Atene metafisica : la « saison en enfer » d’Alberto Savinio
San Bartolomeo dell’Europa, la Grecia […] divento l’equivalente geografico
di cio che in anatomia è lo « scorticato » […]. Prima di mischiarsi alla vita in qualità
di fantasma mascherato, Nivasio Dolcemare ha scrutato un infallibile specchio,
ha passato una stagione in inferno.
Existe-t-il un « mishellénisme » spécifiquement italien ? En France, la plupart des réactions
cherchant à briser l’imagerie sentimentale de la Grèce se rattachent plutôt à un
« misophilhellénisme », ou mépris du philhellénisme1. Ce sentiment négatif s’adresse à un
produit dérivé de l’hellénisme, à une récolte de seconde main, consommée en dehors de la
Grèce.
La question du mishellénisme entraîne une confrontation non pas avec le
philhellénisme mais avec l’hellénisme, notion extrêmement fuyante. Victor Bérard voyait en
l’hellénisme une résultante d’idées individuelles :
L’hellénisme […] n’est point une œuvre de matière, ni un produit de la nature. Les autres
nations ont été créées, presque malgré elles, par le hasard, le climat, la force extérieure des
hommes et des choses. L’hellénisme se crée lui-même : c’est une œuvre d’esprit, et la moins
matérielle des œuvres humaines2.
L’hellénisme serait une notion politique, dans le sens le plus noble du terme,
philosophique. Récusant, plus loin, l’idée d’une nation fondée sur des idées de race et de
religion, telle que s’en revendiquent les Bulgares et les Serbes, Bérard se félicitait que
l’hellénisme fût bâti sur « un principe de libre adhésion », fondé sur la croyance en l’idée.
Discours utopique, que devaient démentir les dérives du nationalisme. Ce discours,
schopenhauerien dans la mesure où il refuse de dissocier l’essence spirituelle du monde de la
matière, pourrait servir d’introduction aux propos tenus, un demi-siècle plus tard, par Alberto
Savinio, Italien né en Grèce en 1891, au moment où déferlait une grande vague de définitions
nationales de l’hellénisme, plus insatisfaisantes les unes que les autres.
Peut-on parler d’un mishellénisme italien, autrement dit d’un courant d’opposition aux
aspirations politiques de l’hellénisme, dont les manifestations, rhétoriquement inspirées par le
philhellénisme, auraient encouru la critique ou le ridicule ?
1
. Je me permets de renvoyer à mon livre pour l’analyse de ce phénomène : Le Mirage grec. La Grèce moderne
devant l’opinion française. 1846-1946, Paris/ Athènes, Hatier/ Librairie Kauffmann, 1995.
2
. Victor Bérard, La Turquie et l’hellénisme contemporain, Paris, 1893, p. 237.
Bien que Virgile ait naturellement pris le relais d’Homère en Italie, et qu’il n’y ait au
fond jamais eu lieu de parler de Renaissance dans ce pays qui n’a jamais été coupé de ses
racines classiques, c’est une complicité historique contemporaine, par-delà le lien millénaire,
qui unit l’Italie à la Grèce. Il suffit de penser à l’exil romain du cardinal Bessarion, aux
nombreuses colonies grecques de la Péninsule, à la domination vénitienne sur les îles
Ioniennes, où naquirent des poètes comme Solomos et Foscolo, le premier également à son
aise en italien et en grec, auteur de l’hymne national du peuple grec ; le second, auteur d’une
œuvre prolifique où la chute de la République de Venise sonne le glas d’une époque où les
ailes du lion de Saint-Marc s’étendaient jusqu’à la mer Égée. Pensons encore au treizième
chapitre des Confessioni di un Italiano d’Ippolito Nievo, où l’accueil de Spiro et Aglaura
Apostulos, Grecs de Venise, réconforte par sa simplicité le héros, Carlino, alors au plus
profond du désespoir. Écrites à la fin des années 1850 par un jeune volontaire garibaldien qui
périt en 1861 dans un naufrage, situées à l’époque de Campo Formio, ces Confessions d’un
Italien3 sont considérées comme le berceau du processus de formation de l’unité italienne ;
l’allusion au noble caractère des secourables Grecs de Venise, de même que la mention de
Byron, « sublime misantropo », «torbido Lord », racheté par sa mort à Missolonghi, ne sont
pas fortuites dans ce contexte.
