Depuis plus de trente ans, Ron Arad produit des objets singuliers qui définissent une pratique à mi-chemin entre architecture, sculpture et design. Si, dans ces domaines de la création, la question fut longtemps de savoir si la forme devait, ou non, suivre la fonction, avec Ron Arad, c’est le plus souvent l’objet, détourné de sa fonction et transformé, qui est devenu le point de départ de ses créations. Une attitude originale qui suscite toujours de nombreuses questions. ECRIT PAR JEAN-PHILIPPE PEYNOT

Ron Arad devant un dessin où l’on peut croire deviner de mystérieux rubans de Möbius. Last Train, 2013 © Ron Arad

Ron Arad — Déconstruit / reconstruit | Nouveautés

Ron Arad devant un dessin où l’on peut croire deviner de mystérieux rubans de Möbius. Last Train, 2013 © Ron Arad

×

TLmag: Dans le cadre de la 55e édition de la Biennale de Venise, et à l’initiative du diamantaire Steinmetz, l’exposition Last Train (Dernier train) met en scène des vitres sur lesquelles vous, et des artistes répondant à votre invitation, dont Javier Mariscal et David Shrigley, avez gravé des messages à l’aide d’un diamant monté sur une bague. En utilisant une tablette numérique, l’information est transmise à une machine qui, à la manière d’une imprimante, fait se déplacer une réplique de votre main portant la bague qui grave la vitre. Pourquoi une installation si complexe ?

Ron Arad: De la manière dont vous le décrivez, cela semble compliqué, mais c’est très simple. La technologie que nous utilisons pour faire cette interview [Skype] est bien plus complexe. Le résultat final n’est pas imprimé par le Wi-Fi ou l’application informatique. En fin de compte, par son mouvement, c’est le poing avec sa bague qui raye le verre, tandis que vous voyez le dessin apparaître de l’autre côté de la page. Dès que je l’ai mis au point, j’ai pensé à inviter quelques amis et collègues pour participer. Ce qui était bien, c’est que chacun a eu une approche différente. Certains ont fait de nombreux essais avant d’être prêts. D’autres sont venus avec une idée qu’ils ont réalisée très rapidement. Et tout le monde y a pris du plaisir.

TLmag: Il y a un contraste très fort entre le diamant, qui une fois taillé devient le symbole du luxe et de la beauté, et la vitre rayée, qui rappelle les transports en commun, et le quotidien le plus trivial. Était-ce un point de départ ? Et pourquoi ne pas avoir exposé des diamants ?

R. A. : Il y a aussi un contraste entre la marque d’un crayon et une page blanche. C’est ce qui rend le dessin vivant : le contraste entre ce qui marque et ce qui est marqué. Je ne suis pas très impressionné par la valeur des diamants, mais ce qui me fascine dans ce matériau, c’est la manière dont il se forme, son histoire et aussi sa dureté. En rayant un diamant avec du verre, il n’est pas rayé, le verre l’est. Il y a aussi quelque chose lié à la qualité d’une ligne obtenue en rayant le verre. Lorsque l’on ma demandé de faire un projet avec des diamants, je ne me voyais pas faire des boucles d’oreilles. Cela dit, j’ai fait une bague [rire].

L’étonnante machine inventée par Ron Arad pour graver le verre. Last Train, 2013 © Ron Arad

Ron Arad — Déconstruit / reconstruit | Nouveautés

L’étonnante machine inventée par Ron Arad pour graver le verre. Last Train, 2013 © Ron Arad

×

In Reverse, vue de l’exposition, avec le célèbre fauteuil Rover et la lampe Aerial, tous deux conçus en 1981. 2013 © Ron Arad

Ron Arad — Déconstruit / reconstruit | Nouveautés

In Reverse, vue de l’exposition, avec le célèbre fauteuil Rover et la lampe Aerial, tous deux conçus en 1981. 2013 © Ron Arad

×

TLmag: Il y a quelque chose d’un peu dadaïste dans cette machine, et le « détournement » du diamant, peut rappeler Duchamp, ses machines et bien sûr son célèbre Grand Verre. Avez-vous Duchamp à l’esprit quand vous avez conçu ce projet ?

R. A. : Je pense souvent à Duchamp, et Le Grand Verre est là, que tu l’aimes ou pas, mais pour ce projet, j’ai immédiatement pensé à la Reine Élisabeth I qui avait l’habitude de graver sur des bouteilles, avant de penser à Duchamp. J’ai aussi pensé au poète Robert Burns, qui grava certains de ses poèmes sur des vitres, et aux graffitis en général. Si vous prenez le métro à Londres, il y a tant de rayures sur les vitres, tant de messages d’amour et de haine que vous ne pouvez plus voir au travers de la fenêtre. Je n’ai fait que mettre en lumière quelque chose qui existe déjà.

