IMAGES ET MÉDITATION
AU XVIIE SIÈCLE
Collection « Art & Société »
Dirigée par Jean-Yves AnDrieux et Marianne Grivel
Derniers ouvrages parus :
Série standard
• Sophie CASSAGneS-Brouquet, Louis XI ou le mécénat bien tempéré, 2007, 272 p.
• Alain Bonnet, Artistes en groupe. La représentation de la communauté des artistes dans
la peinture du XIXe siècle, 2007, 216 p.
• Céline FréMAux (dir.), Architecture religieuse au XXe siècle. Quel patrimoine ?, 2007,
248 p.
• Jean GriBenSki, véronique MeYer et Solange vernoiS (dir.), La maison de l’artiste.
Construction d’un espace de représentations entre réalité et imaginaire (XVIIe-XXe siècles),
2007, 312 p.
• véroniquelonG, Mécènes des deux mondes. Les collectionneurs donateurs du Louvre
et de l’Art Institute de Chicago (1879-1940), 2007, 248 p.
• taline ter MinASSiAn, Erevan, la construction d’une capitale à l’époque soviétique,
2007, 270 p.
• roberta PAnzAnelli et Monica Preti-HAMArD (dir.), La circulation des œuvres d’art.
The Circulation of Works of Art in the Revolutionary Era, 1789-1848, 2007, 368 p.
• isabelle iSnArD, L’abbatiale de la Trinité de Vendôme, 2007, 332 p.
• véronique DAlMASSo, L’image du corps dans la peinture toscane (v. 1300-v. 1450),
2007, 308 p.
• Gilles Bienvenu et Géraldine texier-riDeAu (dir.), Autour de la ville de Napoléon.
Colloque de La Roche-sur-Yon, 2006, 320 p.
• Jean-Yves AnDrieux, Fabienne CHevAllier et Anja kervAnto nevAnlinnA (dir.),
Idée nationale et architecture en Europe, 1860-1919. Finlande, Hongrie, Roumanie,
Catalogne, 2006, 336 p.
• nolwenn rAnnou, Joseph Bigot (1807-1894). Architecte et restaurateur, 2006, 376 p.
• Alain Bonnet, L’enseignement des arts au XIXe siècle. La réforme de l’École des beauxarts de 1863 et la fin du modèle académique, 2006, 376 p.
• Jocelyne le BœuF, Jacques Viénot (1893-1959). Pionnier de l’esthétique industrielle
en France, 2006, 192 p.
Série grand format
• isabelle riCHeFort, Adam-François Van der Meulen. Peintre flamand au service de
Louis XIV, 2004, 316 p.
• Alexis Merle Du BourG, Rubens au Grand Siècle. Sa réception en France, 1640-1715,
2004, 374 p.
• Gauthier AuBert, Le président de Robien. Gentilhomme et savant dans la Bretagne
des Lumières, 2001, 398 p.
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Frédéric CouSinié
IMAGES ET MÉDITATION
AU XVIIE SIÈCLE
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Collection « Art & Société »
PreSSeS univerSitAireS De renneS
Remerciements
Ce travail a été présenté, sous différents états, au cours de divers séminaires, journées
d’études et colloques à Paris, Madrid, louvain, Atlanta, toulouse et lille : je remercie
très chaleureusement tous ceux qui m’ont incité à écrire ou réviser ces pages et en
particulier Pierre-Antoine Fabre, ralph Dekoninck et Agnès Guiderdoni-Bruslé, Anne
le Pas de Sécheval, Cécile vincent-Cassy et Felipe Pereda, Alain tapié et Patrick Michel,
Walter Melion, régis Michel et Geneviève Morel, Pascal Julien. une version antérieure
a constituée la base du mémoire présenté au titre de l’Habilitation à diriger des recherches soutenue en décembre 2006 à l’université de Provence. que les membres du jury
reçoivent ici l’expression de toute ma reconnaissance pour leur observations et critiques
précieuses : Giovanni Careri, Pierre-Antoine Fabre, François lecercle, véronique Meyer,
olivier Bonfait, régis Bertrand et victor Stoichita. Mes remerciements vont encore à
Jean-Marc Poinsot qui m’a accueilli au sein de l’inHA entre 2004 et 2007 lorsque ce
texte a été rédigé, ainsi qu’à ma mère, Catherine, pour sa relecture affectueuse, à mon
épouse, Amalia, pour son constant intérêt, et à mes enfants, Artémis et Phèdre, pour
leur légitime scepticisme.
© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
Campus de la Harpe
2, rue du doyen Denis-Leroy – 35044 Rennes Cedex
www.pur-editions.fr
Mise en page : laurence CADet pour le compte des Pur
Dépôt légal : 1er trimestre 2008
iSBn : 978-2-7535-0514-8
iSSn : 1272-1603
« Mais peut-être y a-t-il à chaque époque, en chaque
société et en chaque culture, un petit groupe d’auteurs qui
s’efforcent de penser ce qui est en train de devenir impensable. Même si, probablement, arrivés au terme de leur effort,
ils ne pourront pas réussir à penser cet impensable, sinon
en le représentant comme un inconnaissable ».
Mino Bergamo, L’anatomie de l’âme. De François
de Sales à Fénélon, traduit de l’italien par M. Bonneval,
Grenoble, Jérôme Million, 1994 (1991), p. 199.
« la différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l’expérience,
l’énoncé n’est rien, sinon un moyen et même, autant qu’un
moyen, un obstacle ; ce qui compte n’est plus l’énoncé du
vent, c’est le vent ».
Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard/tel,
1943-1954, p. 25.
Vers une lecture
spirituelle de l’image :
La Descente du Saint-Esprit
de Charles Le Brun (1657)
Lorsque s’est accomplie la Pentecôte, ils étaient tous
réunis dans le même endroit quand, provenant du ciel,
un bruit soudain, semblable au passage d’un vent violent,
a envahi la maison où ils se trouvaient. Ils ont vu des
sortes de langues de feu se répartir et se poser sur chacun
d’entre eux. Tous, à ce moment, comblés du Souffle saint,
ont parlé selon ce que le Souffle leur donnait à dire, dans
des langues étrangères.
Actes des Apôtres, I, 2 (traduction de P. Monnier et
D. Marguerat, Bayard, 2001).
Le ravissement ou extase peut faire paraître le corps
renversé en arrière, les bras élevés, les mains ouvertes et
toute l’action marquera un transport de joie.
Charles Le Brun, Traité des Passions.