Car, on le sait d’autant mieux depuis qu’une remarquable exposition a fait le point sur
la question, Risorgimento greco et Filellenismo italiano sont des mouvements intimement liés,
plus ou moins synchronisés4 ; lors de la guerre gréco-turque de 1897, ne voit-on pas encore des
volontaires garibaldiens se battre en chemise rouge à Domokos, en Thessalie ? Le parallélisme
différencie radicalement ce rapport du lien unissant la France à la Grèce. L’Italie n’eut jamais,
comme la France, à redécouvrir la Grèce, à renouer avec la tradition classique. On peinerait par
ailleurs à isoler un exotisme spécifiquement italien, indifférent à la médiation française5.
De ce fait, la Grèce contemporaine, dont la société n’inspira à l’Italie aucune curiosité
et un moindre attrait de l’étrange, dont les aspirations unificatrices rejoignaient en apparence
les propres souhaits, occupe bien moins de place dans la littérature italienne que dans la
3
. Titre inexplicablement traduit en français par Mémoires d’un Italien (Paris, Klincksieck, 1968), bien que
l’œuvre se situe plus dans la lignée de Rousseau que dans celle de Casanova.
4
. Risorgimento greco e filellenismo italiano. Lotte, cultura, arte (Roma, Palazzo Venezia, 25 marzo- 25 aprile
1986), Rome, Edizioni del Sole, 1986.
5
. Pietro Gibellini a relevé que la littérature italienne, dans ce domaine tributaire de la littérature française tout au
e
long du XIX siècle, ne s’est livrée à une approche directe de l’exotisme qu’à partir de l’expérience coloniale (en
e
Afrique orientale à la fin du XIX siècle; ensuite avec la campagne de Libye et la guerre d’Ethiopie). Voir son
article « Per Istanbul, via Parigi. Note sull’esotismo nella letteratura italiana otto-novecentesca », Testo. Studi di
teoria et storia della letteratura e della critica, 27, janvier-juin 1994, p. 1-16.
littérature française. S’il n’y avait eu Savinio, on pourrait même dire qu’elle n’y occupe qu’un
espace dérisoire.
Les précurseurs
Qu’on en juge. En 1895, Gabriele D’Annunzio entreprend une croisière en Grèce ; il s'y
ennuie : ni ses carnets6, ni le long poème qu’il en ramène (Maia – Laus vitæ), ni la tragédie
inspirée par la vie de Schliemann (La Città morta), ne portent trace d’un hellénisme autre que
classique, pimenté par la découverte des civilisations mycénienne et minoenne, qui inspirent
alors la littérature comme les arts figuratifs (exerçant notamment une influence sur les peintres
de la Sécession viennoise et l'esthétique des Ballets Russes)7. Le traducteur français et
compagnon de voyage du poète, Georges Hérelle s’indigne fréquemment dans son journal du
comportement de d’Annunzio en voyage : indifférent aux habitants du pays, il dort en bateau et
en train, allant jusqu’à se bander les yeux d’un foulard lorsqu’il est éveillé! A Athènes, lui qui
se vantait de fuir toutes les occasions mondaines, ne songe qu’à revêtir son smoking pour
prendre des rafraîchissements dans un grand hôtel ou se rendre à Képhissia, dîner chez
l’ambassadeur d’Italie. Celui qui s’était embarqué pour un long périple aventureux qui devait
le mener à Constantinople, abandonne ses compagnons à Athènes après vingt jours de voyage,
pour cause de mal de mer, et reprend le chemin de l’Italie par le chemin de fer et le paquebot.
