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Entreprise

En annonçant sa sortie d'EADS, Lagardère rompt définitivement avec son père

PORTRAIT Après avoir tant voulu présider EADS, Arnaud Lagardère a annoncé que son groupe sortirait sans doute du capital du géant de l'aéronautique d'ici un an. Mais ce patron atypique n'est pas à un paradoxe près.
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Arnaud Lagardère et Jade Foret
Arnaud Lagardère et Jade Foret
(c) Sipa

"Tu vois, Jean-Luc, on les a bien baisés." C'est avec un bouquet de mots étranges qu'Arnaud Lagardère est allé se recueillir sur la tombe de son père, au lendemain de sa nomination à la présidence d'EADS, le vendredi 1er juin. Un pied de nez à tous ceux - ils sont nombreux - qui font à l'héritier de 51 ans un procès en dilettantisme, mettant en cause sa capacité à présider ce groupe franco-allemand d'aéronautique et d'armement, vecteur de souveraineté nationale.

"Les Allemands sont ravis de voir ce bouffon à la tête du fleuron industriel des deux pays", assure Guy Wyser-Pratte, le financier franco-américain qui a échoué, il y a deux ans, à faire sauter le statut de commandite du groupe Lagardère. Le nouveau président se moque de ce genre de commentaires, comme il se moque des actionnaires: il n'a même pas jugé utile de se rendre, le 31 mai dernier, à l'assemblée générale d'EADS qui l'a couronné, ni au conseil d'administration qui a suivi! Il est vrai que le sort du géant européen de l'aéronautique et de la défense le laisse en fait indifférent. La preuve ? Mardi 13 novembre, il n'hésite pas à annoncer devant des analystes la très probable sortie de son groupe du capital d'EADS dans lequel il détient 7,5% de parts. 

En Allemagne, le comportement d'Arnaud, qui occupe les magazines people avec sa fiancée Jade Foret, apparaît comme une caricature du manque de sérieux français. En France, on craint que sa légèreté ne puisse faire contrepoids à l'Allemand Tom Enders, promu à la tête d'EADS et désormais seul patron opérationnel. Alors que Louis Gallois, président exécutif sortant, assure dans Challenges qu'"Arnaud Lagardère est parfaitement légitime à être président du conseil d'administration", on prononce dans son entourage, sous le sceau de l'anonymat, des mots très durs sur lui et sur Nicolas Sarkozy,"qui a avalisé cette transition nuisible aux intérêts de la France, et n'a rien fait pour la bloquer".

Le rejet d'Arnaud Lagardère par l'establishment ne date pas d'hier. Tant que les résultats financiers du groupe ont été au rendez-vous, cadres et banquiers se sont tus, en dépit de la stagnation, depuis huit ans, du chiffre d'affaires - autour de 8 milliards d'euros. Mais, en 2011, le rideau s'est déchiré: le groupe Lagardère a dû afficher une perte de 700 millions d'euros, après 550 millions de provisions passées sur son activité sport. Les petits actionnaires de Lagardère allaient-ils se rebeller? La rumeur avait couru d'une assemblée générale agitée, début mai. Il n'en a rien été. Revenant de trois semaines de vacances en Floride, Arnaud est apparu sous son nouveau look: bronzé, cheveux ras, amaigri. Il a tenu l'estrade, avec les mêmes yeux rieurs, le même sourire enjôleur.

Mais le numéro du bateleur, cette année, est tombé à plat, devant les patrons de branche, alignés et lugubres. Pas une femme. "Déprimant", reconnaît un haut cadre du groupe qui, par anticipation, avait dissuadé ses troupes de se rendre à l'AG pour ne pas les démotiver. De fait, tandis que les petits actionnaires, fidèles à eux-mêmes, demandaient à Arnaud s'il "allait se marier à la mosquée" (délicate allusion à la montée du Qatar au capital), il régnait ce jour-là une pesante atmosphère de fin de règne.

"Arnaud prend plaisir à voir ses cadres se déchirer."

