La Princesse, saint Georges et saint Louis : focus sur un chef-d’œuvre du Tintoret

La Princesse, saint Georges et saint Louis : focus sur un chef-d’œuvre du Tintoret
Tintoret, La Princesse, saint Georges et saint Louis, 1551, huile sur toile, 226 x 146 cm ©VENISE, MUSEO NAZIONALE, GALLERIE DELL’ACCADEMIA

Ce jour-là, en 1594, est mort Jacopo Robusti, dit Tintoretto (en français le Tintoret), le plus atypique des peintres vénitiens de la Renaissance. Focus sur l'un de ses chefs-d'œuvre de jeunesse, dont l'originalité frise l’extravagance…

Son surnom, Tintoretto, signifie « le petit teinturier » et indique à la fois le métier de son père et la petite taille du peintre. En signant de ce nom, celui-ci revendiquait fièrement son appartenance à la classe des « popolani », ce qui ne l’empêcha pas, par ailleurs, de portraiturer les puissants, ni de fréquenter les cercles littéraires dont il partageait la culture. Contrairement à un Titien qui eut un rayonnement européen et travaillait pour les princes, Tintoret, toute sa vie, ne peignit que pour Venise, ses grandes institutions, ses confréries (les « scuole »).

Une conversation sacrée

Notre tableau, que l’on présume daté de 1551, se situe à la fin de cette période de jeunesse et manifeste déjà la pleine maîtrise du peintre. Trois ans auparavant, il avait livré son premier grand chef-d’œuvre, Le Miracle de l’esclave, qui avait stupéfié tout Venise, lui ouvrant les portes d’une grande carrière. Ici, c’est une des toiles peintes pour la décoration du Palazzo dei Camerlenghi, après que Bonifacio de’Pitati, chargé du chantier, fut tombé gravement malade. La commande commémore le mandat des « provisores salis » (magistrats du sel) Giorgio di Francesco Venier et Alvise (Louis en dialecte vénitien) di Nicolo Foscarini, en réunissant sur la toile les saints patrons de ces donateurs, saint Georges et saint Louis de Toulouse. Il était courant de réunir les figures de saints ayant vécu à des époques différentes en un même espace pictural : ces « conversations sacrées » se situaient sur un plan symbolique, intemporel et idéal, même si la peinture, à la Renaissance, leur donnait toutes les apparences d’un événement réel.

Tintoret, La Princesse, saint Georges et saint Louis, 1551, huile sur toile, 226 x 146 cm ©VENISE, MUSEO NAZIONALE, GALLERIE DELL’ACCADEMIA

Tintoret, La Princesse, saint Georges et saint Louis, 1551, huile sur toile, 226 x 146 cm ©VENISE, MUSEO NAZIONALE, GALLERIE DELL’ACCADEMIA

On voit, sur la moitié gauche de l’œuvre, les personnages de la légende de saint Georges, telle qu’elle fut popularisée au XIIIe siècle par la Légende dorée.  Georges, officier de l’armée romaine sous l’empereur Dioclétien, est un saint légendaire et l’un des plus vénérés du panthéon chrétien. L’iconographie s’est principalement attachée à l’épisode de son combat avec le dragon. Cet animal fabuleux terrorisait la région de Silène, en Libye, réclamant tous les ans son tribut de chair humaine, jusqu’à ce que notre héros survienne, le neutralise d’un coup de lance et délivre la princesse sur le point d’être dévorée. Celle-ci prend alors la ceinture de sa robe et la passe comme une laisse au cou du monstre vaincu et désormais docile, pour le mener jusqu’à la ville voisine. Georges devint le patron des chevaliers et l’un des patrons de Venise. Son combat fut assimilé à la victoire de la foi sur le mal.

Nouvelle Ève ?

