Une entreprise bénéficiaire, un nouveau plan d'économies... Dans « Un autre monde », Stéphane Brizé dissèque la vie d'un cadre dirigeant broyé par un plan de licenciement et un divorce. L'occasion de retrouver un couple magistral, Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain, douze ans après « Mademoiselle Chambon », mais aussi de découvrir une petite nouvelle au cinéma : Marie Drucker. Bluffante dans le rôle de Claire Bonnet-Guérin, supérieure hiérarchique de Lindon, bras armé du système, lointaine évocation d'une Aurore Bergé ou d'une Agnès Verdier-Molinié. « Marie a passé les castings comme tout le monde, confie le réalisateur. Mais elle était la plus à l'aise avec la langue dialectique de l'entreprise. Elle a cette forme de puissance sociale, cette possibilité d'avoir de l'autorité sans hausser le ton. » Un rôle de composition pour l'ancienne journaliste à qui l'on continue de dire, six ans après qu'elle a raccroché, qu'on « adore son JT ». À 47 ans, Marie Drucker est bien décidée à suivre son chemin et à tenter l'aventure artistique, portée par une assurance qui irrigue son interprétation. Future actrice ? Réalisatrice ? « Je ne suis pas devin. Mais quand Marie a voulu devenir productrice, elle l'est devenue, puis quand elle a voulu réaliser des documentaires, elle les a réalisés… », s'amuse encore Stéphane Brizé. Il semblerait que le temps ait donné raison à son audace.

UN_AUTRE_MONDE_Photo_1©2020–Nord_Ouest_Films–France_3_Cinéma_Michael_Crotto_R 2

©Michael Crotto/2020-Nord Ouest Films F3

ELLE. Si je vous dis que, dans ce film, c'est vous... sans l'être !

Marie Drucker. C'était la gageure. Et la seule question que se posait Stéphane Brizé, car c'est lui qui est venu me chercher : est-ce qu'on allait pouvoir faire oublier mon image publique ? Il m'avait d'abord demandé, comme à quelques-uns de ses amis, de lire la première version du scénario. Puis, plusieurs mois après, il m'a proposé de passer des essais pour le rôle de cette femme qui dirige la filiale française d'une grosse entreprise américaine. Je me souviens lui avoir répondu : « Si tu as deux heures à perdre. » Je suis allée aux essais avec insouciance. Mais en sortant je n'avais plus qu'une envie : faire ce film.

ELLE. Pourquoi cela ?

M.D. Je ne suis plus journaliste depuis de nombreuses années, et j'essaie de me détacher de cette image qui me colle à la peau, j'aurais été très déçue et frustrée que cela gâche cette opportunité. J'ai vécu pas mal de choses dans ma vie, mais lorsque Brizé m'a dit, à la fin des deuxièmes essais : « Si tu veux, le rôle est pour toi », ça m'a vraiment fait un choc ! Un coup sur la tête.

ELLE. L'envie était là ?

M.D. Quand j'ai rendu ma carte de presse, il y a six ans, c'était pour aller vers la création – quoi que cela veuille dire. J'ai monté ma société de production, j'ai continué à réaliser des documentaires, mais ce risque, aller vers la fiction, ne venait pas. Quand Stéphane m'a appelée, j'ai pensé que ça ne marcherait pas mais que j'apprendrais. Je n'ai jamais voulu être comédienne.

ELLE. Vous n'aviez pas le trac ?

M.D. Aucun, après tout, c'était son risque. À partir du moment où des gens compétents, que je respecte, me disent « tu veux faire ça ? », je fais confiance. J'ai pensé que ça allait être une aventure, une expérience, un poste d'observation exceptionnel si je voulais, à terme, réaliser mon propre film. Et ça l'a été.

un_autre_monde_photo_5-2020-nord-ouest-films--france-3-cinema-1600x868

©Michael Crotto/2020-Nord Ouest Films F3

ELLE. Qu'est-ce qui a été le plus dur ?

M.D. À la télé, on sait comment on est filmé, coiffé, maquillé, éclairé, on a la main. Là, c'est l'inverse, on n'a pas son mot à dire, on s'abandonne. Le cinéma de Brizé est très réaliste : pas de maquillage, pas de coiffure, très peu de lumière additionnelle. Le matin, il me scrutait et demandait au chef maquilleur de ne pas me toucher. Paradoxalement, l'ultra-conscience de mon image a été la chose la plus difficile à lâcher.

ELLE. Comment s'est passé le tournage ? Stéphane Brizé a la réputation de savoir filmer ceux dont ce n'est pas le métier...

M.D. C'est l'expérience la plus vertigineuse de ma vie professionnelle. Sur le plateau, je me demandais sans cesse comment il parvenait à nous donner cette impression de liberté, tout en nous tenant au millimètre. Quand je vois le film, et que je me vois, c'est un peu le même sentiment que quand on tombe sur une de nos dissertations de terminale, et qu'on se dit : je serais incapable d'écrire ça aujourd'hui.                

