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25 OCTOBRE 1415 : la bataille d' AZINCOURT

Soixante-huit ans après la débâcle de Crécy, la chevalerie française commet les mêmes erreurs. Et le roi d'Angleterre, Henri V, comme son ancêtre, ne fait pas de quartier.Les arcs longs des Anglais, d'une portée de deux cents mètres, brisent l'assaut maladroit de l'ost royal. Crédit Rue des Archives/Tallandier

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Par Laurent Vissière

Publié le 25 oct. 2023 à 05:00

« Et les gentilshommes aujourd'hui dans leur lit en Angleterre/Regarderont comme une malédiction de ne pas s'être trouvés ici, /Et feront bon marché de leur noblesse, quand ils entendront parler l'un de ceux/Qui auront combattu avec nous au jour de la Saint-Crépin ! » C'est ce que déclame Henri V, dans la pièce que lui a consacrée Shakespeare. Aujourd'hui encore, le public anglais conserve un souvenir ébloui de la bataille : ne s'agit-il point de l'une des plus brillantes victoires jamais remportées sur l'arrogance française ? D'un point de vue militaire, on a voulu voir aussi dans ce combat la fin de la chevalerie, archaïque et ridicule. En réalité, l'étude de cette bataille montre qu'elle s'est déroulée d'une manière très atypique.

La veille au soir

Henri V, est inquiet. Sa chevauchée à travers le royaume de France ressemble de plus en plus à une fuite. Après avoir quitté Harfleur le 7 octobre, il se dirige vers Calais, à moins de 300 kilomètres de là ; mais les Français ont battu le rappel du ban et de l'arrière-ban, et une armée formidable s'est rassemblée à Rouen. Les Anglais atteignent la Somme le 12, mais sans pouvoir la passer à gué, comme avait su le faire Édouard III. Ils longent donc le fleuve et finissent par le traverser à la hauteur de Nesle (18-19 octobre). L'ost français n'a toujours pas bougé de Rouen, mais, le 20, en apprenant que les Anglais ont franchi la Somme, le conseil du roi se prononce pour la guerre à outrance, malgré l'avis du vieux duc de Berry.

Les troupes se mettent alors en marche et s'en vont barrer la route de Calais. La garnison anglaise de cette ville tente bien une sortie pour venir en aide à Henri V, mais elle est mise en déroute. Le roi Lancastre, qui ne pourra donc compter que sur ses seules forces, parvient jusqu'au village de Maisoncelles, où il dresse son camp au soir du 24 octobre. Là, il apprend par ses éclaireurs que les Français occupent les localités voisines d'Azincourt et de Ruisseauville, et qu'il ne pourra poursuivre sa route sans livrer bataille. Il n'en a aucune envie. Car ses troupes sont à bout de souffle. Henri V ne dispose d'ailleurs que de maigres effectifs - environ 1 000 hommes d'armes à cheval et 5 000 archers -, alors que les Français en comptent au moins le double - peut-être 9 000 chevaliers et de 4 000 à 5 000 fantassins. À tout hasard, il envoie, dans la soirée, quelques émissaires proposer, en échange du libre passage vers Calais, de réparer tous les maux qu'il a causés en France, et même de rendre Harfleur. Mais les chefs français interprètent cette proposition comme la preuve que leur ennemi est aux abois et la refusent tout net. La pluie tombe toute la nuit. Pendant que les Français font grand bruit, Henri V impose le silence à ses troupes - menaçant celui qui le romprait de lui confisquer son cheval et son armure s'il est noble, et de lui couper l'oreille s'il ne l'est pas. Ce silence inhabituel fait croire aux Français que leurs adversaires, apeurés, se préparent à fuir. Ils en profitent pour tester leurs défenses, et c'est ainsi que le jeune duc d'Orléans, qui vient d'être armé chevalier, s'en va escarmoucher, avant d'être repoussé par une volée de flèches.

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À l'aube

Henri V écoute trois messes successives puis passe ses troupes en revue. Selon la tradition, il harangue ses hommes, leur affirme que les Français couperont trois doigts à tout archer capturé. Mensonge : dans la pratique, on massacre la piétaille, on ne la mutile pas... Du côté français, le connétable Charles d'Albret et le maréchal Boucicaut mettent leurs troupes en ordre, mais, faute d'un chef incontestable, l'ost manque de cohésion. Par prudence, on a laissé le roi et le dauphin à Rouen ; et, comme ce sont des membres du parti armagnac qui dominent le conseil, ils n'ont pas jugé bon non plus d'inviter le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, à qui la direction de l'armée aurait dû revenir. Du coup, Albret et Boucicaut se heurtent à la morgue de tous les princes présents, comme les ducs d'Orléans, de Bourbon, de Bar et d'Alençon, et bien d'autres, qui ne leur obéissent que du bout des lèvres. Après force palabres, ils adoptent un plan qui va s'avérer aberrant. Classiquement, ils divisent leur armée en trois corps, mais, comme le champ de bataille se situe dans une vallée étroite, ces corps, loin de se déployer, vont devoir se suivre. En outre, princes et grands seigneurs entendent tous se placer au premier rang pour emporter l'honneur de la future victoire : du coup, tous les chefs de l'armée vont combattre ensemble dans l'avant-garde sans jamais avoir une vue globale des opérations ; quant aux arbalétriers et aux hommes de pied, on les relègue à l'arrière, et ils ne serviront pas ! Comme les champs gorgés de pluie interdisent toute charge, la plupart des chevaliers vont combattre à pied. On a tout de même prévu deux ailes de cavalerie, qui auront pour mission de bousculer les archers anglais. Plus pragmatique, Henri V préfère, pour sa part, disposer l'ensemble de ses troupes sur une seule ligne : les hommes d'armes au milieu, les archers sur les ailes. Il envoie aussi quelques centaines d'archers à travers bois pour tirer sur les arrières des Français.

