Chick Corea, "La Fiesta" est finie
Avec Chick Corea, c’est l’un des géants du jazz moderne qui s’en va. Pianiste, il est l’auteur de standards comme "Spain", "500 Miles High" ou "La Fiesta". Comme Miles Davis et Herbie Hancock, il fut un "passeur" pour le grand public. Évocation.
- Publié le 12-02-2021 à 20h50
- Mis à jour le 12-02-2021 à 20h51
Pas de raison d’y aller par quatre chemins : il était l’un des plus grands jazzmen modernes, imposant sa signature, au piano comme aux claviers ou à la composition. L’égal d’un Herbie Hancock, d’un Keith Jarrett. L’annonce, le 11 février, a été faite deux jours après sa mort, le 9.
Doté d’un sens musical exceptionnel, Chick Corea laisse derrière lui une œuvre immense, quelque 99 albums et d’innombrables concerts. En fonction de l’époque, des affinités, chacun a son ou ses souvenirs de Chick Corea en concert, au Palais des Beaux-arts de Bruxelles, à Flagey ou, en duo avec Herbie Hancock, sur la Grand-Place de Bruxelles, en 1978.
Chacun a son ou ses albums préférés de Chick Corea. My Spanish Heart, paru en 1976, fait partie des favoris. On y entend le claviériste virevolter sur tous types d’instruments - piano, piano électrique Fender Rhodes, Mini-Moog, Moog 15, PolyMoog -, aux côtés de Stanley Clarke (basse), Steve Gadd (batterie), Don Alias (percus), Jean-Luc Ponty (violoniste, échappé des Mothers of Invention de Frank Zappa).
Miles, Chick, Herbie
Sur le Spanish Heart, Corea, qui a des origines plutôt italiennes, navigue brillamment entre pop, rock et jazz aux accents latins. Même les plus allergiques aux espagnolades, les anti-synthés rabiques, ceux que le jazz-rock enrage vont y trouver leur compte. Comme Light as a Feather ou Return To Forever, avec le groupe du même nom, My Spanish Heart a fait de Chick Corea un "passeur", à l’instar de Miles Davis, avec qui il joua trois ans. Miles, Chick, le Herbie Hancock de "Rock It" ou de "Cantaloupe Island" ont ouvert l’univers du jazz à des générations de jeunes oreilles. Ce n’est pas rien.
Sur scène, Chick Corea donnait l’impression d’être habité par la musique, et pour cause : ses premières leçons de piano, il les prit à l’âge de 4 ans, avec son père. Le 12 juin 1941, à Chelsea, Massachusetts, il est né Armando Antonio Zacone "Chick" Corea, dans une famille très musicale. On lui prête des origines siciliennes et calabraises. Son père, Armando, est trompettiste, arrangeur, compositeur dans un groupe de jazz traditionnel, dixieland, où le jeune fils tapera ses premiers accords. À la maison, on n’a pas l’esprit étroit. Outre Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell et Horace Silver, on écoute Bach, Beethoven, Chopin, Mozart.
À 8 ans, il se mit à la batterie, tout en se perfectionnant au piano classique avec Salvatore Sullo, pianiste de concert au sein du Boston Pops Orchestra, sous la direction de Leopold Stokowski. Toute sa vie durant, Chick Corea reconnaîtra l’importance majeure de Sullo. Quant à son style de jeu, à la fois mélodique et rythmique, il tient beaucoup de cet apprentissage précoce du piano et de la batterie.
Rythmes afro-cubains
C’est à cette époque que s’est forgé le prodige qu’il est devenu, et pas grâce à de quelconques études. Arrivant à 19 ans à New York, il tient un mois à la Columbia University, six mois à la Juilliard School of Music, avant d’être happé par le tourbillon musical. S’ensuivent une multitude d’engagements, auprès de Mongo Santamaria, percussionniste d’origine cubaine, puis d’un certain William Correa, dit Willie Bobo, autre percussionniste afro-cubain qui a participé à l’éclosion du Spanish Heart…
Son parcours de formation, Chick Corea le poursuit auprès de Cal Tjader, vibraphoniste aux accents latins lui aussi, du trompettiste Blue Mitchell, du flûtiste Herbie Mann, du saxophoniste Sonny Stitt. Alors pris de doutes quant à sa carrière, il est engagé, en 1966, par le saxophoniste Stan Getz, déjà très populaire pour ses albums Jazz Samba (1962), Getz/Gilberto (1963), The Girl From Ipanema (1965). Il y remplace un certain Gary Burton, vibraphoniste.
