En robe d'été fluide, d'une couleur assortie à son masque, Emmanuelle Béart fait son entrée dans un hôtel de Saint-Germain-des-Prés ouvert juste pour elle et une cliente. L'atmosphère est feutrée, l'actrice sereine et douce, et particulièrement heureuse d'évoquer le projet qu'elle peaufine depuis deux ans et qui voit enfin le jour : un magnifique hommage à Guy Béart, son père, disparu en 2015. Loin des « tribute pensums » à écouter d'une oreille distraite, « De Béart à Béart(s) » (Polydor) est un double album extrêmement émouvant, où la pléiade d'artistes invités – d'Akhenaton à Catherine Ringer, en passant par Clara Luciani, Souchon et Pomme – s'est approprié une chanson et l'a arrangée à son gré. Une façon pour l'auditeur de redécouvrir la poésie étonnamment moderne de Guy Béart et pour Emmanuelle de faire revivre un héritage artistique et intime. Entretien.                

ELLE. Comment est né ce double album ?

Emmanuelle Béart. Avec ma sœur Éve et mon mari Frédéric Chaudier, qui est documentariste, nous avons repris les sociétés de production de mon père, et nous nous sommes dit qu'il fallait inventer des objets autour de Guy. On a pensé à une intégrale, qui va sortir en septembre, à un documentaire, qui est en cours de tournage, et à ce « tribute ». C'est Aznavour qui a initié ce double album. Il devait chanter « Il n'y a plus d'après », mais il est mort quatre jours avant l'enregistrement. On a choisi vingt chansons et vingt artistes pour les interpréter.               

ELLE. Des artistes que vous connaissiez ?

Emmanuelle Béart. Pas spécialement. On a choisi des compagnons de route de Guy, comme Maxime Le Forestier, Souchon, Voulzy. Et aussi des gens qui nous inspiraient, comme Akhenaton, Clara Luciani, Vianney. Mon fils m'a dit : « Tu sais, Vianney, c'est un peu papy Guy jeune. » Et, en effet, je trouve qu'il a des points communs avec mon père : une forme de timidité, d'humilité, un côté troubadour malgré sa grande notoriété…                

ELLE. « Derrière chaque chanson, il y a une femme », disait votre père…

Emmanuelle Béart. Oui, et, derrière beaucoup de ces chansons que nous avons choisies, il y a nos mères, à ma sœur et à moi. « Vous (c'est vous) », par exemple, interprétée par Christophe, a été écrite pour Cécile, la mère d'Ève. Il avait rendez-vous avec elle, mais n'avait pas trouvé de fleuriste ouvert. Alors il s'est accoudé à un comptoir de bar et a rédigé cette chanson merveilleuse en quelques minutes. « Allô, tu m'entends ? » est pour ma mère [Geneviève Galéa, ndlr]. Elle l'avait quitté, elle était dans le Midi, il était cet homme qui téléphone dans une cabine, au milieu d'une foule parisienne pressée. « Seine, va » et « Fille d'aujourd'hui » sont pour elle aussi. Toute sa vie, il a écrit pour des femmes qui sont parties. Des femmes libres, féministes souvent. Dans ses textes, on trouve des cris de joie, du désespoir, des larmes, ils portent tous l'empreinte de l'amoureux qu'était notre père, un amoureux à perpétuité. Il est mort d'amour à peu près huit ou neuf fois, disait-il. Mais il avait la chance de pouvoir l'écrire.                

ELLE. Pourquoi le quittaient-elles ? Parce qu'il était volage ?

Emmanuelle Béart. Amoureux, il était extrêmement fidèle. Je ne sais pas pourquoi elles le quittaient. Il éclatait de rire quand on lui disait qu'il s'était fait larguer par toutes ses femmes, il répondait : « Ah non, j'ai tout fait pour qu'elles décident de partir. » C'était un homme très pudique.                

ELLE. Vous avez pu parler avec lui de vos mères ?

Emmanuelle Béart. Oui, il disait que toutes les femmes étaient folles et que tous les hommes étaient cons. Mais ce n'était pas du tout un misogyne. La preuve, toutes ces chansons sont de grandes chansons d'amour. Il y en a une qui me bouleverse, celle qu'interprète Carla Bruni, « C'est après que ça se passe ». Mon père disait que c'est dans l'absence qu'il savait s'il avait aimé. Une chose qu'on peut tous ressentir. En fait, il y a beaucoup de chansons de Béart qu'on peut écouter comme des bluettes, mais, en fait, derrière chacune d'elles, il y a ce tiraillement entre la nostalgie du passé et l'espoir du lendemain.

ELLE. Un sentiment propre aux déracinés, à l'exilé qu'il était ?

