, chaudronnier d’Aurillac, locatier des Limagnes ou maître d’école en Lozère. Il fait regretter la fin des diligences, les bains qu’on prenait au Mont-Dore à une heure du matin à la lueur des chandelles, la batellerie de l’Allier, les papeteries d’Ambert. C’est de l’histoire et de la poésie. Un livre d’étrennes et d’études. Un document et une espèce de voyage de Marco Polo.

Que tout cela soit si loin et si près, il en reste un rêve dans l’esprit. On y retrouve, quand on a mon âge, le temps où les bergères fabriquaient des chapelets ; où les goitreux et les stropiats s’attroupaient au fond des églises, autour du bénitier, près de la porte d’entrée ; où de vieux hommes édentés, assis devant leur maison, à même la pierre du seuil, mangeaient leur soupe sur leurs genoux dans une écuelle, à la dernière lueur du soir, pour économiser un reste de chandelle. Rien ne se passait dans leur esprit. Ou peut-être aussi beaucoup de choses ? Ils n’attendaient de toute façon aucun changement.

Que se passe-t-il dans l’esprit d’un homme qui nettoie son auto avec un chiffon jaune ? Je n’en sais rien. Le problème me dépasse.
L’automatisme est resté le même. Ou plutôt il a empiré. Parce que l’homme attend des changements. Et ils ne vont qu’à accentuer l’automatisme. L’automatisme, de supporté, est devenu insupportable.

Le progrès est peut-être une chose tragique.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand

(1) Histoire des Français des divers états aux cinq derniers siècles, par Amans-Alexis Monteil (W. Coqueben, éditeur, 38, rue Jacob. Paris). La troisième édition est de 1846. 
(2) La Vie quotidienne dans le Massif Central au XIXe siècle, par Jean Anglade (Éditions Hachette). Rappelons d’Anglade : Les Convoités et L’Immeuble Taub (chez Gallimard) qui sont sans doute ses plus beaux livres. Sans oublier Un Front de marbre (billard), Le Point de suspension (prix de l’Humour Noir 1970, chez Gallimard) et Une pomme oubliée (Julliard). 
(3) Réédité par les Éditions Robert Laffont dans la collection « Bouquins », Des enfants sur les routes, 1995 [NdE]. 

Alexandre Vialatte. Né en 1901 à Magnac Laval (Haute-Vienne), il fut traducteur de Kafka puis romancier (auteur notamment de Battling-le-Ténébreux en 1928, Fidèle berger en 1942 et Les fruits du Congo en 1950). Il est surtout connu pour ses chroniques. Toutes se terminaient invariablement par cette phrase, signature de son humour absurde et décalé : "Et c'est ainsi qu'Allah est grand".

 


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1 commentaire

Daniel Fender a posté le 22 mai 2020 à 18h19

Jean Anglade "espèce de Marco Polo" de l'Auvergne qui "donne envie d’avoir été coutelier à Thiers ou tailleur de pierre à Volvic, chaudronnier d’Aurillac…" de bains au Mont Dore… dit de lui Alexandre Vialatte qui fut lui aussi chantre de l’Auvergne mais à sa manière décalée, affirmant qu'elle avait l'art aussi de produire "des ministres, des fromages et des volcans" ! Les 2 derniers étant bien sûr plus pérennes et touristiques cela allant de soi ? Après la cure de déconfinement mental et bientôt physique et vacancier hexagonal de préférence un bel itinéraire pour rando livres en mains ?

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