Cédric Klapisch en danse
Cédric Klapisch consacre son nouveau film à la danse. "En corps" est le portrait d’une danseuse classique qui se réinvente. Le réalisateur a confié le rôle principal à Marion Barbeau, première danseuse du corps de ballet de l’Opéra de Paris.
- Publié le 28-03-2022 à 09h40
- Mis à jour le 28-03-2022 à 09h41
Voilà plus de dix ans que Cédric Klapisch a entamé un pas de deux cinématographique avec la danse, sous forme documentaire ( L'Espace d'un instant sur la danseuse étoile Aurélie Dupont), de captations ou à l'occasion de petits clips (comme Dire merci tourné avec les danseurs de l'Opéra de Paris en hommage aux professionnels de la santé, pendant le premier confinement).
Il prolonge cette passion qui remonte à son adolescence dans En corps, un long métrage de fiction. D'une représentation de La Bayadère à un spectacle d'Hofesh Shechter, ce portrait en mouvement d'Élise, une danseuse qui se réinvente après un grave accident, est porté avec grâce par Marion Barbeau, première danseuse du corps de ballet de l'Opéra de Paris.
"En corps" révèle votre passion pour la danse. D’où vient-elle ?
J'ai commencé à assister à des spectacles de danse quand j'avais 14-15 ans, au Théâtre de la Ville [à Paris]. J'ai vu tous les spectacles de Pina Bausch. Une partie des Poupées russes est consacrée à une danseuse du Mariinsky. Je pense que c'est suite à cela que l'Opéra de Paris m'a demandé de réaliser un portrait d'Aurélie Dupont. À cette occasion, j'ai passé beaucoup de temps à l'Opéra, en coulisses ou à filmer des ballets. Ils m'ont proposé ensuite de réaliser des captations. Mon goût de la danse s'en est trouvé affiné. J'ai découvert comment filmer la danse. En côtoyant les danseurs est né progressivement le désir d'écrire un film dépeignant cet univers.
Comment avez-vous forgé le personnage d’Élise ?
Je procède toujours par des rencontres ou des entretiens. Pour Ma part du gâteau, j'ai parlé avec des traders et des ouvriers. Pour Ce qui nous lie, avec des vignerons… Ici, j'ai beaucoup parlé avec les danseurs et les danseuses de l'Opéra. J'avais rencontré Marion Barbeau durant le documentaire sur Aurélie Dupont. J'ai entendu beaucoup d'échanges et de commentaires des filles sur leur position dans le ballet classique. J'ai essayé de placer cela dans le film. Le scénario est nourri par un vrai travail de recherche, presque documentaire.
Envisagiez-vous d’emblée de confier le rôle à Marion Barbeau ? Ou est-ce le fruit d’un casting classique ?
J’avais envie que ce soit elle. J’ai fait un casting durant lequel j’en ai vu beaucoup d’autres. Mais elle s’est vraiment imposée. C’était compliqué de trouver quelqu’un qui soit à la fois bonne danseuse en contemporain et en classique et qui puisse jouer aussi. Je dois dire que j’ai découvert que la plupart des danseurs et danseuses sont plutôt de bons acteurs. Marion a quelque chose d’indéfinissable et de très touchant. Elle crève l’écran.
En quoi ce contexte a-t-il influencé le style du film. On commence dans la danse, on passe à quelque chose qui flirte avec la comédie, puis la danse contemporaine amène une autre forme.
C'était très difficile de définir le style du film. J'ai travaillé avec Alexis Kavyrchine, mon chef opérateur, sur Ce qui nous lie et nous avons tourné des captations de danse ensemble. Je savais qu'il est capable de filmer la danse. Nous avons varié les styles : nous sommes proches du documentaire pour les répétitions de danse, quand on filme les spectacles, c'est de la captation avec un peu de mise en scène, par exemple les gros plans sur le visage de Marion, afin de montrer ses émotions et, pendant la retraite, on revient vers de la mise en scène classique où l'enjeu des scènes guide la dynamique. C'est un langage un peu hybride qui alterne la fabrique de l'image et la Nouvelle Vague, pour le côté un peu brut. C'était un drôle de mélange entre de l'académique, au service de la perfection de la danse classique, et quelque chose de plus libre et relâché.
Après presque vingt minutes de prologue sans parole, vous enchaînez avec un générique où vous individualisez Marion au milieu d’un corps de ballet. C’est une anticipation de son évolution. C’était écrit tel quel ?
Il y avait la volonté de fabriquer une image emblématique du film, avec cette opposition entre ce qui est classique et ce qui est contemporain. Et puis, les coulisses, c’est l’espace privé ou intime. Sur scène, les danseurs doivent composer une image, conserver une façade. C’est le dilemme d’Élise à ce moment. Je voulais utiliser un langage académique et classique et le confronter d’emblée au moderne.