Les images religieuses se prêtent, en raison de la multiplicité de leurs statuts et de leurs
situations, à des pratiques relativement hétérogènes que l’historien de l’art a parfois du mal
à appréhender dans leur complexité. Si l’on en croit le discours catholique traditionnel sur
les images, tel qu’il est par exemple reformulé à la fin du XVIe siècle par l’évêque de Chartres
Nicolas de Thou, elles servaient pour « aorner » la « maison de Dieu & d’oraison dediées
peculierement (sic) à son service, pour l’y recognoistre, entendre sa volonté, y acquiescer,
& faire tous exercice de pieté, & religion ». Elles étaient utiles encore au « simple peuple »
pour apprendre « par cest object, les histoires de la saincte Escriture, & plus facilement les
imprime en l’esprit par la veuë », mais elles étaient aussi nécessaires aux « doctes mesmes
[qui] sont quelques fois excitez par telles representations, & portraicts à la contemplation
des choses divines ». Les images permettaient également de « nous provoquer à venerer
la memoire des Saincts » et de « nous conformer à leur vie », et elles servaient enfin « à
recourir à l’ayde des Saincts ; afin que par leurs prieres, & intercession, Dieu nous soit
propice és maux qui par trop nous travaillent, & face participer à leurs bien-faits 1 ». Parmi
toutes ces « fonctions » possibles des images, leur utilité pour les « doctes » paraît alors
assez secondaire et guère compréhensible. Qu’est-ce en effet que cette « contemplation
des choses divines » qui seraient ainsi accessibles aux mortels ? Dans quelle mesure les
représentations et autres « portraicts » sont-ils susceptibles d’« exciter » certains dévots à
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cette contemplation ? Quelle est la place et quel est ce « pouvoir » étonnant qui seraient
ainsi accordés aux images au sein de ces pratiques spirituelles ?
DE LA THÉORIE DE L’ART À LA LITTÉRATURE SPIRITUELLE
n Les discours sur la peinture du XVIIe siècle ne nous permettent guère de répondre à
ces questions. En France, on sait que l’histoire et la théorie de l’art se sont tardivement
constituées sur le modèle italien, ne pénétrant qu’après le milieu du siècle dans les
bibliothèques des artistes ou de « l’honnête homme ». De tels ouvrages étaient destinés à
régler les pratiques artistiques et, plus encore, à donner les éléments historiques, le vocabulaire critique et les bases théoriques permettant de formuler appréciations et jugements.
Attachés avant tout aux modèles historico-biographiques, poétiques et rhétoriques italiens,
les textes sur la peinture de Fréart de Chambray, Bosse, Félibien, Dufresnoy, de Piles ou
des artistes académiciens, ne sont en général guère attentifs aux implications religieuses
et dévotionnelles des images. Cette situation s’explique non pas en raison du caractère
marginal de telles implications mais, bien au contraire, du fait de leur prééminence
et de leur évidence pour tout chrétien dans le cas d’une production d’images orientée
alors, pour l’essentiel, vers le domaine religieux. J’ai ainsi pu démontrer, dans un travail
antérieur, comment la littérature artistique du XVIIe siècle français reprend bien certains
des lieux communs présents dans les théories catholiques des images alors diffusées
par la littérature de controverse. Loin de représenter nécessairement, à mon sens, une
évolution et un « progrès » vers une autonomisation croissante et une « laïcisation » du
discours artistique, on constate, sous une forme certes discrète, allusive et fragmentaire,
que d’identiques « fonctions » sont attribuées aux images, qu’une sémiotique semblable
est partagée par tous, qu’une même valeur paradigmatique est attribuée à l’image et à ses
créateurs par la théologie et le discours artistique 2. S’agissant des usages dévotionnels
des représentations auxquels fait allusion Nicolas de Thou, rares sont les témoignages
attestant dans la littérature artistique de ce type de pratiques pourtant communes. Roger
de Piles ou, avant lui, Giovan Pietro Bellori en Italie et André Félibien dans ses célèbres
Entretiens, ne manquent pas cependant de faire allusion à la capacité de la peinture à
« élever en milles façons le cœur des Fidèles à l’Amour divin », ou encore, « par divers
degrez », à la « Beauté souveraine » de Dieu 3, ce qui correspond bien à l’expérience décrite
par l’évêque de Chartres. Certaines œuvres se prêtaient d’ailleurs de façon explicite à
de tels usages dévotionnels : les tableaux d’un Laurent de La Hyre, peintre proche des
capucins, étaient alors appréciés pour leur capacité à « augmenter » la dévotion et il en
était de même des ouvrages d’un peintre dévot comme Simon François ou d’artistes à la
production essentiellement religieuse comme Simon Vouet et, plus encore, Philippe de
Champaigne. On sait en particulier que le tableau des Pèlerins d’Emmaüs de ce dernier
artiste aurait inspiré à Martin de Barcos, abbé de Saint-Cyran, une méditation ayant
pour « sujet » l’union du Christ et de ses deux disciples que le janséniste rapprochait
de sa propre et étroite union avec Philippe de Champaigne et son neveu Jean-Baptiste,
également peintre. Ces indications restent cependant bien générales et ne sauraient nous
dire de quelle nature était cette « méditation » et par quels moyens ou quels « pouvoirs »
particuliers un tableau pouvait bien amener un fidèle à « s’élever » effectivement vers la
« contemplation » de Dieu. De telles formules sont-elles de simples métaphores renvoyant
à une vague dévotion non formulable, ou témoignent-elles de pratiques précises et structurées mais qui nous seraient, par leur caractère implicite, inaccessibles ?
Une œuvre au moins fait cependant exception au sein de cette littérature artistique :
il s’agit de la Descente du Saint-Esprit de Charles Le Brun (ill. 1), son « chef-d’œuvre »,
disait-on alors, peint en 1657 pour l’autel de la chapelle du Séminaire de Saint-Sulpice à
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Charles
Le Brun,
Descente du
Saint Esprit,
1657, Paris,
musée du
Louvre.
