EXCLUSIF – Le Dr Philippe Morel, candidat genevois, a court-circuité le don d’organes pour un patient émirati

En 2006, le candidat MCG au gouvernement genevois a greffé un foie à un riche patient des Emirats arabes unis, qui a pris indûment la place d’un patient suisse décédé peu après. Cette affaire hante encore les HUG. Elle a suscité des enquêtes internes et valu un blâme au Dr Philippe Morel, mais n’a jamais été ébruitée, jusqu’à ce que la campagne électorale brise la loi du silence.

Philippe Morel, candidat MCG au Conseil d'Etat genevois, à Uni Mail, le dimanche 2 avril 2023. | Keystone / Salvatore Di Nolfi
Philippe Morel, candidat MCG au Conseil d'Etat genevois, à Uni Mail, le dimanche 2 avril 2023. | Keystone / Salvatore Di Nolfi

C’est une personnalité médicale à Genève, qualifiée parfois de «chirurgien aux mains d’or» ou de «héros de la transplantation». Philippe Morel, candidat du parti anti-frontaliers MCG au Conseil d’Etat, s’appuie d’ailleurs sur ses 40 ans passés aux HUG pour séduire les électeurs, évoquant volontiers sa vocation «humaniste».

Mais son parcours, non dénué de zones d’ombre, comporte au moins un manquement majeur. Heidi.news le révèle aujourd’hui, à la faveur d’informations obtenues auprès de multiples sources concordantes.

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Un long silence. Peu après le premier tour des élections cantonales du 2 avril 2023 à Genève, Heidi.news a reçu le témoignage troublant d’un médecin quant aux pratiques et à la déontologie du Dr Philippe Morel. L’affaire remonte à 2006, mais a fait l’objet d’enquêtes internes jusqu’en 2016 et hante encore les couloirs des HUG. Rien n’a fuité hors de la sphère médicale, pendant 17 ans.

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Désormais, les langues se délient à la faveur de la campagne électorale, même si une grande partie de nos interlocuteurs n’ont accepté de parler qu’à la condition que leur identité soit protégée. Un médecin interrogé dit même avoir «honte» de ne pas avoir parlé plus tôt.

Quels sont les faits? Le 21 avril 2006, un donneur d’organes meurt dans un canton à l’autre bout de la Suisse. A 15h55 commence le travail de coordination pour le prélèvement et l’attribution de ses organes, selon le protocole de cette transplantation que Heidi.news a pu consulter. Son foie est proposé à Berne, qui le refuse faute de receveur adéquat.

A Genève, Philippe Morel est aux aguets. A 16h05, il réclame ce foie pour un de ses patients, bien particulier. Il s’agit d’un membre de la famille royale d’Abu Dhabi que le chirurgien genevois a réussi à faire inscrire sur la liste d’attente des receveurs. Et cela alors que les conditions ne sont pas remplies: ce patient n’est pas domicilié en Suisse et n’est pas assuré dans le pays.

S’il est finalement accepté comme receveur potentiel aux HUG, c’est «sur ordre de Philippe Morel le 17.03.2006», comme l’indique une note manuscrite en bas du protocole de coordination – que Heidi.news a pu se procurer.

Le contexte. En 2006, la loi fédérale sur la transplantation d’organes n’est pas encore entrée en vigueur. C’est alors le texte cantonal de 1998 qui fait foi à Genève (le texte et son règlement d’application sont accessibles ici et ici). C’est un élément d’appréciation important, parce que le règlement précise: «Les prélèvements et les transplantations d'organes sont pratiqués sans but commercial et lucratif», et «dans les établissements publics médicaux autorisés, les prélèvements et les transplantations d'organes ont lieu dans les divisions communes».

Or le patient émirati est hospitalisé dans le secteur privé des HUG, au neuvième étage, connu pour accueillir chefs d’Etats et grandes fortunes de ce monde. Il est atteint d’encéphalopathie hépatique sévère, d’insuffisance hépatique (de classe Child B) et d’une «stéato-hépatite qualifiée d’alcoolique», diagnostiquée sur la base d’une biopsie réalisée en Angleterre.