Vous semblez vouloir gommer la différence de perception entre la danse classique et contemporaine…
J’espère que le film en parle bien. Ce sont des mondes qui se nourrissent, plus qu’on ne l’imagine. Il y a moins de frontières que ce qu’on en dit. L’Opéra de Paris alterne les deux, presque à parité. Marion pratique l’une et l’autre. Elle soutient que lorsqu’on fait de la danse contemporaine, on appréhende mieux le classique. Ce n’est pas quelque chose que j’ai entendu souvent. C’est comme la littérature : l’apprentissage des classiques nous sert à appréhender le monde moderne. Il n’y a pas d’opposition, selon moi. Ce sont des univers complémentaires.
En tant que réalisateur, vous vous sentez plutôt classique ou contemporain ?
C’est un mélange des deux. J’en ai pris conscience il y a longtemps. C’est pour cela que j’aime l’Europe. Artistiquement, on y assume la présence des deux. À Prague, à Bruxelles ou à Paris, on est confronté à ce mélange. Ce sont des villes à la fois modernes et historiques. Notre-Dame de Paris est détruite, on la reconstruit et on se pose la question de savoir s’il faut y intégrer du moderne… Cette coexistence est là. Les vrais lieux de création du monde sont ceux où il y a une histoire. Ce n’est pas un hasard, selon moi, si les vrais centres créatifs de la mode sont l’Italie, la France, la Grande-Bretagne ou le Japon. Ce sont des lieux qui assument leur histoire et le savoir-faire ancestral. Vous le savez en Belgique, également : vous avez une école de danse contemporaine et un foyer de la mode de renommée internationale à Anvers.
Au début du film, vous enchaînez le premier acte de "La Bayadère" avec un morceau de musique coécrit par le chorégraphe Hofesh Shechter et l’ex-Daft Punk Thomas Bangalter… Vous intégrez aussi des morceaux de hip-hop. Êtes-vous aussi éclectique au quotidien ?
Je crois que les frontières n’ont plus lieu d’être. On parlait avant de "grande musique" pour le classique. Pour moi, cette distinction n’existe pas. Il y a des opéras mineurs et des chefs-d’œuvre comme il y a de la "grande techno" et de la "grande variété". Moi, dans mes goûts musicaux, je peux passer de l’un à l’autre. Essayer de hiérarchiser entre Mozart, les Beatles, Bob Marley, Brel ou Stromae, ça n’a pas de sens. Moi, j’entends de la musique. Et j’aime mélanger cela.
"La Bayadère" est filmée de façon plus statique alors que le spectacle contemporain de la fin est plus découpé. Pourquoi ?
C'est lié à une conversation entre la monteuse, Hofesh Shechter et moi. Hofesh nous a dit : "Ne respectez pas mon spectacle. Je fais du spectacle vivant et je m'adresse à un public présent. J'essaie de transmettre de l'énergie, faites-le aussi, mais avec du cinéma !" Cela nous a libérés alors qu'on essayait de conserver des plans longs. On a osé plus montrer, ne pas avoir peur des flous, des gros plans. Avec la danse classique, on est plus dans "montrer quelque chose", on est plus respectueux de la composition d'ensemble. S'il y a un soliste, il faut le montrer en rapport avec le corps de ballet. Avec le spectacle d'Hofesh, on a essayé de faire corps avec l'énergie, la vie. C'est plus bouillonnant. Pour le générique de fin, j'ai demandé à Marion d'improviser une performance contemporaine après avoir tourné la séquence de La Bayadère.
Filmer la danse vous a-t-il appris quelque chose de nouveau sur votre pratique de réalisateur ?
Oui, complètement. Cela m'a appris qu'on ne filme pas de la même façon La Bayadère ou un spectacle d'Hofesh Shechter. Chaque choix de mise en scène se pose avec plus d'acuité. Quand passer au gros plan ? Faut-il rester sur le corps entier ? Quand filmer en mouvement ou rester en plan fixe ? Faut-il monter beaucoup ou conserver les plans sur la longueur ? Du coup, ça amène à se les poser aussi différemment quand on ne filme pas la danse. Au final, je sais mieux où placer ma caméra, je dirais.
La question s’impose : avez-vous le désir de mettre en scène un spectacle de danse ou un opéra ?
C'est prévu ! Je dois monter La Flûte enchantée au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, l'année prochaine. Je suis très curieux d'aborder cela. C'est une autre approche. Je pars de mon goût de la musique. J'adore Mozart et cet opéra.
"En corps" de Cédric Klapisch, sur les écrans le 30 mars.