Les langues se délient, y compris -c'est nouveau- parmi ses proches collaborateurs. "Au début, il a fait un tabac, avec son tutoiement facile, tout le monde voulait l'aider, se rappelle l'un d'entre eux. Mais le charme est depuis longtemps rompu car on a découvert ses failles, sa propension à détester tout le monde." Un autre: "Arnaud prend plaisir à voir ses cadres se déchirer." Un troisième: "Il n'aime pas qu'on lui résiste, c'est pour cela qu'il a laissé partir Alexandre Bompard, éphémère patron d'Europe 1, mais il ne supporte pas qu'on cède à tous ses caprices, comme le faisait Didier Quillot, à la tête de Lagardère Active, à qui il a fait vivre l'enfer." 

Arnaud cède a des engouements successifs. Aujourd'hui, c'est Denis Olivennes, qui a succédé à Quillot et qui est paré, sans doute provisoirement, de toutes les vertus. Tout comme Ramzi Khiroun, son efficace conseiller en communication, conforté depuis qu'il a contré, il y a deux ans, l'attaque de Guy Wyser-Pratte. Ce dernier rumine: "Il a mobilisé une trentaine de personnes pour enquêter sur moi afin de me déconsidérer. "Khiroun ne dément pas: "Il fallait bien révéler qui était ce personnage." Cette victoire en assemblée générale a donné en tout cas au patron un sentiment d'impunité. "Arnaud se voit désormais intouchable, quoi qu'il fasse", analyse un proche.

"On les a bien baisés." Toute la personnalité d'Arnaud Lagardère est dans cette phrase défi: l'attachement à la figure du père, le goût irrépressible de la provocation, le mépris affiché de l'establishment. Il y a aussi le plaisir, neuf ans plus tard, d'être toujours en place, y compris comme représentant des intérêts français au sein d'EADS: "Je suis fer d'avoir bouclé la boucle, vis-à-vis de Jean-Luc." Un instant, face au spectre de son père, Arnaud se met dans la peau du patron d'EADS, dont il sera "le plus ancien administrateur", affirme que sa mission sera de "pacifier à tous les niveaux, y compris dans les usines, les relations franco-allemandes". Il "réfute toute leçon de patriotisme, venant de ces Français qui me font un procès en légitimité".

Un patron qui ne rechigne pas à faire étalage de sa vie privée

Un procès instruit depuis toujours et qu'il nourrit sans cesse, comme à dessein. Tout le groupe sait que, fuyant les mauvaises nouvelles et les décisions à prendre, Arnaud ne rappelle jamais personne au téléphone. On ne compte pas les rendez-vous annulés au dernier moment, comme celui avec Felix Rohatyn, banquier octogénaire, ancien ambassadeur des Etats-Unis en France, venu spécialement de New York. Arnaud l'a planté là pour s'envoler assister à des matchs de Richard Gasquet, son protégé, au tournoi de tennis de Shanghai.

De même, il n'a échappé à aucun de ses 28.000 salariés qu'il a passé l'an dernier quinze jours pleins, en compagnie de Jade Foret, au tournoi de Roland-Garros sans jamais venir saluer ses invités. Arnaud disparaît sans prévenir, prend des vacances à rallonge, parfois du 1er juillet au 15 septembre. Mais c'est à la télé qu'il explose. Comme lorsqu'il avait affirmé, sur Canal+, devant le tennisman ébahi: "Je ne couche pas avec Richard Gasquet", prenant plaisir à démentir une rumeur d'homosexualité qu'il avait lui-même propagée.

Plus récemment, toujours sur Canal+, Jade et lui, assis sur un escalier, ont décrit leur journée. Passionnant: "On se réveille, on va promener le chien, notre bébé, explique-t-elle sous son regard énamouré. Puis on prend notre petit déjeuner, on enfile nos trainings, on fait un peu de paddle, un peu de vélo avant d'aller regarder notre série préférée, Nip/Tuck." Une série consacrée aux dérives de la chirurgie esthétique...

"Faire un bras d'honneur à l'establishment."