Paris, et aujourd’hui conservé au Louvre. Le tableau, qui s’était substitué à une œuvre
antérieure commandée à Eustache Le Sueur suite à une vision du commanditaire (La
Présentation au Temple, 1652, Marseille, musée des beaux-arts 4), a suscité les commentaires attentifs du biographe et disciple de l’artiste, Claude Nivelon 5. Or ce texte nous
permet de saisir avec une rare précision quel usage dévotionnel pouvait impliquer une
telle œuvre. Dans sa description, Claude Nivelon insiste longuement sur le souci de la
« vérité de l’histoire » de la part d’un artiste qui a su respecter la séparation des hommes
et des femmes à laquelle fait référence « l’ancienne Loi ». Il décrit les différents acteurs de
la scène – la Vierge, la Madeleine et sainte Anne, les Apôtres –, en soulignant la justesse
de leurs expressions et de leurs attitudes. Il évoque l’architecture ionique du Cénacle qui,
selon la théorie des modes et des ordres alors reçue, sert de cadre idoine à ce mystère
féminin, et il insiste encore sur le remarquable traitement de la lumière naturelle et
surnaturelle par un artiste qui se fera plus tard le défenseur farouche des privilèges du
dessin. Dans cette lecture de l’œuvre de Le Brun on retrouverait sans peine certaines
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des principales catégories qui organisent alors, par le biais de la nouvelle littérature
artistique et de l’enseignement académique, aussi bien la production picturale que sa
réception critique : respect affiché, surtout en matière religieuse, des sources scripturales
d’où procède l’inventio du peintre et dont résulte la juste dispositio des figures, souci de la
convenance ou du decorum, maîtrise des « Passions » où l’on pourrait reconnaître, proche
du modèle que constituait pour Le Brun la célèbre Transfiguration de Raphaël, les divers
degrés de « l’admiration », de « l’étonnement », de la « vénération » voire de la « crainte »
qu’illustrera quelques années plus tard l’artiste. Le Brun, directeur de l’Académie Royale
de Peinture et de Sculpture, théoricien et illustrateur du fameux traité sur L’Expression
des passions et auteur de plusieurs érudites conférences académiques, ne pouvait dans
cette œuvre qu’être à la hauteur de ses propres exigences et de son statut éminent. Le
tableau ainsi célébré sera un modèle pour les artistes des générations suivantes qui, tels
Jouvenet (Versailles), Nicolas de Plattemontagne (le tableau du musée de Libourne qui
lui est attribué) ou Restout (Saint-Denis), en reprendront certains éléments.
De telles catégories pourraient suffire à l’analyse et à la compréhension de ce type
d’œuvres religieuses et, de fait, elles ont été privilégiées aussi bien par la littérature artistique du XVIIe siècle que par l’histoire de l’art. Le texte de Nivelon, remarquable pour
son attention constante aux implications « mystiques » des tableaux religieux de Le Brun,
se poursuit cependant par un précieux passage où il témoigne de la « réception » qui a
été réservée à cette œuvre par son commanditaire, l’éminent Jean-Jacques Olier (16091657), curé de Saint-Sulpice, fondateur de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice et
de son Séminaire où devait être déposé le tableau 6. Quasi mourant, Olier espérait voir
l’achèvement de cette œuvre qui lui fut enfin découverte :
[Il] entra insensiblement dans le sujet en le voyant comme un des spectateurs ou
assistants, et presque semblable aux apôtres qui y furent illuminés et enflammés du
feu céleste, son âme fut saisie d’une joie spirituelle que l’on remarqua par le silence
que l’admiration lui fit observer quelque temps. Enfin il le rompit en étendant ses
bras vers l’objet qui le tenait en suspension, proférant ces mots en regardant fixement
la Vierge : « Hélas, si on la peint ici bas dans une aussi parfaite beauté, que n’est-ce
point dans le Ciel ! » Il tomba au même temps dans une faiblesse qui se peut nommer
extase effective, puisqu’une si belle cause, transportant son âme hors d’elle-même,
fit une suspension générale et assez grande de tous ses esprits pour lui causer le plus
doux et le plus heureux moment, passant en même temps de cette vie mortelle à la
béatitude. Cela arriva en 1657 en la personne de Messire Jean-Jacques Olier 7.
L’expérience particulière d’Olier, quelque peu surprenante lorsque l’on se trouve
aujourd’hui face au tableau du Louvre, est en réalité loin d’être inédite. Elle correspond
même à l’un des lieux communs de l’expérience extatique, la Pentecôte, événement
« sublime » (sublimis, élevé) s’il en est, étant particulièrement propre à susciter transports,
élévations et ravissements. Olier avait déjà bénéficié de « grâces » exceptionnelles en
1636, le jour même de la Pentecôte : « À l’heure même j’éprouvai un assaut si violent,
que, ne pouvant le soutenir, je fus obligé de me jeter par terre, et là je ne pouvais que
prononcer ces mots : Amour, amour, amour, je meurs, je ne puis soutenir cette flamme 8. »
Un tel récit évoquerait encore, pour citer ce seul autre exemple important pour la spiritualité française, celui de saint Philippe Neri. Le fondateur romain de la congrégation de
l’Oratoire a bénéficié de visions et autres révélations célestes, dont celle dont il fut gratifié
devant, là aussi, un tableau – la fameuse Visitation (1586) de Federico Barocci (Rome,
Chiesa Nuova) – vision miraculeuse qu’évoquera plus tard le célèbre tableau du Guide
(Saint Philippe Neri en extase, 1614, Rome, Chiesa Nuova). Comme dans l’expérience
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d’Olier, le saint romain avait lui aussi reçu la grâce divine, en 1544, sous la forme d’un
globe de feu, écho du « foudre » jupitérien ou du « feu » du Saint Esprit, qui entra dans
sa poitrine en lui brisant deux côtes, et cela à nouveau le jour de la Pentecôte. Dans le
cas d’Olier, l’expérience de 1657, moins brutale en ses effets de somatisation, a cette
fois la particularité de se dérouler non plus le jour de la Pentecôte mais face au tableau
la représentant.
À l’évidence, si l’on considère attentivement le récit de Nivelon, nous sommes ici
dans de toutes autres catégories discursives que celles auxquelles nous a habitué l’histoire de l’art : non plus les principes académiques qui régissent la littérature artistique
en voie de constitution, mais les valeurs religieuses et les usages dévotionnels attendus
d’un ecclésiastique confronté à une représentation religieuse. De ce mode de relation si
particulier et pour nous encore quelque peu énigmatique témoigne le vocabulaire employé
par Nivelon : « joie spirituelle », « admiration », « silence », « extase », « suspension ». Ces
termes ne sont pas des formules quelconques destinées à évoquer un indécis sentiment
artistique et/ou religieux. Au contraire, et nous y reviendrons plus longuement au cours
de ce livre, ils renvoient à des expériences spirituelles bien précises et abondamment
théorisées par la théologie mystique, que la « théologie muette » du tableau – l’expression, à propos du Ravissement de Saint Paul de Poussin, est de Le Brun – était apte
sans doute à traduire et plus encore à susciter chez le dévot 9. La joie spirituelle née ici
de la contemplation du tableau est ainsi, par opposition à la « joie frivole » attachée aux
images matérielles, celle qui résulte notamment de la « dévotion substantielle » liée à la
production « d’actes d’affections » par le fidèle en oraison. Elle caractérise même très
précisément, pour l’auteur du Traité des passions, le sentiment extatique et correspond à
l’état de quasi ébriété qu’aurait occasionné le don de l’Esprit Saint aux Apôtres, ébriété
que la tradition religieuse rapproche de l’ultime degré de la contemplation mystique 10.
