"Le cas de Mahinur Özdemir illustre la propension de nombreux partis 'progressistes' à accueillir des personnalités de l’islam le plus conservateur"
Ancienne élue au Parlement bruxellois, Mahinur Özdemir est devenue ministre de la Famille et des Affaires sociales au sein du gouvernement Erdogan, en Turquie.
- Publié le 13-06-2023 à 12h00
- Mis à jour le 13-06-2023 à 12h01
Une chronique “J’assume” de Nadia Geerts, essayiste, auteure notamment de “Neutralité ou laïcité ? La Belgique hésite” (Luc Pire), blogueuse et conseillère au Centre Jean Gol
L’événement avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque : le 23 juin 2009, Mahinur Özdemir prêtait serment au Parlement bruxellois et devenait, à 26 ans, non seulement la plus jeune élue de ce parlement, mais aussi la première députée voilée d’Europe. La presse du monde entier se précipitait pour couvrir cet événement illustrant à quel point la Belgique était un pays ouvert, tolérant et “inclusif” (comme on ne disait pas encore à l’époque), et l’enthousiasme était tel qu’on aurait pu croire que jamais, avant Mahinur Özdemir, aucune personne issue de l’immigration extra-européenne ni aucune personne de confession musulmane n’avait jamais été élue dans un quelconque de nos parlements.
Évidemment, quelques pisse-froid s’indignaient bien qu’une élue du peuple affiche ses convictions religieuses dans une enceinte parlementaire, tandis que d’autres s’amusaient de l’œcuménisme dont témoignait subitement le parti d’obédience sociale-chrétienne en accueillant dans ses rangs une élue aussi visiblement musulmane. Quant aux plus virulents, ils accusaient même la jeune députée d’être en réalité une islamiste à la solde de Recep Tayyip Erdogan et de l’AKP, ce parti ni très humaniste, ni très démocrate. Mais la plupart se fichaient bien de ce fichu, et puis personne n’avait particulièrement envie d’être taxé d’islamophobie, déjà à l’époque. Bref, Mahinur Özdemir siégea au Parlement bruxellois pendant 6 ans, avant d’être exclue de son parti parce qu’elle refusait de reconnaître le génocide arménien. Certains, à l’époque, murmurèrent aussi qu’elle pourrait être proche de l’organisation néofasciste turque Les Loups gris.
L’AKP vola alors à son secours, envoyant même un communiqué de soutien à la jeune élue injustement accusée, qui siégea dès lors comme indépendante, refusant même la main que lui tendait le PS à l’approche des élections communales et législatives de 2018 et 2019. Et en 2019, elle quitta la vie politique belge pour devenir ambassadrice de Turquie en Algérie, nommée par Erdogan.
Rien d’étonnant à cela, dès lors qu’entre Mahinur Özdemir et l’AKP, c’est une vieille histoire d’amour, au propre comme au figuré : la jeune femme a épousé en 2010 un certain Rahmi Goktas, qui n’est autre que l’attaché parlementaire de la députée islamo-conservatrice AKP Edibe Sözen, elle-même adjointe d’Erdogan. Et si le mariage entre les deux tourtereaux eut lieu d’abord dans la commune bruxelloise de Schaerbeek, pour la cérémonie civile, la fête se déroula ensuite à Istanbul, en présence du Premier ministre turc de l’époque, c’est-à-dire… Recep Tayyip Erdogan lui-même !
Et ce dernier vient de nommer Mahinur Özdemir ministre de la Famille et des Affaires sociales au sein de son gouvernement.
Or, l’AKP n’est favorable ni à l’IVG, ni à la contraception, ni aux droits des homosexuels, sans même parler de ses tendances xénophobes antikurdes et antisémites.
Le parcours de Mahinur Özdemir, compagnonne de route de longue date de l’AKP, ne mériterait pas d’être rappelé s’il ne s’agissait que d’un fait isolé. Mais il illustre au contraire à merveille la propension d’une frange importante de nos partis “progressistes” à accueillir en leur sein des personnalités appartenant à l’islam le plus conservateur. Et est-ce par électoralisme, aveuglement ou du fait d’une sorte de double standard aux relents orientalistes, qui fait considérer comme acceptables des positionnements qui seraient écartés sans ménagement s’ils ne venaient pas d’une personne issue de l’immigration ?
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