Vialatte par lui-même

Souvent rééditées, jamais égalées, (re)voici les chroniques données pendant vingt ans à La Montagne par Alexandre Vialatte. Saucissonnées et assaisonnées autrement, elles n’ont rien perdu de leur goût d’antan. Un régal pour les papilles.


Alexandre Vialatte, Promenons-nous dans Vialatte. Choix de textes et illustrations par Alain Allemand. Julliard, 272 p., 19 €


La proposition est tentante, alléchante même, et puis il n’y a pas de raison de s’en priver, pas de saison non plus pour (re)découvrir les chroniques de Vialatte. Une paire de mains, des lunettes pour voir en grand, la boussole de l’esprit pour guide et c’est parti ! Ici, un chemin qui mène tout droit à l’œuf : « Pour les Américains le bonheur est dans l’œuf noir. » Là, un sentier qui bifurque vers l’esquimau : « Quoi de plus utile que l’esquimau ? C’est la seule langue que sache comprendre le chien de traîneau. » Là encore, ce vallon qui abrite… des Gaulois : « Les Gaulois datent de la plus haute antiquité. » Se retrouver perdu dans la montagne de Vialatte est un délice. Et souvent une malice.

Tenez, prenez au hasard le homard. Vous l’aimez cuit, toujours de la même manière : « Le homard est un animal paisible qui devient d’un beau rouge à la cuisson. Il demande à être plongé vivant dans l’eau bouillante. Il l’exige même, d’après les livres de cuisine. » Eh bien, le voilà (r)accommodé en quelques mots, son blason redoré si l’on ose dire : « On voit que le homard n’aspire à la cuisson que comme le chrétien au Ciel. Le chrétien désire le Ciel, mais le plus tard possible. » De fait, le homard est bien plus qu’un homard – et l’homme bien moins qu’un homme. D’ailleurs, si on l’avait écouté plus tôt, son intelligence se serait ébruitée aussitôt : « Une Américaine était incertaine / Quant à la façon de cuire un homard. / – Si nous remettions la chose à plus tard ?… / Disait le homard à l’Américaine. »

Alexandre Vialatte, Promenons-nous dans Vialatte

Alexandre Vialatte © Pierre Vialatte

Des animaux, il y en a en veux-tu en voilà chez Vialatte, jamais bêtes, toujours sensibles, sensés, sensuels. Ils nous évitent. Ils nous invitent. Ils donnent le la, quand ce n’est pas la leçon. Proprement, magnifiquement. Le chat : « Les chats n’ont pas le souvenir des hommes. Ils courent après leurs propres songes, suivant des odeurs qui les guident, les font méditer ou bondir, sans que leur univers croise le nôtre. » L’oryctérope – si, si ! vous avez bien entendu : « Sa chair sent la fourmi. Sa nature est timide, profondément méditative. » L’albatros : « Il se rit du typhon, se repose au creux de la vague, et, au moment où le bateau sombre, il s’élève au plus haut des cieux où il éclate de ce rire inhumain que les navigateurs portugais ont comparé au braiment d’une ânesse. Quelle leçon pour l’orgueil des hommes ! » Il faudrait ajouter la cigogne noire, le loup, les moutons, le poisson, les zèbres, « les libres zèbres »…

On ne sait jamais si Vialatte parle d’un sujet ou d’un autre, ou d’un sujet à travers un autre sujet. Ses chroniques sont des modèles d’élasticité intellectuelle. Le monde de Vialatte est un monde qui s’étend, s’étire, du presque rien au grand Tout, et dont il donne un aperçu tantôt comique, tantôt désabusé, tantôt les deux à la fois. Comme des mythologies pince-sans-rire : « Les marronniers ont refleuri (la nature a de bonnes habitudes), les femmes ont adopté le décolleté ‟à hublot” et le décolleté ‟en coup de poignard”. En même temps, elles se jettent du haut de la tour Eiffel : l’une a été amputée d’une jambe, l’autre s’est enfoncée de quatre-vingts centimètres dans une charpente en fer forgé. Une panthère noire s’est cachée plusieurs jours dans un couloir de Menilmontant : un puma, déjà, l’été dernier, avait ravagé l’île de Ré, traqué par des hélicoptères, des gendarmes, des CRS, et un chasseur de Rhodésie spécialisé. Les bisons meurent dans les grottes de Lascaux, tués par le souffle de l’homme : rien n’est plus fragile que le bison. »