L’admiration, qui est bien sûr admiration du chef-d’œuvre de Le Brun, est aussi, lors de
l’expérience mystique contemplative, cette « espèce de crainte » devant une chose qui
« excede la puissance de l’ame » et qui suscite le désir de louer et de servir la divinité. Le
silence d’Olier n’est pas seulement et, là encore, le silence de la surprise et de l’admiration
devant le tableau de l’artiste et la beauté de la Vierge. Il est aussi le silence qui caractérise
l’une des étapes ultimes de l’oraison, l’oraison « extraordinaire » ou « surnaturelle » des
esprits contemplatifs, dite encore oraison de « quiétude » ou, justement, « de silence »,
qui précède « l’oraison unitive » où l’âme du fidèle s’associe « amoureusement » à la
divinité. L’extase qu’atteint Olier est liée à l’un des quatre degrés de la contemplation
alors distingués par les théologiens. À cette étape, le fidèle en oraison qui non seulement
s’est détaché des images matérielles mais a réussi de plus à éliminer pensées, souvenirs
et images propres, peut recevoir alors, par la voie de l’imagination, les « impressions »,
« lumières » et « connaissances » que lui communique Dieu. C’est l’état, propre à la
contemplation dite « passive » caractérisée par une forme de « désinvestissement » à
l’égard du monde extérieur, qui est atteint par Olier dans son expérience : cette « élévation de l’esprit » vers Dieu ou en Dieu (c’est la définition même de l’extase), résulte non
pas de la seule grâce ordinaire mais d’un « don spécial » de Dieu, de « l’infusion » de
« lumières extraordinaires » et de l’action du Saint-Esprit. La suspension évoquée enfin
par Nivelon est tout d’abord la suspension de l’esprit devant le tableau : « l’objet qui le
tenait en suspension ». Mais elle devient presque immédiatement celle du regard ou de la
« simple vue » mystique de la divinité, conçue comme « une appréhension sans discours »,
une « pause attentive » où les « puissances » intérieures (volonté, entendement, mémoire)
ne sont plus actives. Cette suspension est alors caractérisée comme une absorption intérieure du regard du fidèle dans la seule vision de Dieu, état qui évoquerait pour nous
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une forme « d’expansion narcissique » du sujet. Elle est alors comparée, dans certains
textes, au type de regard qu’un spectateur porterait sur un tableau « admirable », ce
qu’était l’œuvre de Le Brun pour son commanditaire. Comme le montrent les usages
ambivalents de ce vocabulaire, l’expérience mystique, loin de s’opposer à l’expérience
esthétique, s’articule ainsi étroitement à elle et, d’une certaine façon, l’accomplit. La
théorie artistique, en tant que réflexion et dégagement des principes et des règles de
la pratique artistique, rejoindrait ainsi le sens le plus authentique de la theôria en tant
que, justement, action de voir, d’observer, d’examiner et, au-delà encore, de contempler
en s’unissant à l’objet de sa contemplation.
LES POUVOIRS ANAGOGIQUES DE L’IMAGE
n L’intérêt du récit de Nivelon est bien de témoigner de l’usage possible et légitime, à
propos d’une œuvre « d’art », des catégories et d’un vocabulaire essentiellement spirituels.
Ce texte est aussi important en ce sens qu’il témoigne très concrètement des modalités
effectives du rapport d’un chrétien, certes exceptionnel, à une image. L’efficacité dévotionnelle de cette œuvre est optimale puisque ce qu’est censé pouvoir faciliter la peinture
religieuse dans son usage le plus éminent, à savoir la relation au divin ou, en d’autres
termes, l’atteinte des « prototypes » célestes via la médiation et la traversée (translatio)
des images, est parfaitement réalisé dans cette scène, et cela sous une double forme. On
constate en effet que le tableau rend visible la divinité en son apparition (le Saint-Esprit,
troisième personne de la Trinité), source miraculeuse des dons et des grâces. Il visualise
encore la relation même qui l’unit intimement à la Vierge et aux Apôtres, par la lumière,
par les langues de feu et enfin par le « souffle » divin qui semble soulever les corps. Or ce
que représente la peinture, c’est-à-dire ce rapport privilégié entre la divinité et les Apôtres
par communication (« descente », adventus, parousia) et don de l’Esprit (pneuma) lors
de la Pentecôte, assimilable à « l’événement » originel (M. de Certeau) de l’expérience
mystique 11, est également et à nouveau reproduit, réitéré, lors même de la relation contemplative établie entre la peinture et Jean-Jacques Olier : le tableau, en tant que dispositif
d’énonciation, vaut dès lors comme événement second instaurateur d’effets pragmatiques
sur le sujet spectateur. Olier est loin en effet de ce rapport extérieur et distancié qui
deviendra caractéristique de la « relation esthétique » à l’objet d’art ou en tout cas de
l’idée, tardive et réductrice, que nous en avons. Simple spectateur extérieur du tableau,
on voit qu’il « entre » tout d’abord dans « le sujet » en s’identifiant, semble-t-il, à l’un des
« spectateurs ou assistants », occupant une place interne bien que secondaire au sein de
la composition. Il s’identifie ensuite aux personnages principaux de la scène, les Apôtres,
dont il approche – « presque semblable » –, l’état de saisissement et de réception de la
grâce avant d’atteindre lui-même ce que Nivelon désigne comme « l’extase effective ».
