On dit que lorsque la mort est passée dans une maison, elle se souvient de la porte et revient sans tarder. Derrière la sombre métaphore se cache, en fait, une réalité lumineuse : par amitié, il n'est pas rare que deux êtres issus d'une même maison spirituelle, attachés l'un à l'autre durant une vie entière, hésitent à se perdre de vue à cause d'une bête question de timing.
Bien entendu, il n'est pas donné à tout le monde de réussir le tour : en plus d'avoir le sens de l'amitié, il est nécessaire d'être sensible et de posséder une force de caractère telle qu'elle permette de dépasser le profond désir de profiter des jours précieux qui restent à vivre avec celui ou celle qu'on aime d'amour. Seule, sans doute, la discussion bon enfant entre deux personnes âgées qui ont tout fait, tout vu, tout connu, tout entrepris, tout réalisé, peut nous faire toucher du doigt ce que le mot complicité veut dire :
- Tu m'attends ?
- Oui, mais pas trop. Avec le monde qui est là-haut, sans repère et sans plan du métro, je ne voudrais pas te perdre.
- Ok, j'arrive.
Ainsi, Raymond Jean aura suivi, dans une tombe voisine, Hubert Nyssen. Ultime acte sud pour les deux fidèles amis, qui nous observent maintenant d'une terrasse infiniment ensoleillée, le verre à la main et la clope au bec, goguenards, fiers d'avoir réussi ce coup-là... probablement un peu emmerdés, quand même, de nous avoir fait autant de peine. Mais l'amitié véritable crée ses obligations.
Au moins, Raymond, suis bien les conseils de ta petite fille : "N'oublie pas tes lunettes, porte-les bien pour nous voir."
Professeur de littérature contemporaine à l'université d'Aix-en-Provence, collaborateur du Monde, auteur d'une quarantaine de livres, dont "La lectrice" mis en scène par Michel Deville, avec Miou-Miou dans le rôle principal, Raymond Jean, c'était un esprit imaginatif hors pair. Un créateur d'univers. Et, sans vouloir être grandiloquent, le genre de type sympa qui ne vous sort plus de la tête du jour où votre route a croisé la sienne. Et l'on se prend à rêver de se coiffer comme Hubert Nyssen pour avoir eu la chance d'être suivi, là, par un homme comme ça.
Cher Raymond, Cours Mirabeau, ce matin, je bois nos deux Suze tout seul, et je pense à "rien", ce truc incroyable qui nous échappe et que tu viens d'aller voir de près.
Les mots tendres et justes de ton fils Rémy m'ont troublé, je me permets de les transcrire ici...
--------------------
Imagination, générosité, engagement, voilà les premiers mots qui me viennent à l'esprit quand je pense à mon père.
L'imaginaire, c'est la matière première de l'écrivain, du romancier, c'est là qu'il nous emmène et c'est ce que nous aimons tant dans la littérature. Avec mon père, l'imaginaire était dans notre vie de tous les jours. Quand d'autres parents lisent le soir des histoires à leurs enfants pour les endormir, mon père imaginait pour nous des héros et nous racontait leurs aventures en même temps qu'il les inventait, dans d'interminables feuilletons dont nous attendions impatiemment tous les soirs le nouvel épisode. L'imaginaire, c'était aussi pendant les vacances, l'organisation pour nous et nos camarades d'invraisemblables concours, « épreuves », jeux de rôle, sans cesse renouvelés, où les règles qui prévalaient étaient celles de l'absurde et de la fantaisie. Cet imaginaire, Raymond l'a cultivé jusqu'à son dernier souffle, dans l'écriture et dans la vie, et c'est un précieux héritage que celui-là pour résister à l'hégémonie de la raison instrumentale sur nos esprits.
Je voudrais dire ensuite que c'était un homme généreux et bon. Avec les siens et avec les autres. Sans exception. Personne avec Raymond ne s'est jamais vu refuser une aide, un coup de main, un soutien, face à une difficulté de la vie, ou simplement parce qu'il en avait besoin. Il était de ces hommes qui auraient pu donner de l'argent à un pickpocket en train d'essayer de lui faire les poches. Il l'avait fait d'ailleurs une fois pour quelqu'un qu'il avait surpris un beau jour en pleine visite exploratoire de la maison familiale. Cette générosité, tous ceux qui l'ont connu ont pu l'éprouver et en faire à son contact l'apprentissage. Ce n'est pas si souvent qu'on en a l'occasion.
C'était enfin un homme d'engagement et de courage. Un engagement critique et toujours distancié, mais qui ne s'est jamais dérobé devant l'évènement. Engagement dans la résistance à moins de vingt ans. Engagement pour l'indépendance de l'Algérie avec la signature du manifeste des 121 qui lui valut d'être révoqué du poste d'attaché culturel qu'il occupait alors dans la représentation française au Maroc et un plastiquage de l'OAS. Engagement pour la liberté et contre l'ordre moral aux côtés de Gabrielle Russier, persécutée jusqu'à se donner la mort pour avoir aimé un de ses élèves. Engagement contre le racisme avec l'écriture, en 1973, de « La ligne 12 », l'histoire d'un travailleur immigré en butte à la haine ordinaire, à une époque où le chômage ne pouvait pas encore servir d'excuse au rejet des étrangers. Engagement pour la paix, la démocratie et les droits des peuples à disposer d'eux-mêmes, au Vietnam, en Tchécoslovaquie au moment du printemps de Prague, au Chili contre le coup d'état de Pinochet et à chaque fois que ce fut nécessaire. Engagement, aussi, contre les sectarismes, les exclusives et les exclusions qui affaiblissent tant les combats pour l'émancipation humaine. A tous ces engagements, il aura été fidèle jusqu'au bout, et c'est aussi pour nous un exemple quand tant d'autres, parmi ses contemporains, y ont renoncé sans résistance excessive.
Mais la vie n'est pas faite que d'engagements et, dans mon souvenir, mon père, c'est aussi le plaisir de la pêche à la ligne, à laquelle il nous initia, enfants, dans les lacs et les rivières alpines. Un plaisir que depuis toujours, nous avons retrouvé, ici ou là, avec les uns, les autres, ses petits-enfants, dans les aubes calmes et fraîches où l'âme vagabonde au gré des touches et des prises. C'est au bord d'un lac où nous allions souvent pêcher autrefois que Raymond a fait il y a quelques jours sa dernière promenade.
Sur le chemin de sa vie, il eut une chance inestimable, celle de rencontrer sa femme, George, ma mère, qui l'aima et le soutint, du premier au dernier jour, au-delà de ce qu'un homme peut espérer d'une union.
Raymond Jean, mon père, ta vie a été celle d'un homme honnête et juste, une vie de création et de culture, de partage et d'engagement, une vie bonne et bien remplie malgré sa part de chagrin. Nous en gardons mille traces, écrites et non écrites, que nous continuerons à faire vivre dans notre devenir.
Tu vas maintenant rejoindre ceux de ta lignée qui t'ont précédé. Tes parents qui te chérissaient. Laurent et Danielle.
Vous serez ensemble - et ici je reprends tes mots - ensemble sous la même terre, dans la même tombe. Au milieu de l'herbe drue et des pensées qui courent sur la pierre blonde dans ce cimetière du Grand Saint Jean. Entre les pins. Non loin du romarin et des genêts.
--------------------