Au fond, cela revient à entendre parler de l’homme, toujours de l’homme, sans cesse de l’homme. Car tous les chemins de Vialatte mènent à l’homme. L’œuf, encore lui : « L’homme est de la race des œufs dont on fait les omelettes. ». La lune : « L’homme ne fait que passer sur la Lune, encore plus vite que sur la Terre. » Le luxe : « Il y a des luxes nécessaires. L’homme lui-même est-il autre chose que le luxe de la planète ? ». Le thon même : « Il paraît que l’homme descend du thon. Qui aurait perdu beaucoup de son huile dans la bagarre. »

On le voit, le portrait de l’homme n’égale pas celui de l’animal et sa grande âme, loin s’en faut. Du coup, l’insecticide, c’est pour l’homme, pas pour les insectes : « Il faudrait épucer la langue et les idées, épouiller ça, passer l’étrille et la savon noir. Éliminer la prétention et le porte-à-faux. Il faudrait des insecticides. » Mais si vous voulez en savoir plus sur l’homme selon Vialatte, allez donc à l’entrée « Homme ». Ça se trouve entre le homard et l’hôpital !

Alexandre Vialatte, Promenons-nous dans Vialatte

Devant l’homme, alors, qui ? ou quoi ? ou qui-quoi ? La machine ? Mais oui, c’est le siècle tel qu’il devient, va devenir, nous revenir : « L’homme n’est que poussière. Et c’est pourquoi il a songé à s’en remettre à des robots du soin de penser et d’écrire à sa place. » Avant d’enfoncer le clou : « On a trouvé le couple idéal. Il paraît qu’il y a peu de divorces. En tout cas moins que sans la machine. L’homme n’a plus à se mêler de lui-même. » Ça ne date pas d’hier, pas d’avant-hier : 1962. D’une certaine manière, Vialatte n’a pas pris une ride. Nous si !

Ou bien ? Il faut que l’homme soit grand, et il ne peut être grand que dans ses mots, son style, ses livres. Il est possible, en fin de compte, que l’écrivain, chez Vialatte, sauve l’homme. Des noms ? Michaux, qui « mêle en lui le Rhénan, le Belge, et l’Espagnol. Il tient du clown et de l’insecte incroyable. C’est un de nos poètes les plus grands ».  Simenon : « Simenon est moral par une très grande bonté, il comprend tout et s’abstient de juger. » Nimier : « Il était jeune, il était beau, il était brillant, il était modeste et insolent, il était hussard, il était rapide, il est mort vite et d’un excès de vitesse. » D’autres encore, de son époque et d’ailleurs : Dickens, Mauriac, Sagan, Hugo… Vialatte ?

Oui, assurément oui. D’autant plus que Vialatte est un écrivain qui est un homme qui ne se prend pas pour un écrivain. Lisez. Pensez. Salivez : « Tout est poétique au poète. Et d’abord une belle charcuterie. En plein hiver. Quand il fait bien froid. Que la devanture est bien éclairée. Que la charcuterie a l’air d’une grotte en or. Avec des têtes de cerf au-dessus de la belle caissière. Des pâtés roses, des crevettes grises, des œufs de poisson, des anguilles sèches et des grattons d’Auvergne. Et du caviar en perles grises, qui vaut 50 000 francs le kilo. La vie semble plus belle, même si on n’en mange pas […] La poésie est-elle autre chose ? La poésie est une paire de lunettes, la poésie est une façon de voir. La prose n’est que le caviar qu’on mange, la poésie celui qu’on voudrait manger ».

Et le lecteur, repu, d’ajouter quand même : vous reprendrez bien un morceau de Vialatte ?

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