L’expérience propre à Olier se décompose désormais en deux séquences. Dans un
premier temps, Olier paraît brièvement établir une relation à la divinité par sa propre
action contemplative. La « beauté », dont nous avons vu l’importance pour Félibien (l’accès à la « Beauté souveraine » de Dieu) ou, en Italie, pour Bellori dont nous connaissons
l’importance pour la théorie artistique française (l’Idée du beau, contemplée « à l’égal
d’un chose divine », supposée pouvoir « ravir d’extase » les « esprits élevés 12 »), joue
ici à nouveau un rôle déterminant, presque platonicien. La Vierge conçue par Olier et
la tradition catholique comme « image la plus parfaite de Jésus, tableau vivant, chefd’œuvre de l’Esprit saint 13 », est dotée d’une beauté « extraordinaire » nous dit Nivelon,
qui résulte de cette miraculeuse « influxion de grâce » procédant de Dieu et qui vient
de la toucher. C’est cette beauté qu’a tentée d’approcher le propre « chef-d’œuvre » du
peintre 14 (Ill. 1a). Et c’est elle, admirée par les Apôtres comme par Olier (« en regardant
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fixement la Vierge »), qui donne au dévot l’occasion
de tenter de concevoir la beauté suréminente qui est
celle de la Vierge céleste et de se transporter ainsi,
en imagination, dans l’au-delà.
Dans un second temps seulement, et tout comme
les Apôtres, le dévot en contemplation est ensuite
lui-même effectivement « saisi » par l’effet de l’action divine du Saint-Esprit. Ce ne sont pas seulement les vertus (les trois vertus théologales) et les
dons usuels (les sept dons de sagesse, intelligence,
science, etc.) qui lui sont communiqués, mais ce que
l’on désignait comme « l’impulsion » ou la « motion
du Saint-Esprit » qui, en tant qu’expérience avant
tout de l’amour divin, transporte l’âme hors d’ellemême (ek-stasis) dans l’état extraordinaire qu’évoque
Nivelon 15. Au risque d’abuser de notions quelque
peu absconses, on dira qu’au mouvement vers Dieu
du fidèle, celui-ci étant conçu comme premier « principe effectif de l’oraison » devant initialement engager une « contemplation active et acquise », répond,
en retour, la propre action divine, « second principe
effectif » suscitant une contemplation « passive et
infuse ». C’est cette dernière et déterminante action
qui permet d’atteindre une forme de « communion spirituelle » voire d’union mystique,
ce que désignait alors le terme de transitus, en tant que passage du « sommet » de l’esprit
du dévot à Dieu 16.
Le tableau de Le Brun est donc bien l’occasion d’une mise en œuvre de cette
« élévation » de l’esprit du fidèle qu’évoquait Félibien, de Thou ou le biographe même
du peintre. Or cette opération surnaturelle est aussi une opération picturale ou, plus
justement, il faudrait dire que le surnaturel, la puissance divine, résulte ou s’appuie sur
des moyens, des « pouvoirs » de l’image, qui sont également artistiques.
Au moins deux éléments bien déterminés sont associés par le peintre. L’un est effectivement la « beauté », ce qui démontre encore, si besoin était, qu’il n’y a pas lieu ici
d’opposer nécessairement visée « esthétique » et visée religieuse, la beauté étant l’une
des conditions même de l’efficace de l’usage religieux de l’image. Un autre dispositif, où
sont en jeu aussi bien les places et statuts du dévot, en tant que destinataire de l’œuvre,
que du peintre, en tant que producteur et instance narrative privilégiée, est également
déterminant et mérite que l’on s’y arrête plus longuement. On pourrait en effet prétendre
que ce texte témoigne et, d’une certaine façon, accomplit, a posteriori, ce que la toile
manquait de réaliser en elle-même : à savoir l’insertion du portrait du donateur dans le
tableau religieux, où le dévot se rendait physiquement proche de l’objet de son adoration.
Ce type de scènes, si banal jusqu’au XVIe siècle, est devenu bien plus rare au XVIIe siècle,
sauf dans un cadre provincial archaïsant : je pense, entre autres exemples, à La Pentecôte
avec donateur, là aussi sur le côté et tourné vers le spectateur, de Jean Boucher (La
Châtre, église paroissiale). Dans le cadre aussi bien de la Réforme catholique, peu favorable à des manifestations de soi jugées inconvenantes et entachées d’amour-propre 17,
que d’une pensée académique respectueuse de la cohérence historique, seules les armes
« représentaient » encore, sous un mode mineur et symbolique, les donateurs 18. Dans ces
tableaux religieux, Le Brun respectait cette injonction : la Crucifixion (1637) commandée
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Charles
Le Brun,
Descente du
Saint Esprit,
détail,
1657, Paris,
musée du
Louvre.
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par le chancelier Séguier (Moscou) ne fait allusion au commanditaire que par ses armes
discrètement présentes au pied de la croix, tandis que dans le fameux Crucifix aux Anges,
illustration d’une vision de la Reine Mère pour l’Oratoire du Louvre, le roi et la reine ne
sont évoqués que par une couronne et un casque offerts au Sauveur qui valent comme
« délégation » des personnes royales au sein du tableau. Ici, le portrait du commanditaire,
Jean-Jacques Olier, est effectivement absent du tableau. Mais c’est toute la construction
de l’œuvre qui tend désormais à intégrer, bien qu’à distance, le spectateur en son sein,
dans une même expérience spirituelle et un même « corps mystique ». Il suffit à cet égard
d’observer comment le pavement sur lequel prennent place les Apôtres paraît s’ouvrir sur
l’espace réel de la chapelle où se tiennent les spectateurs du tableau, comment, également,
le cadrage serré de la scène coupe systématiquement les personnages qui semblent déborder du cadre, comment l’architecture même du Cénacle 19, et sa composition étagée sur
trois niveaux, reprend et redouble la propre structure du retable et du sanctuaire (chœur,
retable, tableau d’autel). La perspective elle-même joue un rôle analogue en unissant
en un même espace les spectateurs et l’apparition lumineuse, celle-ci ne provenant pas,
comme bien souvent, d’un espace supérieur hors champ mais de la profondeur même de
la toile d’où elle se diffuse progressivement vers la totalité de l’espace et jusque vers le
retable doré et le sanctuaire où se tenaient les fidèles 20.
