SÉRIE – Collectionneuses de légende

Nélie Jacquemart : artiste et chercheuse d’art dans le Paris de la Belle Époque

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Peintre reconnue et collectionneuse ambitieuse, Nélie Jacquemart (1841–1912) a constituée avec son mari, puis seule, l’une des plus prestigieuses collections privées d’art ancien, aujourd’hui visible dans l’écrin qui porte encore sa trace : le musée Jacquemart-André à Paris. Dans cette nouvelle série, Beaux Arts revient sur le parcours de ces collectionneuses de génie sans qui certains grands musées n’auraient jamais vu le jour.
Nélie Jacquemart-André, Autoportrait (détail)
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Nélie Jacquemart-André, Autoportrait (détail), 1868

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huile sur toile • 134 x 81 cm • Coll. musée Jacquemart-André, Paris • © Musée Jacquemart-André, Paris – Institut de France / © Studio Sébert Photographes

« Ces collections, leur arrangement ont été le but de mes études, mes travaux y ont mis aussi leur empreinte… J’espère qu’elles serviront aux études de ceux qui se dévouent à l’art et à son histoire. » C’est avec la satisfaction du devoir accompli que Nélie Jacquemart rédige son testament, léguant à sa mort en 1912 l’hôtel particulier du boulevard Haussmann et les quelque 1 200 œuvres qu’il contient, patiemment rassemblées, d’abord avec Édouard André, puis seule. Ce lieu n’est autre que le musée Jacquemart-André.

Née en 1841, Cornélie Jacquemart s’échappe de son milieu modeste grâce à Paméla Hainguerlot, mieux connue sous le nom Madame de Vatry, qui emploie ses parents. La bourgeoise se prend d’affection pour l’enfant qu’elle surnomme Nélie, l’accueillant aussi bien à Paris que dans sa propriété de Chaalis, au cœur de la forêt d’Ermenonville dans l’Oise. Vatry devine un véritable talent de dessinatrice chez sa protégée, qui parfait par la suite sa formation auprès de Léon Cogniet, professeur aux Beaux-Arts – l’école n’acceptant les femmes qu’à partir de 1897, il dispense aussi des cours en privé.

Cogniet estime son élève et l’encourage à envoyer des œuvres au Salon au début des années 1860. Nélie Jacquemart devient une exposante régulière à ce rendez-vous obligé de l’art officiel. Elle se conforme au style académique en vigueur et se spécialise dans les portraits d’hommes. Obtenant à trois reprises la médaille du Salon (en 1868, 1869 et 1870), elle est dispensée de présenter ses peintures au jury. Nélie Jacquemart peut vivre de son art. L’élite se bouscule devant son atelier, et parmi ses modèles figure, en 1872, Adolphe Thiers, président de la jeune Troisième République.

Le mariage de raison de deux passionnés

Nélie Jacquemart et Édouard André
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Nélie Jacquemart et Édouard André, vers 1890

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Coll. musée Jacquemart-André, Paris • © Musée Jacquemart-André, Paris – Institut de France / © Studio Sébert Photographes

Un autre portrait va compter dans la vie de Nélie la même année : celui du riche industriel, Édouard André, président de l’Union centrale des Arts décoratifs et nouveau propriétaire de la Gazette des beaux-arts. Une affinité s’installe immédiatement. Car, dans son hôtel flambant neuf, Édouard possède une impressionnante collection d’œuvres de maîtres hollandais du XVIIe siècle et français du XVIIIe siècle. Nélie aussi collectionne, bon gré mal gré avec des moyens plus modestes, et un penchant pour l’Italie renaissante. Entre affinité et amour fou il y a un monde, mais chacun mesure son intérêt et, en 1881, le couple opte pour un mariage de raison. Nélie abandonne la peinture pour se consacrer à la recherche d’œuvres et d’objets d’art.

« Nélie ne s’est pas jointe aux activités de collectionneur de son mari Édouard André (elle possédait avant son mariage une collection d’art personnelle), elle n’a pas profité de l’immense fortune de celui-ci pour acheter compulsivement tout et n’importe quoi (ils étaient mariés sous le régime de la totale séparation de biens) ». Comme le rappelle l’historienne de l’art Julie Verlaine, il n’y a aucun effacement de la part de Nélie qui tend même à faire infléchir les goûts de son mari. Ainsi, elle le pousse rapidement à vendre les peintures modernes qu’il avait acquises dans sa jeunesse pour acheter à leur place des œuvres anciennes.

Le musée Jacquemart-André à Paris
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Le musée Jacquemart-André à Paris

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© Culturespaces / Charles Duprat

Au-delà de la collection, il faut poursuivre l’aménagement de l’hôtel particulier pour en faire un sublime écrin, luxueux et organique. Les peintures et sculptures s’intègrent dans l’espace domestique grâce au mobilier et aux objets anciens que le couple acquiert. Les stocks des marchands parisiens ne leur suffisent bientôt plus. Les deux passionnés sillonnent l’Europe en quête de pépites, nouant des liens avec des antiquaires prestigieux comme Bardini à Florence. Ils iront jusqu’en Égypte et à Constantinople. Soucieux de n’acquérir que des pièces authentiques, Édouard et Nélie les font expertiser à leur retour par des conservateurs du Louvre.

