Bernard Tapie, l’homme aux mille vies

  • Bernard Tapie.
    Bernard Tapie. POOL - FRED DUFOUR
  • Bernard Tapie. Bernard Tapie.
    Bernard Tapie. AFP - GERARD JULIEN
Publié le , mis à jour
Dominique Delpiroux

l'essentiel Bernard Tapie est mort ce dimanche 3 octobre a annoncé sa famille. Retour sur la vie hors norme de l'homme aux multiples casquettes :  business, football, cyclisme, politique, cinéma, théâtre, chanson, télé...

Avec sa mèche en bataille, son menton de boxeur et son œil fiévreux, son sourire enjôleur et sa voix de ténor, il avait la gueule de l’emploi. Voire, de tous les emplois : de chanteur à ministre, de businessman à comédien, de dirigeant sportif à capitaine de yacht, de prince de la jet-set, à patron de presse, tout en étant passé par la case prison…

Laissez-le devant un piano, et il s’accompagnera pour pousser la chansonnette. Donnez-lui les commandes d’un jet et il vous embarquera dans les nuages. Confiez-lui un bateau, il bat un record sur l’Atlantique. Plantez-le devant un militant du Front national, et en quelques risettes et trois tapes sur l’épaule, voilà notre bonhomme qui trouve tout à coup « Bernard, très sympa ! »

Tapie, c’est Rastignac et Jean Valjean, c’est Rockefeller et Howard Hugues, c’est Gabin et Belmondo, un puncheur et un marathonien, qui finira par s’écrouler au bout d’un chemin mené presque en apnée, trois quarts de siècle durant.

« Tapy et les yé-yé »

Il aurait pu être soudeur ou mécano : Bernard Tapie est né en 1943 dans un milieu modeste, son père d’origine ariégeoise est ajusteur, au Blanc-Mesnil près de Paris. Bernard a vingt ans à l’époque des yé-yé. Déjà gonflé à bloc, il réussit à enregistrer un disque et se lancer dans la chanson. Mais « Bernard Tapy » ne rencontre pas (encore) le succès. Du coup, il se lance dans la vente de postes de télévision. Son bagout fait merveille, il ouvre son propre magasin, qu’il revend. 

En 1974, il lance « Cœur assistance» avec le gersois Maurice Mességué : un boîtier portable pour les cardiaques qui leur permet de biper une ambulance en cas de pépin. Futé, mais illégal : l’ordre des médecins le fait condamner. Qu’importe, il sait qu’il est fait pour les affaires. Il devient consultant. Son truc ? Racheter pour le franc symbolique une entreprise en faillite. La « restructurer ». Et la revendre avec bénéfice. Terraillon, Look, La Vie Claire, Testut, Donnay… La réussite est insolente. Alors les médias se tournent vers lui qui n’attendait que ça : le patron de Wonder attire la lumière. Aussi, les années 80 sont celles de la « Tapie mania ». On se l’arrache sur les plateaux de télé, de l’intellectuel « Grand échiquier » aux très populaires « Grosses têtes ».

On lui confie même les rênes d’une émission « Ambitions ». Il anime des conférences à travers la France, dans les écoles de commerce, où les étudiantes sont bouche bée. Quand il déboule, il n’y a plus que lui et sa belle gueule : il séduit les jeunes, les femmes, et… les hommes politiques. Pas encore ceux de la gauche, (il rejoindra plus tard la famille radicale) mais déjà, ceux qui, bien plus tard, incarneront la droite. Il s’associe avec l’avocat Jean-Louis Borloo, fréquente le maire de Neuilly Nicolas Sarkozy, celui de Levallois-Perret, Patrick Balkany. On murmure en pouffant qu’il a roulé l’ancien «empereur Bokassa», en lui rachetant ses châteaux pour une bouchée de pain !

La gloire avec l’OM

Le banlieusard fréquente la haute. Et squatte les trois chaînes de l’époque. L’ancien vendeur de télé est comme chez lui sur le petit écran. Un parfait marchepied pour glisser dans un autre monde qu’il adore : le sport. En rachetant La Vie Claire, Bernard permet à Hinault, viré de Renault, de gagner un cinquième tour de France. Magic Tapie. Il va surtout racheter l’OM et provoquer un miracle qui illumine encore aujourd’hui la cité phocéenne. C’est sans doute à Marseille que la tristesse sera la plus profonde, la plus partagée et la plus sincère aujourd’hui, Marseille qui lui a apporté son soutien pendant toute sa maladie.