En 1931, lorsque Mario Praz, angliciste, spécialiste du goût néoclassique et pionnier
dans l’étude de la littérature décadente, se lance dans un voyage en Grèce, il déclare, réduisant
l’exotisme grec aux dimensions d’une fracture nationale : « Per un Toscano, già la terra di
Puglia è terra esotica8. » Ses considérations, comme celles de la plupart de ses compatriotes,
prennent le tour d’une méditation esthétique, à cette différence que, conscient de la misère
omniprésente à l’époque, il se déclare choqué par les efforts de restauration des archéologues
peinant à déblayer une voie minoenne tandis que la plupart des voies sont à peine carrossables.
Résolument opposé à ce pittoresque du déchet, à la complaisance de ceux qui y discernent les
prémices de l’Orient, Praz rêve d’une Arcadie helvétisée, d’une Athènes qui s’habillerait rue
6
. « D’Annunzio in Grecia : il viaggio della “svolta” », Rassegna Dannunziana, 27, mai 1995, p. XLVII-LV.
. Voir Guy Tosi, D’Annunzio et la Grèce, Paris, Calmann Lévy, 1947; Verso l’Ellade : dalla Città morta a Maia
(Atti del Convegno nel centenario del viaggio di D’Annunzio in Grecia. Pescara 11-12 maggio 1995), Pescara,
Ediars, 1996.
8
. Mario Praz, Viaggio in Grecia. Diario del 1931, Roma, Edizioni Di Lettere D'oggi, 1942, cité d’après la
réimpression de 1991 chez Shakespeare and Kafka, p. 19.
7
de la Paix et à Bond Street, pour que « la patrie au nom antique » puisse se flatter d’être aussi
« le digne séjour des humains9 », en harmonie avec les restes prestigieux de l’Antiquité.
Dans Et in Arcadia ego, ouvrage résultant également d’un séjour en Grèce dans les
années trente, l’éminent critique Emilio Cecchi, parfait artisan de la « prose d’art » qu’il
défendait, ne s’encombre guère davantage de considérations sur la Grèce contemporaine,
réalité niée sans doute comme prosaïque, et formant obstacle à un académisme aussi élégant
qu’obstiné10. Cette tradition du voyage érudit s’est poursuivie jusqu’à nos jours, avec par
exemple Tre Tartarughe greche de Sergio Valzania11, promenade guidée par les réminiscences
classiques, beaucoup plus vivantes et plus naturelles en Italie qu’en France.
La romancière Lalla Romano clôt ce petit catalogue. Son bref Diario di Grecia trahit un
sentiment déjà exprimé par Mario Praz, en l’explicitant : le visage social de la Grèce
contemporaine rappelle fortement la détresse de l’Italie d’hier, et certains de ses paysages le
talon de la Botte ; cafés misérables, stations balnéaires minables, campagnes pelées12. Oui, le
Christ s’est bien arrêté à Eboli ; et la Grèce fait partie intégrante, si l’on peut dire, de cette aire
d’exclusion. La Grèce n’a pas seulement été assimilée par la culture et l’histoire italienne ; elle
est étroitement associée aux zones de rejet de l’Italie. Cette fraternité négative explique
notamment pourquoi le mishellénisme, mouvement critique, consécutif à la prise de conscience
de l’irréductibilité de la Grèce, en tant que nation, aux canons classiques, produit de la
distanciation et de la dissociation, n’ait pas trouvé, dans la littérature italienne, de véritable
support.
Un nouvel Alcibiade
En pareilles circonstances, l’œuvre d’Alberto Savinio fait véritablement figure d’hapax.
Mais cette singularité, indissociable de la notion de liberté, excède largement le contexte
italien.
L’ironie pratiquée par Savinio remonte en droite ligne au questionnement socratique.
Son art de la dérision s’est choisi une cible, qui englobe toutes les autres : la rhétorique.
Savinio ne cesse de traquer le pompiérisme, en art, en politique, et jusque dans les mythes.
Clio, pour lui, est mythomane : « La rhétorique n’est rien d’autre que l’expression d’une
9
. 1bid., p. 18. Traduit par moi.
. Emilio Cecchi, Et in Arcadia ego, Milano, Hoepli, 1936.
11
. Palermo, Sellerio, 2001.
12
. Lalla Romano, Diario di Grecia [1959], Torino, Einaudi, 1974.
