James Tissot l’inclassable

James Tissot l’inclassable
James Tissot, Jeune Femme en bateau, 1870, huile sur toile, collection privée

James Tissot échappe aux catégorisations faciles. Artisan expérimentant de nouvelles techniques autant qu’homme d’affaires avisé, chroniqueur d’une société élégante et festive mais aussi peintre du silence, il côtoie les avant-gardes sans se réclamer d’elles, et suit un chemin qui lui est propre.

Formé à Paris mais gardant un œil sur les maîtres belges, se découvrant à Londres une profonde affinité avec l’école anglaise, James Tissot (1836-1902) a cultivé le charme ambigu d’un artiste décalé. Son anglophilie a séduit le public parisien, son parisianisme a piqué la scène londonienne. Assimilant dans les années 1860 les innovations portées par les futurs impressionnistes, sa peinture se montre également perméable à l’esthétique victorienne, dans un constant entre-deux nourri de vision moderne et de savoir-faire traditionnel.

Réintroduire Tissot dans l’histoire de l’art

« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », écrivait le cardinal de Retz. Tissot n’en sortit jamais et, pourtant, ce fut à son détriment : à la célébrité succédèrent l’oubli et parfois le mépris. L’histoire de l’art moderne en France s’est longtemps écrite en suivant le fil des avant-gardes, traçant une ligne allant de Courbet à Manet et Degas, aux impressionnistes, à Cézanne et jusqu’au cubisme. S’inscrivant dans un courant qui, depuis plusieurs décennies, restitue à la vie artistique de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe toute sa complexité, l’exposition du musée d’Orsay rend à Tissot la place qui lui revient : une place majeure.

James Tissot, Japonaise au bain, 1864, huile sur toile, 208 x 124 cm, Dijon, musée des Beaux-Arts.

James Tissot, Japonaise au bain, 1864, huile sur toile, 208 x 124 cm, Dijon, musée des Beaux-Arts.

Les débuts à l’École des beaux-arts de Paris

Des dons artistiques précoces et les conseils d’un Nantais célèbre, le peintre Élie Delaunay, mènent le jeune Tissot à l’École des beaux-arts de Paris. De ce séjour éphémère dans l’atelier de Louis Lamothe, qui fut également le maître de Degas, et dans celui d’Hippolyte Flandrin, que retient-il ? Portant le flambeau de la tradition héritée d’Ingres, ces maîtres fondent leur enseignement sur le dessin et l’étude du nu. Or Tissot est totalement insensible au nu, qui reste pourtant sous le Second Empire un des ressorts de la grande peinture, et il ne dessine quasiment pas… Pourtant, parmi ses premiers tableaux, des peintures de saints à la cire d’abeille rappellent l’esprit de Flandrin, auteur de la grande procession de saints et de martyrs dans la nef de Saint-Germain-des-Prés. Ce style compassé ne convient pas au jeune artiste, qui se tourne alors vers un des peintres belges les plus en vue de l’époque, Henri Leys, et vers les vieux maîtres flamands et germaniques comme Cranach et Dürer.

Ses tableaux inspirés par le Faust de Goethe, porté sur la scène lyrique par Charles Gounod avec un grand succès (1859), sont directement influencés par Leys, que Tissot rencontre à Anvers en 1859. Par-delà l’archaïsme, ces œuvres traduisent un talent déjà personnel qui frappe les critiques. « M. Tissot aurait dû naître au temps où l’on enluminait les missels », écrit Paul Mantz en 1859, égratignant au passage son prénom, Jacobus. Car le peintre, doté d’un instinct sûr pour la publicité, s’est forgé un prénom qui fleure bon les parchemins moyenâgeux. Il le troquera contre James, plus conforme à l’évolution de sa carrière…

James Tissot, Faust et Marguerite au jardin, 1861, huile sur toile, 78 x 117 cm, musée d'Orsay

James Tissot, Faust et Marguerite au jardin, 1861, huile sur toile, 78 x 117 cm, musée d’Orsay

Naïveté archaïque et perfection moderne

Ses scènes en costumes fascinent par le mélange de naïveté archaïque et de perfection moderne dans l’art de peindre les tissus, de rendre dans leurs qualités tactiles les éléments du décor, comme l’auvent de bois de La Rencontre de Faust et Marguerite, dont le rouge indescriptible est une invitation à remonter le temps. On lui reproche de négliger le dessin : « Si vous déshabillez le Faust au jardin de M. Tissot, vous aurez un monstre », prédit un critique. Qu’importe ! L’art du coloriste est indéniable. Juxtaposées, les couleurs saturées abolissent la perspective aérienne, jusqu’à créer une sensation d’étouffement. Toutes les caractéristiques de l’art de Tissot sont déjà dans La Rencontre de Faust et Marguerite. Il ne reste plus à l’artiste qu’à se débarrasser des accessoires gothiques pour s’affirmer.

James Tissot, Portrait de Mademoiselle L. L., détail, 1864, huile sur toile, 123,5 x 99 cm, Paris, musée d’Orsay

James Tissot, Portrait de Mademoiselle L. L., détail, 1864, huile sur toile, 123,5 x 99 cm, Paris, musée d’Orsay

Ses envois au Salon de 1864, Portrait de Mademoiselle L. L. et Les Deux Sœurs, affichent sa conversion aux sujets de la vie moderne. La pose familière de la première, l’éclat de sa veste rouge, l’intérieur élégant décrit avec précision, le jeu du reflet dans le miroir exercent une fascination durable sur le spectateur. Le Portrait du marquis et de la marquise de Miramon et de leurs enfants (1865), un des chefs-d’œuvre de l’artiste, montre qu’il n’est pas moins habile à mettre en scène plusieurs personnages, dans l’esprit des conversation pieces de Gainsborough. Cette ambition dépasse celle du simple portrait. Du reste, malgré leur titre, les deux tableaux de 1864 ont en réalité été posés par des modèles professionnelles.