Vers 9 heures

Les deux armées sont maintenant en ordre de bataille . Personne ne bouge. Les combattants français, lourdement équipés, n'ont aucune envie de charger à pied sous des volées de flèches. Et les Anglais, moins nombreux, n'ont aucun intérêt non plus à se lancer à l'assaut. En attendant, les Français se livrent à de grandes effusions de joie et d'amour, chacun pardonnant à ses compagnons d'anciennes injures. Henri V, lui, s'adresse à ses hommes, qui lui répondent d'une seule voix : « Sire, nous prions Dieu qu'Il vous donne bonne vie et victoire sur nos ennemis ! » L'armée s'élance... pour s'arrêter presque aussitôt. C'est l'heure en effet d'une ultime tractation diplomatique, qui échoue à son tour.

Entre 11 heures et 16 heures

Les Anglais se remettent alors en marche. Chaque archer transporte avec lui un pieu aiguisé, derrière lequel il peut se réfugier en cas d'attaque. Soudain tombe l'ordre attendu : « Now, strike ! » Et les archers d'utiliser leur arc long, d'une portée de 200 à 250 mètres. Face à eux, la première ligne française s'est également mise en branle. Les chevaliers ont revêtu une armure complète - elle pèse au minimum une vingtaine de kilos. C'est une protection efficace, mais conçue pour le combat à cheval, pas pour la marche à pied ! Qu'ils aient réussi à progresser sur plusieurs centaines de mètres, en terrain boueux et sous une pluie de flèches, prouve le prodigieux entraînement de ces combattants. Pour les appuyer, les deux ailes de cavalerie s'élancent tout à coup, mais les chevaux glissent sur la terre détrempée et sont bientôt criblés de flèches : des chevaliers, pris de panique, font volte-face et se jettent dans l'avant-garde française, dont ils rompent les rangs. Voyant la confusion qui règne chez l'adversaire, les soldats anglais se lancent à l'attaque en brandissant des épées et des haches. D'après un chroniqueur français, « ils avaient adopté pour la plupart une espèce d'arme jusqu'alors inusitée : c'étaient des massues de plomb, dont un seul coup appliqué sur la tête tuait un homme ou l'étendait à terre, privé de sentiment ». Les deux premiers corps de bataille français sont mis en déroute. Cependant, au moment où il croit tenir la victoire, Henri V apprend que ses arrières subissent une attaque. Robert de Bournonville et Ysambart d'Azincourt, avec quelques hommes d'armes et 600 paysans, ont en effet tenté un mouvement tournant qui jette la panique dans le camp anglais, faiblement gardé. De crainte qu'ils ne profitent de la confusion, Henri V ordonne alors qu'on tue tous les prisonniers qui avaient déjà été faits - tous des seigneurs de haut parage. Ses hommes protestent, car ils comptaient en tirer rançon, mais le roi confie cette inhumaine besogne à des soldats sûrs, qui l'exécutent « de froid sang ». Au même moment, l'alerte devient chaude, car le duc d'Alençon réussit à percer les lignes anglaises : de sa hache, il tue le duc d'York, un parent d'Henri V, et a encore le temps d'en donner un grand coup sur le heaume de ce dernier, avant de périr, criblé de coups. Désormais, le combat touche à sa fin, et l'arrière-garde française se débande.

Fin de journée

Face à la plaine jonchée de morts, Henri V s'entretient avec Montjoie, le héraut d'armes français fait prisonnier, et lui explique, faussement modeste : « Ce n'est pas nous qui avons fait cette occision, mais Dieu tout-puissant, pour les péchés des Français. » Moins pieux, les soldats anglais dépouillent les cadavres et découvrent nombre de chevaliers encore en vie, comme le duc d'Orléans - qui fourniront de juteuses rançons. Le roi prend d'ultimes dispositions. Il fait notamment bouillir le corps du duc d'York, dont il veut ramener les ossements au pays ; il a moins d'égards pour les autres morts de son armée (environ 500). Il ordonne surtout que ses hommes n'emportent rien de plus que ce qu'ils peuvent charger sur le dos, car trop de butin rendrait son armée vulnérable sur la route.

Pour l'aristocratie française, la bataille d'Azincourt s'avère un désastre absolu, puisque les 5 000 ou 6 000 morts et les 1 500 prisonniers français sont presque tous nobles. Mais ces princes et ces grands seigneurs forment également le cadre politique, administratif et militaire du royaume. Si Henri V n'a retiré dans l'immédiat aucun avantage concret de sa victoire (sinon de pouvoir rentrer en Angleterre), il vient de décapiter d'un seul coup les élites d'un pays, déjà terriblement fragilisé, et dont la conquête ne sera que plus aisée. Par ailleurs, la bataille livrée de la manière la plus cynique et la moins chevaleresque possible annonce les combats extrêmement brutaux qui vont caractériser la fin de la guerre de Cent Ans.

Laurent Vissière

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