En 1945, lors de
la conférence de Yalta, Roosevelt avait demandé à Staline qui était Béria. Le
dirigeant soviétique lui avait rétorqué : “C’est notre Himmler à nous”. Parmi les hommes
qui constituaient l’entourage de Staline, Lavrenti Béria brillait d’un éclat
particulier, provoquant. Il affichait un style de gangster hollywoodien, avec
son borsalino, son imper noir à épaulettes rembourrées et son large nœud de
cravate. Il portait un pince-nez à monture d’or. Tout le Politburo savait que
c’était un homme à femmes, et qu’il ne laissait jamais filer un jupon.

Le journaliste
Anatoli Streliany a qualifié Nikita Khrouchtchev de “dernier des
romantiques” parce que celui-ci avait
véritablement foi dans les idéaux communistes. 0r, c’était le cas de tous les
proches de Staline. Seul Béria ne cachait quasiment pas que pour lui, l’idéologie communiste
n’était qu’un discours vide de sens, un mantra nécessaire.

Les responsables
de sa génération devaient leur carrière au coup d’Etat bolchevik. Sans cela,
Khrouchtchev serait demeuré électricien dans une mine, Kaganovitch aurait
continué à travailler le cuir pour fabriquer des chaussures, et Molotov ne
serait jamais revenu d’exil, d’où il aurait continué à rédiger de petits
articles pour la Pravda.
Béria, lui, aurait tout aussi bien pu faire carrière sous le Tsar, et au début,
la révolution est plutôt venue se mettre en travers de ses plans.

A l’âge de 16 ans [en
1915], il quitte son Abkhazie natale [en Géorgie] pour
entrer à l’Ecole pratique mécanique et technique de Bakou [capitale de
l’Azerbaïdjan voisin], tout en commençant à travailler “dans le pétrole”, chez
les Nobel [deux des frères Nobel avaient mis sur pied l’industrie pétrolière
locale dès la fin des années 1870]. Pour ce fils de paysan, c’est un début de
carrière remarquable. Il est même envoyé en stage en Roumanie. C’est alors que
se produit le coup d’Etat bolchevik [octobre 1917].

Agent double à BakouLa biographie de
Béria reste floue sur cette époque. Plusieurs fois accusé d’avoir
travaillé pour les services secrets azéris, il a affirmé être
entré au Parti communiste en mars 1917 et être devenu un agent double à la
demande des communistes, après la chute de la Commune de Bakou [fin juillet
1918]. Une situation commode, qui ménage un avenir quelle que soit la façon
dont tournent les événements.

Quoi qu’il en
soit, il reste à Bakou et, en 1919, obtient un diplôme d’architecte, métier rémunérateur.
Il entre à l’université, mais n’aura jamais l’occasion de s’occuper de pétrole
ni de construction, car l’Azerbaïdjan indépendant est tombé [en avril 1920], et
Béria entame sa carrière dans la Tchéka [la Commission spéciale destinée à
combattre la contre-révolution, créée fin 1917]. Il n’abandonne toutefois pas
son projet de devenir ingénieur, et demande à plusieurs reprises à bénéficier
de temps pour ses études, tentant même d’obtenir un stage en Belgique. Mais il
est un trop bon exécuteur des basses œuvres, instruit, rusé, cruel, et on ne le
laisse pas quitter son poste.

La république de
Géorgie pose un problème à Staline [lui-même Géorgien, devenu à Moscou Commissaire
aux Nationalités, puis, en avril 1922, Secrétaire général du Parti]. Une
majorité de la population rêve d’indépendance nationale, et les communistes
locaux en savent trop long sur la jeunesse agitée du Secrétaire général, ne le
considérant pas comme une personnalité politique aux capacités exceptionnelles.
En 1922, les dirigeants communistes de Géorgie, soutenus par Lénine,
manquent même de parvenir à le destituer.

Au Comité central
du PC géorgien, Béria est ouvertement détesté. Il est hautain, c’est un
intriguant. Il ne connaît rien au marxisme, ne s’intéresse ni à la littérature,
ni à l’art. Et c’est vrai, la seule chose qui l’attire, ce sont ses projets
d’ingénierie et ses plaisirs personnels, sa famille, ses
maîtresses, et le sport. C’est justement cette absence de convictions, cette
capacité à abandonner facilement, si besoin, raisonnement idéologique et
relations personnelles, que Staline apprécie en lui.

