Il y a toujours quelque chose de vertigineux dans les récits d' Emmanuel Carrère, une façon de raconter sa vie à tombeau ouvert, de se mettre à nu, ici, à la puissance mille. Il faut le voir faire du yoga complètement bourré, danser une polonaise de Chopin avec une Américaine au bout du rouleau ou encore hésiter à passer la seconde sur son scooter. Cet homme vit dans une permanente oscillation entre l'ivresse et la lenteur, entre une aspiration à la joie et des gouffres de détresse, entre une exigence de vérité et les impératifs de la réalité. Dans « Yoga » (éd. P.O.L), on pourrait dire entre le yin et le yang. Dans ce récit, l'expérience de cette pratique s'y transforme en une descente aux enfers causée par une dépression mélancolique. Un homme dévisse, tâtonne, essaie de sauver sa peau. « Yoga » est une interrogation bouleversante sur le douloureux métier de vivre. Entretien intense.                

ELLE. Au départ, vous souhaitiez écrire un livre souriant et léger sur le yoga ?

Emmanuel Carrère. Oui, je ne voulais pas faire un essai ou un truc de développement personnel – quoique c'en est peut-être un finalement, à ma façon – juste partager mon expérience de cette pratique, pas seulement comme un loisir mais un mode d'accès au réel. En plus, je me disais en rigolant, et pas seulement en rigolant si je suis honnête, ça peut faire un carton, tout le monde fait du yoga ! Je trouve ça très bien d'ailleurs que ça soit si répandu.                

ELLE. Vous ne vous épargnez pas, vous dépeignant souvent comme un écrivain orgueilleux et très soucieux de gloire…

Emmanuel Carrère. Je ne trouve pas ça très honorable, je vois bien tout ce qu'il y a d'encombrant, de vanité un peu puérile dans cette obsession d'être un grand écrivain, mais en même temps cette ambition est un moteur qui fait avancer.                

ELLE. Comme si vous étiez tout le temps partagé entre la gloire et le yoga. Depuis combien de temps pratiquez-vous ?

Emmanuel Carrère. Je donne au yoga un sens très extensif qui inclut toutes les pratiques d'origine orientale, y compris les arts martiaux. J'ai fait du karaté, du tai-chi, j'ai arrêté quand je suis passé de la rive gauche à la rive droite et que je n'y ai pas retrouvé l'équivalent du cours que je trouvais formidable. Du coup, je me suis mis à faire du yoga il y a plus de vingt ans. Dans ces disciplines-là, à un moment donné, on se met à faire de la méditation.                

ELLE. Après des dizaines de définitions, vous écrivez que finalement la méditation « c'est pisser comme on pisse et chier comme on chie », n'est-ce pas un peu trivial ?

Emmanuel Carrère. C'est une définition absolument classique de beaucoup de grands maîtres zen du passé. Le dernier mot de la méditation, c'est juste faire ce qu'on fait en étant à ce qu'on fait, sans juge le passé, ni projeté vers le futur, un truc qui a l'air très con et qui est en fait très difficile.                

ELLE. Justement, est-ce qu'on peut faire un stage de méditation tout en prenant des notes sur les gens dans l'idée d'écrire un livre, n'est-ce pas antinomique avec l'idée de renoncer à tout jugement, un peu retors même ?

Emmanuel Carrère. Ça, c'est une vraie question. J'étais tiraillé entre celui qui se livrait à cette expérience d'abandon et celui qui prenait des notes mentales, qui essayait de thésauriser ce stage. C'est comme s'il y avait deux mouvements contradictoires… Maintenant, le yoga, et c'est une des choses intéressantes de cette discipline, est fait de mouvements contradictoires, centrifuge et centripète, tu pousses et tu tires en même temps.

ELLE. Ces pratiques, pendant des années, ont-elles servi à éloigner la dépression, à apprivoiser les chiens noirs, selon la magnifique expression de Churchill ?

