Dante et Virgile aux enfers de Delacroix, une vision fantastique et sauvage
Analyse d'œuvre

Dante et Virgile aux enfers de Delacroix, une vision fantastique et sauvage

Dante et Virgile aux enfers, l'un des premiers tableaux de Delacroix, fit grand bruit lors de sa présentation au Salon de 1822. Inspiré de La Divine Comédie, il annonce les débuts de la peinture romantique et devait marquer tout le XIXe siècle. 

Quand s’ouvre le Salon de 1822, le Tout-Paris accourt pour voir les nouveautés que le comte de Forbin, alors directeur des Musées, a réunies sur les cimaises de la Grande Galerie du Louvre. Parmi la foule des critiques et des amateurs, un jeune avocat fraîchement débarqué de Marseille, Adolphe Thiers, arpente les salles afin d’y déceler les nouvelles tendances qui feront l’art de demain. Au milieu d’œuvres encore fortement imprégnées du classicisme davidien, il remarque une toile qui ne ressemble à aucune autre, d’un certain Eugène Delacroix, qui représente Dante et Virgile aux enfers.

L’avenir d’un grand peintre

Aussitôt séduit par sa modernité, il fait paraître un article dans « Le Constitutionnel », où il laisse éclater son enthousiasme : « Aucun tableau ne révèle mieux, à mon avis, l’avenir d’un grand peintre que celui de M. Delacroix, représentant Dante et Virgile aux enfers. Il y a là l’égoïsme de la détresse, le désespoir de l’enfer. Dans ce sujet si voisin de l’exagération on trouve cependant une sévérité de goût, une convenance locale en quelque sorte, qui relève le dessin auquel des juges sévères, mais peu avisés ici, pourraient reprocher de manque de noblesse ». En quelques mots, tout est dit.

Eugene Delacroix, Portrait de l'artiste, 1825-1850, huilesur toile, Musée du Louvre ©Wikimedia Commons

Eugène Delacroix, Portrait de l’artiste, 1825-1850, huilesur toile, Musée du Louvre ©Wikimedia Commons

Même si les défenseurs de l’académisme crient au scandale et affirment, comme Étienne-Jean Delécluze, que la toile est « une vraie tartouillade », le destin de Delacroix, alors à peine âgé de 24 ans, est désormais en marche. Acheté 2000 francs par l’administration royale pour être exposé au musée du Luxembourg, le premier des grands musées d’art contemporain créé en 1818, le tableau occupe tout au long du XIXe siècle une place à part dans le cœur des artistes qui le copient, comme Manet, ou qui s’en inspirent comme Rodin. Présenté lors de l’Exposition universelle de 1855 comme un chef-d’œuvre de la peinture française, il entre après 1863 dans les collections du Louvre où le public peut aujourd’hui encore l’admirer.

Delacroix fin connaisseur de Dante

En ce début de XIXe siècle où l’on ne jure encore que par l’Antiquité, pourquoi avoir pris le parti délibérément provocateur d’un sujet marginal, emprunté à la littérature médiévale et non pas à l’éloquence des Anciens ? Il faut dire que depuis ses années de lycée, Eugène Delacroix se passionne pour Dante. Il le traduit, récite par cœur des passages entiers de son ouvrage majeur, La Divine Comédie, et va même jusqu’à prendre ses traits les soirs de bal masqué. La nuit, dans le silence de sa chambre, il imagine sans doute qu’il est Ugolin ou quelque autre personnage, voyageant dans l’univers chimérique du poète florentin à la recherche de la belle Béatrice.

Eugène Delacroix, Dante et Virgile aux enfers, 1821-1822, huile sur toile, 189 x 241,5 cm ©Wikimedia Commons

Eugène Delacroix, Dante et Virgile aux enfers, 1821-1822, huile sur toile, 189 x 241,5 cm ©Wikimedia Commons

En fin connaisseur du texte, Delacroix choisit parmi les innombrables aventures l’une des plus sombres et des moins connues, tirée du chant VIII de L’Enfer, quand Dante et son maître Virgile s’enfuient sur la barque de Phlégyas, laissant derrière eux l’orgueilleux Filippo Argenti et les tours de Dité en flammes, tandis que les damnés se débattent, impuissants, dans les flots impétueux du Styx qui vont bientôt les recouvrir de leur écume furieuse.

