Covid oblige, les locaux de Sciences-Po, rue Saint-Guillaume, en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés, sont déserts lorsque Frédéric Mion reçoit discrètement Challenges, ce vendredi 5 février. Le directeur de l’école promet alors que "si le rapport d’inspection du ministère d’Enseignement supérieur, devait être accablant, je prendrai la poudre d’escampette, et ne remettrai plus jamais les pieds à Paris". Après des semaines d’une "tempête sous un crâne" à se poser la question de sa démission, le directeur de Sciences Po a donc fini par capituler.
Hier soir, dans une lettre adressée aux enseignants et étudiants de l’institut, il a écrit: "Le rapport pointe de ma part des erreurs de jugement ainsi que des incohérences." Sa démission était inévitable après la révélation successive de ses mensonges dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire Olivier Duhamel. Accusé dans un livre d’avoir abusé sexuellement de son beau-fils, alors adolescent, le politologue a dû quitter la présidence de la toute puissante Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), qui supervise la gestion de l’école.
Fausses confidences
L’affaire a rapidement rattrapé le discret Monsieur Mion. Alors qu’il venait de confier sa stupeur aux étudiants, Le Monde révélait que l’ex-ministre Aurélie Filippetti, enseignante à Sciences-Po, lui avait fait part des rumeurs d’inceste dès 2018. Acculé, il confesse en avoir parlé, à l’époque, à l’avocat Jean Veil, proche de Duhamel, qui lui assure alors que tout est faux. Une version corroborée depuis par l’avocat. Mais ce scénario cousu de fil blanc ne convainc pas. Les syndicats étudiants et certains professeurs réclament sa tête. Des militants associatifs manifestent chaque semaine devant l’école.
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Lui s’accroche encore à son beau et vaste bureau de l’ancien hôtel de Mortemart, siège historique de Sciences-Po. Toujours tiré à quatre épingles -pantalon de flanelle grise et blazer bleu marine, cravate en maille de soie "green and blue"- il s'en explique auprès de Challenges: "Dans une forme de solitude extrême, je réfléchis tout de suite aux conséquences pour Sciences Po. Et me dis très vite que je ne peux pas évoquer ma connaissance des faits, sous peine de déplacer le sujet sur moi, la corruption des élites et l’institution." Le ton est moins assuré qu’à l’accoutumée et les traits un peu tirés. Mais, comme à son habitude, le directeur appelle ses interlocuteurs par leur prénom, joue le registre de la confidence pour créer la connivence.
Il dit s’être refait cent fois le film dans sa tête, avoir enchaîné les nuits blanches, pendu au téléphone avec ses proches et il le jure: "Tous sans exception me disent que je ne dois pas démissionner. Mon équipe me dit, vous ne pouvez pas partir ou vous laissez l’institution sans défense. Louis Schweitzer (qui a pris la présidence de la FNSP par intérim, ndlr) m’a dit 'tu vas mettre Sciences-Po en difficulté, ne démissionne pas'." En un clin d’œil, le brillant conseiller d’Etat a déplacé le débat.
Mensonges successifs
Pourquoi ne pas avoir évoqué sa connaissance des faits relatés par Aurélie Filippetti? S’il a "menti par omission", c’est donc par crainte que l’affaire Duhamel ne devienne le procès de l’école de l’élite. Par souci d’éviter l’amalgame entre le crime d’Olivier Duhamel et la maison qu’il dit incarner. Comme si la défense de l’institution devait forcément prendre le pas sur les considérations morales. Pour cela, il est prêt à aller loin. Comme l’a révélé hier le magazine Marianne, Aurélie Filippetti a dit à la mission d’inspection qu’il l’avait appelée le lendemain des révélations pour lui dire "qu’il ne fallait pas qu’on puisse penser que l’on savait". L’ex-ministre confie aujourd’hui, indulgente: "Il semblait un peu pris de panique." A-t-il protégé Sciences Po? "J’ai sans doute ajouté la crise à la crise en installant le mensonge. Ou le mensonge dans le mensonge", fait-il en forme de repentir.
Mais cherchait-il seulement à défendre Sciences Po? Dans la version de Frédéric Mion, un autre fait ne colle pas. Comment se fait-il qu’il n’ait pas parlé des rumeurs d’inceste à son ami Marc Guillaume, très proche de Duhamel et membre de la FNSP? L’idée lui est bien sûr venue à l’esprit, nous assure-t-il, mais cela aurait été s’adresser à la mauvaise personne, du fait de ses hautes responsabilités. A l’époque, Marc Guillaume est le tout puissant secrétaire général du gouvernement, un poste clef de la République, par qui transitent tous les projets de loi gouvernementaux. "Lui parler de cette affaire, cela aurait été le mettre dans un embarras profond", jurait encore Mion, la semaine dernière, avec aplomb.