TLmag: Franz West, Bertand Lavier, Tobias Rehberger… De nombreux artistes continuent de s’interroger sur le statut des objets en suivant l’exemple de Duchamp. C’est une dimension qui semble présente dans votre travail, mais pensez-vous que les autres designers ont compris Duchamp ? Le questionnement sur le statut de l’objet ne serait-il pas aujourd’hui la principale différence entre artistes et designers ?

R. A.: Chacun est fait de ses propres références. L’endroit où il a grandi, l’époque, son environnement… Quand j’ai grandi, en tant qu’artiste, Duchamp était indiscutablement un héros, mais récemment, j’ai découvert que je suis davantage attiré par Man Ray. Peut-être qu’il mériterait d’être davantage mis en avant. On parle beaucoup des liens entre le design et l’art. Pour moi, c’est une perte de temps. Je n’ai pas d’intérêt à transgresser des frontières. Vous n’avez pas besoin de passeport pour aller d’une discipline à une autre. Je me suis retrouvé dans le design par accident. Ma première pièce la Rover chair était un ready-made, un objet trouvé que je connectais davantage à Duchamp qu’à Jean Prouvé. Pourtant, cette chaise ressemble beaucoup à une pièce de Prouvé, et d’une certaine manière, j’ai été poussé dans le design.

TLmag: Vous avez actuellement une autre exposition intitulée In Reverse (À l’envers) au Design Museum de Holon, musée dont vous êtes l’architecte. Quel est le but de cette exposition ? Est-ce une façon de réunir l’architecture, l’art et le design dans un seul projet : le vôtre ?

R. A.: Non, il y a deux objectifs. Le premier était que mon équipe et moi-même prenions du plaisir à faire cette exposition, et le second, de faire quelque chose qui plaise aux visiteurs. Et j’ai atteint ces deux objectifs. Oui, cette exposition a lieu dans un musée que nous avons dessiné, et cela nous a permis d’être beaucoup plus tranquilles, de montrer nos muscles tout en sachant que le musée est toujours le gagnant.

Au premier plan: Roddy Giacosa (2013), sculpture nécessitant à la fois l’artisan et l’ordinateur, et faisant face au moule de la Fiat 500, datant de 1956, ready-made pris dans le jeu des représentations. 2013 © Ron Arad

Ron Arad — Déconstruit / reconstruit | Nouveautés

Au premier plan: Roddy Giacosa (2013), sculpture nécessitant à la fois l’artisan et l’ordinateur, et faisant face au moule de la Fiat 500, datant de 1956, ready-made pris dans le jeu des représentations. 2013 © Ron Arad

×

Pressed Flower Series, 2013 © Ron Arad

Ron Arad — Déconstruit / reconstruit | Nouveautés

Pressed Flower Series, 2013 © Ron Arad

×

Let’s Drop It, Ok? 2013 © Ron Arad

Ron Arad — Déconstruit / reconstruit | Nouveautés

Let’s Drop It, Ok? 2013 © Ron Arad

×

TLmag : Six Fiat 500 aplaties, et accrochées sur un mur, sont le point fort de l’exposition. On ne peut voir une voiture écrasée et exposée sans penser à des artistes comme John Chamberlain ou César, et pourtant, ici, le travail semble d’emblée très différent. Les voitures n’ont pas une allure sculpturale, elles semblent redevenues des dessins. Comme si vous vouliez en faire des signes. Doit-on y voir un travail d’expérimentation ? Une recherche sémantique ?

R. A.: Oui, l’objectif est différent. Avec In reverse, nous avons pris des objets en trois dimensions, fonctionnels, et nous les avons changés en objets en deux dimensions, non fonctionnels. Certaines personnes pensent à Walt Disney, car ils voient les voitures comme si elles s’étaient écrasées contre le mur. Les six voitures comprimées sont exactement les mêmes, mais elles ont grandi dans des endroits différents. Bien qu’elles aient eu une fin semblable, chacune a un caractère différent, et elle nous transmet quelque chose de spécifique. L’exposition a aussi pour but de montrer le déplacement, depuis le travail manuel, des objets physiques vers les objets numériques. Nous avons fait un film, entièrement généré par ordinateur pour en dévoiler le processus. L’on peut voir une voiture en train d’être écrasée puis elle grandit, avant d’être de nouveau écrasée et placée au mur. Et au centre de l’exposition, il y a une pièce, Roddy Giacosa, qui fait le lien entre les deux, parce qu’elle nécessite à la fois l’artisan et l’ordinateur.