Bernard Tapie à la tête de l’OM, c’est du lourd sur le terrain : Jean-Pierre Papin, Éric Cantona, Basile Boli, Fabien Barthez, Marcel Dessailly, Didier Deschamps ou encore Chris Waddle ou Abédi Pelé. Une « Dream team» qui paye : quatre championnats de France, une coupe de France, et surtout en Ligue des Champions une Coupe d’Europe le 26 mai 1993, la première victoire d’un club français, 1 à 0 contre l’AC Milan, but de Basile Boli. Oui, au Stade Vélodrome, «Le Boss»  et l’OM ont connu le paradis. Puis l’enfer avec VA/OM, une histoire de corruption avec des liasses de billets enterrées dans le jardin d’un joueur. Marseille retourne en D2, perd ses joueurs vedettes, même si des exploits personnels lui maintiennent la tête hors de l’eau.

Cette affaire VA/OM va le poursuivre sur un autre terrain : celui de la politique. Car entre-temps, Bernard Tapie est tombé sous le charme de François Mitterrand et réciproquement. Le président de la République impose l’homme d’affaires tonitruant dans le monde aussi cruel que feutré de la politique, en espérant que sa popularité rejaillira sur lui, dans une fin de règne étouffante. L’idée de Mitterrand, c’est de faire avaler au Français que « le fric, c’est chic ». Pour bien des socialistes « à l’ancienne », la pilule Tapie ne passera jamais.

Victoires et casseroles

Tapie est député deux fois trois ans. Élu à Marseille, malgré les peaux de banane des socialistes locaux, il se hasarde à des promesses enflammées du genre : « Je vous donne ma parole que d’ici trois ans, il n’y aura plus ici un seul jeune au chômage ou sans formation ! »

Il prendra ensuite la tête d’une liste aux élections européennes de 1994 et dépassera les 12 % de voix. Ce qu’il ne sait pas, c’est que François Mitterrand l’a poussé à se présenter, histoire de déplumer son ennemi de toujours, Rocard!

En 1992, Tapie est nommé ministre de la Ville. Et il est « fou de joie ». Pas Jospin, ni Aubry ou Mauroy. Euphorie  de courte durée. Il est attaqué de toute part. Les casseroles s’accumulent derrière lui, et ses ennemis, de droite comme de gauche les font carillonner. Il est obligé de démissionner deux mois après son arrivée. Il avait eu des embrouilles avec un de ses anciens associés, Georges Tranchant, lors de la vente d’une société à Toshiba. Plainte, menace d’inculpation. Et, coup de fil de Mitterrand à Tranchant, qui finira par trouver un arrangement avec son ex-associé et retirer sa plainte. Tapie revient alors au gouvernement. Vend à la hâte Adidas : Mitterrand,  ne veut plus qu’il mélange affaire et politique. Au lieu de clore un chapitre, c’est une affaire interminable qui débutera…

Entre-temps, d’autres histoires refont surface, comme une fraude fiscale autour de son yacht, le Phocéa. Et puis celui qui deviendra son perpétuel ennemi, le Crédit Lyonnais, obtient la saisie de ses meubles, sous l’œil vorace des caméras. En revanche, tout le monde salue le soldat, lorsque, devant une débâcle générale des ténors de la politique, il affronte crânement Jean-Marie Le Pen dans un débat mémorable. Tapie panache, Tapie courage. 

En 1995, c’est le coup de grâce. Pour la corruption dans l’affaire VA/OM, après des péripéties rocambolesques, Tapie, 54 ans, entre à la prison de la Santé le 3 février 1997 à 19 h 45. Il en ressortira le 25 juillet suivant, blessé, usé, mais pas vaincu.

Il est inéligible, n’a plus le droit de se lancer ni dans les affaires, ni dans le foot. Tout le monde l’imagine au bout du rouleau, prêt à disparaître des écrans radars…

On se trompe. Il entame une nouvelle vie. Comédien ! Comme un pied de nez, il joue dans « Vol au-dessus d’un nid de coucou » au théâtre. Il se remet à la chanson avec le rappeur Doc Gynéco. Il intègre la bande à Lelouch et donne la réplique à Luchini dans « Hommes, femmes, mode d’emploi ». Il tourne douze épisodes de « Commissaire Valence » pour TF1. Tapie est ruiné, mais  la France se remet à l’aimer…

Adidas, affaire crampon

Tout va, à nouveau, basculer, avec ce qu’il a appelé « l’affaire de ma vie » : Adidas !
C’est en 1990 qu’il a racheté la célèbre marque aux trois bandes, qui était au bord du gouffre. Nommé ministre, il doit donc de revendre Adidas, à son partenaire le Crédit Lyonnais. Ce qui est fait. Très vite, Bernard Tapie s’insurge contre cette vente, constatant que la banque a réalisé une énorme plus-value. Affaire Adidas, affaire crampon, qui va traîner de tribunaux en tribunaux. Dans les années 2000, Tapie va tenter d’attirer l’attention des politiques en place, assurant qu’il a été escroqué par la banque.

