Claude Halmos : « Elle a donné une place à l'enfant, pas toute la place ! »

ELLE. Chercher à éclairer la pensée de Dolto à la lumière de sa vie, n’est-ce pas une bonne idée ?
Claude Halmos. Ce pourrait être le projet d’une biographie formidable qui malheureusement n’existe pas, car les héritiers de Françoise Dolto s’y sont toujours opposés. Mais, ici, l’auteur s’en prend à la personne de Dolto sur le mode de l’insinuation et de la calomnie. Pour s’attaquer à une personne de cette envergure, il faut faire un travail sérieux, étayé, documenté, nourri par les archives…

ELLE. Elle n’est pas intouchable ?
Claude Halmos. Bien sûr que si ! Sa pensée était révolutionnaire, elle continue de l’être. Dolto reste souvent mal comprise et caricaturée. Ses théories ont émergé dans une société où les familles répressives bénéficiaient d’un consensus social. L’enfant n’était pas considéré alors comme une personne et sa parole n’avait pas de valeur : il était supposé avoir des petites idées, des petits chagrins, des petites joies, des petites choses à l’image de sa petite taille. Dolto nous a fait comprendre que la parole d’un enfant a autant de valeur que celle d’un adulte. Mais en aucun cas elle ne dit qu’un enfant est un adulte.

ELLE. C’est un sujet à part entière, mais pas plus…
Claude Halmos. C’est énorme ! A contrario, l’auteur de ce livre considère que, lorsque l’on est petit, on vit les choses au ras de ses sensations, de son ressenti, et que la psychothérapie va permettre à cette pensée « primaire » de relativiser ses soucis. C’est ce que toute une génération d’enfants a entendu : « Écoute, c’est pas si grave, ça va passer… » Une manière de ne rien vouloir entendre. Quand Dolto a commencé à parler à la radio, elle a réhabilité la souffrance de l’enfant dans chaque personne qui l’écoutait. Elle disait : « Votre souffrance d’enfant était légitime. » C’est cet effet de vérité qui a fait le succès de Dolto… et suscité, en miroir, la haine que l’on sait.

ELLE. Est-elle coupable d’avoir décrédibilisé l’autorité des parents ?
Claude Halmos. C’est la crainte de l’auteur du livre qui affirme que, si on soutient le narcissisme de l’enfant, on lui apprend en fait à mépriser les autres. Comme si soutenir l’enfant, c’est être contre les parents. Or Dolto m’a appris avant tout à ne jamais juger les parents, mais plutôt à écouter l’enfant dans le parent. Cette phrase a été une bascule dans ma pratique de jeune analyste d’enfants.

ELLE. Dolto est accusée de prôner chez l’enfant « le plaisir » avant tout le reste… au point de le couper de la réalité.
Claude Halmos. C’est un contresens terrible. Elle ne parle pas du plaisir, mais du désir de l’enfant. Et elle met des limites : elle dit que tous les désirs sont légitimes, mais que tous ne sont pas réalisables. Parce qu’il y a la loi et le respect de l’autre. Le rapport à la limite est posé dans toute l’oeuvre de Dolto. Elle dit que l’enfant a une place, mais pas toute la place. En aucun cas, il ne doit être au centre de la famille.

ELLE. Et aussi qu’il ne faut pas que l’enfant se sente frustré ?
Claude Halmos. Faux ! Elle explique dans « L’Image inconsciente du corps » que tout le développement de l’enfant se fait sous la forme de perte : à la naissance, on perd la vie intra-utérine. Au sevrage, on perd le sein ou le biberon. Plus tard, on renonce à l’aide des mains de maman pour accéder à l’autonomie, accès qui se fait parallèlement à celui de la loi. Dolto lie les deux car, pour intégrer véritablement les lois, il faut être capable de se mettre à la place de l’autre que l’on pourrait faire souffrir. Ce n’est possible que si l’on se sent soi-même une personne.

ELLE. Il y a bien une dérive des thèses de Dolto…
Claude Halmos. Évidemment. Il y a aussi des époques qui changent. On ne va pas reprocher à Montaigne de ne pas avoir parlé des ascenseurs ! A l’époque de Dolto, la répression éducative prédominait, les enfants tout-puissants n’existaient pas. Aujourd’hui, la vraie question est évidemment celle du laxisme éducatif. Il faut conceptualiser une autorité post-Dolto qui ne s’adresse plus, comme autrefois, à un enfant qu’il fallait dresser comme un petit animal mais à une personne qui peut comprendre. Inutile de vouloir retourner à l’époque où l’enfant n’était pas un sujet en pensant que cela réglerait quoi que ce soit !

ELLE. Au-delà de ce livre, c’est l’approche psychanalytique dans son ensemble qui est contestée…
Claude Halmos. Oui, parce que la psychanalyse dérange. Les théories comportementales et cognitivistes considèrent l’homme comme une machine. Une panne ? On change au plus vite le fusible qui a sauté (thérapies brèves) et la machine peut à nouveau produire. La psychanalyse, elle, se préoccupe de l’ensemble de l’être parce que chaque individu est singulier, et que le plus important, c’est qu’il trouve sa propre voie.

