Musique

Orelsan : "Je me suis autorisé à faire des conneries"

Il y a une dizaine d’années, le rappeur créait la polémique avec ses punchlines acérées. Aujourd’hui, Aurélien Cotentin, aka Orelsan, est une vraie petite entreprise à lui tout seul. Le jeune homme de 35 ans, sacré artiste masculin aux Victoires de la musique, a lancé une marque de vêtements, réalise des films, des clips... Sans jamais oublier ses origines caennaises, ni sa petite mamie.
Orelsan  Je me suis autoris à faire des conneries
Photographies Tom Craig - Réalisation Laetitia Paul

"L’astuce qui me simplifie le quotidien / c’est d’avoir installé le lave-linge et le sèche-linge juste à côté du dressing / Ça m’évite de traverser tout l’appartement avec les paniers de linge." Ceci n’est pas une punchline d’Orelsan sur l’horizon étriqué de la classe moyenne. C’est Aurélien Cotentin dans la vraie vie, qui livre ses conseils déco au magazine Côté Maison au moment d’emménager dans un loft industriel à Paris. Carreaux du métro, verrières, cactus, meubles chinés sur Le Bon Coin et canapé à franges récupéré chez sa mamie Jeannine, ses goûts parlent aux trentenaires et à ceux qui voudraient le rester toujours.

Dans son quartier, près du canal Saint-Martin, il y a du bio, des bistrots, des T-shirts à cent euros et du pain à la coupe, la vie y est chère quand on ne sait rien cuisiner sauf les pâtes. Orelsan travaille chez lui, dans un studio intégré tout en bois. Il ne va jamais au cinéma, "c’est trop long une heure et demie, j’ai besoin de faire des pauses pour analyser", et plutôt que lire, il télécharge des livres audios. Dans sa playlist, il y a Alexandre Dumas, auteur "de ouf" que ses parents, institutrice et directeur d’école, n’ont jamais réussi à lui faire lire: "C’est le roi du scénario, comment il a sorti Les Trois Mousquetaires en un an et demi !" Lui a mis six ans à écrire son dernier album, La fête est finie, et s’est entouré des gros vendeurs du moment, Stromae, Maître Gims, Nekfeu, Ibeyi. "J’ai bossé. Je veux que chaque phrase ait du sens."

Le soir, il passe un bout de film de Judd Apatow, ou un technicolor vintage de Claude Sautet, où les canapés ressemblent au sien. "J’aime trop cette époque de Sautet, je la vois comme la France. Tu vas chez tes grands-parents, tu éprouves une sorte de nostalgie." Depuis qu’il a quitté Caen pour Paris, Orelsan vit avec sa copine, qui travaille dans la mode, et assure qu’il ne pourrait "être plus heureux".

Petit bémol, la nostalgie justement. À 35 ans, brutalement tombé de l’adolescence dans l’âge adulte, il regarde déjà sa Normandie avec des yeux de Chimène. "L’endroit d’où tu viens, tu n’en vois que les défauts et quand tu t’en vas tu le regrettes. Maintenant que j’en suis parti, et que je suis loin de ma famille, je vois les défauts de Paris." Même le crachin de Caen lui manque. Il en a fait une chanson, intitulée "La Pluie": "Julien Clerc dans l’monospace /J’freestylais dans ma tête sur le bruit des essuie-glaces / Y’a la pluie en featuring dans toutes mes phrases." Dans la vie et dans ses clips, Orelsan parle avec la même voix. On l’écoute, et on l’entend rapper.

Mamie Jeannine

Paru en octobre, La fête est finie, son troisième album solo, a été disque d’or en moins de trois jours, et triple platine à Noël (300.000 ventes). La tournée qui a débuté en février affiche complet. Le rap est la new pop et Orelsan un chanteur très populaire, qui parle du temps qu’il fait et du temps qui passe à des générations de Français. Dans ses concerts, les 15-25 ans sont debout devant la scène, "et plus tu recules, plus l’âge monte, raconte-t-il, au dernier rang, les gens ont 60 ans". Pop star le rappeur ? Nouveau yéyé comme on lit çà et là ? Sa musique raconte la banlieue sans la problématique des banlieues, il rappe sans les tics des rappeurs bling-bling.