Si le donateur ne réintègre le tableau que de façon discrète et indirecte, c’est-à-dire en
tant que spectateur extérieur étroitement associé à l’espace construit du tableau, il n’en est
pas de même dans le cas de l’artiste. De façon étonnante, dans les scènes religieuses du
XVIIe siècle, la présence du peintre ne paraît pas affectée à ce point par les réserves qui
concernent plus ouvertement les donateurs et les commanditaires. On sait qu’abondent
alors les cas d’insertions d’autoportraits d’artistes : Mignard, Champaigne, Sacquespée,
Jean Boucher, Bourdon, Stella, Jean de Troy, etc., n’ont pas hésité à s’introduire dans
certaines de leurs plus célèbres toiles aux côtés des personnages sacrés, voire sous leur
propre identité 21. À Rome déjà, la fresque de l’abside de S. Spirito in Sassia, peinte par
Jacopo et Francesco Zucchi (1583), insère plusieurs portraits d’artistes contemporains dans
une monumentale Pentecôte où le Saint-Esprit semble devoir étendre son influence sur
l’espace entier de l’église où se tiennent les fidèles. Or il en est de même ici. On a depuis
longtemps reconnu, dans la partie gauche de la toile, Le Brun représenté « en apôtre
mais sur le bord seulement du tableau et regardant les spectateurs », place qui lui aurait
été accordée par « permission » d’un commanditaire dont on sait qu’il était soucieux de
l’honneur et de la « gloire » légitimes des peintres 22. Cette position est à la fois marginale
et centrale : marginale car le peintre est placé sur le bord, tourné vers l’extérieur du plan
de la représentation, le regard dirigé vers le spectateur et le seul à ne pas être impliqué
passionnellement dans la scène ; centrale car il se trouve en un point stratégique au sein du
tableau, à l’articulation exacte du groupe des Apôtres du premier plan, des autres assistants
disposés dans l’enfoncement architectural, et du groupe des saintes femmes et de saint
Jean placés sur l’estrade, à la droite et sous la main même de l’évangéliste qui semble lui
accorder protection. Surtout, Le Brun prend rien moins que la place d’un apôtre, étant
représenté « en apôtre » selon Nivelon. À ce titre, les places prises par l’artiste semblent
associer, cette fois sur la toile, les deux positions imaginaires et successives d’Olier, d’abord
spectateur interne, puis, nous l’avons vu, lui-même « apôtre ».
Cette place étonnante de l’artiste au sein de la scène, refusée au commanditaire, n’est
guère aisément justifiable et l’on ne saurait l’expliquer de façon totalement satisfaisante.
La fonction de l’autoportrait de Le Brun dans ce tableau n’est sans doute pas seulement
celle de signifier l’importance qu’il accordait à cette œuvre, de marquer emphatiquement sa présence auctoriale, ou de revendiquer quelque peu abusivement le don, quasi
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céleste, nécessaire pour atteindre la perfection que requérait un tel sujet et que n’hésitait
d’ailleurs pas à lui attribuer son biographe 23. Une telle représentation ne saurait non
plus, à mon sens, juste souligner la profonde dévotion de l’artiste et lui permettre de
s’inscrire physiquement au plus près des personnages sacrés dont il pouvait attendre
protection et revendiquer l’intercession. Au-delà, complétant la fonction qui est celle à
la fois de la Vierge (la puissance anagogique de la beauté, l’anagogico modo de Suger) et
des Apôtres en général (en tant que modèles auxquels s’adresser ou auxquels s’identifier),
cet autoportrait me paraît assumer une position structurale en étant lui-même l’un des
opérateurs privilégiés qui rend possible cette « entrée » progressive du spectateur au sein
du tableau, son appropriation de la scène et, au-delà, son propre « transport » divin.
Le Brun introduit en effet le spectateur non pas seulement, ce qui serait banal, dans
l’espace du tableau par son regard et sa position parergonale, mais plus encore, comme
l’écrivait Nivelon, dans le « sujet » même, par son identification à un apôtre. S’introduire
dans le « Sujet » – La descente du Saint-Esprit –, c’est, littéralement, prendre la place de
l’un des « sujets » qui, dans le tableau, reçoit effectivement l’Esprit ou est susceptible de
le recevoir (Le Brun n’est pas en extase), ce qui, là encore, renforce son rôle d’intermédiaire. On notera à cet égard que ce que l’on pourrait désigner en termes négatifs comme
« l’incapacité » relative du peintre à l’extase, ou, en termes positifs comme sa « capacité »
à s’extraire de la représentation dont il est l’auteur pour atteindre le spectateur, vient
réorienter la relation de Dieu aux Apôtres en une relation de Le Brun-Apôtre aux spectateurs dévots. Or un tel acte d’introduction du peintre dans le tableau n’est pas seulement
une substitution physique et picturale mais une opération spirituelle qui était au cœur de
la pensée d’Olier comme de toute la mystique contemporaine. Elle est ce que l’on désignait
alors par le terme de « conformation », où l’homme se rend semblable à son divin modèle :
homo deiformis 24. L’intégration du portrait physique, « extérieur », de Le Brun dans le
tableau vaudrait dès lors comme indication de sa conformation intérieure au modèle
apostolique et christique 25 : c’est ce que de Thou écrivait déjà et de façon plus générale
à propos des saints, visés comme modèles par « l’idéal du moi » du fidèle, en évoquant
la capacité des images à inciter les chrétiens à se « conformer à leur vie ». L’autoportrait
pourrait être ainsi le signe, certes paradoxal, non pas d’un « amour-propre » inconsidéré
et déplacé (« inconvenant ») dans un sujet religieux et historique (ce que reprochait par
exemple la théorie académique à la peinture vénitienne), mais, bien au contraire, celui
d’un renoncement à soi – « l’homme terrestre », « le Vieil homme » de saint Paul –, par
offrande de son image extérieure. La conformation à laquelle s’est livré le peintre viendrait alors s’insérer dans un processus plus général qui est ce cycle d’identifications et
d’imitations successives qui caractérise le cheminement spirituel chrétien. On sait en effet
qu’à la transmission ou « procession » de l’image divine vers ses créatures (Père, Fils en
tant qu’image du Père, Vierge en tant que « sceau divin » où le Christ a gravé sa propre
image, saints où « s’imprime » à nouveau cette image, hommes, Création 26), répond,
via la médiation des Apôtres et des saints, de la Vierge, du Christ et du Saint-Esprit, un
mouvement inverse. Ce mouvement est celui de la « remontée » du fidèle vers l’image
originelle de Dieu, image qu’il est apte à restituer en lui-même par l’acquisition des vertus
chrétiennes, par l’imitation du Christ ou des saints, et finalement par l’union à la divinité.
En s’identifiant à un Apôtre, en prenant son apparence, en se « conformant » à lui, je
fais l’hypothèse que Le Brun devient lui-même une forme de médiateur contemporain
supplémentaire et un exemple qui légitime et facilite l’identification de tout un chacun
aux figures apostoliques.