Nuit infernale

La scène ne ressemble à aucune autre. Dans cette nuit infernale où l’humanité doute d’elle-même, la lumière réveille les consciences et réchauffe l’obscurité comme si l’espoir du salut existait encore. Ne faisant nullement profession d’illustrateur, Delacroix interprète les vers en toute liberté, se détachant de la stricte narration des événements, oubliant le long échange de Dante et d’Argenti, pour dramatiser la scène en une vision fantastique et sauvage. À travers l’horrible figure de l’homme qui, devant la ville en feu, semble dévorer sa propre main, il réactive ce que Géricault en 1819, dans Le Radeau de la Méduse, avait évacué ; à savoir le cannibalisme, sujet tabou qu’il traite pourtant à la manière d’une image effroyable et presque insoutenable de la dévoration de soi. Il invente par là même un langage expressif qui retrouve l’innocence essentielle de la poésie dantesque par les chemins détournés de l’émotion picturale.

Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, 1819, musée du Louvre

Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, 1819, musée du Louvre ©Wikimedia Commons

Rubens et Michel-Ange pour maîtres

Saisissant de contrastes, le tableau se construit comme une œuvre onirique où les frontières s’abolissent pour laisser libre cours aux audaces formelles. Partout, la couleur sature l’espace de ses correspondances, se substitue aux lois de la perspective pour construire un univers mouvementé où l’influence de Rubens est omniprésente. En effet, Delacroix s’inspire fortement des solutions du maître flamand, comme ses études d’après le cycle de la Vie de Marie de Médicis du Kunstmuseum de Bâle le démontrent, tant par les solutions plastiques qu’il adopte en dramatisant avec outrance le récit qu’en rendant expressive la violence sous la forme d’un enchevêtrement lumineux de corps en perdition qui se heurtent et s’entrechoquent avec une brutalité rare.

Eugène Delacroix, Néréides (d'après Rubens, Le Débarquement de la reine à Marseille, Vie de Marie de Médicis), 1822, Kunstmuseum Bâle ©Wikimedia Commons

Eugène Delacroix, Néréides (d’après Rubens, Le Débarquement de la reine à Marseille, Vie de Marie de Médicis), 1822, Kunstmuseum Bâle ©Wikimedia Commons

« C’est du Rubens châtié », s’exclame même le portraitiste officiel du roi Louis XVIII, Antoine-Jean Gros, qui croit lui aussi en l’avenir du jeune Delacroix. L’ombre de Michel-Ange rôde également derrière ces musculatures puissantes qui peuplent la cohorte des damnés et qui rappellent, par leur virilité débordante d’énergie, les Esclaves du musée du Louvre dont le souvenir obsède visiblement l’artiste.

Michelangelo Buonarroti, dit Michel-Ange. L’esclave mourant, 1513-1516. Paris, musée du Louvre, département des Sculptures © Musée du Louvre, dist. RMN - Grand Palais / Raphaël Chipault.

Michelangelo Buonarroti, dit Michel-Ange. L’esclave mourant, 1513-1516. Paris, musée du Louvre, département des Sculptures © Musée du Louvre, dist. RMN – Grand Palais / Raphaël Chipault.

Ainsi en quelques années seulement, depuis ses premières Vierges peintes entre 1819 et 1820 pour l’église d’Orcemont et la cathédrale d’Ajaccio, Delacroix a grandi et s’est découvert à lui-même. À travers une vision romantique de l’histoire humaine, Dante et Virgile aux enfers annonce la naissance d’un tempérament nouveau qui devait éclater au grand jour, deux ans plus tard, dans Les Massacres de Scio.

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