ELLE. Vous allez poursuivre cette collaboration ?

M.D. Cela fait longtemps que je voulais me lancer dans l'écriture d'un scénario, très sincèrement, ça n'était pas brillant. Et puis, un jour, Stéphane m'a proposé que l'on « croise le fer » sur l'écriture de son nouveau film… On a presque fini. Aujourd'hui, j'ai encore plus envie de faire du cinéma.

ELLE. À quel poste ? Actrice ?

M.D. Pourquoi pas ? Rien au-dessus de la liberté et de l'aventure ! Mais je ne sais pas ce dont je serai capable… Ce qui est certain, c'est que je veux écrire et réaliser mon propre film.

ELLE. On peut traduire ça par une heureuse crise de la quarantaine ?

M.D. J'ai été journaliste pendant vingt ans et c'est comme s'il m'avait fallu tout ce temps pour être à ma juste place.

ELLE. Ça n'était pas le cas, avant ?

M.D. Si, j'ai tout donné à ce métier, qui me l'a bien rendu, mais il y a six ans, j'ai eu une prise de conscience : le métier avait changé, je me retrouvais moins dans le rythme, la concurrence, la superficialité d'un monde où tout va très vite. J'avais l'impression d'être frustrée, de ne plus apprendre. J'ai mûri mon projet sans en parler à personne pour couper l'herbe sous le pied aux éventuels commentaires. Je ne voulais pas entendre : « Mais t'es folle, tu gagnes bien ta vie, tu présentes le 20 Heures ! »

« Je n'ai plus regardé un journal ou écouté la radio pendant près de quatre ans »

ELLE. Vous avez tout coupé ?

M.D. J'ai continué à lire des sujets de fond, mais je n'ai plus regardé un journal ou écouté la radio pendant près de quatre ans. Un sevrage radical. J'en connaissais trop les ficelles. Je voulais changer de temporalité. Ne plus être dépendante de cette forme de tyrannie.

ELLE. Ce changement de vie, c'était aussi un désir d'ombre ?

M.D. Je ne me suis sentie à aucun moment prisonnière de la lumière, j'ai toujours vu la notoriété comme un moyen, pas une fin. Le pouvoir de ma liberté. C'est ce statut qui m'a permis de faire un choix un peu radical à un moment donné. Et puis, je venais d'avoir un enfant… et un enfant dans ma vie d'avant aurait été impossible, en termes de disponibilité.                

ELLE. Cette forme de distance, c'est un legs familial ?

M.D. Je la tiens de ma mère, qui n'appartient pas du tout à cet univers. Elle est lucide, détachée, et pense que, dans la vie, le principal, c'est d'être heureuse. Et puis il y a mon père, mort depuis longtemps, mais qui m'avait déjà donné beaucoup de clés : le travail, l'indépendance, le fait de garder la tête sur les épaules… J'étais totalement ascolaire, réfractaire à l'école, et mes parents ne m'ont jamais tordu le bras. Je leur serai éternellement reconnaissante de m'avoir donné ce goût de la liberté, qui n'est pas toujours simple, y compris pour les autres. Ça et la confiance. Avoir confiance ne veut pas dire douter de rien. Mais c'est important, c'est même la chose que je voudrais transmettre à mon fils.

UN_AUTRE_MONDE_Photo_1©2020–Nord_Ouest_Films–France_3_Cinéma_Michael_Crotto_R copie

©Michael Crotto/2020-Nord Ouest Films F3

ELLE. Comment ?

M.D. Je ne sais pas ! Je rate, sûrement, comme tout le monde, je fais mal…

ELLE. Pensez-vous souvent à ce que votre père penserait ?

M.D. Jamais. Quand il est mort, malgré tout, les choses étaient en place. J'avais 28 ans… J'ai eu un immense chagrin face à la perte, à la brutalité. Pendant longtemps, on m'a demandé si mon père, mon oncle me donnaient des conseils. Mais ma mère a été bien plus structurante que n'importe qui dans ma vie professionnelle, dans mes choix et mes intuitions, sans jamais être complaisante.

ELLE. Désormais, on va vous demander si Léa, votre cousine, vous donne des conseils !

M.D. [Rires.] Elle n'a pas encore vu le film mais elle m'a fait un petit signe.

ELLE. Vous semblez ne rien vouloir vous interdire... 

M.D. Tant que ça ne gêne personne. J'ai aimé tous les âges, j'ai la sensation d'avoir profité de tout. Je n'avais aucun bagage, pas de méthode, je me suis construite, et j'ai tout dévoré. Un jour, quelqu'un m'a dit, en voyant mon fils : « La vie déborde ! » Si ça pouvait durer...                                            

« Un autre monde », de Stéphane Brizé. En salle le 16 février.