Le sommet du ridicule a été atteint lors de la diffusion, en juillet dernier, d'une vidéo digne de la scène d'introduction d'un porno soft, lui dans un petit jean moulant et un chandail ajusté, elle vêtue d'un bustier à demi-délacé, tous deux se bécotant au milieu de leurs peluches. Une vidéo parfaitement ridicule qui a plongé les salariés du groupe, mais aussi ses banquiers et clients, dans un abîme de circonspection: Arnaud Lagardère a-t-il perdu le sens commun? Retombe-t-il dans l'enfance, lui qui est capable de faire un aller-retour à New York en avion privé pour acheter à Jade des peluches qu'il ceinture soigneusement sur leurs sièges, sur le chemin du retour? Il plaide "l'erreur grossière" mais, pendant des semaines, chacun a cherché ses motivations secrètes pour se faire filmer de la sorte. "

L'erreur est de croire qu'Arnaud a un comportement logique, explique un de ses lieutenants. Il brûle d'afficher son bonheur et de faire un bras d'honneur à l'establishment."  Sur toutes les photos avec Jade, de trente ans sa cadette, elle le dépasse d'une bonne tête. "Elle met des talons hauts et moi, je ne porte pas de talonnettes, raconte Arnaud. J'assume, ça me fait marrer." 

Lorsque l'on observe le couple d'Arnaud et Jade, la ressemblance avec celui que formait Jean-Luc avec sa dernière épouse, Bethy Pimenta Lucas, une sculpturale Brésilienne, ancien mannequin chez Ungaro, saute aux yeux. En dépit de l'hostilité qu'ils se sont toujours manifestée, Arnaud ne veut plus dire du mal de Bethy: "Parce qu 'elle a rendu mon père heureux, comme Jade me rend heureux", confie-t-il.

Un rapport complexe avec con père qui explique beaucoup de choses

Arnaud Lagardère entretient un étrange rapport d'amour et de haine avec le groupe qui porte son nom. Il s'est endetté pour augmenter sa participation, mais a vendu sans complexe les bijoux de famille, à commencer par les haras, chers à Jean-Luc; il s'est battu pour présider EADS, tout en ne manquant jamais une occasion de dire qu'il s'en dégagerait à la première occasion.

Toutes ces contradictions s'expliquent par la complexité du rapport qu'Arnaud a eu avec son père. A 13 ans, il a choisi de vivre avec lui, alors que sa mère Corinne était partie avec un autre homme. "Il a été ballotté entre l'absence de sa mère et la distance prise par son père qu'il ne cessait de décevoir, se souvient Jean-Pierre Joulin, qui fut longtemps proche de Jean-Luc. Celui-ci pouvait se montrer dur et méprisant, car il attendait trop de lui." JeanLuc ne supportait pas l'hédonisme d'Arnaud, son incapacité à se sublimer, sa "paresse", qu'il n'hésitait pas à évoquer ouvertement.

Humiliation suprême, Jean-Luc Lagardère fait de Jean-Paul Gut une manière de fils de substitution. Il choisit ce camarade de lycée d'Arnaud comme partenaire de tennis, reléguant son fils sur la chaise d'arbitre. Et c'est Jean-Paul qui est le plus souvent invité, le dimanche soir, à partager le plat de pâtes avec les amis du couple, dans l'hôtel particulier de la rue Barbet-de Jouy. C'est encore Jean-Paul qui, poussé par Jean-Luc, fera longtemps carrière à un poste ultrasensible à EADS.

Désignés par Jean-Luc Lagardère, ses "tuteurs" ont fini par quitter le groupe

 

Pourtant, Jean-Luc n'a jamais envisagé de succession autre que dynastique, comme l'ont découvert les cadres du groupe lorsqu'ils ont ouvert, à sa mort, en 2003, une lettre-testament rédigée huit ans plus tôt. Il souhaitait qu'Arnaud prenne les commandes mais qu'il soit encadré par Philippe Camus, qui avait été son tuteur aux Etats-Unis, et par Noël Forgeard, son deuxième lieutenant. Celui-ci, un temps patron d'Airbus, a quitté le groupe, tout comme aujourd'hui Camus, longtemps associé-gérant et en même temps président d'Alcatel, qui refait sa vie aux Etats-Unis. Exit les tuteurs.

