Edward Hopper et les paysages de l’Amérique à la Fondation Beyeler

Edward Hopper et les paysages de l’Amérique à la Fondation Beyeler
Edward Hopper, Cape Cod Morning (détail), 1950, huile sur toile, 86,7 x 102,3 cm, Smithsonian American Art Museum © Heirs of Josephine Hopper / 2019, ProLitteris, Zurich Photo ©Smithsonian American Art Museum, Gene Young

Ce sont d'abord les paysages à l'aquarelle des années 1920 qui séduisent le public américain. Avec ses huiles sur toile, le peintre reste attaché à la représentation d'un territoire circonscrit à la côte est des États-Unis, entre le Maine et le Massachusetts, où les Hopper prennent leurs quartiers d'été.

Avec des aquarelles et des huiles des années 1910 aux années 1960, la rétrospective de la Fondation Beyeler dédiée à Edward Hopper offre un vaste panorama des multiples facettes de la peinture d’un des principaux artistes américains du XXe siècle. L’exposition y présente notamment ses étendues infinies des paysages naturels et urbains de l’Amérique, des éléments clés pour comprendre son oeuvre. Plongeons dans les panoramas de l’Amérique côte est, tant appréciés par l’artiste, qui l’ont révélés au public.

Transfigurer le quotidien et l’architecture à travers une vision singulière

Automne 1923 : le Brooklyn Museum inaugure sa deuxième Biennale. Parmi les centaines d’œuvres exposées, les six aquarelles qu’Edward Hopper a exécutées durant l’été à Gloucester, dans le Massachusetts, sur la côte nord-est des États-Unis, retiennent l’attention des visiteurs. La critique loue sa hardiesse technique autant que sa propension à transfigurer le quotidien et l’architecture de ce village de pêcheurs, le plus ancien des États-Unis. Resté en retrait de la communauté d’artistes qui séjournait à Gloucester, Hopper livre une vision singulière de la Nouvelle-Angleterre. Plutôt que les marines et vues panoramiques habituelles, il jette son dévolu sur les maisons victoriennes de la région, témoins privilégiés de l’Amérique pionnière et des bouleversements industriels de la fin du XIXe siècle. Pour cent dollars, le Brooklyn Museum fait l’acquisition de The Mansard Roof (1923), la première œuvre de Hopper à faire son entrée dans les collections publiques. C’est le début d’un succès qui ne se démentira plus. L’année suivante, le galeriste new-yorkais Frank Rehn expose une nouvelle série d’aquarelles réalisées par Hopper à Gloucester, des paysages à la fois étranges et familiers dont le traitement réaliste devient sa marque de fabrique.

Edward Hopper, Lighthouse Hill, 1927, huile sur toile, 74 x 102 cm, Dallas, Dallas Museum of Art.

Edward Hopper, Lighthouse Hill, 1927, huile sur toile,
74 x 102 cm,
Dallas, Dallas Museum of Art.

Au cœur de la lumière

Pour dépeindre ces demeures et ces paysages, Hopper choisit l’aquarelle qu’il avait déjà expérimentée à Paris. Carol Troyen, conservatrice au Museum of Fine Arts de Boston, souligne la « tension entre le caractère spontané, indépendant du médium et la manière réfléchie de l’artiste ». L’aquarelle lui permet d’élaborer des compositions complexes et maîtrisées dans un style épuré, selon une méthode qu’il applique ensuite à ses huiles sur toile. Cape Ann, les quartiers de Rocky Neck ou Eastern Point Lighthouse offrent au peintre un terrain de jeu idéal pour ses essais autour de l’architecture, la perspective et, surtout, la lumière.

Par son trait précis et puissant, la juxtaposition de couleurs franches, il parvient à transcrire un moment particulier de la journée, la brise qui agite les herbes au pied d’une construction paisible, un silence de fin d’après-midi. Il isole les maisons de leur environnement pour en révéler la beauté ; il les réinvente sans les trahir. La lumière se trouve, à nouveau, au cœur des paysages qu’il exécute sur la côte du Maine, à l’extrême nord-est, à Rockland où Hopper passe l’été en 1926, ou à Cape Elizabeth, en 1927. Les phares de Two Lights et leurs bâtiments secondaires deviennent un de ses sujets de prédilection. Dans Lighthouse Hill l’édifice saisi en contre-plongée apparaît dans toute sa majesté. Les reflets dans les herbes, les ombres très marquées en proposent une vue audacieuse et étrange. Lighthouse Hill et Freight Cars, Gloucester font partie de la douzaine de tableaux exposés à la Rehn Galleries en 1929, événement qui consacre Hopper comme le peintre américain par excellence.

Négligeant le caractère onirique de ces paysages parfois inquiétants, nombre de critiques et amateurs considèrent ces œuvres comme l’incarnation de l’Amérique pionnière et puritaine. Hopper avait pourtant nettement rompu avec la tradition du paysage portée par la Hudson River School et son exaltation de la nation américaine. Ses paysages solitaires et singuliers tranchent avec les grands panoramas spectaculaires de ses aînés, où la nature sauvage et infinie est sublimée par une lumière quasi divine. À quelques rares exceptions près, telles que The Camel’s Hump, la nature chez Hopper porte toujours l’empreinte de la présence humaine.

Impressions mentales

Après 1929, les époux Hopper séjournent à Truro dans le Massachusetts, où ils se feront construire une maison en 1934. Face aux grandes étendues du Cape Cod, Hopper renouvelle son approche du paysage. Il simplifie les formes pour souligner les relations entre les différentes composantes. L’artiste modifie ses méthodes de travail, délaissant peu à peu l’aquarelle et la peinture de plein air au profit de compositions de synthèse exécutées dans son atelier. « L’aquarelle lui avait permis de fixer ses observations directes et n’était plus adaptée à ses productions de plus en plus fondées sur l’imaginaire », analyse ainsi Ellen E. Roberts, conservatrice à l’Art Institute de Chicago. En témoigne Cape Cod Evening. Les personnages dépeints – un couple ? – ne laissent rien deviner des raisons de leur attitude ; chacun est libre d’y déceler ce qu’il veut. La clef de l’énigme se situe probablement quelque part hors cadre. Le tableau est l’heureux résultat d’un mélange de croquis pris sur le vif et « d’impressions mentales », comme l’expliquera Hopper à l’historien de l’art Lloyd Goodrich. « Ce n’est pas la transcription d’un endroit précis, mais un puzzle d’annotations et d’impressions inspiré par le voisinage. Le bosquet d’acacias provient d’études des arbres d’à côté. Le porche vient, lui, de la ville d’Orleans, à quelque trente kilomètres d’ici. Les figures ont été conçues pratiquement sans modèles, et les herbes hautes sont celles que je vois de mon atelier à la fin de l’été ou en automne. »

Exécuté dix ans plus tard, son Portrait of Orleans est une scène de rue dépouillée, que l’enseigne d’une station service permet de situer dans le temps. Une fois encore, Hopper se saisit de la banalité quotidienne du monde moderne pour en faire émerger un moment singulier et étrange. Difficile, en effet, d’appréhender ce lieu que le spectateur du tableau découvre à la manière d’un étranger pénétrant dans une ville inconnue. Et le regard se perd dans ce décor à l’image de l’artiste, silencieux et insaisissable.

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