Emmanuel Carrère. J'aimerais le penser… Le yoga tend vers une unité, peut-être que je suis trop divisé pour ça, moi dont une moitié est l'ennemie de l'autre. En dehors de l'utilité, le bienfait premier, c'est le plaisir qu'on y prend, qui est en fait le plaisir de tous les apprentissages.                

ELLE. Mais si je suis radicale, ce livre, c'est la défaite du yoga et la victoire du lithium comme remède ultime ?

Emmanuel Carrère. Je n'aimerais pas penser ça, mais ce n'est pas faux. Je trouve forte et belle cette phrase du poète américain Robert Lowell qui a souffert de troubles bipolaires ravageant totalement sa vie et celle de son entourage. Il dit à peu près ça : j'ai eu une vie constamment pourrie et il est troublant de penser que si on avait su plus tôt qu'il manquait juste un peu de sel dans mon cerveau, ça aurait été une autre existence, plus heureuse ou en tout cas plus normale. Je ne dirais pas la même chose car ma vie n'a pas été qu'un cauchemar. Et ça n'empêche pas de retirer des bienfaits du yoga, les deux peuvent aller de pair.                

ELLE. Du yoga, le livre dérive vers des jours plus orageux, vous plongez dans une dépression mélancolique sans qu'on en connaisse l'origine, pourquoi ?

Emmanuel Carrère. Il y a une crise que j'ellipse et j'arrive vraiment dans le dur, qui a duré, un an…                

ELLE. Pourquoi cette ellipse ?

Emmanuel Carrère. Contrairement à mes livres précédents, au sujet desquels je me vante, avec un peu de forfanterie, que tout y est vrai, dans « Yoga », il y a des moments qui s'apparentent au roman. Parfois, pour le plaisir de la fiction, mais par une sorte de scrupule, il faut que je le dise au lecteur. Et puis, il y a une autre raison, je ne voulais pas prendre le risque de froisser ou de blesser des proches, donc il y a des choses que j'ai omises, changées, inventées. Par égard…                                                                                        

ELLE. Vous écrivez que la littérature est pour vous « le lieu où on ne ment pas », comment concilier cet impératif de vérité avec ces égards ?

Emmanuel Carrère. Dans « L'Adversaire » ou « Limonov », la question ne se pose pas vraiment, Limonov est un personnage public qui n'a jamais lui-même fait preuve de beaucoup d'égards ! Les cas de figure opposés, c'est « Un roman russe », où j'ai eu le sentiment d'outrepasser mes droits, j'ai franchi une ligne que je n'avais pas envie de franchir de nouveau. Il n'en est pas sorti de catastrophe, mais j'ai tout de même eu l'impression d'avoir fait bon marché des sentiments de certaines personnes. Après, avec « D'autres vies que la mienne », j'ai fait tout le contraire, j'ai donné le livre à relire à chacun des personnages.

ELLE. « Si je pouvais, derrière ce type enivré de ses propres complications, voir le pauvre petit garçon qu'il est au fond, qu'il est toujours, et au lieu de lui cracher dessus ou de dresser sa statue le consoler, et pleurer sur lui, et pleurer avec lui. » Vous qui vous êtes beaucoup mis à nu, vous n'avez jamais rien écrit sur cet enfant triste, pourquoi ?                                                                                        

Emmanuel Carrère. Je ne sais pas très bien. J'ai quand même fait pas mal d'années, voire des décennies de psychanalyse, forcément j'ai été conduit à m'intéresser à cet enfant, mais pas dans l'écriture. Ça viendra peut-être un jour, mais pour l'instant c'est comme s'il y avait non pas un interdit, mais une clôture autour de ça.     

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© Jean-François Robert

ELLE. Votre dépression surgit après dix ans de bonheur, « la joie est plus profonde que la tristesse », dit Nietzsche, vous pensez le contraire ?