Sur le côté droit de la toile se tient saint Louis, calme et méditatif. Il est bien le seul à se tenir tranquille, car ses acolytes, eux, sont furieusement agités! Et remarquons tout d’abord cette incongruité : la vedette incontestable de cette pieuse « conversation » n’est pas une sainte, c’est la princesse ! C’est elle qui mène la danse, on peut le dire, au vu du grand geste rythmé qu’elle inspire à saint Georges. Belle, somptueusement vêtue, couronnée, elle ne se contente pas de mener le dragon en laisse, comme le dit la légende, elle le chevauche ! À califourchon tel un homme, se renversant en arrière comme pour aider sa monture à se relever. Son attitude inouïe de bravoure et d’impétuosité provoque l’exclamation admirative du chevalier. Et son image se reflète merveilleusement sur l’armure de ce dernier. Ce reflet sur l’armure du héros suit exactement le contour d’une côte sur son thorax.

Tintoret, La Princesse, saint Georges et saint Louis, 1551, huile sur toile, 226 x 146 cm ©VENISE, MUSEO NAZIONALE, GALLERIE DELL’ACCADEMIA

Tintoret, La Princesse, saint Georges et saint Louis (détail), 1551, huile sur toile, 226 x 146 cm ©VENISE, MUSEO NAZIONALE, GALLERIE DELL’ACCADEMIA

Faut-il y voir, comme le pense l’historienne Valentina Sapienza, une allusion à Adam, faisant de la princesse une nouvelle Ève qui, par sa bravoure et sa détermination à dompter le Mal, participe au rachat du Péché originel ? L’index de Georges pointé vers les cieux renvoie au Très Haut le regard de la dame. Celle-ci est assurément plus que la princesse de la légende : elle est aussi Venise couronnée domptant le Mal identifiable à l’ennemi ancestral, les Turcs infidèles, ou à l’« hérésie » protestante.
D’autres détails posent question. Pourquoi le monstre est-il le seul à regarder le spectateur et pourquoi pose-t-il gentiment sa patte palmée sur les armoiries des donateurs? En signe d’allégeance à Venise et à ses magistrats du sel, serviteurs de l’État et généreux mécènes? En tout cas, on voit ici comment le jeune Tintoret transforme un thème traditionnel en une sorte de dramaturgie picturale d’un dynamisme extraordinaire, où les corps, les gestes, fusent dans l’espace, où le sens lui-même semble circuler par ricochets, rebonds, reflets, énigmes et surprises…


En détails

Tour de force
Le reflet dans l’armure était un des topos de la peinture vénitienne, depuis les exemples laissés par Giorgione. La peinture prouvait ainsi qu’elle était capable de montrer une figure sous différents angles, à l’égal de la sculpture.

Tête couronnée
Nimbée d’une lumière surnaturelle qui répond à la discrète auréole du saint, la princesse amorce un superbe et complexe mouvement, en basculement et rotation, son regard la tirant impérieusement vers le haut.

Du bout des doigts
Le bras jeté en avant anticipe le mouvement en avant de la femme sur sa monture. La main tient la « laisse » du bout des doigts, suggérant l’extrême docilité de la bête.

Vers le ciel
Ce grand geste magnifique, inspiré d’une statue grecque d’orant, explose telle une exclamation admirative, qui doit se communiquer au spectateur. L’index pointé dirige vers le ciel le regard de la princesse.

Saint Louis
Ce petit-neveu de Saint Louis roi de France renonça au pouvoir pour se consacrer à l’exercice de la charité. Il fut nommé évêque de Toulouse et c’est dans cet habit qu’on le voit ici, avec sa crosse et sa mitre

Sur les blasons
Ce détail est stupéfiant : le dragon pose doucement sa patte sur les armes des deux donateurs. Le Mal dompté serait-il capable de rendre hommage aux vertueux magistrats de la Sérénissime ?

Double mission
La lance brisée témoigne du combat. Elle est en contact avec le bas du bâton pastoral de saint Louis, et ceci articule les deux figures de saints, symboles des deux missions, militante et pastorale, de l’Église.

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