L'écriture de Yasmina Reza ressemble à du mercure. Fait de longs dialogues, grands écarts chronologiques, ruptures et détours, ralentis, accélérations, instantané sur un homme assis au bord d'un lit comme dans un tableau d'Edward Hopper, son récit se déroule avec une fluidité à nulle autre pareille sans qu'on en perçoive les coutures. Jamais elle n'a conjugué ses qualités de dramaturge et de romancière avec une telle virtuosité. Son sujet non plus ne se laisse pas réduire. À quoi cela ressemble de vieillir au sein d'une fratrie ? Quelle place occupe-t-on dans sa famille, « baraque de bric et de broc » entre les très anciens au bout du chemin et les tout jeunes qui tracent leur route avec leurs aspirations incompréhensibles ?

De l'émotion au fou rire

Le narrateur, c'est Jean, sans femme, sans descendance, tendrement attaché au fils de son ex, Luc, un petit garçon pas comme les autres. La soixantaine n'y change rien, Jean restera à jamais l'enfant du milieu, le deuxième qui suit et essaie d'arrondir les angles aigus des personnalités qui l'entourent. Il a beau être tout cabossé, pas très loin du loseur, Serge est l'aîné à jamais. Et Nana garde son statut de « la fille des parents, la chouchoute maniérée ». Yasmina Reza décrit ce moment où la vieillesse saute à la gueule, sans retour en arrière possible, effrite les relations sans détruire la connivence de l'enfance sur laquelle pèse la dinguerie des générations précédentes. Le morceau de bravoure du roman consiste en une visite des trois, accompagnés de la fille de Nana, à Auschwitz.                

Le lecteur passe de l'émotion au fou rire. L'auteure torpille les instants de désespoir d'un trait comique. Lorsque Luc, cet enfant qui vit à contretemps, mime les oreilles du lapin lorsque les autres en sont déjà aux cornes du cerf, à la fête de l'école, sa mère s'esclaffe. Pour Jean, c'est clair : « Je sais qu'elle ne riait pas pour de vrai, mais la voie du rire était la plus commode. » La vie mode d'emploi, selon Yasmina Reza.

COUV REZA OK

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« SERGE », de Yasmina Reza (Flammarion, 234 p.).