Elisabeth Roudinesco : « Elle n'a pas commis d'actes de collaboration »

ELLE. En tant qu’historienne, que pensez-vous des sources sur lesquelles s’appuie ce livre ?
Élisabeth Roudinesco. Je m’étonne que l’auteur s’appuie si peu sur les deux volumes de la Correspondance complète de Dolto, publiée chez Gallimard en 2003 et 2005, seule source indiscutable. Il se réfère plus souvent à un ouvrage paru en 1989 et attribué à tort à Dolto (« Autoportrait d’une psychanalyste », éd. Seuil). Il s’agit d’un enregistrement réalisé à la va-vite par deux psychanalystes, un mois avant sa mort alors qu’elle était sous assistance respiratoire. Elle dit n’importe quoi : qu’elle a rencontré Guy de Maupassant, mort en 1893, que ma mère Jenny Aubry, avec laquelle elle a travaillé pendant des années, avait « disparu » pendant l’Occupation (donc, avait été déportée), que Freud avait renié sa judéité, etc.

ELLE. Peut-on dire que Dolto a collaboré avec le régime vichyste pendant la guerre ?
Elisabeth Roudinesco. Non. Dolto n’a jamais pris publiquement position en faveur du régime de Vichy. Elle n’a pas commis d’acte de collaboration. Mais dans sa correspondance privée, publiée quinze ans après sa mort, elle fait l’éloge du maréchal Pétain, sauveur de la France. C’est un fait qui n’a pas été dissimulé. Et tout le monde savait que Dolto était issue d’une famille catholique de la droite extrême et qu’elle en portait les traces.

ELLE. Sa correspondance publiée est-elle, comme le soupçonne Didier Pleux, caviardée sur les années de guerre ?
Elisabeth Roudinesco. Non. Ce n’est pas le cas. D’ailleurs, il prétend avoir eu accès à une lettre censurée du 22 juin 1940 où elle dit sa foi dans Pétain. Cette lettre est en réalité publiée dans sa Correspondance, mais elle date du 21 juillet 1940. Il se trompe de date. Mais dans les deux volumes, je n’ai constaté qu’une seule « censure » et je l’ai fait savoir à l’éditeur : il s’agit d’une lettre du 27 mai 1953 (Vol.2, p. 229) dans laquelle elle parle de « la bande des Juifs communistes de la Société psychanalytique de Paris ». Est-ce que cela fait de Dolto une antisémite ? Non.

ELLE. Elle a pourtant travaillé dans une institution pétainiste ?
Elisabeth Roudinesco. Oui. Elle a été recrutée le 1er décembre 1942 dans le département Biologie de l’enfant et de l’adolescent de la fondation dirigée par Alexis Carrel. On ne sait pas combien de temps elle y a travaillé. Est-elle pour autant une collaborationniste adepte de l’eugénisme ? Certainement pas.

ELLE. A-t-elle eu, au cours de sa vie, des propos regrettant après coup son jugement sur Pétain ?
Elisabeth Roudinesco. Non. Sans doute parce qu’elle avait refoulé ce passé. J’en ai souvent parlé avec elle. Ce n’était pas important à ses yeux, ce que je considère comme une erreur.

ELLE. Son psychanalyste, qu’elle semblait aduler, était-il un collaborationniste ?
Elisabeth Roudinesco. René Laforgue, fondateur du mouvement psychanalytique français, Alsacien germanophone, ami de Freud, tente en 1940 de collaborer avec les nazis en créant à Paris un Institut de psychothérapie « aryanisé ». Mais les nazis ne le prennent pas au sérieux et refusent. Par la suite, il cache des Juifs dans sa propriété, ce qui fait que, à la Libération, il est acquitté devant un tribunal d’épuration. Laforgue a eu une conduite que l’on peut réprouver, mais il a « manqué » sa collaboration.

ELLE. Que peut-on reprocher à l’héritage de Dolto ?
Elisabeth Roudinesco. L’existence de ceux qui, hélas, répètent une doxa. Mais, dans l’histoire mémorielle de la France, Dolto reste une figure emblématique par son extraordinaire génie clinique. Elle a compris la souffrance des enfants. Même si elle n’a pas révolutionné la théorie analytique. Pour ne pas se permettre de dire n’importe quoi, une biographie sérieuse s’impose. Or, l’ayant droit n’en a jamais voulu. Elle a refusé plusieurs biographes professionnels. Ce n’est même pas pour cacher quoi que ce soit mais pour que rien ne lui échappe. Aucun historien sérieux ne peut travailler dans de telles conditions.

(1) « Françoise Dolto, la déraison pure », de Didier Pleux (éditions Autrement, à paraître le 16 octobre).
(2) Auteure de « Dis-moi pourquoi, parler à hauteur d’enfant » (éd. Fayard).
(3) Auteure de « Histoire de la psychanalyse en France » (éd. Fayard).