"Il a parfaitement mis en scène son histoire et construit un personnage, un double de lui-même, super-héros loser", explique Renan Cros, journaliste et prof de cinéma passionné de scénario, qui compare Orelsan à Houellebecq. "C’est la voix des pavillons, de la France suburbaine, des villes qui n’en sont pas, où il y a un champ au bout de la rue et un centre commercial pour tout lieu de rencontre, estime le critique musical Sophian Fanen, sa singularité est d’être normal, il parle de tout le monde à tout le monde." Cette France, rarement célébrée, cette "classe moyenne, moyennement classe / Où tout l’monde cherche une place" comme il dit dans "La Pluie", Orelsan en vient, et l’a quittée sans la renier. "J’ai tout fait comme il faut, bon élève, école de management, boulot de veilleur de nuit dans un hôtel. Comme j’avais atteint le but de ma vie, je me suis autorisé à faire des conneries à côté, écrire, faire de la musique. Et c’est ça qui a marché."

Ses thèmes favoris, l’ennui, la glande, les napperons sur la télé et les ciels bas sont devenus la marque du "rappeur de Caen", repéré par les critiques dès son premier album. Orelsan: "Au début ça m’a complexé, “rappeur de Caen”, je ne me sentais pas légitime. Mais finalement c’est ce qui m’a donné mon style." Sa jeunesse caennaise, on la suit dans Comment c’est loin, qu’il a écrit et réalisé en 2015, et que certains critiques ont comparé à d’autres films générationnels, comme Les Valseuses ou Marche à l’ombre.

Une autobiographie entièrement tournée en décors naturels dans la capitale normande, starring Orelsan, son copain Gringe et sa grand-mère Jeannine. Le pitch: "Après une dizaine d’années de non-productivité, Orel et Gringe, la trentaine, galèrent à écrire leur premier album de rap", dévoile l’essentiel de l’intrigue. Tout tient aux deux héros, amis depuis dix-huit ans. "La première fois que je l’ai vu, il était lunaire, raconte Gringe, alias Guillaume Tranchant. Il se promenait à Caen dans un uniforme de l’armée cambodgienne, assez décalé." Leur duo, les Casseurs Flowters, a commencé à rapper pour Radio 666, survivante des radios libres des années 1980.

Quand ils ne ridaient pas au skatepark de Caen, ils composaient dans le garage des parents d’Orel, pas encore affublé du "san" (signe de cordialité dans le japonais oral) des mangas. "Il avait une copine, une chouette famille, il bossait pour s’acheter son matériel, se souvient Gringe, c’était un mec assez équilibré au fond, qui avait le confort affectif." L’intelligence de ses parents, régulièrement égratignés dans les textes et les films d’Orelsan, est d’avoir compris son univers de mangas, de hip-hop, et de provoc. "La fiction est la métaphore de la vie, assure Orelsan. C’est comme Tarantino: une discussion qu’on pourrait avoir, toi et moi, n’est pas la même s’il y a un flingue sous la table." Sous son fauteuil, dans le bureau de style chic où il nous reçoit autour d’une tasse de thé vert, il n’y a que ses pieds poliment croisés, dans des Salomon Speed Cross 4 de trailer. Orelsan n’est pas du genre à courir 170 km autour du Mont-Blanc en quarante heures. C’est le trail qui est devenu streetwear.

La punchline de trop ?
En 2016 est parue la meilleure analyse du phénomène Orelsan, signée par la cour d’appel de Versailles : « Il dépeint, sans doute à partir de ses propres tourments et errements, une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale et sexuelle. Les propos de ses personnages sont le reflet du malaise d’une génération sans repères, notamment dans les relations hommes-femmes. » Cet arrêt venait clore un long marathon judiciaire, débuté quand Orelsan le lunaire a fait irruption sur la scène nationale en 2009, ­directement par la case scandale. Dans le clip de « Sale Pute », il incarne un type qui vient de se faire plaquer et insulte sa copine : « On verra comment tu suces quand j’te déboîterai la mâchoire / T’es juste une truie tu mérites ta place à l’abattoir. »

Cette punchline et quelques autres aussi imagées (« J’vais te Marie-Trintigner », dans la chanson « Saint-Valentin »...), prises au premier degré, l’ont précipité dans le grand bain. Des féministes, les partis socialistes et communistes, le Front ­National et la ministre du droit des Femmes ont hurlé en chœur à l’« incitation à la violence contre les femmes ». Le ciel médiatique est tombé sur la tête du Normand. Quarante concerts ont été annulés, il est resté blacklisté et l’affaire s’est prolongée devant les tribunaux.