Il transforme la côte géorgienne en Riviera soviétiqueL’un des résultats
du “grand tournant” [industrialisation
accélérée et collectivisation forcée entamées à la fin des années 20,
durcissement politique général] sera le remplacement de tous les cadres du
parti de Géorgie. Les “vieux” communistes ne sont plus en odeur de sainteté, et
le 14 novembre 1931, Lavrenti Béria devient, à 32 ans, premier Secrétaire du
Comité central du PC de Géorgie. Sous sa direction, la république se hissera au rang de principal fournisseur de thé,
de raisin et d’agrumes de l’URSS. Il transformera la côte géorgienne de la mer
Noire en Riviera soviétique, fera reconstruire Tbilissi, et la Géorgie, qui
était l’une des républiques les plus pauvres de l’Union, deviendra bientôt la
plus riche.

Il a réussi : il
administre un secteur de grande importance. Il gère tout lui-même, il a l’œil à
tout. Un patron de taverne déverse ses eaux usées au pied des arbres tout juste
plantés le long de l’avenue Roustaveli [principale artère de la capitale] alors
que Béria est en train de passer. Sanction : “Un mois de travaux forcés à
soigner ces jeunes pousses, qu’il comprenne les efforts qu’il en coûte pour
avoir de la végétation dans Tbilissi”.

C’est un tyran. En
tant que mâle dominant, il choisit les femmes qu’il veut. Peu lui importent le
lieu et les circonstances. La mer Noire, un soir d’été. Depuis un hors-bord où
il festoie avec des fonctionnaires du parti, il remarque une nageuse de
l’équipe Dynamo qui fend les vagues. Il la fait monter sur le bateau et ordonne
à ses compagnons de sauter à l’eau. Tous obtempèrent sauf un, qui s’excuse : “Pardon,
Lavrenti Pavlovitch, je ne sais pas nager”. Béria sort alors son pistolet et réitère son ordre. L’homme sera
heureusement sauvé de la noyade par des vacanciers qui l’avaient aperçu depuis
la plage.

Expert dès qu’il s’agit de fusiller et de torturerBéria fait partie
du premier cercle des proches de Staline, auquel il rend régulièrement visite à
Moscou, et qu’il voit aussi l’été à la datcha, en Abkhazie. Ce n’est pas un
hasard si la grande terreur de 1937-38 n’a épargné que deux chefs de
républiques, Béria et son ami Baguirov, qui dirige l’Azerbaïdjan.

Comme pour le
reste en Géorgie, Béria s’occupe personnellement de la lutte contre les
“ennemis du peuple”. A Tbilissi, les tortures raffinées et sadiques deviennent
la norme. Pour lui, régler leur compte aux bolcheviks géorgiens est un vrai
plaisir. Leur ardeur révolutionnaire le rebute et lui reste incompréhensible.
La plupart des responsables communistes des années 20 sont ainsi exterminés, et
la Géorgie surpasse toutes les autres républiques pour son taux d’exécution
d’écrivains et d’artistes, que le chef considère comme des bavards inutiles.

Lavrenti Béria est
un expert dès qu’il s’agit de fusiller et de torturer, mais il ne le fait pas
par plaisir, il se plie aux ordres. Il se conforme au fameux principe
de Matveï Sokolov, gardien du bastion Alexeï [qui servait de cachot au temps du
tsarisme] de la forteresse Pierre et Paul [à Saint-Pétersbourg] : “Si on
m’ordonne de m’adresser à un détenu en lui disant ‘Votre Excellence’, je lui donne du ‘Votre Excellence’. Si on m’ordonne de
l’étrangler, je l’étrangle”.

La fin de la grande terreurEn 1938, Béria se
fixe à Moscou et ne tarde pas à prendre la place de Nikolaï Ejov comme
Commissaire du peuple [ministre] aux Affaires intérieures [NKVD]. L’homme
auquel il succède était un alcoolique sadique, incontrôlable et dangereux [il
sera exécuté en février 1940]. La grande terreur va s’achever. En 1938, 350 000
personnes auront été fusillées. En 1939, ce ne sera plus que 2600. Avec
l’arrivée de Béria, la mortalité dans les camps diminue de moitié. Mais si on
lui donne un ordre, il l’exécute. Le massacre de Katyn [près de Smolensk, au
cours duquel sont tués plus de 25 000 officiers polonais], en
1940, a bien été le fait de son administration.

Béria a les
faveurs de Staline. Alors qu’il n’est même pas membre du Politburo, il est le
seul des hauts responsables du Parti à disposer non pas d’un appartement, mais
d’un hôtel particulier dans Moscou. Toutefois, il a compris qu’il ne peut
aspirer à de plus hautes fonctions que celles qu’il occupe, et qu’elles le
mènent inéluctablement à l’échafaud. Staline l’a bien dit : “Un tchékiste
n’a que deux options, la promotion ou le peloton d’exécution”.