En d’autres termes, il souffre d’une cirrhose sévère, qui nécessite normalement six mois d’abstinence alcoolique avant d’être éligible à une transplantation.

Un foie très convoité. A 21h45, une équipe des HUG décolle de Genève en hélicoptère pour aller prélever et analyser les organes de la personne décédée de l’autre côté de la Suisse. Le Pr Thierry Berney, à l’époque médecin adjoint dans les services de transplantation et de chirurgie viscérale, est à bord. C’est lui qui effectue le prélèvement.

Le précieux foie est jugé comme étant transplantable, mais il n’est pas destiné au patient de Philippe Morel. Deux autres receveurs potentiels avaient été identifiés à Genève, dont un enfant. Mais l’examen de l’organe exclut finalement ces deux personnes. Il reste alors un receveur, prioritaire, à Zurich.

«Le chirurgien zurichois a demandé à me parler pour savoir si le foie était transplantable, se souvient le Pr Thierry Berney, devenu depuis médecin-chef du service de transplantation des HUG. J’ai répondu par l’affirmative. Il m’a alors dit qu’il souhaitait recevoir ce foie pour un de ses patients en liste d’attente et dans un état critique.»

Ce sera pourtant la décision de Philippe Morel qui s’imposera: ramener le foie à Genève, pour le patient émirati. La note de protocole le précise noir sur blanc: «il [Philippe Morel] s’arrangera avec l’équipe de Zurich».

Toujours selon la note, avant que cette décision ne tombe dans la nuit du 21 au 22 avril 2006, Pietro Majno, alors médecin adjoint et cadre supérieur aux HUG, tente de dissuader Philippe Morel: «Le docteur Majno m’appelle pour m’informer qu’il a déconseillé au Dr Morel de prendre ce foie pour Monsieur (le patient émirati., ndlr.). Il opte plutôt pour que [un autre patient, à Genève] soit le receveur, à condition que (...) Zurich ne prenne pas ce foie».

Contacté, le Pr Pietro Majno, actuellement chef de service de chirurgie à l’hôpital de Lugano, explicite ses propos d’alors:

«Cette phrase signifie que selon moi, il devait alors y avoir un autre receveur en liste d’attente à Genève, pour lequel le greffon me semblait plus adapté.»

A 5 heures, Philippe Morel décide de transplanter le patient émirati. L’intervention réussit et le receveur restera hospitalisé plusieurs semaines au neuvième étage des HUG et vivra 15 années supplémentaires.

Le patient zurichois qui aurait dû recevoir l’organe, lui, décèdera peu après.

Première omerta. Dans la journée de 22 avril 2006, la rumeur qu’un riche patient privé aurait bénéficié indûment d’une greffe se répand comme une traînée de poudre dans différents services des HUG. Au point que Bernard Gruson, alors directeur général des hôpitaux universitaires et réputé très proche de Philippe Morel, se décide à intervenir.

«Il m’a été rapporté qu’une récente transplantation hépatique effectuée dans les HUG (...) n’aurait pas été réalisée selon les règles en vigueur et aurait bénéficié de passe-droits», écrit-il le 26 avril à 22 h 32 dans un email que Heidi.news a pu consulter. Le directeur dit vouloir établir s’il s’agit de «faits dûment avérés» ou de «colportage de soupçons». Eléments nécessaires avant l’ouverture éventuelle d’une enquête administrative de sa part.

Le lendemain, selon un autre email que Heidi.news a pu consulter, un haut responsable de l’hôpital livre au directeur les noms de six médecins qui ont évoqué entre eux le cas du patient émirati. Ceux-ci prennent peur et vont désormais se taire, pour préserver leur carrière ou de crainte qu’une telle affaire nuise au don d’organes en Suisse et fasse chuter le nombre de donneurs.

