Il y a vingt ans, pour la première fois de son histoire, la Russie élisait son président. Cela se passait un 12 juin, un an jour pour jour après l’Adoption de la déclaration de souveraineté nationale. Dans la vie de notre pays, qui s’appelait encore l’URSS [l’URSS allait cesser d’exister fin décembre 1991], les années 1990 et 1991 ont été celles où, soudain, tout s’est mis à changer. Les rues des grandes villes, dont les balayeurs avaient disparu, se remplissaient régulièrement de milliers de manifestants. Les murs des immeubles étaient couverts d’une épaisse croûte d’affiches, les magasins s’étaient vidés de leurs marchandises et les vitrines étaient pudiquement ornées de briques de boisson et de bocaux de trois litres de jus de bouleau pour rendre moins criante l’évidence de la pénurie.

L’air bruissait sans cesse des retransmissions de toutes les assemblées et congrès imaginables : du Soviet suprême, des Soviets des députés du peuple, municipaux et régionaux. Nul besoin de voir les visages sur les écrans de télévision pour reconnaître aussitôt la voix des orateurs : difficile à comprendre, c’était Gorbatchev, grinçante et énergique ; Boris Eltsine, insistante et didactique ; Anatoli Sobtchak, protestataire ; Anatoli Loukianov, péremptoire et passionnée ; Iouri Afanassiev… Elles étaient nombreuses, ces voix connues de tout le pays.

Mais ce qui restait dans l’inconnu, c’étaient les lendemains. Tout était en train de se transformer. A côté des vastes magasins d’Etat vides s’ouvraient des échoppes de coopérateurs qui vendaient des articles d’importation aux emballages chatoyants. Les premières banques privées avaient déjà fait leur apparition. On attendait la fin du système des permis de résidence et le début du “programme économique des 500 jours”, le passage au capitalisme avec la préservation et l’extension des acquis sociaux, la liberté d’expression et l’émission Vzgliad, le multipartisme, un coup d’Etat militaire.

On était remplis d’espoir

L’Union soviétique, commune à tous et qui divisait tout le monde, retentissait de revendications de souveraineté. La souveraineté permettrait de rendre la vie meilleure pour chacun, d’instaurer l’autonomie financière et de compter son argent, d’avoir son propre budget, au lieu d’alimenter cette structure centralisée qui, cela était désormais évident, ne fonctionnait pas. Avec la souveraineté, fini de nourrir la république fédérée voisine, parce que tout le monde savait bien que nous nourrissions les voisins et que c’était pour cela qu’il ne nous restait plus rien à nous. C’était l’avis des Ukrainiens, des Azéris, des Lituaniens, des Russes, des Géorgiens… de toutes les républiques de l’Union indéfectible. Sans oublier les districts autonomes, et les petits peuples autochtones…

La souveraineté incarnait tout ce qu’il y avait de positif, face à tout ce que l’Union présentait de négatif. La souveraineté, c’était une économie nationale qui allait marcher. La protection de la culture et des traditions nationales. Le rejet du “système administratif de commandement” et de la centralisation. Le fantasme de l‘ “âge d’or du XIXe siècle”. L’espoir que nous nous en sortirions bien mieux chacun chez soi. Tout le monde avait conscience qu’il était impossible de continuer à vivre comme nous l’avions fait durant les décennies précédentes. Ce n’était plus possible. Le pouvoir se délitait comme un arbre pourri.

Les réserves financières de l’Etat fondaient à vue d’œil. En 1990, le Fonds de l’URSS disposait de 484,6 tonnes d’or. Au 1er septembre 1991, il ne lui en restait que 264. Durant l’année 1991, le Fonds avait engrangé 250 tonnes, mais le gouvernement en avait vendu 269 à l’étranger, car il avait besoin de devises pour se procurer des produits de première nécessité, des médicaments, rembourser sa dette extérieure et ses intérêts d’emprunts à l’étranger.

Le mythe de l’avenir communiste, sur lequel avaient grandi deux générations de Soviétiques, s’était écroulé. C’étaient ces gens-là qui, ayant perdu leurs illusions, avaient exigé des changements pour eux-mêmes et leurs enfants, et étaient prêts à les réaliser.

