Pourquoi le scandale Philippe Morel n’éclate-t-il que maintenant? A cause de la peur

Nous voilà accusés d’entrer dans le jeu politique, à une semaine du vote. Mais dites-moi, chères lectrices, chers lecteurs, qu’auriez-vous fait, comme journalistes, si, il y a dix jours, vous aviez reçu ces informations et que les grands médecins des HUG que vous appelez disent que tout est vrai et que cette affaire les tourmente depuis des années? Il fallait enquêter, vérifier, faire réagir le principal intéressé (qui nous a raccroché au nez) et publier. C’est notre travail et notre devoir. Mais il faut aussi s’interroger sur le silence qui a longtemps étouffé cette affaire, et la peur qui règne dans le milieu médical.

Le Dr Philippe Morel lors du débat du second tour, le 19 avril 2023. (KEYSTONE/Martial Trezzini)
Le Dr Philippe Morel lors du débat du second tour, le 19 avril 2023. (KEYSTONE/Martial Trezzini)

Un scandale lié à Abu Dhabi qui surgit entre les deux tours des élections cantonales genevoises… Non, ce n’est pas l’affaire Maudet en 2018. Ou plus seulement. C’est aussi, désormais, l’affaire Morel, candidat du MCG au Conseil d’Etat, membre de l’alliance de droite et chirurgien retraité.

En 2006 à Genève, un patient membre de la famille royale des Emirats arabes unis a donc été greffé d’un foie dont il n’aurait pas dû bénéficier. Le receveur légitime, à Zurich, est décédé peu après. Philippe Morel déroule sa propre version des faits dans d’autres médias ou sur le plateau de Léman Bleu. Les documents que nous avons rendus publics le contredisent frontalement, notamment le protocole de transplantation qui établit que le chirurgien zurichois avait demandé ce foie AVANT que l’organe ne soit transporté par hélicoptère à Genève et pas après, comme le prétend avec aplomb le chirurgien candidat.

L’enjeu est de taille. La condition pour que le patient émirati intègre la liste d’attente des receveurs après un «incroyable forcing» du Dr Morel (ce sont les mots d’un de ses confrères) était claire: aucun patient suisse ne devait avoir besoin de cet organe, quoi qu’en dise Swisstransplant hier dans un communiqué bien sibyllin, sans doute embarrassé.

Mais prenons un peu de hauteur. Pourquoi ce scandale de 2006 est-il sorti à dix jours du deuxième tour des élections genevoises?

La première réponse est terre-à-terre. C’est parce que Heidi.news a reçu un premier indice le 5 avril seulement, et des premiers éléments probants le 12 avril. Ensuite, il nous a fallu plusieurs jours pour vérifier les faits et en obtenir de nouveaux, auprès d’une douzaine d’interlocuteurs. L’article d’Annick Chevillot est ainsi sorti le 20 avril à 17h.

Nous avons fait au plus vite, tout en recoupant soigneusement les témoignages et en pesant chaque mot de notre texte. Une vérité est-elle moins vraie parce qu’elle sort pendant une campagne électorale? N’est-ce pas le moment où les candidats se retrouvent en pleine lumière, laquelle éclaire aussi leurs zones d’ombre? Ne doit-on pas attendre de ces candidats une impeccable moralité, que questionne notre enquête sur Philippe Morel?

Au-delà du contexte électoral, la vraie question concerne plutôt les 17 ans de silence du monde médical qui ont précédé notre travail.

On peut fantasmer sur un acte de vengeance de confrères aigris, jaloux de la Hummer jaune de ce chirurgien star qui menait grand train et savait soigner les amitiés utiles, comme celle de l’ancien directeur des HUG, Bernard Gruson. Dans un geste désespéré après le premier tour, alors que leur ennemi était aux portes du pouvoir, ils auraient tenté de manipuler des journalistes. Mais laissons cela aux séries télévisées.

Plus prosaïquement, un seul mot me vient à l’esprit: la peur.

Philippe Morel a été un chef de service de la chirurgie viscérale (durant 24 ans) et directeur du département de chirurgie (13 ans) qualifié de «retors» et d’«autoritaire» par ses anciens confrères. Un professeur en parle comme d’un «dictateur». Il a fait et défait des carrières. Il a mis sa démission en jeu pour empêcher la nomination d’un rival. «Tout dépendait de lui, les postes, les opérations, les promotions», poursuit le professeur. «Une de ses grandes forces, c’est de faire peur aux gens et de faire en sorte qu’ils se taisent», a relaté un médecin genevois réputé, désireux de garder l’anonymat.

Cela se passe dans les coulisses d’un hôpital longtemps marqué par le carcan d’une structure hiérarchique implacable. Il est dit que le seul contre-pouvoir à celui de Philippe Morel était Gilles Mentha, professeur ordinaire au département de chirurgie de la Faculté de médecine et médecin-chef du service de transplantation des HUG, décédé brutalement d'une crise cardiaque lors d'une randonnée en 2014.

La peur explique que l’affaire soit restée entre les murs des HUG toutes ces années. Cette même peur au sein d’un service public a été dénoncée par la Cour des comptes dans l’affaire Mancy, que Heidi.news a révélé l’an dernier: instaurée par le sommet du DIP, elle a empêché que remontent les informations sur la maltraitance des enfants autistes.

Et cette peur n’a pas disparu. Désormais, il souffle un vent de panique dans le monde médical genevois à l’idée que Philippe Morel puisse accéder au Conseil d’Etat, au Département de la santé, et règle ses comptes – lesquels semblent être nombreux. «Il va me faire virer s’il est élu», souffle un haut responsable de l’hôpital.

Nous, journalistes, ne sommes pas là pour donner des leçons politiques. Mais cette peur ne doit pas devenir un principe de la vie publique.