On l’écoute plus ou moins, jusqu’en 2008. Nicolas Sarkozy, que, contre toute attente, Bernard Tapie a soutenu pendant la campagne, contre Ségolène Royal, est Président de la République. Son vieil ami Jean-Louis Borloo est lui, ministre de l’Écologie. Ainsi, le dossier aura l’oreille de Christine Lagarde, ministre de l’économie. Des arbitres finissent par attribuer 403 M€ à Tapie. « Hénaurme », s’offusquent les observateurs. Tapie est convoqué devant la commission parlementaire.

Il s’explique, jure ses grands dieux qu’il n’a bénéficié d’aucun passe-droit et que les arbitres ont été totalement indépendants. Ironie du sort : parmi les députés qui l’ont mis sur le gril, se trouvait un certain Jérôme Cahuzac. L’histoire semblait entérinée… Mais les dirigeants changent et en décembre 2015, l’arbitrage est dénoncé : Bernard Tapie doit tout rembourser.

Croyez-vous que Tapie jetterait l’éponge ? À 70 printemps, il se lance dans un nouveau défi. Il rachète le quotidien « La Provence » à Marseille et devient ainsi patron de presse. Cela tangue un peu avec les journalistes et le personnel, et puis ça se calme. Le journal tient bon vaille que vaille. Tapie recrute des grandes plumes, comme Olivier Mazerolle, puis l’ancien patron du Point, Franz-Olivier Giesbert, qui est là « en voisin ».

Mais c’est de l’intérieur que Bernard Tapie va recevoir reçoit le plus méchant coup de poignard, fin 2017. Un cancer de l’estomac, puis de l’œsophage. Là encore, il se débat et serre les dents. Ses cheveux blanchissent. Sa voix s’éraille. Il n’empêche : sur les plateaux télé où il vient encore parfois, il râle toujours aussi fort.

En mars 2019, se déroule le énième procès Adidas. Tapie est fatigué. Et tenace. Et l’inespéré se produit en juillet 2019, lorsque le jugement est rendu : relaxe générale du chef d’escroquerie. Il est « innocenté » et, même s’il doit quand même tout rembourser : « Là, mon cancer vient d’en prendre un sacré coup ! » souffle-t-il de bonheur. Le dernier épisode judiciaire avait lieu en juin 2021. Le jugement devait être rendu ces jours prochains. Quelques semaines auparavant, le couple a été victime d’une agression sauvage dans sa maison de Combs-la-Ville. Le visage tuméfié de Tapie bouleverse la France entière. 

Depuis le mois d’août 2019, il était soigné à l’institut Paoli-Calmettes de Marseille, avec une technique révolutionnaire. Un appareil de radiothérapie guidée par IRM qui permet de cibler de manière très précise les tumeurs cancéreuses. Cela lui donne un dernier sursis. Un Tapie affaibli et fantomatique apparaît parfois à la télévision. On sent qu’à l’intérieur, en revanche, cela bouillonne toujours.

Répit de courte durée. Les métastases ont été plus rapides que toutes procédures. Et ont rattrapé Tapie, au terme d’une vie de vertiges entre ombre et lumière, entre geôles et palais, entre stades et yachts. Après quarante années de tourbillon, il laisse un vide énorme. Salut, l’artiste.

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Les commentaires (88)
Michael31 Il y a 2 années Le 06/10/2021 à 10:00

Je suis fan de Delpiroux, on sent que ce monsieur est un écrivain. Je ne savais pas qu'on pouvait continuer à écrire des articles alors qu'on est retraité.

Bakou31 Il y a 2 années Le 04/10/2021 à 13:36

Et qu'en pensent les anciens salariés de Manufrance, Terraillon, Testut de Tapie ?

Bakou31 Il y a 2 années Le 04/10/2021 à 13:25

ort heureusement, le décès de Tapie n'éteint pas la dette de 600 millions d'Euros de Tapie vis-à-vis de l'Etat, et l'Etat va pouvoir enfin être remboursé à hauteur de l'ensemble des actifs de Tapie qui sont de 400 millions d'Euros, de telle sorte que les héritiers ont tout intérêt à renoncer à la succession qui correspond de fait à une dette de 600-400= 200 millions de dettes !