10
connaissance flasque, ampoulée, “mythique”, des hommes, des choses et des faits dont parlent
les gens13. »
C’est dans l’admirable livre intitulé Sorte dell’Europa (paru en français sous le titre
Destin de l’Europe), un recueil de textes politiques publiés autour du 8 septembre 1943, au
moment où l’Italie rejoignait les Alliés, que Savinio exprima avec le plus de force ses
convictions libérales – au sens intellectuel du terme – et motiva de manière catégorique son
rejet du nationalisme :
Le concept de « nation », qui, à l’origine, était un concept expansif et par conséquent actif et
fécond, et comme tel inspira et façonna les nations de l’Europe au milieu desquelles nous
sommes nés et avons vécu jusqu’à présent, a désormais perdu ses qualités expansives pour
acquérir au contraire des idées restrictives. Restreint et appauvri, ce concept n’a plus une forœ
active mais est devenu passif, il n’est plus centrifuge mais est devenu centripète, il ne
correspond plus à des idées de développement, de croissance, d’élargissement mais obéit au
contraire à des idées d’appauvrissement, de restriction, de réduction : signe que le concept de
« nation » tel que le concevaient ceux qui firent les nations a perdu entre-temps ses vertus et,
de concept fécond qu’il était, est devenu concept infécond, d’idée active est devenu idée
passive, et de principe positif est devenu principe négatif14.
En Italie comme en France, à la différence de la Grèce où la nation est à la base de
l’État, c’est l’État qui fonde la nation. Mais avant d’établir le lien avec ce concept d’hellénisme
si difficilement réductible au concept de nation, il importe de localiser la planète Savinio.
Andrea De Chirico est à peu près contemporain de la tentative de définition de
l’hellénisme par Victor Bérard : il naît à Athènes le 25 août 1891. Il demeurera dans cette ville
jusqu’en 1905, date où décède son père, ingénieur sicilien qui implanta le premier réseau
ferroviaire en Grèce. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, sa vie s’est donc déroulée dans la « cité de
la chouette », comme il la surnomme, où, en 1903, il décroche avec mention son diplôme de
piano et de composition au Conservatoire. Savinio – nom que choisit Andrea De Chirico en
1914, s’inspirant du patronyme d’un traducteur français, Albert Savine15 – cumulera dès lors
les activités de musicien, de peintre et d’écrivain.
Les détails du quotidien des De Chirico en Grèce, leurs trois déménagements dans
Athènes, la mort du père et la tentative de rachat d’une partie de leurs meubles par le fils de
13
. Alberto Savinio, Destin de l’Europe [Sorte dell’Europa, 1970], Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 49.
. Ibid., p. 18-19.
15
. Bon connaisseur de la littérature espagnole et traducteur de l’anglais, notamment de Doyle, Kipling,
Stevenson, Wilde, Savine fut d'abord un éditeur, principalement celui d’Édouard Drumont ; sa librairie, avant de
sombrer dans la faillite, engendra même une « Bibliothèque antisémitique »… (voir René-Pierre Colin, « Un
éditeur naturaliste : Albert Savine (1859-1927) », Les Cahiers naturalistes, n° 74, 2000, pp. 263-270.) Il est peu
probable que Savinio ait eu vent des activités éditoriales de Savine, dont la nébuleuse idéologique n’avait rien
pour le séduire.
14
Schliemann, Agamemnon, ont été rapportés par Giorgio De Chirico dans le premier chapitre de
ses Mémoires, dans un style véhément et pompeux, fort éloigné du génie satirique de son
frère16. Si, dans les souvenirs de l’illustre peintre métaphysique, il est fort peu question du
cadet, dans l’autobiographie fantaisiste de œ dernier, parue sous le titre d’Infanzia di Nivasio
Dolcemare, il n’est absolument jamais question de Giorgio. C’est que l’incompatibilité de
caractère entre Giorgio et Andrea n’a cessé de s’accentuer ; Savinio ne pardonne notamment
pas à son frère d’avoir exécuté le portrait de Pie XII.