Que signifient donc ces deux modes distincts et complémentaires d’intégration du
dévot et de l’artiste au sein de l’œuvre ? À l’insertion spirituelle du commanditaire par
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l’exercice de la contemplation du tableau qu’évoque ce texte, répond donc l’insertion
physique du peintre dans la scène dont ce tableau est le témoignage. Si la place de Le
Brun représente un modèle exemplaire de la relation possible, artistique et spirituelle,
que peut entretenir un artiste à une scène religieuse, le mode de contemplation d’Olier et
son appropriation du tableau de Le Brun représentent sans doute, désormais, le modèle
de la « bonne relation » du commanditaire à l’œuvre. Conformément à une évolution
de la mystique qui semble tendre, au cours du XVIIe siècle, vers une forme de discrétisation, de non spectacularisation, voire de repliement vers des expressions plus écrites
et intérieures que visuelles et publiques de l’expérience religieuse 27, l’attitude d’Olier
apparaît non comme une manifestation de soi suspectée de mondanité et de vaine gloire,
mais comme une relation spirituelle intime où le sujet, « dessaisi » de lui-même comme
le souhaitait Olier dans ses écrits, laisse agir en soi l’Esprit et se laisse « posséder » par
la divinité 28. Par certains aspects, on pourrait ainsi prétendre que l’état ultime atteint
par Olier est préparé et en quelque sorte déjà engagé lors même de la relation qui lie le
fidèle (Le Brun, Olier, tout un chacun) au tableau, en tant que celui-ci, par ses dispositifs,
est apte à susciter ces mécanismes d’intégration, de projection ou de délégation de soi,
par dé-placement, trans-port, é-motion, dans l’œuvre. De la même façon, nous l’avons
vu, que la contemplation mystique naît et procède de la contemplation picturale, on peut
soutenir que l’extase religieuse d’Olier, en tant qu’ouverture et advenue du divin en soi,
est fondée et s’articule sur une expérience antérieure que l’on pourrait désigner comme
une extase profane, d’ordre esthétique. Elle est l’expérience, propre au spectateur défini
en tant qu’« être-hors-de-soi » (H. G. Gadamer), totalement présent à la « chose » qui lui
est présentée, qui en s’oubliant lui-même se voue entièrement au spectacle qui le saisit
et, littéralement, le ravit 29.
Cette expérience relève d’une esthétique de l’imagination et du « faire semblant » qu’il
faudrait sans doute rapprocher, dans le domaine philosophique contemporain, de « l’esthétique cognitive » d’un Kendall Walton ou d’un Gregory Currie 30. Celle-ci suppose une
mise en œuvre de processus imaginatifs, réflexifs et participatifs, par lesquels le spectateur
est amené à se projeter ou à s’immerger dans un espace représenté, à s’identifier à un
personnage, à avoir un rapport de nature empathique à son égard, c’est-à-dire, en d’autres
termes, à élaborer un monde et une relation fictionnelle qui nous paraît bien caractériser
l’expérience perceptive et dévotionnelle en jeu dans ce type d’œuvres religieuses. Cette
expérience, un autre mot, absent du texte de Nivelon, pourrait peut-être également la caractériser au XVIIe siècle : celui « d’enthousiasme », où se nouent intimement enjeux religieux
(en-theos : être plein de Dieu) et esthétiques. On pourrait prétendre qu’à la sortie hors de
soi de l’extase répond, réciproquement, l’enthousiasme où le sujet est empli de la présence
divine. Avant la Lettre célèbre de Shaftesbury en 1708, le terme avait été commenté tout au
long du XVIIe siècle, généralement dans un sens critique, et connu un regain d’actualité avec
le Traité concernant l’enthousiasme (1655) du calviniste Méric Casaubon 31. L’enjeu esthétique du concept ne sera mis en évidence et revendiqué positivement que tardivement pour
la peinture par Roger de Piles dans son fameux Cours de peinture par principe qui paraît
d’ailleurs la même année que le texte de Shaftesbury : l’enthousiasme y est défini comme
ce « transport de l’esprit qui fait penser les choses d’une manière sublime, surprenante et
vraisemblable 32 ». Ce transport est commun au peintre et au spectateur : le « transport » du
spectateur, qui se fait « tout à coup et comme malgré lui », résulte, comme dans le tableau
de Le Brun, des opérations successives de l’artiste et du propre enthousiasme d’un peintre
qui a su progressivement « monter son ouvrage au degré que demande l’enthousiasme ».
Le ravissement résulte notamment de l’association du « vrai » nécessaire mais insuffisant
et de cet « enthousiasme » qui « transporte l’esprit dans une admiration mêlée d’étonne18
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ment », « le ravit avec violence sans lui donner le temps de retourner sur lui-même ». La
référence religieuse est immédiatement perceptible dans le vocabulaire employé mais elle
s’efface, me semble-t-il, derrière une expérience esthétique qui doit désormais l’essentiel de
sa teneur aux conceptions de la « mania » et de l’inspiration platonicienne et plus encore
au « sublime » du pseudo-Longin auquel fait directement allusion Roger de Piles en tant
qu’« un effet et une production de l’enthousiasme ».
Dans le cas du tableau de Le Brun, l’œuvre picturale apparaît ainsi et à la fois : d’une
part comme la représentation d’un mystère qui exemplifie la relation intime (pneumatologique) qui lie le monde céleste au monde terrestre (la descente du Saint-Esprit, l’union
à la divinité) ; d’autre part comme le point de départ qui occasionne l’expérience spirituelle privilégiée aussi bien d’Olier que de Le Brun où est réitérée et accomplie, à titre
personnel et sous deux formes différentes, cette relation inaugurale. Elle est enfin et plus
encore, l’instrument même qui, par des moyens plastiques spécifiques et des éléments
symboliques déterminés, permet la réalisation effective de cette relation par l’ensemble
des fidèles où serait bien atteinte cette « contemplation des choses divines ».
On comprend dès lors que ce qui advient de façon miraculeuse chez les Apôtres
lors de la Pentecôte, est donné dans cette scène comme un état qui paraît pouvoir être
atteint, plus communément, par l’exercice contemplatif des dévots. En pratiquant l’oraison mentale, ce que faisaient quotidiennement matin et soir Jean-Jacques Olier et les
membres du Séminaire de Saint-Sulpice 33, en prenant comme support de cet exercice
certaines images, en se donnant comme modèles à imiter et auxquels s’identifier les
exemples des saints, le fidèle, aidé par la nécessaire « coopération » du Saint-Esprit qui
est le principal « actant » du tableau de Le Brun 34, peut aspirer à recevoir comme eux
dons et grâces, et atteindre même un état d’union mystique, extatique, à la divinité. Ce
dont témoigne ainsi ce texte, en rapportant l’expérience d’Olier face à ce tableau, c’est
de l’existence bien affirmée et vivace d’un mode de relation aux images et à leur propre
« puissance » qui, parallèlement à la relation esthétique et en relation étroite avec elle,
est d’ordre essentiellement spirituel.