L’affaire ressurgit. Sept ans plus tard, changement de direction à la tête des hôpitaux universitaires de Genève. En 2013, Bertrand Levrat succède comme directeur général à Bernard Gruson:

«J'ai été informé de ce cas en 2013, peu après mon arrivée à la direction, déclare Bertrand Levrat. J'ai décidé d'enquêter sur cette affaire. Les éléments qui m'ont été transmis évoquent le fait que le foie, une fois à Genève, n'était plus transférable à Zurich. L'organe n'aurait dès lors profité à personne. Je me suis adressé à Swisstransplant. La fondation m'a dit qu'ils ne possédaient pas d'éléments probants permettant de critiquer la décision de Philippe Morel de transplanter ce patient. J'ai donc décidé qu'il n'y avait pas matière à poursuivre. Je tiens à préciser que j'ai cherché à comprendre et à savoir. C'était important pour moi parce que j'ai confié des responsabilités au Dr Philippe Morel.»

L’enquête de 2016. La réponse fournie par Swisstransplant à Bertrand Levrat en 2013 est surprenante. Car trois ans plus tard, de nouvelles recherches sont effectuées chez Swisstransplant. Le rapport sur la transplantation de ce patient est exhumé des archives le 1er décembre 2016, en présence du Dr Franz Immer, actuel directeur de Swisstransplant: rapport en vérité très critique sur les «manquements de M. Morel dans cette transplantation».

Heidi.news a eu accès à un résumé de ce rapport:

«M. Morel a tenté à deux reprises en 2006 de convaincre Swisstransplant d’accepter [le patient émirati, ndlr.] sur la liste de transplantation hépatique suisse, alors que le patient n’était pas résident sur le territoire helvétique et ne disposait pas d’assurance médicale. Cela a été refusé chaque fois. Lors d’une troisième tentative, l’accord a été trouvé de ne donner un foie suisse à ce patient que si aucun receveur suisse ne pouvait bénéficier de ce dernier».

Plus loin, le document détaille les contre-indications que posait ce foie (une question de poids et de vaisseaux) et poursuit, sévère:

«M. Morel fait pourtant venir le foie aux HUG, malgré l’accord que ce foie devait dans ces conditions revenir à Zurich où un receveur local pouvait bénéficier du foie. M. Morel, sans en informer ni Zurich, ni Swisstransplant, transplante le foie à [identité cachée, ndlr.]. Le rapport établit clairement un abus de M. Morel. En d’autres termes, il a donné préférence à son propre patient et n’a pas suivi les accords, ce qui est illégal.»

Deux lignes de ce document font froid dans le dos: «le patient suisse auquel ce foie devait être attribué est d’ailleurs décédé en liste [d’attente] peu après».

Contacté, le chirurgien zurichois en charge du patient décédé n’a pas souhaité répondre à nos questions. Dans le même document interne, il est écrit à son propos: «Il se souvient parfaitement de l’histoire, et reste écœuré de la manière dont elle avait été gérée.»

Vu de Swisstransplant. Ce sont de graves accusations sur l’éthique de Philippe Morel, qui n’hésite par ailleurs jamais à mettre en avant sa carrière de chirurgien, et a même signé un livre à sa propre gloire. Selon plusieurs sources concordantes, il recevra pourtant un blâme de la part de Swisstransplant pour cette affaire. Mais d’enquête publique, point.

Pourquoi? Le document consulté par Heidi.news offre une piste: «M. Morel fait partie [à l’époque] à la fois du conseil de fondation et du comité médical de Swisstransplant.»

Contacté, Franz Immer, directeur de Swisstransplant souligne que la loi nationale sur la transplantation est entrée en vigueur en juillet 2007. Depuis, l’attribution des organes se fait grâce au logiciel SOAS qui garantit une répartition équitable et en conformité avec la loi et les ordonnances sur la transplantation. En revanche, il ne s’exprime pas sur cette affaire. Stephanie Balliana, sa responsable communication, a répondu par écrit à Heidi.news:

«Nous ne sommes pas autorisés à donner des informations sur les dossiers des patients, (...) nous sommes soumis au secret médical, au secret de fonction et à la protection des données.»

