Le paradoxe de Zénon, du mouvement perpétuel à l’immobilisme permanent
Philosophe facétieux, Zénon d’Élée a nourri les nuits blanches et les migraines de plusieurs générations de mathématiciens et de physiciens. Le lièvre et la tortue avant l’heure.
- Publié le 02-10-2023 à 15h05
Zénon d’Élée vivait à Élée comme de juste. Ce philosophe sévissait aux alentours du Ve siècle avant J-C. En vérité, on n’a rien conservé de ses écrits. On ne le connaît qu’à travers la plume de Platon et surtout d’Aristote.
Le bon vieux Zénon avait émis un paradoxe puissant, dont Aristote réalisa d’ailleurs une démolition en règle, bien qu’un brin “toursiveuse”, dans sa Physique. La version courante de ce paradoxe est celle du fier Achille qui n’arrivera jamais à rattraper une petite tortue très lente.
L’astuce est la suivante. Pour atteindre la tortue, l’Achille doit d’abord accomplir la moitié de la distance qui le sépare de ladite tortue. Ensuite, il doit encore accomplir la moitié de la moitié… et puis la moitié de la moitié de la moitié… tous ces saucissonnages de distance rendent l’opération infinie.
Il y a une infinité d’étapes. Qui dit infinité d’étapes dit quête sans fin, car qui peut se targuer de réaliser une infinité de choses ? Bref, le vaillant Achille n’atteindra jamais la petite tortue. Voilà le paradoxe.
De la pensée à la réalité
Le paradoxe peut être reproduit dans l’autre sens, soit l’impossibilité de démarrer. Il suffit de réaliser le découpage de l’espace en partant du point de départ. Pour atteindre la tortue, l’Achille doit d’abord accomplir la moitié de cette distance. Pour atteindre cette première moitié, il doit parcourir la moitié de celle-ci soit le quart… et ainsi de suite. Il n’arrive jamais à décoller car il y a toujours une moitié de moitié qu’il doit accomplir avant d’atteindre l’endroit qui se trouve juste devant lui.
Fariboles et sornettes que tout ceci ! On sait tous qu’on peut rattraper quelqu’un de plus lent, quitter un endroit et en atteindre un autre. Cette approche qui ne s’embarrasse pas de démonter la machine alambiquée du paradoxe mais dit simplement “votre idée pénétrante, ça ne fonctionne pas” est nommée “Solvitur ambulando” – on résout le paradoxe en marchant, soit par la pratique. L’expérience de pensée ne résiste pas à l’expérience réelle.
Sinon, le paradoxe a été proprement démonté et reconstruit au XVIIe siècle avec le développement du calcul infinitésimal de Leibniz et Newton. En gros il a fallu attendre plus de deux mille ans avant de circonscrire le paradoxe de Zénon. Pas mal pour un philosophe que la tradition avait un peu vite déconsidéré en le taxant de sophiste.
Quelle fut l’idée du calcul infinitésimal ? On a appris à traiter des sommes infinies. Le paradoxe était basé sur l’infinité d’étapes nécessaires pour rattraper la tortue. Il s’effondre tel un soufflé au Grand Marnier si on peut considérer cette infinité d’étapes comme une chose finie. Les mathématiciens appellent cela une série convergente.
L’espace en tranches de salami
Cette résolution dite classique laisse néanmoins un brin sur la faim, car le stratagème est quelque peu alambiqué. C’est le bazooka pour assassiner le cloporte. La physique moderne a proposé tout récemment (1955) une solution très élégante, en une seule idée. Le paradoxe de Zénon est basé sur le fait qu’on découpe l’espace comme un salami, en des tranches de plus en plus fines. La mécanique quantique dit “Halte là ! Haro sur le baudet !”… Il y a une limite en dessous de laquelle vous ne pouvez plus découper l’espace en rondelles (de salami ou de courgette si vous êtes végétarien). On entre alors dans la dimension de la précision de la vibration quantique. Il n’existe pas de distance plus petite. Cette distance ultime s’appelle la distance de Planck.
Pour avoir quelque chose qui ressemble à une idée de la distance de Planck, il faut imaginer, si c’est possible, qu’on est un milliard de milliards de fois plus petit que le rayon des protons. C’est horriblement minuscule. De toute façon, il n’y a pas plus petit. Il s’agit d’une limite physique. À la distance de Planck, notre compréhension actuelle de la physique devient incertaine. La mécanique quantique et la relativité générale font des prédictions contradictoires, ce qui est un poil gênant car on ne sait qui suivre.
En vérité, le point n’est pas que la distance de Planck est très petite, le point est qu’elle est finie (on peut l’écrire) et donc on ne peut plus découper l’espace en un morceau plus petit. Or le paradoxe de Zénon était basé sur une infinité de découpes. Sans découpes, plus d’infini. Et sans infini, plus de paradoxe. Plus de paradoxe… plus de paradoxe.
De la position au mouvement
Il existe une version particulière du paradoxe de Zénon. Prenons Achille qui cherche à rattraper la tortue. À un moment donné de sa course il est quelque part. Logique. S’il est à cet endroit-là précisément, c’est qu’il ne bouge pas. S’il ne bouge pas, il est immobile. Or on avait supposé qu’il était en mouvement. Paradoxe.
Ici, on nous l’a fait un peu à l’envers, c’est le jeu du bonneteau. On confond position et mouvement. Bien entendu, quand on se déplace on passe par tous les points intermédiaires. Cela ne signifie pas qu’on ne bouge pas. Le mouvement est une autre propriété de l’objet. Vous êtes à cet endroit précis et immobile ou bien vous êtes à ce même endroit précis et animé d’un mouvement.
Certains philosophes facétieux se sont amusés à en dériver l’impossibilité de mourir. À l’instant précis où une personne meurt, est-elle vivante ou pas ? Elle ne peut pas mourir quand elle est morte car une fois morte elle ne peut plus mourir une seconde fois. Inversement, elle ne peut pas mourir non plus quand elle est encore vivante car alors elle serait vivante et morte en même temps, ce qui n’est pas possible. Paradoxe.
En conséquence, elle ne peut pas mourir du tout. On ne deviendra pas plus intelligent de le savoir mais on mourra moins bête.