Emmanuel Carrère. Comme souvent ce type de phrase, je la trouve très volontariste, c'est une pétition de principe que je respecte et que j'admire, mais dont je ne me sens pas forcément capable. Le lithium, qu'est-ce que ça fait ? Les hauts sont un peu moins hauts, les bas sont un peu moins bas, ça écrête, mais les deux sont toujours là. Le yoga, d'une autre façon, égalise aussi ces deux états, le yin et le yang, l'un n'est pas plus vrai que l'autre, la vérité est dans la balance, l'équilibre entre les deux. Je prends garde à cette espèce de pessimisme existentiel qui n'est pas quelque chose qui dépend de moi, qui est mon fond de sauce psychologique. Il n'empêche pas une certaine capacité de joie, mais il y a des gouffres. Le désir d'harmonie dans la durée, à laquelle j'aspire, la réalité de mon existence m'empêche d'y croire. C'est plus une question de configuration psychique que de choix philosophique. Je ne suis pas défaitiste en disant ça, mais je l'ai éprouvé.                

ELLE. Lorsque vous êtes hospitalisé à Sainte-Anne, les médecins vous déclarent bipolaire, c'est la première fois que ce diagnostic était posé ?

Emmanuel Carrère. Oui, sans doute parce que la version de la maladie qui est la mienne n'est pas la plus spectaculaire, je ne me mets pas tout nu dans la rue, je n'ai pas de phases maniaques de l'ordre du suicide social. Chez moi, cela se traduit par une excitation, qu'il est souvent difficile de distinguer d'une espèce d'euphorie. Mais cette surchauffe est traîtresse, perfide. Je suis très reconnaissant aux médecins de Sainte-Anne. Quand j'y suis entré, j'étais dans un état de déréliction, de détresse extrême, intolérable. Mourir me paraissait la seule chose à faire. Je n'étais pas en état qu'on me dise quoi que ce soit, mais dans une centrifugeuse chimique où les médecins tentaient de trouver ce qui pouvait me sauver.                

ELLE. Vous saviez qu'on faisait encore des électrochocs ?

Emmanuel Carrère. Pas du tout, cette pratique avait disparu du paysage psychiatrique car elle était associée, en gros, à « Vol au-dessus d'un nid de coucou ». Par la suite, j'ai appris que sous le nom d'ECT pour électro-convulso-thérapie, c'était devenu un traitement de pointe aujourd'hui. Mais c'est non seulement un truc très violent mais aussi un truc douloureux, qui fait mal. C'est un traitement de dernier recours, on ne fait pas ça de gaieté de cœur. Maintenant, je crois qu'on peut y répondre beaucoup mieux que je ne l'ai fait moi. Il est probable que cela a eu sur moi, malgré tout, un effet bénéfique mais les réveils me laissaient dans un état de détresse extrême, qui n'est pas obligatoire.                

ELLE. Dans quel état étiez-vous quand vous êtes sorti de Sainte-Anne ?

Emmanuel Carrère. Ça allait mieux sans aller beaucoup mieux. Je n'étais plus à l'agonie, incapable de bouger en attendant de mourir, mais j'ai eu une convalescence un peu chaotique.                

ELLE. Votre livre précédent s'appelle « Il est avantageux d'avoir où aller »…

Emmanuel Carrère. Habituellement je pense que je suis assez bon pour les titres mais celui-là est catastrophique, personne ne s'en rappelle, personne ne le comprend, et le temps que je l'explique, tout le monde est parti !                

ELLE. Ce livre-là pourrait s'appeler : « Où aller quand on n'a plus aucun endroit où aller ? »

Emmanuel Carrère. Oui, c'est vrai et finalement je me barre à l'île de Leros !                

ELLE. Et est-ce que ça vous sauve d'être confronté au malheur de jeunes migrants, à ce malheur ordinaire dont parle Freud par opposition au malheur névrotique ?

