Série – Perdus à jamais

Combien de “Nymphéas” détruits par le génie ?

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En matière de fléau, il en est un pire que le feu : l’artiste lui-même… Où l’on découvre la face sombre d’un artiste qu’on croyait solaire.
Photo recolorisée de Claude Monet dans son atelier de Giverny
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Photo recolorisée de Claude Monet dans son atelier de Giverny

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© Dana Keller - The History In Color

Vue de la salle des « Nymphéas » au musée de l’Orangerie, Paris
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Vue de la salle des « Nymphéas » au musée de l’Orangerie, Paris

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Photo Sophie Crépy

Deux yeux embués couleur eau de mer. Bientôt les larmes perlent pour glisser sur ces joues parcheminées de vieillard. La dernière fois, c’était en décembre, quand il enterrait son vieil ami de peintre. Mais en ce 17 mai 1927, Georges Clemenceau ne pleure pas de chagrin mais de fierté : la double rotonde des Nymphéas (1914–1926) à l’Orangerie des Tuileries est enfin inaugurée. Quel soulagement ! Car les huit panneaux auraient très bien pu finir en lambeaux…

Tout commence en 1893 : amoureux des fleurs et de l’eau, Claude Monet fait creuser un bassin aux nymphéas dans son jardin de Giverny. Bassin qui devient sa principale source d’inspiration, le peintre saisissant dans des formats ronds ou oblongs les plus sensibles variations de lumière pour les traduire de son pinceau. Les Nymphéas sont la quintessence de l’impressionnisme, une série inachevable qui devait inspirer Jackson Pollock comme Joan Mitchell. Il nous en reste environ 250 toiles : deux partirent dans les flammes lors d’un incendie au MoMA en 1958, mais surtout un nombre inestimable a été détruit des mains-mêmes du maître.

Vue du « pont japonais » situé dans le jardin de la maison de Claude Monet à Giverny
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Vue du « pont japonais » situé dans le jardin de la maison de Claude Monet à Giverny

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© Fondation Claude Monet, Giverny / Droits réservés

« C’est tout au plus si j’ai cinq à six toiles possibles et viens du reste d’en détruire au moins trente et cela à ma grande satisfaction. »

Début 1907, Monet confie son terrible secret. Le marchand Paul Durand-Ruel souhaite consacrer une exposition à ces « paysages d’eau ». Mais Monet repousse l’échéance, insatisfait de son travail : « C’est tout au plus si j’ai cinq à six toiles possibles et viens du reste d’en détruire au moins trente et cela à ma grande satisfaction. » Une année passe. Durand-Ruel revient à la charge mais Monet temporise encore : « Ces paysages d’eau et de lumière sont devenus une obsession. C’est au-delà de mes forces de vieillard et je veux cependant arriver à rendre ce que je ressens. J’en ai détruit… j’en recommence… et j’espère que de tant d’efforts, il sortira quelque chose. » Finalement, l’exposition chez Durand-Ruel se tient en 1909 avec un Monet rasséréné à son retour de Venise, qui livre 48 compositions.

La face sombre d’un artiste qu’on croyait solaire

Mais il est déjà trop tard : le bruit s’est répandu. Partout on s’étonne de la face sombre d’un artiste qu’on croyait solaire. On fantasme sur le nombre de toiles détruites et Clemenceau parlera de 500 dans un entretien au journal Le Gaulois au lendemain de l’inauguration. L’affaire est commentée aux États-Unis, comme le rappelle Pascal Bonafoux : « On estime que le maître de Giverny aurait lacéré ou brûlé des toiles d’une valeur de 100 000 dollars. » Claude Monet n’est pourtant ni le premier, ni le dernier artiste à détruire une partie de sa production.

Claude Monet, Soleil couchant
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Claude Monet, Soleil couchant, entre 1914 et 1926

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Un "panneau" à l'huile sur toile marouflée sur le mur • 200 x 600 cm • Coll Musée de l'Orangerie, Paris / © Musée d’Orsay - Dist. RMN-Grand Palais / Photo Patrice Schmidt

Dans l’art contemporain, l’autodafé permet de s’affirmer tel un phénix…

Qu’il s’agisse d’un problème de place ou d’une méthode de travail, il est courant pour les peintres et sculpteurs de supprimer les esquisses comme les grandes pièces qui n’ont pas trouvé acquéreur. Dans l’art contemporain, l’autodafé permet de s’affirmer tel un phénix : en 1968, Tania Mouraud [voir ci-dessous] a rendu public le sien dans la cour de l’hôpital de Villejuif, où elle a brûlé l’ensemble de sa production picturale. Élaguer, mettre de l’ordre dans ses affaires… C’est ce qu’envisage déjà Monet au lendemain des funérailles de Cézanne en 1906 : « Je dois veiller à ma réputation artistique tant que je peux encore le faire […]. Après ma mort, personne ne détruira plus aucune de mes œuvres, pas même les mauvaises. »

Tania Mouraud, Autodafé
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Tania Mouraud, Autodafé, 1968

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Performance à l’hôpital Paul-Brousse, Villejuif • Photo D.R.

Mais l’auto-vandalisme est souvent plus impulsif. On se souvient de Camille Claudel fracassant ses œuvres à la masse et de Charles Camoin éventrant ses tableaux pour les jeter dans la rue. Inquiété par les premiers signes d’une cataracte, terrassé par le décès de sa femme Alice en 1911, puis de son fils Jean en 1914, Claude Monet était aussi en proie à la mélancolie. Celle-ci s’exprime de deux manières : par une panne totale d’inspiration, ou par une rage (auto-)destructrice.

Des monceaux de toiles déchirées

Claude Monet, Les Agapanthes
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Claude Monet, Les Agapanthes, 1916–1919

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Huile sur toile • 200 × 150 cm • Coll. Musée Marmottan Monet, Paris

« Je prévoyais trop bien ce qui arriva. Il avait pris depuis longtemps la redoutable habitude de lacérer à coups de racloir, de déchirer à coups de pieds, les morceaux qui ne lui donnaient pas satisfaction. Des ébauches de panneaux, dans son atelier, nous offrent encore les blessures distribuées en des accès de fureur où il ne s’épargnait à lui-même aucune injure. » Clemenceau jure avoir vu trois autoportraits récents de Monet en 1917, dont deux n’ont pas survécu à sa rage. Les rares personnes admises à visiter son atelier des Nymphéas constatent la présence de monceaux de toiles déchirées, de cadres brisés et de cendres. Le journaliste du Gaulois interrogeant le Tigre constate des cicatrices nombreuses sur les huit panneaux, que son interlocuteur confirme être des coups de couteaux…

L’histoire finit heureusement fort bien. Offerts à la France au lendemain de l’armistice de 1918, les derniers panneaux sont achevés peu avant la mort de l’artiste et éclairés, selon sa volonté, grâce à la lumière naturelle qui pénètre par des ouvertures ménagées dans l’édifice. Celles-ci n’ont pas survécu aux dégâts de la Seconde Guerre mondiale mais l’essentiel est là, avec la sauvegarde de ce qu’André Masson appelait « la chapelle Sixtine de l’impressionnisme ». Faut-il en vouloir à Monet ? Qu’il ait lacéré, brûlé et piétiné 30 ou 500 peintures, il a surtout laissé un œuvre de près de 2 000 numéros, et pas des moindres…

Retrouvez dans l’Encyclo : Impressionnisme Claude Monet

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