Des cadeaux et des voyages. Les recherches effectuées en 2016 permettent d’établir que peu après la transplantation de son patient émirati, Philippe Morel a proposé des cadeaux à plusieurs personnes de l’équipe genevoise ayant participé à la transplantation, de la part de la famille du receveur. Dans le document est évoqué un bijou plaqué en or blanc, d'une valeur estimée entre 10'000 et 20'000 francs.

Par ailleurs, le document consulté par Heidi.news indique que trois semaines après l’opération, et alors que son patient était encore hospitalisé aux HUG, Philippe Morel s’est rendu aux Emirats arabes unis, «sans autre explication». Selon plusieurs de ses anciens confrères, les pays du Golfe étaient pour lui une destination fréquente. Tout comme les opérations qu’il a pratiquées de patients provenant de cette région, au neuvième étage des HUG.

L’aspect financier de cette affaire est aussi sensible. Bertrand Levrat, directeur des HUG, dit ignorer le montant de la facture adressée à ce patient privé: «Je n’ai pas connaissance des éléments financiers relatifs à ces faits qui se sont déroulés en 2006, à une époque où je n’étais pas du tout en charge des HUG», dit-il.

Aux HUG, la facturation des patients en secteur privé est réalisée par l’hôpital et les honoraires du médecin figurent sur la facture. Cette dernière est envoyée au patient lorsqu’il n’est pas assuré en Suisse. Le montant total est réparti entre l’hôpital et le médecin. Ce dernier touche entre 50% et 55% de la facture, selon les cas.

Un membre de la famille du receveur émirati aurait affirmé à deux médecins que le prix de la prestation effectuée aux HUG était très élevé. Contacté par Heidi.news, cette personne dit ne plus se souvenir du montant et indique que le principal intéressé n’est plus de ce monde:

«Il est décédé il y a deux ans. Je sais seulement qu’après la greffe, il a eu des complications et a dû faire des allers-retours entre Abu Dhabi et Genève.»

Contacté, le Dr Philippe Morel invoque le secret de fonction l’empêchant de s’exprimer, mais nie tout manquement:

«Cette transplantation était parfaitement légale. Elle a été effectuée dans les règles de l’art et dans le cadre de Swisstransplant. Tout ceci, à une semaine des élections, est un travail de sape de la part de quelqu’un de malveillant qui vous a transmis des documents qui sont soit des faux, soit partiels.»

Le Dr Philippe Morel affirme également qu’il n’était pas en charge du malade: «Ce n’était pas mon patient».

L’affaire remonte jusqu’au politique. Selon plusieurs sources concordantes, François Canonica, président du conseil d’administration des HUG, est informé de l’affaire en 2016. Contacté, l’avocat genevois refuse de s’exprimer: «Je suis astreint au secret de fonction».

A la même période, Mauro Poggia, conseiller d’Etat MCG en charge de la santé, est également informé, selon les mêmes sources concordantes. Contacté, il explique:

«Je ne me souviens pas si on m’en a parlé en 2016. Mais ce qu’on m’a dit, c’est qu’il y a eu une transplantation du foie en 2006. L’intervention chirurgicale a été pratiquée par le Dr Philippe Morel, mais ce n’était pas lui qui suivait le patient. Je sais également que si ce foie n’avait pas été transplanté à Genève, il aurait dû être éliminé.

Par ailleurs, Philippe Morel m’a dit qu’il n’avait pas été rétribué pour cette transplantation, comme il ne l’a jamais été pour aucune transplantation: elles ne sont pas rémunérées, même pour des patients privés.»

Mauro Poggia a récemment attiré au MCG un Philippe Morel déçu du PLR (qu’il avait rejoint en quittant le PDC), dans l’espoir que le parti anti-frontaliers garde son siège au gouvernement, voire que le chirurgien le remplace au département de la santé.

De fait, Philippe Morel est passé entre les gouttes. En 2018, il part à la retraite. Il est encore actif, mais à la Clinique Générale-Beaulieu. Au sein du corps médical, il suscite encore de l’inquiétude: «C’est un patron à l’ancienne. Il n’est pas concerné par les règles qui s’appliquent au commun des mortels», relève notamment un spécialiste de déontologie médicale, qui désire rester anonyme.