James Tissot, Les Deux Sœurs, 1863, huile sur toile, 210 x 135,5 cm, Paris, musée d’Orsay

James Tissot, Les Deux Sœurs, 1863, huile sur toile, 210 x 135,5 cm, Paris, musée d’Orsay

Une curiosité sans borne

S’il fait la démonstration éclatante de son talent dans le genre du portrait, séduisant d’emblée une riche clientèle privée, Tissot affirme en même temps sa volonté de peindre des types, des figures en pied et de grand format. À l’époque du déclin du grand genre, la peinture d’histoire et ses sujets historiques, mythologiques ou religieux, cette quête d’une voie nouvelle est une préoccupation partagée par Degas, Manet, Monet et leurs camarades. La Famille Bellelli du premier, Le Balcon du deuxième, La Femme à la robe verte du troisième, mais aussi, dans un registre plus traditionnel, La Dame au gant de Carolus-Duran, affirment la volonté de ces artistes d’imposer leur propre « grande peinture », une peinture inscrite dans son époque.

Édouard Manet, Le Balcon, 1868-1869, huile sur toile, 170 x 124,5 cm, musée d'Orsay

Édouard Manet, Le Balcon, 1868-1869, huile sur toile, 170 x 124,5 cm, musée d’Orsay

Comme Manet, Fantin-Latour, Whistler et tant d’autres, Tissot a par ailleurs manifesté dès le début des années 1860 un engouement pour l’art de la Chine et du Japon, dont la vogue se répand alors comme une traînée de poudre dans les ateliers parisiens. D’abord superficiel, son japonisme se borne à mettre en scène des bibelots ou des tissus d’Extrême-Orient dans ses tableaux. Mais les estampes japonaises lui révèlent aussi un espace libéré de la perspective traditionnelle, qui va marquer l’évolution de la peinture moderne. Cette conception rejoint son goût pour les maîtres du XVe siècle et son intérêt pour la photographie, ses mises en scène et ses cadrages arbitraires. En Angleterre, le japonisme est l’une des composantes du courant connu sous le nom d’Aesthetic Movement, qui a fait de la recherche de l’art pour l’art sa devise, mouvement avec lequel Tissot montre des affinités.

Les séductions de la vie galante

Comme Manet et les futurs impressionnistes, Tissot peint d’élégantes jeunes femmes dans leur intérieur, en villégiature sur les bords de la Seine, en barque, dans leur jardin, dans la serre. Ses scènes et ses portraits disent les séductions de la vie élégante, elles portent aussi les avancées de la peinture moderne, la science de la lumière qui triomphe du clair-obscur, l’audace des compositions. Moderne aussi, son refus de l’anecdote, du commentaire moralisant. Mais contrairement à ses camarades, Tissot est régulièrement admis au Salon, la prestigieuse exposition annuelle de peinture. Tout en étant jugée acceptable par un public traditionnel, sa peinture échappe à la production sentimentale et anecdotique qui a les faveurs du temps. Elle n’exprime qu’elle-même. Baignée de silence, elle se ferme sur sa propre énigme.

S’il n’adopte pas la touche vibrante et hardie des impressionnistes, qui scandalisent par leur facture « bâclée », Tissot ne fait pas sienne pour autant la manière lisse et sèche des artistes académiques. Il trouve sa propre voie dans une peinture fluide, saturée de couleurs, qui évoque avec suffisamment de précision le décor et les costumes sans tomber dans une fastidieuse minutie. Comme ses peintures, ses pastels traduisent une hardiesse dans la juxtaposition des tons, tels le jaune et le bleu, mais sans jamais perdre la fermeté de leurs contours. Tissot invente sa modernité dans la chaleur douillette des belles étoffes, des tapis, des fourrures, dans le monde clos des parcs élégants. Ses scènes de plein air explorent une voie qui n’est pas celle de l’impressionnisme à la recherche de l’instantané, des papillotements de la couleur dans la lumière. Le vent n’y fait pas frissonner les feuillages. Sa nature s’apparente davantage à celle des préraphaélites britanniques, opulente comme une tapisserie piquée de fleurs ou semée de feuilles mordorées, baignée d’une lumière de songe. Pour autant, restant « moderne », Tissot évite soigneusement toute tentation symboliste.

James Tissot, La Danse de la mort, 1860, huile sur toile, 37,1 x 122,4 cm, Providence, Rhode Island School of Design.

James Tissot, La Danse de la mort, 1860, huile sur toile, 37,1 x 122,4 cm, Providence, Rhode Island School of Design.

La laideur n’a pas sa place dans ce monde parfait. Elle n’y fait intrusion qu’une fois, pendant le siège de Paris en 1870. L’artiste exécute alors des études d’après nature de soldats, de cadavres, de ruines. C’est la réalité brute de la guerre qui soudain frappe de plein fouet notre arbitre des élégances. Bien plus tard, une méditation naîtra de ces études, Voix intérieures (1885), montrant le Christ réconfortant un couple de miséreux parmi les ruines. Le peintre se lance alors dans une aventure nouvelle, l’illustration de la Bible, cherchant en Terre sainte la vérité de la lumière, des paysages, des costumes, des gestes ancestraux. Son art se met au service de ce qui est, pour un chrétien, le plus grand des mystères.


Découvrez en davantage avec notre hors-série
« James Tissot, l’ambigu moderne »
publié à l’occasion de l’exposition du musée d’Orsay qui devait ouvrir ses portes le 24 mars

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