Emmanuel Carrère. Qui est la misère qu'on se fait à soi-même mais dont je ne veux pas entendre dire qu'elle est de la complaisance, « tu devrais moins t'occuper de ton petit nombril » ! Ça n'a rien à voir avec ça. À Leros, j'ai rencontré de jeunes migrants, des jeunes gens dont le malheur ordinaire n'était pas ordinaire du tout. Ils étaient aimables tout simplement, c'était dingue de me retrouver à faire du tai-chi sur un ponton avec eux. Les rencontrer m'a fait un peu sortir de ma propre misère et, à partir de là, elle s'est atténuée. J'espère, à la mesure de mes petits moyens, les avoir aidés aussi, juste en les écoutant. Je suis heureux de savoir qu'ils sont dans des familles d'accueil aujourd'hui, tirés d'affaire, sortis de cette condition terrible de migrant.

ELLE. Vous citez cette phrase de la philosophe Simone Weil : « Finalement, il y a assez peu de gens qui savent que les autres existent »…

Emmanuel Carrère. Je suis infoutu d'en donner la référence mais je trouve cette phrase extraordinaire, c'est un des grands enjeux de la vie, des grands progrès qu'on peut faire, être au courant ou un peu plus au courant que les autres existent. C'est la chose qui sauve, savoir qu'il n'y a pas que soi, qu'il y a les autres. Dans une dépression, les autres n'existent plus, c'est pour ça que c'est dévastateur pour les proches.                

ELLE. « Le véritable, le seul enjeu de ce combat, le seul enjeu de la vie, c'est bien sûr l'amour. » Ce qui sauve, c'est la capacité d'aimer ?

Emmanuel Carrère. Je ne sais pas si c'est vrai ou si c'est un vœu pieux, je l'espère ! L'amitié m'est plus facile que l'amour, c'est un sentiment plus paisible, plus durable. Avec Paul, mon éditeur, on a fait nos vies ensemble, ça a duré trente-cinq ans, jusqu'à sa mort. Les relations amoureuses peuvent être harmonieuses, paisibles, confiantes dans la durée, mais, dans mon expérience, elles ont toujours pris fin. Ce sont des naufrages terribles. Et ces échecs de ma vie amoureuse sont les premiers symptômes de la dépression mélancolique. Dans les autres sphères de l'existence, je conduis plutôt bien ma barque. Le domaine professionnel n'est pas le fief de la névrose.                

ELLE. Mais ne pas écrire semble vous être impossible ?

Emmanuel Carrère. C'est très dévastateur pour moi, ça éveille ou réveille une inquiétude très forte. Je fais partie de ces gens qui ont absolument besoin de travailler car sinon ils sont livrés à eux-mêmes et donc pas en très bonne compagnie.                

ELLE. Et la sexualité, ça sauve aussi ? Vous écrivez que, pour vous, ce n'est pas un gouffre mais un refuge ?

Emmanuel Carrère. Il n'y a pas beaucoup de livres où je n'en parle pas, y compris dans « Le Royaume », ce qu'on m'a reproché d'ailleurs. Pour moi, écrire, c'est englober le maximum d'expériences humaines et la même personne peut écrire sur les premiers chrétiens et regarder des vidéos porno. Éros et Thanatos, je n'ai aucun goût pour ça, Bataille, c'est vraiment le type d'écrivains que je déteste. Dieu sait que j'ai plein de névroses mais je n'attache pas du tout de culpabilité à la sexualité, c'est sans doute l'un des modes de relations humaines dans lequel je me sens le plus à l'aise. Elle requiert pour moi les mêmes qualités que la vie, ce n'est pas un endroit séparé qui demande une autre morale, on doit la même délicatesse, les mêmes égards, le même humour.                

ELLE. Pendant cette dépression mélancolique, est-ce que l'idée de Dieu vous a traversé ?

Emmanuel Carrère. Il me semble que c'est un mot qui ne me convient plus, qui a fait son temps, qui est usé, auquel sont attachés trop de trucs désagréables. Mais qu'il y ait quelque chose, à quoi nous donnent accès les éclairs de joie qu'on peut avoir, oui. Et d'ailleurs, des disciplines comme le yoga et la méditation sont là pour les aider à advenir. J'aime cet élan qui vous pousse vers plus de joie et d'insouciance. 

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