Emmanuelle Béart. Certainement. C'est un exilé qui a même été apatride, sa famille n'a pas eu de papiers pendant un certain temps. Il vient d'une famille juive expulsée de Bulgarie, qui a fui en Egypte. Mon père est né au Caire, et il a passé toute son enfance au Liban. Il y a fait des études brillantes, obtenu une bourse pour intégrer les lycées Henri-IV et Louis-le-Grand, à Paris, et il est devenu ingénieur des Ponts et Chaussées très jeune. Il a construit des ponts au Maroc, à Nancy, et ce n'est qu'à la mort de ses parents qu'il s'est autorisé à devenir chanteur. Il a présenté ses textes à Georges Brassens, à Nice, après un concert, et Brassens a tenu à lui faire rencontrer Jacques Canetti, un grand producteur de l'époque. Il a eu une enfance nomade, faite de ruptures, dont il parlait très peu, en dehors de son amour fou pour le Liban. Quand je suis là-bas, les gens me rappellent leur émotion lorsqu'ils étaient planqués dans les sous-sols, en pleine guerre, et qu'ils ont entendu la voix de mon père venu chanter sur la place des Martyrs, à Beyrouth.              

ELLE. Quelle personnalité avait-il ?

Emmanuelle Béart. Consciemment ou inconsciemment, il a toujours été en marge. Il n'a épousé aucune mode, aucun courant, et lorsque les yéyés ont débarqué, ce qui a provoqué son premier trou d'air, il s'est mis à chanter du tango. Beaucoup de gens disent qu'il n'a pas eu la place qu'il mérite, mais il n'a jamais cherché à s'accommoder à son époque. Il était terrifié par l'idée d'un contrat qui aurait pu l'asservir à une maison de disques. Et puis c'était un amoureux fou de la vérité. Il pensait que faire semblant, c'était inutile, du gâchis. Et que le succès n'avait aucune espèce d'intérêt. Quand il donnait un concert, j'avais honte, je ne savais plus où me mettre, car, très vite, il oubliait le micro, la scène, les lumières, il buvait un verre de vin, il s'allumait une clope, il faisait chanter les gens et lui ne chantait plus. Lorsque je repense à mon père, je pense aussi à cette grande maison de 1 200 mètres carrés, à Garches, bourrée d'archives, un bordel sans nom. Je nous revois là-bas, dans cette piscine chauffée, où je me baignais avec Aragon, Cabu, Georges Moustaki ou François Mitterrand. 

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© Agence/Bestimage

ELLE. Vous ne viviez pas avec lui mais avec votre mère…

Emmanuelle Béart. Il n'aimait pas particulièrement les bébés. Il nous parlait, à ma sœur et à moi, comme à des grandes. C'était bien au-dessus de nos moyens de compréhension. Il était très impressionnant, doté d'une autorité naturelle extrêmement puissante. Quand on tournait en rond, comme tous les enfants, il nous disait d'aller nous ennuyer dans nos chambres. On était désespérées, mais c'est ainsi que j'ai commencé à écouter des chansons, à lire. Je chantais toute seule devant mon miroir une chanson d'amour de Cora Vaucaire et je pleurais comme une Madeleine. Mon père me rendait dingue, dès qu'il disait quelque chose, il fallait qu'on le note dans un cahier. On se promenait dans la maison avec un carnet de notes. Il nous disait : « Notez sinon vous allez oublier. » Aujourd'hui, je suis une obsessionnelle du Clairefontaine, je note tout ! Bref, j'ai commencé à prendre du plaisir à nos conversations vers l'âge de 13 ans. Avant, c'était surréaliste. Je revenais à Cogolin, où j'habitais avec ma mère, et je n'osais pas dire les choses. Une fois, j'ai lancé à l'école : « Hier, j'ai déjeuné avec Pompidou ! » On m'a rétorqué : « Oui, c'est ça, et moi j'ai vu le pape ce week-end ! »                

ELLE. De quelles rencontres vous souvenez-vous ?