Alors, en 1941,
Béria parvient à quitter la direction de la police secrète. Son Commissariat se
voit doté d’une nouvelle branche, spécifiquement centrée sur la sécurité
d’Etat. Désormais, le NKVD sera essentiellement une industrie pour laquelle vont
travailler un million et demi de détenus. Béria a ainsi à sa disposition toute
cette force physique, mais également intellectuelle, avec des ingénieurs de
renommée mondiale - Tupolev [aéronautique], Petliakov [appareils
militaires], Lavotchkine [aéronautique, spatial, missiles], Koroliov [conquête
spatiale], Glouchko [moteurs de fusées], Berg [sous-marins, radars]…

Le maître des “esclaves scientifiques”Si on peut établir
une analogie entre l’empire stalinien et l’empire romain, Béria tiendrait le
rôle du propriétaire d’esclaves éclairé, conscient que tout esclave a une
valeur, et qu’il existe des esclaves poètes, des esclaves artistes. Lui possède
des esclaves scientifiques. Et il faut bien dire que Béria leur passe ce
qu’aucun de ses subordonnés ne leur aurait jamais passé. Ainsi, Tupolev a pu
lui dire : “Vos avions, vous les voulez en métal ou en merde ? Parce que si
c’est en métal, je vais avoir besoin de plus d’ingénieurs que ça”. Dans les camps et les charachki [lieux de détention de scientifiques, laboratoires
décrits par Soljenitsyne, qui y fut prisonnier, dans son roman Le
premier cercle], il n’y a pas de comité du
Parti, pas de bla-bla marxiste. Juste le plan à respecter.

Staline fait de
Béria son adjoint au Sovnarkom [gouvernement]. Pendant la
guerre, il est l’un des cinq membres du Comité national à la Défense, il dirige
la production des munitions, mortiers, chars, et s’occupe de l’industrie
pétrolière. Il a sous ses ordres les divisions du NKVD, les saboteurs, les
unités spéciales, le renseignement extérieur. Il commande la défense de la
Transcaucasie, organisant au passage la déportation de peuples du Caucase du
Nord [Tchétchènes, Ingouches, collectivement accusés de
collaboration avec l’ennemi] en Sibérie et en Asie centrale.

En 1945, Lavrenti
Béria quitte le NKVD. Il sera désormais chargé de la fabrication de la bombe
nucléaire soviétique. Après avoir commandé à tant d’inquisiteurs briseurs d’os,
le voilà à la tête d’équipes de jeunes et brillants scientifiques qui ont pour
noms Kourtchatov, Zeldovitch, Khariton, Sakharov. Ces physiciens écoutent la
BBC en anglais, ils se montrent frondeurs. A Sarov (Arzamas 16), la plus fermée
des villes secrètes que chapeaute Béria, Lev Altschuler n’hésite pas à
prononcer le toast suivant devant ses collègues : “Je suis heureux d’avoir
vécu jusqu’au jour où les chefs nazis ont été pendus [1946], et j’espère vivre jusqu’à notre
propre procès de Nuremberg [condamnant les
dirigeants soviétiques]”. Mais il
faut tout de même travailler. Et c’est côte à côte que vont œuvrer
Nikolaï Timoféïev-Resovski, rescapé du goulag [spécialiste de radiobiologie, ayant travaillé en Allemagne
de 1925 à 1945 ; les Soviétiques l’ont ramené dans son pays pour aussitôt le
condamner à dix ans de camp], et d’anciens
nazis spécialistes du nucléaire, récupérés par l’URSS en Allemagne en 1945.

Les villes de
Béria échappent à l’emprise du Parti, les chercheurs y touchent des salaires
élevés et vivent dans de vraies maisons. Le chef les traite avec respect. A l’extérieur, une
nouvelle terreur s’est déchaînée, mais les sites contrôlés par Béria ne
connaissent aucune lutte contre les “cosmopolites”, ni les généticiens. Il a une
explication immuable à l’adresse de ses camarades du Politburo : “Je suis un
communiste, mais pour le bien de la cause, je suis prêt à collaborer avec le
diable lui-même”. C’est une position de
principe, une sorte de programme politique. L’essentiel n’est pas la doctrine,
mais le résultat.

