«J'ai passé ma vie à jouer»
A l'heure de ses mémoires, le «Canaillou» constate qu'il a passé sa vie à jouer.Au piano, au cinéma, au théâtre, au casino, au billard français, à la pelote basque...Après un demi-siècle, Darry Cowl a fini par prendre son métier au sérieux.
- Publié le 19-12-2005 à 00h00
RENCONTRE
1957. « Cette année-là, j'ai 32 ans, je suis pianiste et myope. Tout à coup, sans que j'aie rien pu faire pour l'éviter, le destin me rentre dedans.» En l'occurrence, le destin à trois roues, un triporteur conduit par un énergumène crollé, agité qui n'arrête pas de zozoter. Près de 50 ans plus tard, ce film de Jack Pinoteau vaut toujours à Darry Cowl d'être surnommé «Canaillou», de faire partie des meubles de la culture populaire, d'avoir une sorte de phare dans une filmographie de 180 titres improbables. Au détour de son livre de souvenirs «Mémoires d'un canaillou», entre deux anecdotes incroyables, Darry Cowl semble résumer sa vie en une phrase: « J'ai passé le plus clair de mon temps à jouer.»
A jouer, à faire des blagues comme tous les enfants. A six ans, il en fait une qui va à la fois le marquer à vie et faire sa célébrité. Afin de punir ce garnement de la haute bourgeoisie basque, la gouvernante ne trouve rien de mieux que de le suspendre par la culotte du haut du troisième étage. « Si un des boutons avait pété, je m'écrasais sur le trottoir. C'est à partir de ce moment que je me suis mis à bégayer. », raconte André Darricau, 80 ans, de retour à Bruxelles où il aimait tant venir s'amuser et jouer au billard français du côté de la Bourse. Ce bégaiement sera sa marque de fabrique au rayon des comiques.
C'était pourtant bien loin d'être l'objectif dans sa vie. Sa passion, c'est le piano. Ses études au conservatoire sont brillantes, couronnées de plusieurs prix, un avenir de concertiste s'esquisse même devant lui. « C'est fabuleux pour un pianiste de jouer Schuman ou Ravel avec 80 musiciens au cul. C'est indescriptible comme sensation. Quand j'ai passé mon concours, il y avait quatre morceaux imposés. J'étais bien parti. J'arrive au dernier, tout part très bien et au bout du premier trait véloce, le rideau de fer tombe, le trou de mémoire complet. Très amical, le directeur me rassure et m'invite à recommencer. Je repars et au même endroit, même rideau, même trou. On m'offre une troisième chance. Même rideau. C'est pas grave, me dit le directeur, vous repasserez l'année prochaine. J'avais compris que je ne deviendrais jamais un concertiste.»
Est-ce en voyant son rêve se fracasser devant lui qu'André décide d'être Cowl et de prendre la vie à la rigolade? Comme il faut bien gagner sa vie, il tente sa chance comme pianiste au cabaret «Les Trois Baudets». Entre deux pitreries, il accompagne les débutants: Jacques Brel, Georges Brassens, Charles Aznavour, Félix Leclerc, Robert Lamoureux. Un soir, Sacha Guitry est dans la salle, le lendemain, il le convoque pour lui proposer un rôle. Il va dès lors se partager entre le music hall et le cinéma. Mais en 57, «Le Triporteur» le conduit au pays des vedettes et dans le coeur du public. C'est la belle vie, avec les copains Poiret, Serrault, Blanche et tant d'autres qui savaient s'amuser. Toutefois, à peine arrivé au pays de la gloire, il se met à jouer au baccarat dans les casinos. « Je suis devenu un véritable drogué du jeu », avoue-t-il. Et sa filmographie en porte les stigmates, c'est l'annuaire des réalisateurs de navets. Et même pas les rois de la daube, pas de Max Pecas, mais les nazes de chez naze: Guy Lefranc, Raoul André, Jean-Claude Dague. Et les titres à l'avenant: «Poussez-pas grand-père dans les cactus» et autre «Les malabars sont au parfum». Seul le cachet lui importe pour faire patienter ses créanciers car sa malchance au jeu est légendaire. A tel point qu'un jour, fatigué de le voir perdre, un croupier du casino de Monte-Carlo lui propose un traitement qui va réussir. « Tu viens demain avec quatre briques, tu les changes. Je te place à une table avec tes plaques devant toi et tu ne joues pas. Je reste derrière toi et après une heure, je te donne une petite claque dans le dos et tu vas changer tes plaques en argent à la caisse. Et tu vas découvrir le sentiment d'avoir gagné. C'était vrai, si je ne perdais pas d'argent c'est que j'en gagnais.»
JE ME SUIS APERÇU QUE JE FAISAIS RIRE AUTANT SANS BÉGAYER
Malheureux au jeu, heureux en amour, Darry partage la vie de Rolande depuis 47 ans. Et chose tout extraordinaire, ce mariole zozoteur qui inspirait le mépris chez Godard a vu son image spectaculairement réévaluée depuis une dizaine d'années. Qui aurait imaginé qu'un jour le réalisateur de «Hiroshima mon amour» ferait tourner la vedette de «Mon curé chez les Thaïlandaises» et lui ferait gagner un César. A en avoir le zozotement coupé! « Je me suis aperçu au théâtre que je faisais rire autant sans bégayer. J'ai pris ce métier au sérieux, je deviens comédien. »
Une histoire qui finit bien après avoir tristement commencé. Une naissance comme celle d'André, pas un romancier ne l'avait encore imaginée. « Les gens ne le croiraient pas », assure-t-il. Explication. Alors qu'il était marié, son père avait fauté. La jeune femme étant enceinte, on solutionna le problème de façon originale. « Louise, la femme de mon père, a simulé une grossesse à l'aide d'un coussin gonflable pour faire croire à l'entourage qu'elle était enceinte de moi, qu'elle était ma vraie mère. Ce n'est qu'à l'âge de 17 ans que j'ai compris pour quelle raison elle préférait nettement mes deux frères.»
Ce traumatisme a-t-il inconsciemment porté Darry Cowl à s'amuser, à fuir cette blessure originelle -jamais, il ne rencontrera sa vraie mère- par la rigolade. Il ne faut pas compter sur Darry Cowl pour théoriser. « Je suis un fétu de paille emporté par le courant d'un ruisseau d'une rivière, d'un torrent. Rien ne m'atteint, tout m'effleure.»...
«Mémoires d'un canaillou», par Darry Cowl, 226 pages, Editions N°1.
© La Libre Belgique 2005