Emmanuelle Béart. J'étais trop petite pour bien comprendre. Lorsque mon père m'avait dit qu'Aragon allait venir, je lui ai répondu : « Il est mort. » Pour moi, comme il faisait partie du programme scolaire, il était forcément mort. Je me souviens aussi de ma rencontre avec Brassens, d'un déjeuner extraordinaire avec Plantu, Cabu, Wolinski, Faizant, ou de souvenirs très forts avec Simone Veil et son mari. J'étais gosse, je m'imprégnais de tout ça, mais je vivais dans deux mondes tellement différents que c'était à la fois beau et perturbant. Aragon, on avait été le voir sur son lit de mort, Guy lui avait mis un écouteur pour lui faire entendre les deux ou trois chansons qu'il avait écrites, Aragon était heureux de voir mon père. Moi, je m'étais promenée dans l'appartement, rue de Varenne, et j'avais lu des lettres à Elsa qu'il conservait dans des casiers de vestiaire. Je m'étais dit : l'amour peut être éternel, ça existe, on peut aimer jusqu'à la fin de sa vie ! Je me souviens aussi de Moustaki chantant au bord de la piscine, à Garches. Mon père était très hospitalier, mais n'avait aucune notion du temps. Les gens restaient plusieurs jours chez lui. Aujourd'hui, je crois que mon père est vraiment en chacune de mes cellules, il a fait de moi l'artiste que je suis. J'aime passionnément mon métier, mais, comme lui, quelque chose de moi est ailleurs. Et ce qu'il disait de l'ambition, de la notoriété, du succès, que tout cela est un leurre, j'en ai maintenant la certitude.                

ELLE. Vous l'avez toujours ressenti ainsi ?                                                                             

Emmanuelle Béart. « Fille d'aujourd'hui », cette chanson de mon père qui décrit une fille très jeune aspirée par le tourbillon de la vie et de la notoriété et qui dit : « Tout va vite et moins je suis », j'aurais pu l'écrire si j'en avais eu le talent. À 22 ans, lorsque j'ai été embarquée dans « Manon des sources », j'ai aussi été entraînée dans ce tourbillon.     

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© Bertrand Rindoff Petroff/Getty

ELLE. Quel avenir votre père voyait-il pour vous ?

Emmanuelle Béart. Il me disait toujours que j'étais une amoureuse et une comédienne. Pour lui, c'était une évidence. Lorsque j'ai eu 12 ans, il m'a présentée à un agent, mais j'étais trop jeune. Comme toutes les gosses, je voulais plutôt devenir infirmière, vétérinaire ou… majorette en Australie. Donc, je me foutais pas mal de rencontrer un agent, qui, d'ailleurs, ne s'est pas du tout intéressé à moi. Mais mon père savait. Quand j'ai débuté – par hasard –, il n'a pas été surpris du tout.                

ELLE. En réécoutant ses chansons, avez-vous compris des choses sur lui ?

Emmanuelle Béart. Dans chaque chanson, il y a des aveux, des secrets. Mon père est rarement au premier degré, et cela ouvre des perspectives d'interprétation très variées. Si on écoute, enfant, « L'Eau vive », on visualise un petit ruisseau. Et pourtant, quand je l'ai chantée avec Yael Naim, j'étais en larmes. Je me suis dit : comment se fait-il que cette chanson, qu'on m'a forcée à apprendre à l'école alors que je la connaissais par cœur, me touche autant ? À l'époque, j'avais fait semblant de ne pas la connaître car on ne savait pas, dans mon collège, que j'étais la fille de Guy Béart. J'avais changé de nom pour avoir la paix. Plus tard, mes trois enfants l'ont apprise à l'école, mais, pour eux, c'était déjà plus drôle d'apprendre une chanson de leur papy.                

ELLE. L'engagement, c'est aussi un héritage qu'il vous a transmis, comme votre mère, militante communiste, l'a fait ?

Emmanuelle Béart. Bien sûr. Je m'affrontais souvent avec mon père quand il n'était pas d'accord avec mes engagements politiques, car lui votait Pompidou. Mais j'avais l'impression d'être en accord avec sa poésie, qui prône l'antiracisme et la tolérance. Ma mère m'a appris à me battre et mon père m'a appris le sens de l'engagement.                

ELLE. Pourquoi avez-vous tenu à chanter sur le disque ?

Emmanuelle Béart. Au départ, je ne voulais pas. Et puis Thomas Dutronc m'a appelée en me disant qu'il voulait que je l'accompagne sur « Qu'on est bien » et Yael Naim, ensuite, m'a demandé de le faire sur « L'Eau vive ». J'interprète aussi « Plus jamais », qui est une façon pour moi de signer cet album.                

ELLE. Quelle image voulez-vous garder de votre père ?

Emmanuelle Béart. Il a été un père très important et un repère absolu. Et ce qu'il n'a pas fait avec nous, lorsque nous étions enfants, il l'a rattrapé plus tard. J'ai rarement rencontré un homme aussi doux et aussi avide de transmettre. J'ai le souvenir de grandes discussions philosophiques, où l'on parlait de Jésus, de religion, du monde. Ce disque est une manière de continuer ce dialogue qui a été le nôtre. Grâce à ça, il y a quelque chose qui ne s'éteint pas.