Protéger Marc Guillaume à tout prix
C’est ce nouveau mensonge qui va précipiter sa démission. Lorsqu’il nous reçoit, Frédéric Mion sait-il qu’il a déjà été "lâché" par Marc Guillaume? Auditionné par l’inspection du ministère, celui qui est devenu entre-temps préfet d’Île-de-France reconnait que Frédéric Mion lui a bien fait part, au printemps 2018, des informations d’Aurélie Filippetti. C’est d’ailleurs lui qui aurait conseillé à Mion d’aller voir Jean Veil. Pire, Marianne explique que suite à la révélation de l’affaire début janvier, le directeur de Sciences-Po a rappelé, une nouvelle fois, Aurélie Filippetti pour lui demander "de ne pas confirmer que Marc Guillaume était au courant."
Comment expliquer cette volonté de protéger à tout prix Marc Guillaume voire de se sacrifier? Selon nos informations, Frédéric Mion aurait même envisagé de démissionner d’emblée dès la révélation de l’affaire pour faire bouclier, avant de se raviser. Les deux hommes se connaissent depuis le service militaire de Mion au début des années 1990. A l’époque, le jeune diplômé de Sciences-Po est affecté dans les services des Armées aux Invalides pour bûcher sur le Livre Blanc de la Défense, dont Marc Guillaume est l’une des plumes.
Sorti major de l’ENA en 1996, Frédéric Mion choisit le Conseil d’Etat comme son aîné. A partir de ce moment-là, les deux hommes ne se quitteront plus. Originaire d’une vieille famille de la bourgeoisie montpelliéraine, Mion n’est pourtant pas un "fils de" comme Guillaume. "Il n’a pas l’arrogance typique de l’aristocratie d’Etat parisienne même s’il a tendance à surjouer son côté modeste, note un camarade de promo. C’est un type plutôt bienveillant, qui sait donner aux gens de pouvoir ce sentiment de connivence mêlé de professionnalisme."
Parrain du fils d'Edouard Philippe
De fait, les réseaux du Palais royal vont cimenter sa carrière. Il se rapproche notamment d’un autre ami de Marc Guillaume, le futur Premier ministre Edouard Philippe, qui a fait de Mion le parrain d’un de ses fils. C’est d’ailleurs un proche de Philippe, un autre conseiller d’Etat Thierry Tuot, qui recommande Mion pour son premier poste dans le privé, au cabinet d’avocats Allen & Overy au début des années 2000. Puis, il remplacera encore un conseiller d’Etat des cercles Philippe, Olivier Courson, comme secrétaire général de Canal+ de 2007 à 2013, avant sa nomination surprise à la tête Sciences-Po.
Quelques mois plus tôt, le charismatique directeur de l’école, Richard Descoings, lui aussi conseiller d’Etat, est mort brutalement. Sa succession suscite une bagarre entre son clan, qui ne veut pas entendre parler d’un universitaire à la tête de l’école du pouvoir, et le ministère de l’Enseignement supérieur. C’est justement à ce moment-là que Marc Guillaume est coopté par Olivier Duhamel pour intégrer la FNSP. Est-ce lui qui est venu chercher le dirigeant de Canal+ pour le pousser à candidater? "Il fait partie des gens avec qui j’en ai parlé", élude Frédéric Mion. A l’époque, la femme d’Edouard Philippe, Edith Chabre est aussi la directrice de l'Ecole de Droit de Sciences-Po, poste qu’elle occupera jusqu’en 2015.
La victoire d’Emmanuel Macron en 2017 est une bénédiction pour le clan Philippe. Le nouveau président a d’ailleurs fait la connaissance de son futur Premier ministre en 2011, lors d’un de ces dîners mondains que Mion adore organiser, dans son bel appartement du quartier Saint-Augustin (VIIIe arr. de Paris). Selon Le Monde, l’Elysée aurait d’ailleurs suggéré à Edouard Philippe de prendre Mion comme directeur de cabinet à Matignon. "C’est possible que mon nom ait été cité", concède l’intéressé, qui assure ne pas être prêt à faire les sacrifices familiaux et personnels que nécessite ce type de poste. Edouard Philippe choisit un autre de ses amis, Benoît Ribadeau-Dumas… conseiller d’Etat et proche de Marc Guillaume. Mion se voit tout de même confier, en 2018, la coprésidence du Comité "Action Publique 2022", qui vise à réformer l’Etat.
Au même moment, il est renouvelé triomphalement pour un deuxième mandat à Sciences-Po. Lorsqu’Edouard Philippe vient inaugurer le gala annuel de l’école fin 2019, le clan est au faîte de sa gloire. La chute sera brutale. A l’été 2020, Jean Castex est nommé à Matignon. L’une de ses premières décisions est de se débarrasser de Marc Guillaume dont les travers cassants et autoritaires lui ont valu de nombreux ennemis au sein de l’administration et des cabinets ministériels. Selon Le Monde, il a même fait l’objet d’une lettre de conseillères de l’Elysée dénonçant ses "remarques sexistes et blagues salaces". Recasé préfet d’Île-de-France l’été dernier, son poste ne tient plus aujourd’hui qu’à un fil. Marc Guillaume a déjà démissionné de la FNSP et du Siècle, présidés par Duhamel. Et vient donc de faire tomber son ami Frédéric Mion.