Pour Savinio en effet, Dieu, tel qu’il apparaît dans la théologie, est le premier dictateur,
une chimère phallocrate dont Mussolini et Hitler ont concrétisé l’apparence. Plus qu’un
antifasciste, Savinio était un esprit naturellement non fasciste, a écrit Sciascia17. Païen
romantique, Savinio ne pouvait croire au progrès que comme expression de la liberté
individuelle. Anti-D’Annunzio par sa haine de la rhétorique, il est également un anti-Wagner,
auquel le Gotterdammerung apparaissait comme une gigantesque mystification. Or, de quoi
est-il question, lorsqu’on parle du mishellénisme, sinon d’un Crépuscule des dieux, ces dieux
d’une Europe mythique que les philhellènes avaient cru pouvoir ressusciter en constituant la
Grèce en nation ?
Le philhellénisme, cause qui suscita un envol de mots sans précédent, est le produit par
excellence de cette rhétorique que Savinio cherchait à dégonfler par tous les moyens. Si
Savinio fut mishellène, c’est uniquement dans la mesure où il prétendait que la Grèce actuelle
présentait un concentré de tous les défauts que l’Europe y avait insufflés depuis le début du
XIXe siècle :
Nivasio s’estime très fortuné d’être né sous l’œil bleu ciel d’Athéna, mais ses raisons ne
sont pas celles d’un classiciste et encore moins celles d’un néo-classiciste.
À plusieurs reprises, la Grèce s’est vue soumise à ce bizarre phénomène de
« décortication » dont Platon fait état dans le Timée, et qu’il développe dans le Critias.
La « première » Grèce était une terre très fertile qui réunissait à elle seule toutes les
splendeurs et les richesses possibles : forêts ombreuses, champs féconds et torrents , bavards. .
Un jour cette écorce bienfaisante se détacha comme une peau de serpent, tomba dans la
mer, découvrit derrière elle une terre chauve et désolée.
Ceci advint à l’aube des temps, lorsque dans la splendeur des orichalques l’Atlantide
fleurissait encore entre ses canaux annulaires, or voici que bien des années plus tard, à savoir
entre le siècle dernier et aujourd’hui, l’étrange phénomène s’est répété, mais cette fois sur le
plan moral et non plus physique.
À la suite de cette seconde mise à nu, la Grèce, Saint-Barthélemy de l’Europe, devint
l’équivalent géographique de ce qu’est en anatomie l’« écorché ».
16
. Giorgio De Chirico, Mémoires [Memorie della mia vita, 1962], Paris, La Table Ronde, 1965.
. « Naturalmente non fascista, più che antifascista ». Leonardo Sciascia cité par Stefano Lanuzza, Savinio, « Il
Castoro », n° 153, septembre 1979, Firenze, La Nuova Italia, p. 76.
17
Par manque de qualités propres, la Grèce d’aujourd’hui est le modèle réduit exact, la
caricature, l’» écorché » de l’Europe. Les qualités de ce continent mais surtout ses défauts, qui
dans ses dimensions d’origine ne se remarquent pas ou bien font illusion, ressortent dans ce
modèle réduit avec une clarté et une dureté si impitoyables, qu’il n’y a plus de malentendu
possible.
Celui qui connaît la Grèce connaît l’Europe non dans ses mirages, ses fictions, ses
« mystères », mais dans sa vérité simple et nue.
Avant de se mêler à la vie sous l’aspect d’un fantôme masqué, Nivasio Dolcemare a
consulté un miroir infaillible et passé une saison en enfer 18.
Dans L’Enfance de Nivasio Dolcemare, l’irrévérencieux Savinio apparaît comme
l’Alcibiade des Temps modernes, ou comme le spectateur qui, dans le conte, dénonce la nudité
du roi. Ce récit, publié en 1941, qui s’est prêté à plusieurs commentaires psychanalytiques en
raison du précieux témoignage qu’il constitue sur l’inconscient infantile, n’a guère été
considéré dans sa dimension historique.