Béria cerveau de l’assassinat de Staline ?
En 1949, la bombe
atomique soviétique est opérationnelle. Le Maure a accompli sa mission. Au
début des années 50, Staline songe à décapiter à nouveau le parti. C’est
l’époque de l’affaire de Léningrad, des enquêtes sur “le complot des blouses
blanches” et de “l’affaire mingrèle”, dont la cible est “le grand Mingrèle”,
Lavrenti Béria en personne [les Mingrèles sont une minorité ethnique de Géorgie
très présente en Abkhazie, la région natale de Béria]. Aucun des
membres du Politburo ne peut se sentir en sécurité, Khrouchtchev est sous le
feu de la critique, Molotov, Mikoyan, Vorochilov s’attendent à être arrêtés
d’un jour à l’autre, avec pour perspective immédiate d’être torturés et
fusillés. Le seul qui ne se résigne pas, c’est Béria.

La plupart des
historiens sont maintenant convaincus que Staline est mort de mort violente [dans
les premiers jours de mars 1953]. Le complot aurait été imaginé par Béria, qui
aurait planifié le meurtre. Les détails demeurent inconnus. Les hauts
responsables du parti étaient-ils au courant qu’un assassinat se préparait ou
ont-ils été mis devant le fait accompli ? Qui, outre le général Khroustaliov,
qui avait ordonné à ses gardes du corps de “ne pas aller réveiller le
camarade Staline” [enfermé dans ses
appartements du Kremlin, victime d’un malaise, il aurait été laissé seul
plusieurs jours avant d’être officiellement déclaré mort] aurait participé
à son empoisonnement ? Et quelle substance a été utilisée ? Cyanure, comme pour
Stépan Bandera, curare, comme pour l’évêque Théodore (Romja), ou warfarine, un
anticoagulant ? Le laboratoire secret du ministère de la Sécurité d’Etat que
dirigeait Grigori Maïranovski, le Mengele soviétique, disposait de poisons pour
tous les cas de figure.

A la mort de
Staline, Béria opte pour les postes de ministre de l’Intérieur et premier
vice-Premier ministre. Guéorgui Malenkov, son ami le plus proche, est nommé
président du Conseil des ministres. Estimant que l’URSS n’a pas envie de voir
un autre Géorgien à la tête du pays, Lavrenti Béria veut diriger dans l’ombre.

La fin programmée du totalitarismeEt il a un plan
pour l’avenir, qui sera plus tard qualifié de “dégel”. Des prisonniers
politiques commencent à être relâchés, la torture est interdite, les louanges à
l’égard de Staline cessent, les “peccadilles” sont libérés des camps (condamnés
pour absentéisme au travail, pour avoir glané des épis dans les champs des
kolkhozes, etc). Béria propose un “enracinement national” des responsabilités
dans les républiques, où un ascenseur social devant favoriser la jeunesse
locale permettrait de mettre un terme à la guerre d’insurrection qui se
poursuit en Ukraine et en Lituanie [après 1945, il a fallu plusieurs années
en certains endroits pour réimposer le pouvoir soviétique]. Des projets concernant la fin de la guerre en
Corée et une “finlandisation” de l’Allemagne sont mis au point (réunion de la
RDA et de la RFA, retrait des troupes soviétiques et de celles de l’Otan). Le Parti
se consacrera à la propagande tandis que les décisions importantes seront
prises par le gouvernement. L’URSS doit passer du statut de pays totalitaire à
celui d’autocratique.

Mais Lavrenti
Béria a négligé de prendre en compte l’avis des autres membres du Praesidium du
Comité central du PC, qui trouvent ses initiatives dangereuses, car affaiblir
le Parti risque de provoquer un effondrement du système soviétique, voire de
l’URSS dans son ensemble. Le caractère orgueilleux de Béria met de plus en plus
mal à l’aise dans les hautes sphères, où l’homme est craint.

Le bourreau exécutéOn connaît la
suite. Comme les étudiants de l’époque le chantaient, “Le camarade Béria a
perdu son aura, le camarade Malenkov le frappe à tour de bras. A Soukhoumi resplendit
la mirabelle, ce n’est pas pour Lavrenti Palytch qu’elle se fait belle, mais
pour Klement Efrémytch et Viatcheslav Mikhalytch”. En fait, ce n’étaient pas Vorochilov ni Molotov qui allaient en
récolter les fruits, mais Nikita Khrouchtchev, l’inspirateur de l’arrestation
et de l’exécution de Béria.

Il a été fusillé
[fin décembre 1953] sous l’accusation d’espionnage au profit de l’Angleterre.
Cependant, comme il l’avait demandé, il n’a pas été torturé durant son
interrogatoire. Il ne s’est trouvé personne, hormis sa veuve et son fils, pour
pleurer l‘ “homme au pince-nez”. Car ce n’est pas en comme réformateur qu’il
avait marqué les esprits, mais bien comme bourreau.