Cette expérience d’une autre latinité musicale - brésilienne, en l’occurrence, ainsi que la visibilité de l’orchestre du célèbre saxophoniste ténor, ouvrent de nouveaux horizons au jeune pianiste. Propulsé par cet élan, Chick Corea monte son premier trio, avec le bassiste d’origine praguoise Miroslav Vitouš et le batteur américain Roy Haynes. Avec ce trio, il produit son premier chef-d’œuvre, l’album Now He Sings, Now He Sobs (1968), où éclate toute sa virtuosité, ainsi que son talent de compositeur : tous les titres sont de sa plume.
De 1968 à 1972, Chick Corea connaît une période absolument ahurissante, fondatrice de sa longue et prolifique carrière. Du jazz-rock au free jazz, il expérimente tout, semant ce qu’il va récolter pendant cinq décennies. En 1968, il fallait être sourd et bouché pour ne pas repérer ce pianiste au tempérament de feu. À l’initiative du batteur Tony Williams, il remplace Herbie Hancock dans le quintette de Miles Davis, alors en plein bouillonnement.
Créativité explosive
En réalité, le trompettiste et sa formation d’élite sont en train de définir le jazz-rock. Filles de Kilimanjaro (1968), In a Silent Way (1969), Bitches Brew (1970), Miles Davis at Fillmore : Live at the Fillmore East (1970) : exceptionnelle, la discographie en dit long sur la créativité explosive de cette époque où Miles électrifie tout. C’est d’ailleurs lui qui insiste pour que Chick Corea se convertisse au Fender Rhodes, lui encore qui conviera Keith Jarrett à l’orgue pour la tournée 1970… Corea et Jarrett dans la même formation, Miles ne se privait décidément de rien.
Une fois cette ébouriffante expérience passée, c’est pourtant vers l’avant-garde que se tourne Chick Corea, insatiable défricheur. S’associant avec le bassiste Dave Holland et le batteur Barry Altschul, il crée le trio Circle qui deviendra quartette avec le saxophoniste Anthony Braxton. Publié par ECM, l’album Paris-Concert (1971) est particulièrement décoiffant.
Mais pas autant que ce qui suit. Depuis 1968 et la lecture de Dianetics, de L. Ron Hubbard, le pianiste marque un intérêt pour les idées de la Scientologie, notamment celle de "communication". Le musicien ne joue plus en se regardant le nombril, mais communique avec le public. Pour ce faire, il fonde, avec le bassiste Stanley Clarke, frère en Scientologie, le groupe Return To Forever, habile mélange de jazz-rock avec de la musique classique et brésilienne. Jusqu’à la fin des années 1970, ce supergroupe connaîtra plusieurs incarnations avec, notamment, les guitaristes Bill Connors puis Al Di Meola, et surtout un succès considérable, dépassant, de très loin, le cercle relativement restreint du public jazz.
Style personnel
Cette popularité ne se fait pas au détriment des exigences. Return To Forever ne sacrifie pas la créativité sur l’autel du formatage pop et rock. Même au moment le plus rock avec Al Di Meola, Chick Corea maintient l’improvisation jazz. Même au travers de la lutherie électrique et électronique, son approche musicale personnelle reste très reconnaissable.
La suite de la prodigieuse carrière du pianiste américain s’est construite sur ces fondements. Il exploitera toutes les formules lancées depuis ses débuts, à commencer par le solo (Piano Improvisations Vol. 1 et Vol. 2, 1971/1972). Il cultivera l’art très particulier du duo, avec celui qu’il remplaça chez Getz, Gary Burton, ou chez Miles, Herbie Hancock. Il multiplie les trios, quartettes et quintettes, où plane souvent l’influence davisienne : ses saxophonistes Bob Berg et Kenny Garrett ont tous deux accompagné Miles, dont Wallace Roney était le trompettiste préféré.
Exploitant toutes les voies dans lesquelles il s’était engagé, Chick Corea sentit un moment le besoin de mettre de l’ordre dans son esprit, créant l’Electric Band en 1985, puis l’Akoustic Band quatre ans plus tard. Avec la même rythmique d’enfer, constituée de John Patitucci à la basse et Dave Weckl à la batterie.
Tout en composant des œuvres classiques, il a continué à pratiquer les maîtres avec lesquels il s’est formé - Mozart, Chopin, Scarlatti et Scriabine côtoient Thelonious Monk, les frères Gershwin, Bill Evans, Stevie Wonder et Tom Jobim sur son dernier album, en solo, Plays (2020). Cet album, désormais testamentaire, rend magnifiquement justice à Chick Corea, musicien à l’art jubilatoire. On le dit romantique, oui, mais à la Victor Hugo plutôt qu’à la Musset. Oui, chacun a son disque, son concert préféré. Tout un chacun conservera de lui l’image d’un musicien de la lumière et de la joie.