Après huit ans d'indulgence relative, le bilan du groupe Largardère est sévère. Les seules branches qui résistent à la débâcle sont celles qui sont barricadées, comme Hachette Livre, le retail ou les sociétés de production audiovisuelle, dont les patrons mènent tant bien que mal leur propre stratégie. En revanche, le désastre est patent pour les activités dont Arnaud s'est occupé directement. Comme la télévision, maudite depuis La Cinq qui a failli conduire le groupe à la faillite. Arnaud a encore cherché à rebondir en postulant à une fréquence TNT pour Elle TV. Quelques jours avant l'audition, il se tirait pourtant une balle dans le pied en affchant ses réserves devant des analystes fnanciers: « Je ne suis pas si optimiste que ça concernant les investissements importants sur la TNT, surtout si l'on est seul." Le jour venu, il a envoyé Denis Olivennes, seul, défendre le dossier. "Je savais que c'était déjà plié", dit-il aujourd'hui. En interne, c'est l'abattement.

Mais c'est dans le sport qu'Arnaud Lagardère a perdu ce qu'il lui restait de crédibilité. Ce devait être le nouveau moteur de développement du groupe, avec des contenus de qualité, assurant les meilleures audiences, vecteur d'émotion et de passion, à l'abri du piratage. Son idée était bonne, mais l'exécution déplorable. Tout a commencé avec le Team Lagardère (un centre de formation de sportifs de haut niveau), fermé en 2010. En 2006, Arnaud se lance dans le sponsoring et la gestion de droits sportifs en rachetant Sportfve, créé par Jean-Claude Darmon, qui a pratiquement inventé le métier.

Deux ans plus tard, il investit plus de 1 milliard d'euros dans cette société, baptisée Lagardère Sports, qui affiche alors la meilleure rentabilité du groupe. Mais au même moment, il crée Lagardère Unlimited, puis fusionne l'ensemble qu'il prend directement en main. Le foot, qui assure 80% du chiffre d'affaires, s'échappe. En raison, dit-on, de l'angélisme d'Arnaud et de ses équipes dans cet univers particulier.

Invoquant son caractère cyclique, les fnanciers de la maison prônent une reconversion vers les sports de niche, au plan mondial. Là encore, Arnaud laisse passer les trains, perd tour à tour des contrats avec Roland-Garros, l'US Open, la Liga italienne, les Championnats du monde d'athlétisme... Et se retrouve en procès avec la Fédération française de foot et... la Fédération indienne de cricket! Mais il persiste, avec son aplomb désarmant: "Je ne m'en fais pas, dans cinq ans, le sport sera le deuxième contributeur du groupe."

Un groupe qui pourrait finir par s'effondrer sur lui-même

Fin de règne? Tout-Paris bruit de rumeurs sur l'incapacité d'Arnaud à rembourser ses quelque 300 millions d'euros de dettes, contractées à titre personnel, pour acquérir des actions de la société au prix de 60 euros, alors qu'elles se traînent aujourd'hui autour de 20 euros; et sur la montée en puissance, pas franchement amicale, du Qatar à son capital à hauteur de 12,8%, faisant de son fonds souverain -conseillé, depuis Londres, par Jean-Paul Gut- le premier actionnaire du groupe.

Les banques créancières d'Arnaud, à titre personnel, peuvent-elles tirer le tapis? "Pas tant que je paie mes échéances, et je les paie rubis sur l'ongle", répond-il. Le Qatar, qui conduit au niveau mondial une stratégie axée sur la communication et le sport, n'a-t-il pas trouvé la proie facile? L'émirat réclamait un siège au conseil d'administration. Arnaud a refusé. Et puis la loi interdit à un étranger de prendre plus de 20% d'un groupe de communication. Il y a surtout le statut de commandite et la participation dans EADS, qui compliquent toute attaque extérieure.

Le groupe, néanmoins, peut s'effondrer sur lui-même, faute de résultats et de stratégie. Mais en vendant ses participations dans Canal+, Marie Claire, EADS, ou autres, voire en cédant Paris Match, Europe 1 ou Elle, Arnaud peut tenir longtemps. "Tout le monde sait que c'est fini, lâche un cadre dirigeant. La question est de savoir quand." Réponse d'Arnaud: "J'entends ça depuis cinq ans, rendez-vous dans cinq ans."

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