L’Adoption de la déclaration de souveraineté nationale de la Russie constituait l’aboutissement de ces aspirations. Elle n’était la première des 15 Républiques soviétiques à proclamer sa souveraineté. Et les grandes dispositions sur sa souveraineté économique n’avaient pas été élaborées par une quelconque opposition clandestine, mais place Staraïa, au sein même de l’appareil du Pcus. Ce programme avait été pensé comme la doctrine économique du futur Parti communiste russe, comme un contrepoids à Eltsine et à ses partisans à la veille du Premier Congrès des députés du peuple de la Rossiïskaïa Sovietskaïa Federativnaïa Sotsialistitcheskaïa Respoublika (RSFSR) [Répubique socialiste fédérative soviétique de Russie].

C’est à cette époque, au cours du printemps 1990, que s’est mis en place tout ce qui allait déboucher sur la seconde étape – celle du 12 juin 1991.

Le 4 mars 1990, Boris Eltsine remportait une victoire électorale écrasante et devenait député de Russie. Il avait mené campagne en assurant qu’il ferait tout pour obtenir la création de la fonction de président de Russie, et qu’il avait l’intention de se présenter pour le poste. Trois jours plus tard, le 7 mars, lors d’une séance du Politburo, Mikhaïl Gorbatchev exigeait de ses camarades qu’ils préparent la création du poste de président de l’URSS. Mais il voulait que ce président-là soit élu par le Congrès des députés du peuple, et non au suffrage universel. Il avait repoussé avec colère les protestations d’Anatoli Loukianov et ses propositions alternatives. Afin de s’assurer du soutien d’une partie des députés qui étaient en désaccord avec lui, il avait proposé un scrutin “deux en un” : il y aurait à la fois l’élection du président de l’URSS et l’abandon des articles 6 et 7 de la Constitution soviétique, ceux qui proclamaient que le PCUS était “le noyau du système politique”. Le 15 mai 1990, le Congrès des députés du peuple faisait de Gorbatchev le président de l’URSS [il était jusqu’alors premier secrétaire du PCUS].

Le 29 mai 1990, à l’issue de plusieurs tours de scrutin, Boris Eltsine devenait président du Soviet suprême de la Rsfsr. Le 12 juin, le Congrès des députés du peuple de la Rsfsr votait à une écrasante majorité l’Adoption de la déclaration de souveraineté nationale de la Russie. A une écrasante majorité !

Pour la plupart des membres de ce Congrès, qui avaient des convictions, des opinions politiques, des nationalités et des religions très diverses, il était donc clair que la Russie devait être souveraine. Et il fallait officialiser cela. L’élection présidentielle russe qui allait suivre serait fixée au 12 juin 1991. Tout un symbole. Pour la première fois dans l’histoire de la Russie, ses citoyens allaient, par un vote effectué dans un isoloir, élire leur chef de l’Etat. Cela découlait en droite ligne de la Déclaration de souveraineté. Les événements des 12 juin 1990 et 12 juin 1991 avaient donné naissance à un “Etat aux structures solides” qui ressuscitait l’Etat russe. Il ne fallut pas longtemps pour vérifier l’importance de disposer d’une solide armature. Le putsch du mois d’août 1991 [organisé par les plus conservateurs du gouvernement soviétique en vue de restaurer l’ordre ancien et qui échoua trois jours plus tard], stupéfiant d’irresponsabilité et d’amateurisme, allait pousser le pays au bord du gouffre économique, social et politique. Il s’en est fallu de peu qu’il ouvre la boîte de Pandore et dégénère en guerre civile et interethnique.

Si la Russie n’avait pas eu un président et les bases d’un Etat propre, ce qui s’est passé avec l’éclatement de la Yougoslavie aurait ressemblé à une aimable plaisanterie par rapport à ce qui aurait pu arriver chez nous à l’époque. Cette date du 12 juin est un symbole. C’est vraiment la Journée de la Russie.