Qualifiée de « capitale della Balcania19 » (improprement traduite en français par
« capitale des Balkans »), région imaginaire à forte implantation dans le réel, qui a la même
valeur que la Pologne pour Jarry ou que la Cacanie pour Musil, cette Athènes-en-Balcanie est
peuplée de fantoches ornés, pour la partie locale, des noms sonores de Trasibulo Cacatèa,
Tsisipitikàkis, Tsapatokolàkis, Pestromastranzoglu, et, du côté de la colonie étrangère, de
madame Trigliona (mère du narrateur), du commandeur Visanio (père du narrateur), du
docteur Naso, et des nombreux représentants du corps diplomatique : Claas van der Hodera, les
Minciaki, les Rathibor, les Roujoux, sans oublier le peintre Ermenegildo Bonfiglioli,
décorateur de l’église catholique de Saint-Denys l’Aréopagite20, et la violoniste Deolinda
Zimbalist. À ce panthéon ubuesque, s’ajoute le narrateur, dont le prénom, Nivasio, est
l’anagramme de Savinio, et dont le nom, Dolcemare, peut se décomposer en « dolce e amaro »
(doux amer) ou encore en « dolce [come il] mare » (doux comme la mer).
Le léger décalage par rapport au réel, obtenu entre autres par le biais de la toponymie et
de l’onomastique, permet à Savinio d’asséner sur le mode bouffon un certain nombre de vérités
douloureuses :
D’un point de vue géographique, ce morceau [de la Balcanie21] fait partie de l’Europe, mais
les indigènes de cette terre estiment néanmoins que, sans être carrément , ~ non-européens, ils
18
. Alberto Savinio, Enfance de Nivasio Dolcemare [Infanzia di Nivasio Dolcemare, 1941], Paris, Gallimard,
1989, p. 24-25.
19
. Je me réfère à l’édition Einaudi, 1982, p. 11.
20
. Il s’agit en fait du peintre Bellincioni, dont parle également De Chirico dans ses Mémoires.
21
. Je prends ici la liberté de modifier la traduction d’Ariel Piasecki, qui traduit encore une fois Balcania par
«Balkans ». Plus loin, il Ceràmico (le cimetière antique du Céramique) est traduit par « quartier de la
Céramique », une note expliquant « qu’il y avait dans ce quartier beaucoup d’usines de céramique » (sic, p. 106).
sont malgré tout des Européens mineurs. De sa connaissance de l’infériorité d’autrui Nivasio
Dolcemare a tiré un salutaire complexe de supériorité : premieL cadeau de cette terre natale
occasionnelle, auquel s’ajoute le souvenir de monts épiques et d’héroïques vallées, de mers
claires et profondes, d’une "immortalité terrestre" offerte dans son spectacle le plus immuable
et le plus réconfortant.
Cette société triée sur le volet, ce groupe d’élus, les indigènes les appelaient d’une façon générale
"aristocratie". Pour l’indigène, était "aristocratique" toute personne appartenant à la haute
société, quand bien même elle serait dépourvue de certificats de lignage et de parenté22.
La pique contre le snobisme athénien n’est pas la moindre originalité du récit de
Savinio. Combien de textes de voyageurs du XIXe siècle ne nous ont-ils pas, au contraire,
chanté les mérites d’une société grecque égalitaire, sans Gotha, où le moindre électeur tutoie le
ministre et où le ministre fait quotidiennement son marché ?
Si la dénonciation du snobisme provincial est ici exacerbée par un lexique
volontairement dégradant et, dans ce contexte, provocateur, puisque la qualification
d’indigènes s’applique aux descendants de Périclès, il ne faudrait pas déduire de ces lignes un
quelconque mépris de Savinio vis-à-vis des habitants de la Grèce contemporaine. En d’autres
pages, il les louera d’avoir, seuls en Europe, su résister à la vague de crétinisme déchaînée par
les reconstitutions chorégraphiques d’Isadora Duncan, sa bête noire :
De faux anciens Grecs circulaient librement à Montmartre, à Hyde Park, au Schwabing de
Munich ; ils faisaient partie de ces populations affreusement mixtes, auxquelles appartiennent
également les faux Christ chaussés de sandales, avec leurs cheveux à la Jésus et leurs lunettes.