TLmag: Comme à Venise, la technologie est présente et l’on passe de l’objet à sa représentation par des techniques d’impression très sophistiquées, permettant de mettre en valeur le processus d’écrasement. Vous semblez détruire pour reconstruire, dessiner puis fabriquer, dans des allers retours entre l’objet et sa représentation. Est-ce là votre méthode de travail ? Le secret de vos créations ?

R. A.: Oui, c’est ce que je fais. J’ai l’habitude de dessiner des choses qui n’existent pas, et par conséquent la représentation vient avant l’objet. Donc, d’une certaine façon, l’objet, au final, est la représentation de ma représentation. Ici, il y a quelque chose d’autre : ça ressemble à la représentation d’une voiture, mais c’est la voiture. La voiture qui se représente elle-même… Peut-être que je devrais donner un petit coup de téléphone à Lacan.

TLmag: Pour appeler Lacan, Skype serait beaucoup mieux que le téléphone ! Vous avez eu de nombreuses expositions personnelles, au MoMA de New York, au Centre Pompidou à Paris et un peu partout dans le monde. Vous leur apportez toujours un soin très particulier en vous impliquant jusque dans les moindres détails de la scénographie. Quelle importance ont ces expositions dans votre travail ?

R. A.: C’est très important. La dernière exposition nous a occupés pendant neuf mois. C’était le grand événement, plus important que tous les autres choses sur lesquels nous travaillions. Ce ne fut pas précisément un moment ennuyeux. Le but, pour cette exposition, comme pour les autres, c’est de créer du plaisir.

Roddy Giacosa (2013), sculpture conçue grâce à l’outil informatique et réalisée par des artisans. © Ron Arad

Ron Arad — Déconstruit / reconstruit | Nouveautés

Roddy Giacosa (2013), sculpture conçue grâce à l’outil informatique et réalisée par des artisans. © Ron Arad

×

Vue de l’exposition, avec le moule de la Fiat 500, datant de 1956. 2013 © Ron Arad

Ron Arad — Déconstruit / reconstruit | Nouveautés

Vue de l’exposition, avec le moule de la Fiat 500, datant de 1956. 2013 © Ron Arad

×

TLmag: Dans votre « indiscipline », qui vous permet de toucher au design, aussi bien qu’à l’art et à l’architecture, sans en respecter les règles, et dans votre pratique, que l’on pourrait rapprocher du déconstructivisme, théorisé par Derrida et mis en pratique par des architectes comme Bernard Tschumi, il y a une spécificité qui échappe à toutes ces catégories, et le mot qui me vient à l’esprit pour la définir est : « punk ». Pourrait-t-on se risquer à vous qualifier de « designer punk », ou plus exactement « post-punk » ?

R. A.: J’ai failli le faire, il y a de nombreuses années, quand je travaillais avec des morceaux de béton cassés, mais je pense que ce serait une fausse prétention parce que je suis « très gâté », y compris culturellement. Mais, en effet je n’ai pas de respect pour les conventions et oui, il y a des similarités entre mon manque de respect pour les conventions et le punk. Quelqu’un pourrait te dire que c’est parce que je ne suis pas très bon avec ce qui est conventionnel. Je ne suis pas un très bon joueur sur une table de ping-pong normale, mais je suis très bon sur ma propre table. Alors, il y a peut-être une leçon à en tirer qui serait la vôtre!

TLmag: Dans toute la diversité de votre travail, il y a une forme qui semble revenir plus souvent que les autres : celle du ruban, voire du ruban de Möbius. Elle est présente dans de très nombreuses pièces (D sofa, 1994, Evergreen, 2003, Oh Void, 2006), et même dans l’architecture du musée où a lieu cette rétrospective de votre travail. Pourquoi cette forme vous inspire-t-elle tant ?

R. A.: Vous pouvez composer avec des points ou des lignes, je travaille avec les deux. La ligne est peut-être naturelle parce que mon meilleur outil est le crayon. Chaque fois que je commence un dessin, il y a des rubans qui apparaissent, mais je n’ai pas de contrat avec les rubans. C’est comme la question : quelle est votre couleur préférée ? Je n’ai pas de couleur préférée. Toutes les couleurs, formes, lignes sont bonnes. Habituellement, on m’interroge sur l’usage des courbes, mais vous êtes le premier à me parler de rubans. Les rubans de Möbius sont fantastiques. Savez-vous ce qui se passe si vous en coupez un par le milieu ? Vous n’en obtenez pas deux, mais un seul, plus grand. Je n’ai jamais fait de véritable ruban de Möbius dans mon travail, mais je pourrais essayer.