Henri Loyrette, ancien directeur des Musées d’Orsay et du Louvre : "En Belgique, l’appétit d’art est tout à fait frappant"
D’une modestie désarçonnante, Henri Loyrette, ancien directeur des Musées d’Orsay et du Louvre, nous a confié sa conception de l’art et du métier. Rencontre sensible, instants paisibles.
- Publié le 04-07-2021 à 20h53
- Mis à jour le 05-07-2021 à 11h35
Le monde de l’art, versant institutionnel, compte une petite poignée de sommités. Virtuose passionné, Henri Loyrette est le ténor du métier. Ancien directeur des Musées d’Orsay et du Louvre, initiateur du Louvre-Lens et coordinateur du Louvre Abou Dhabi, auteur de nombreux ouvrages… Les superlatifs peinent à qualifier l’envergure d’un C.V. aux allures de Saint-Graal pour quiconque rêverait d’une grande carrière muséale.
En visite à Bruxelles dans le cadre de la très belle exposition Icons dont il assure le commissariat (Fondation Boghossian, jusqu’au 24 octobre), Henri Loyrette a partagé, avec une humilité dont il détient le secret, quelques considérations sur l’art, la politique culturelle, la pandémie aussi…
Entrée en matière avec d’emblée une question épineuse : quelle est votre définition de l’art et, par extension, de son utilité ?
Sous ce terme d’art, j’englobe des choses extrêmement diverses, dont certaines ne relèvent pas directement du domaine artistique. J’ai toujours considéré ce qu’on appelle traditionnellement le "grand art", tout en étant très attentif à des choses plus infimes qui s’inscrivent en marge. Aussi, d’autres disciplines, telles la musique ou la littérature, comptent-elles énormément pour moi. Quant à son utilité, la réponse est assez simple : je n’ai jamais pu vivre sans. On le considère souvent, y compris les responsables politiques, comme une espèce de loisir. C’est une erreur. L’art est un produit de première nécessité qui accompagne une vie, l’enrichit. L’art a une nécessité sociale, d’éducation, de partage… C’est cette vision que j’ai essayé de défendre dans chacun de mes postes.
Vous entretenez d’évidentes affinités avec, entre autres, l’art de la seconde moitié du XIXe siècle. Remarquez-vous certaines constantes ou particularités quant à la manière dont vos goûts se sont forgés ?
À mon âge, je peux regarder les choses de manière rétrospective. Et je m’aperçois que les œuvres, les artistes ou les courants qui m’avaient intéressé durant mon enfance et mon adolescence restent encore importants pour moi. Quand j’observe avec ce recul mes centres d’intérêt, j’observe qu’ils se sont construits par capillarité à partir d’un certain nombre de noyaux. Tout forme un réseau s’enrichissant, progressivement et continuellement, avec des connexions assez évidentes de l’un à l’autre. Aussi, les rencontres et mes différentes expériences muséales ont joué un rôle important, me permettant d’explorer un champ plus vaste. Je discerne toujours l’itinéraire qui m’a conduit à m’intéresser à un domaine.
Chaque œuvre d’art est synonyme de rencontre. Y a-t-il une œuvre qui remporte votre préférence ou que vous pourriez considérer comme l’œuvre d’art absolue ?
Rien n’est figé. Au contraire, cela évolue en permanence. Mais il y a des œuvres avec lesquelles j’ai eu une expérience très forte. Je pense notamment à la Vénus d’Urbin de Titien. Tableau très connu que j’ai vu plusieurs fois quand, habitant en Italie, j’allais au Musée des Offices. Mais je conserve ce souvenir de la première rencontre. Alors que la salle était affreusement bondée, j’ai ressenti d’un coup une espèce de révélation. J’ai pris conscience de sa beauté, de son importance. Ce à côté de quoi, d’une certaine façon, j’étais souvent passé. J’aime aussi évoquer un très beau passage du Cousin Pons d’Honoré de Balzac. Il explique que les œuvres d’art vous font des signes. Elles vous appellent, elles veulent attirer l’attention. Cette rencontre avec l’œuvre qui sort d’elle-même et irradie m’a toujours fasciné.
Vous avez été directeur du Musée d’Orsay avant de prendre la direction générale du Louvre. Gère-t-on des musées de telle importance comme une grande entreprise ?
Il y a dans la gestion d’un musée un autre rapport à la notion de profit. Il est surtout important de trouver un équilibre financier. Les profits permettent d’étendre les activités, de renouveler la programmation, de faire l’acquisition d’œuvres… Le Musée d’Orsay ou Le Louvre sont des structures qui génèrent une économie considérable. Une étude a révélé que, pour les 100 millions d’euros reçus de l’État (sur les 200 millions de budget annuel), le Musée du Louvre rapporte à la France un milliard d’euros en économie induite par le tourisme, les nuits d’hôtel et autres dépenses liées directement au séjour.
Quel regard portez-vous sur la politique muséale en Belgique ?
Je suis toujours frappé par sa vitalité en Belgique ! Quand j’ai mené les travaux pour la réalisation du Louvre-Lens, j’ai pu être attentif à ce qui se faisait dans les alentours. J’ai pu observer le travail remarquable que Laurent Busine menait au Grand-Hornu. Je considère également la rénovation du Musée de l’Afrique centrale à Tervuren (devenu AfricaMuseum, NdlR) comme un cas passionnant, mais qui ne masque cependant pas l’état du Cinquantenaire…
Observez-vous une approche de l’art, et de la culture au sens large, différente entre la France et la Belgique ?
La Belgique est un pays où les gens aiment l’art. Ils collectionnent - et ce n’est pas nouveau - dans les domaines les plus variés. L’appétit d’art est ici tout à fait frappant. J’observe aussi une étonnante ouverture d’esprit. Déjà à la fin du XIXe siècle, notamment avec le Groupe des XX, il y avait en Belgique une liberté d’esprit et une ouverture à des formes nouvelles d’expression qui ne trouvaient pas, ou difficilement, un écho à Paris. Il y a bel et bien une tradition de l’art extrêmement vive en Belgique, notamment par la multitude de galeries, de centres d’art, de collectionneurs privés…
Quelles sont les leçons à tirer de la crise sanitaire ?
Cette période doit mener à de véritables réflexions sur nos modes de fonctionnement (l’usage du temps, l’usage des transports, notre rapport à l’écologie…). Cette crise a permis de s’apercevoir que certaines choses qui apparaissaient superfétatoires ou relevant du loisir étaient bien plus nécessaires. La fermeture des musées, par exemple, a été vécue par beaucoup comme un véritable manque. Beaucoup ont souffert de ne pas avoir un accès facile et direct aux œuvres d’art. Ce constat a quelque chose de réconfortant. Pendant cette période, j’ai également pu observer que les galeries étaient plus fréquentées que jamais. Le contact avec les œuvres passait par ces lieux heureusement ouverts.
Aussi, les musées ont pu tirer de cette période une leçon : ne pas être soumis à une fréquentation uniquement touristique composée de voyageurs étrangers. Beaucoup d’institutions ont négligé les visiteurs "locaux". Il faut pourtant encourager et valoriser le public de proximité, soit des visiteurs qui vivent dans les environs, qui vont venir et revenir régulièrement au musée. Tout l’enjeu des publics des musées est une question d’équilibre entre flot local et international. Enfin, cette crise a révélé l’importance des outils numériques tout en soulignant leurs limites : si les initiatives de visites en ligne se sont multipliées, rien ne vaut le contact avec la réalité physique des œuvres. Le numérique restera un instrument de promotion et d’incitation à venir au musée.