Une fresque de Tiepolo détachée de sa villa vénitienne

Nélie Jacquemart-André, Autoportrait
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Nélie Jacquemart-André, Autoportrait, 1868

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huile sur toile • 134 × 81 cm • Coll. musée Jacquemart-André, Paris • © Musée Jacquemart-André, Paris – Institut de France / © Studio Sébert Photographes

Parmi les pièces les plus importantes, une fresque de Tiepolo, Henri III reçu à la villa Contarini (vers 1745), qui est soigneusement détachée de ladite villa à Venise, pour être transportée et installée à Paris en 1893. Un pillage pour les Italiens, mais un acte patriotique pour les collectionneurs. Sans enfant, les époux consacrent leur énergie à l’art. S’il arrive à Nélie de regretter d’avoir renoncé à être mère, elle se reprend et s’attèle à la mission qu’elle s’est donnée.

L’ancienne portraitiste semble bel et bien avoir pris la main sur les orientations majeures de la collection Jacquemart-André. Mais après la mort de son mari en 1894, la famille André argue du régime de séparation des biens pour spolier la veuve des pièces achetées par Édouard tout en la chassant du boulevard Haussmann. Révoltée, Nélie va engager le célèbre avocat Pierre Waldeck-Rousseau et porter devant les tribunaux le testament de son époux qui fait d’elle son unique héritière. Victoire !

À gauche, “Saint Georges terrassant le dragon” de Paolo Uccello. À droite une vue du cabinet de travail du musée Jacquemart-André
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À gauche, “Saint Georges terrassant le dragon” de Paolo Uccello. À droite une vue du cabinet de travail du musée Jacquemart-André, 1430-1435

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Peinture sur panneau de bois • 131 x 103 cm • Coll. musée Jacquemart-André, Paris • © Musée Jacquemart-André, Paris – Institut de France / © Studio Sébert Photographes. © Musée Jacquemart-André, Paris – Institut de France / ©Culturespaces / Thomas Garnier

Quant à sa précieuse collection, c’est à l’Institut de France qu’elle la lègue afin de la rendre accessible à tous, exigeant de respecter la scénographie élaborée avec son mari puis seule, durant trois décennies.

Définitivement à l’abri, Nélie poursuit la chasse aux chefs-d’œuvre, trouvant chez Bardini des merveilles dignes de trésors du Louvre, comme une Vierge à l’Enfant de jeunesse de Sandro Botticelli, qu’elle attribue encore timidement à un « élève de Verrocchio », et un Saint Georges terrassant le dragon de Paolo Uccello. Suivant la veine des collectionneurs Émile Guimet et Henri Cernuschi (qui ont tous les deux également leurs musées à Paris), elle entreprend un voyage en Orient en 1902. La même année, elle se rapproche aussi de ses racines en se portant acquéreuse du domaine de Chaalis avec son abbaye en ruine. Elle y déplace une partie des collections et choisit d’y reposer. Après sa mort en 1912, Nélie Jacquemart est inhumée dans la chapelle Sainte-Marie, sous un gisant sculpté par Denys Puech où elle pose avec une palette. Manière de rappeler qu’elle est toujours demeurée une artiste, même quand elle collectionnait.

Dès le premier jour, 800 visiteurs

Ruines de l’abbaye de Chaalis
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Ruines de l’abbaye de Chaalis

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HHParis

Quant à sa précieuse collection, c’est à l’Institut de France qu’elle la lègue afin de la rendre accessible à tous, exigeant de respecter la scénographie élaborée avec son mari puis seule, durant trois décennies. Le musée Jacquemart-André de Paris est ainsi inauguré en grande pompe en décembre 1913, en présence du président Raymond Poincaré et du conservateur des lieux, Émile Bertaux. Dès le premier jour, le musée attire 800 visiteurs. En plus d’être une collectionneuse visionnaire de la trempe d’une Isabella Stewart Gardner, Nélie Jacquemart est une inspiratrice pour d’autres fondatrices de grandes collections, à commencer par Béatrice de Rothschild (qui a constitué la villa Ephrussi de Rothschild avant de la léguer également à l’Institut). Plus simplement, elle laisse avec le musée Jacquemart-André l’une des plus prestigieuses collections particulières au monde.

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À lire

Julie Verlaine, Femmes collectionneuses d’art et mécènes, de 1880 à nos jours • Paris, Hazan, 2013

Pierre Curie et Jean-Marc Vasseur, Nélie Jacquemart : artiste et collectionneuse de la Belle Époque • Paris, Vendémiaire, 2023

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Musée Jacquemart-André - Paris

Ouvert tous les jours y compris les jours fériés de 10h à 18h.
Nocturnes les lundis jusqu’à 20h30 en période d’exposition.

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Domaine de Chaalis

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