Mais Athènes était immunisée contre de telles contaminations, elle en était en fait aussi
éloignée que possible. La Grèce moderne était alors le seul pays où la Grèce antique ne fût ,pas
évoquée ni paraphrasée avec intellectualisme. (Elle s’est depuis laissé contaminer.) Evoque-ton son propre père sous forme de mascarade, de travestissement, de truc23 ?
« Athènes était immunisée… » Comme Edmond About dans La Grèce contemporaine
(1854), comme dernièrement Patricia Storace dans son persiflant Dinner with Persephone24,
Savinio voit dans Athènes le laboratoire de la Grèce moderne, c’est-à-dire de l’Europe. De
manière significative, les auteurs qui se sont attirés, à tort ou à raison, l’étiquette de
mishellènes, ont focalisé leur attention sur la capitale, jugée représentative de tous les défauts
du pays, mais pas nécessairement du pays dans son ensemble : le regard d’About, celui de
Storace cent-cinquante ans plus tard, s’adoucissent singulièrement dès qu’il est question de
décrire la province. Si bien qu’on peut se demander dans quelle mesure le mishellénisme n’est
22
. Enfance de Nivasio Dolcemare, p. 12.
. Alberto Savinio, Hommes, racontez-vous [Narrate, uomini, la vostra storia, 1942], Paris, Gallimard, 1978, p.
209- 210.
24
. Patricia Storace, Dinner with Perse phone, New York, Pantheon Books, 1996. Sur les diverses réactions
entraînées par cet ouvrage féroce en Grèce et dans le monde anglo-saxon, voir Sofia Zinovieff, « One Woman’s
Greece », The Times Literary Supplement 4621, 25 juillet 1997, p. 9.
23
pas une donnée spécifiquement athénienne. Savinio, avec sa formule d’« écorché de l’Europe »
a rassemblé avec une concision extrême des reproches amplement décrits par d’autres, mais
qui, en raison peut-être de leur caractère exagérément exemplatif, ont tendance à être
minimisés comme l’expression d’une hostilité caractérielle.
Quant au « salutaire complexe de supériorité » que Nivasio Dolcemare prétend avoir
retiré de son enfance athénienne, on se tromperait en l’attribuant à la fréquentation des
« indigènes ». La précision relative à ce complexe de supériorité ne se trouve pas dans
L’Enfance de Nivasio Dolcemare mais dans un des articles du Destin de l’Europe, daté du 12
août 1944.
Pour Savinio,
le premier et le plus sûr moyen de mesurer le degré de civilisation d’un peuple est de mesurer
son attachement plus ou moins grand aux principes moraux de la vie ; et l’Italie, en abolissant
la peine de mort malgré la situation tragique et misérable dans laquelle elle se trouve, a montré
qu’elle était encore, et malgré tout, respectueuse des principes moraux de la vie, et donc le
peuple le plus réellement et le plus profondément civilisé… L’Italie était la : seule grande
nation européenne qui n’avait pas la peine de mort (légalement abolie en 1880), et le fascisme a
imposé la peine de mort à l’Italie… J’ai passé mon enfance hors d’Italie, et comme j’ai dû à
cette lointaine époque réagir contre de terribles rivalités nationalistes, je me souviens que les
deux principaux sujets de fierté que j’avais de me sentir Italien face à des étrangers étaient que
l’Italie n’avait pas la peine de mort et que c’était la terre des anarchistes25.
Les « terribles rivalités » auxquelles Savinio fait allusion sont les combats qui
opposèrent Grecs et Turcs en 1897 (les De Chirico résidaient alors à Volos, cette ville du
Pélion oniriquement évoquée dans l’autre volet des souvenirs d’enfance de l’auteur, Tragedia
dell’infanzia26), mais également l’opposition entre royalistes et vénizélistes, qui coupa la Grèce
en deux pendant plusieurs années. Dans un autre ouvrage, Narrate, uomini, la vostra storia,
Savinio s’est livré à une série de portraits sacrilèges de personnalités aussi diverses que
Nostradamus, Isadora Duncan, Stradivarius, Jules Verne, Collodi ou Böcklin, galerie où le
premier ministre Vénizélos, identifiable sous le nom d’« astuto cretese » (le rusé Crétois),
apparaît dans deux épisodes, « Due momenti venizeliani ». Avec génie, Savinio était capable
de camper, en un temps très ramassé, des personnages exhibés comme des marionnettes,
auréolés d’une panoplie d’accessoires défilant à un rythme vertigineux. Le comique est garanti
par cet effet de télescopage ; l’emballement de la mécanique met également en évidence la
fatalité de l’absurde qui régit le destin de ces guignols, et qui vaut pour chacun d’entre nous.
