L’œil plus clair que Paul Newman, le teint ensoleillé, le sourire pétillant, ça s’appelle le charme. Pierre Nora qui se définit comme un regardeur, qui a révolutionné la manière d’envisager l’histoire avec la publication des « Lieux de mémoire », qui a observé le monde tourner dans la revue « Le Débat » fend l’armure. Ses Mémoires racontent ce qu’il a fait de sa jeunesse et ce que sa jeunesse a fait de lui, cet intellectuel éblouissant de savoirs et de sensibilité. Rencontre avec un homme merveilleux. 

ELLE. Pourquoi avoir, enfin, écrit vos Mémoires ?              

PIERRE NORA. J’y pensais depuis longtemps, car je suis l’un des derniers témoins d’une époque, la guerre que j’ai vécue petit garçon, l’effervescence intellectuelle des années 1950, et parce que je suis aussi l’historien de ma famille. Mais écrire demande un tête-à-tête avec soi-même, et je ne trouvais pas le temps, sans cesse tiraillé entre ma production personnelle et mon travail d’éditeur et de directeur du « Débat ». Le confinement est arrivé, et je m’y suis mis !

ELLE. Ce ne sont pas des Mémoires classiques, mais des souvenirs personnels, votre éducation intellectuelle et sentimentale. Pourquoi ce choix ?             

P.N. Il fallait parer au plus pressé, j’ai eu envie de raconter ce qui dans mon enfance, dans ma jeunesse m’avait marqué à jamais.              

ELLE. Notamment, les années de guerre d’un petit garçon qui se fait traiter de sale juif à la récréation…             

P.N. Je me suis effondré, humilié. Quand je l’ai raconté à mon frère aîné, Simon, il m’a dit : la prochaine fois, tu fonces et tu frappes ! Il a été mon père supplétif, a fait une grande partie de mon éducation pendant la guerre, et après il me traînait partout avec lui.              

ELLE. C’est pendant la guerre que vous découvrez l’une des passions de votre vie, la poésie. Qui vous en a donné le goût ?               

P.N. Je ne sais pas, je me souviens que tout petit déjà, je lisais du Baudelaire. Pendant la guerre, j’allais à la librairie Arthaud à Grenoble où l’une des vendeuses, sans doute touchée par ce petit lecteur, m’avait à la bonne. J’ai dû découvrir Rilke à la bibliothèque de la pension, Le Portique, en 1943. Le directeur, un homme extraordinaire, qui s’appelait Juillet, me prêtait ses Pléiade. Il m’a sauvé la vie en me foutant dehors ! Une nuit, il est venu me réveiller pour me dire de sauter par la fenêtre. Simon m’avait donné l’adresse d’une ferme, au cas où. J’ai été me cacher. Puis nous nous sommes réfugiés dans le Vercors avec ma mère.               

ELLE. Votre famille est célèbre pour ses hommes, résistants, médecins, éditeur et grands serviteurs de l’État, mais vous faites aussi de magnifiques portraits de ses femmes, discrètes. Pourquoi ?              

P.N. Que restera-t-il d’elles ? Je voulais qu’elles laissent une trace, elles aussi. Raconter notre gouvernante Micha était une façon de lui rendre un peu de ce qu’elle nous avait donné. Quant à ma mère, je voulais faire l’éloge de cette femme si soumise et si bonne. Il a fallu qu’elle meure pour que je comprenne à quel point elle était le pilier de la famille. Je me souviens d’elle, lisant « Vie de Jésus » de Renan, et m’intimant : « Ne me dis pas la fin ! »                

ELLE. Vous parlez également de votre sœur, la plus intelligente de la famille…              

P.N. Parce que c’est vrai ! Mais elle a été la victime de ce que j’appelle un machisme d’amour, qui infériorisait les femmes de la famille. Elle ne s’entendait pas avec les femmes que j’ai aimées, mais elle admire Anne dont je partage la vie aujourd’hui. Cela nous a rapprochés.                                                          

ELLE. Et puis, il y a votre père qui vous dit : « Somme toute, tu n’as jamais rien fait comme les autres. » C’est aussi votre sentiment ?              

P.N. Oui, il avait raison. Lorsque j’étais enfant, je tenais mon journal, je rédigeais des constitutions pour la France d’après-guerre, je me voyais écrivain, et il me voyait en petit Marcel Proust ! Ensuite, c’est vrai, je n’ai rien fait comme tout le monde ! Sans doute est-ce dû à mon initiation amoureuse avec Marthe, une princesse malgache, qui a été un mélange d’amante et de mère ; j’avais 18 ans, l’âge de sa fille. Elle était splendide, avait inspiré Lawrence Durrell pour le personnage de Justine dans « Le Quatuor d’Alexandrie ». J’étais fou d’elle, ce fut une passion radieuse et douloureuse. Je donnais des leçons particulières pour gagner de l’argent, je gâchais ma vie et je ne pouvais pas assurer la sienne. Cette histoire pas comme les autres a dévoré ma jeunesse, les flirts avec des jeunes filles de mon âge, les sorties, les danses, et j’ai été collé à Normale sup !               

ELLE. Vous parlez peu de votre épouse, Françoise Cachin, pourquoi ?            

P.N. Je ne sais pas, je le regrette. J’ai été très attirée par elle, une fille intelligente, très vivante, mais avec un caractère de cochon. Quand je suis allé demander sa main à son père, comme cela se faisait à l’époque, il m’a regardé avec des grands yeux, et m’a dit : « Mais vous êtes fou ! » Nous sommes partis avec Françoise en voyage en Asie, et je me revois à Angkor, à 7 heures du matin, tournant autour d’un temple en méditant ma lettre à son père, pour lui dire : « Vous aviez raison ! » Je regrette aussi de ne pas avoir parlé plus longuement de Gabrielle, une femme somptueuse, une passion pendant vingt-cinq ans.           

ELLE. Vous dites être entré à l’Académie française par modestie, est-ce bien vrai ?               

P.N. Je l’ai dit par rapport à mon frère Simon qui avait raté tant d’occasions par orgueil. En vérité, cela a l’air idiot, mais l’Académie a été une espèce de revanche sur mon échec à l’ École normale. J’en ai gardé une grande inconfiance en moi. Mais je ne me suis pas pour autant pris au sérieux, alors que j’en ai vu beaucoup devenir des importants en deux mois.               

ELLE. Qu’avez-vous envie de transmettre ?              

P.N. À ma famille, ce livre. Aux jeunes générations, tout ce que j’ai fait, la défense et l’illustration d’un certain type de culture française et de construction nationale. « Jeunesse » sera oublié, mais « Les Lieux de mémoire », parus sous ma direction, resteront. J’ai l’air immodeste, mais d’autres que moi le pensent. J’espère avoir transmis le respect de l’histoire de France.                                        

« JEUNESSE », de Pierre Nora (Gallimard, 234 p.).