25
. Alberto Savinio, Destin de l’Europe, p. 41-42.
. Ce récit ébauché en 1920 parut en Italie en 1945. Dans l’édition française, Tragédie de l’enfance a été
regroupé avec deux autres récits de Savinio, Maupassant et l’« autre » et C’est à toi que je parle, Clio, Paris,
Gallimard, 1977.
26
Résumées en dix pages, on voit immédiatement ce que la vie de Vénizélos, et la
situation historique dont son destin est indissociable, ont de rocambolesque. Ce qui intéressait
prioritairement Savinio dans la Grèce était son échelle, et le rapport de disproportion
systématiquement entraîné dans ce pays par l’inévitable confrontation du passé et du présent,
un rapport tragi-comique parvenu à un degré de perfection exemplaire, résumé par l’entrevue
de Vénizélos et du roi Constantin dans « le château royal de Tatoï, qui, à brève distance de la
capitale, élève parmi les arbres ses quatre tourelles de briques27 ». Le comique naît du
contraste : que la Grèce fût, à la fois, l’essence de l’Europe et sa réduction provinciale,
fascinait Savinio – comme tant d’autres, qui ne sont toutefois pas parvenus à formuler cette
fascination avec autant de clarté. Le raccourci, la précipitation de la narration correspondent à
ce précipité, au sens chimique, que la Grèce moderne représentait pour Savinio : le dépôt de
toutes les erreurs du monde occidental28. La concomitance entre la conquête de son
indépendance par la Grèce et l’unification italienne n’a fait que mieux ressortir la différence
foncière entre les deux pays, le premier défini par la continuité, l’autre marqué par la rupture.
Il n’y aurait pas grand sens à situer Savinio par rapport au mishellénisme, pas
davantage qu’il n’y en aurait à le situer par rapport au philhellénisme. Du moins pour qui
s’obstine à croire que la Grèce est réellement au centre de ce débat, alors qu’elle n’en est que le
prétexte, l’allégorie de la problématique que Savinio résumait par l’expression « destin de
l’Europe ». À l’évidence, Savinio avait les -ismes en horreur : il les considérait comme
responsables du fascisme, produit de la rhétorique, qu’elle soit sublime ou populaire. Le
philhellénisme comme le mishellénisme lui apparaissaient dans le contexte d’une immense et
interminable joute oratoire, dont le seul et véritable enjeu est bien le destin de l’Europe. Si l’on
ne peut définir un mishellénisme proprement italien, il existe bien un philhellénisme et un
mishellénisme européens, propageant l’idée d’une civilisation européenne au-delà de l’Europe
et qui excèdent largement le cas concret de la Grèce. Le narcissisme de cette cause, où chaque
nation croit mettre sa propre définition en jeu, explique que le philhellénisme et le
mishellénisme soient particularisés par le génie rhétorique particulier à chaque peuple, et
revêtent, ici ou là, un caractère plus ou moins pompier (la France fut et reste, à cet égard,
particulièrement douée). Expression d’un impossible travail de deuil, la représentation de la
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. « Quel giorno, alle due dei pomeriggio, l’astuto cretese usciva da Atene per 10 stradone dei Patissia, dentro un
automobile con le tendine calate, e si avviava al reale castello di Tatoi, che a poca distanza dalla capitale leva tra
gli alberi le sue quattro torrette di mattoni », ibid., p. 57.
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. La langue grecque moderne, truffée de termes italiens, semble illustrer pour Savinio le processus d’aliénation
auquel est soumise la Grèce entière, qui apparaît ainsi comme un gigantesque barbarisme.
Grèce comme « écorché de l’Europe » est aussi une lumineuse illustration de l’universalité du
mishellénisme.