MÉDITATION ET CONTEMPLATION
n On pourrait aller plus loin afin de mieux saisir les modes d’appropriation spirituelle de
l’image. Celle-ci est donc bien l’occasion, le support et le moyen d’une pratique, contemplative et « mystique » dans le cas d’Olier, qui vise à instaurer une relation privilégiée à
la divinité. Au-delà, si l’on en croit le petit récit abusivement fictionnel que nous propose
Nivelon, elle donnerait même accès à la « béatitude », Olier passant de vie à trépas ou,
peut-être plus justement, de ce que l’on désignait comme la « mort mystique » à la mort
physique libératrice, rejoignant définitivement le Créateur au cours même de son extase et
lors même de la contemplation du tableau : « passant en même temps de cette vie mortelle
à la béatitude ». En surinvestissant de valeurs et d’usages « mystiques » le tableau de Le
Brun, Nivelon néglige cependant un autre type d’appropriation de l’image religieuse qui
relevait alors de ce que l’on désignait comme « méditation ». Alors que l’Église restait
méfiante à l’égard des expériences mystiques, celle-ci constituait la voie ordinaire, première
et préparatoire, conseillée à la majorité des fidèles : ce n’est que dans un second temps en
effet que la méditation pouvait s’ouvrir à la contemplation lorsque le fidèle aspirait à une
union d’ordre fusionnel avec la divinité. Par opposition à la contemplation, la méditation,
et là aussi nous reviendrons sur ces catégories, est d’ordre discursif, elle est une forme
de conversation intérieure avec le Christ ou Dieu qui prend comme support un « sujet »
déterminé et donne lieu à l’examen méthodique des différents « points » particuliers du
thème abordé 35. Elle est une pratique qui met en œuvre avant tout « l’entendement » du
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fidèle et ses facultés rationnelles et interprétatives (le docere de la rhétorique), mais elle
doit aussi susciter, tout comme la contemplation, émotions ou sentiments (la « volonté »,
le movere) et permettre au dévot de progresser dans son avancement spirituel.
Dans le cas de la Pentecôte, une telle lecture méditative est tout aussi pertinente. Le
texte de Nivelon ne nous en donne guère d’indices, mais on trouverait, chez Olier luimême ou bien encore chez son éminent directeur spirituel, l’oratorien Charles de Condren,
plusieurs indications textuelles qui, sans former néanmoins une méditation précise sur
ce thème, donneraient quelques-uns des « points » sur lesquels pouvait reposer alors une
telle lecture 36. Parmi les thèmes fondamentaux évoqués par le fondateur du Séminaire et
qu’il serait sans doute légitime de rapprocher du tableau de Le Brun, on pourrait relever
le rôle déterminant attribué par Olier au Saint-Esprit : il est l’inspirateur de la Vierge et
des Apôtres, les Apôtres étant eux-mêmes autant de modèles exemplaires de la vocation
sacerdotale et de la direction spirituelle auxquelles préparait le Séminaire 37. Dans ses
textes évoquant la Pentecôte, Olier souligne encore la relation étroite qui unit dans cette
scène la Vierge à son Fils désormais ressuscité. Celui-ci est absent de la représentation de
Le Brun mais il était présent sous trois formes complémentaires : en tant que personne
divine dont « procède » le Saint-Esprit visible dans le tableau, sous les espèces eucharistiques réservées dans le tabernacle, mais également, comme en témoigne un dessin
subsistant du maître-autel (ill. 2), en tant qu’Enfant porté entre les bras de la statue de
Joseph disposée dans le retable 38. Ce sont là autant d’états divers de la présence divine,
et autant de mode d’accès et d’unions possibles au divin, qu’évoque ainsi simultanément
ce retable : divinité incarnée durant la vie terrestre du Sauveur, « retour » de la divinité
après l’Ascension par délégation du Saint-Esprit lors de la Pentecôte (qui peut correspondre
à l’étape « illuminative » à laquelle accèdent les Apôtres), présence réelle du Christ dans
le Saint-Sacrement (où peut être atteinte l’étape « unitive » lors de la communion). Olier
évoque également la place éminente et médiatrice de la Vierge au-dessus des Apôtres, place
qu’évoque bien le tableau de Le Brun (ou plus tard de Restout) et que l’on ne retrouve
semble-t-il pas de façon aussi claire dans les versions antérieures ou contemporaines du
thème comme celles d’Ambroise Dubois, de Georges Lallemant, de Van Thulden, ou
encore de Jacques Blanchard et d’Isaac Moillon, ces derniers choisissant, pour distinguer
la Vierge des Apôtres, de la déplacer latéralement 39. Il distingue en particulier la « plénitude » de la grâce qu’elle reçoit alors, et qu’évoque précisément sa proximité avec le halo
lumineux du Saint-Esprit, de la grâce plus mesurée reçue par les Apôtres et juste signifiée par les langues de feu, bien visibles dans le tableau de Le Brun, et dont les diverses
couleurs mêlées pourraient d’ailleurs évoquer la variété des différentes « impressions »
que le Saint-Esprit « allume dans les ames pures 40 ». Ailleurs, il rappelle le rôle directeur
de la Vierge non seulement pour les Apôtres mais pour toute l’Église et pour l’ensemble
du « corps mystique » auquel le fidèle était invité à s’incorporer par sa prière et par la
communion. Enfin, il insiste sur la relation de cette scène, placée au-dessus du maîtreautel de la chapelle, à l’Eucharistie, thème si important pour Olier 41.
Parmi les innombrables traités d’oraison et de méditation qui paraissent au cours du
XVIIe siècle, certains ouvrages, d’ampleur plus ou moins importante, insistent sur d’autres
éléments qui pourraient encore enrichir, infléchir ou nuancer la lecture de cette scène.
Sans entrer ici dans le détail de ces textes on pourrait par exemple constater comment,
dans l’Intérieure occupation d’une ame devote de Pierre Coton (1609), la Pentecôte, qu’illustre une gravure, est seulement l’occasion pour le dévot de solliciter les Apôtres afin
qu’ils accordent les effets de leur « charité paternelle », qu’ils prient pour toute l’Église,
qu’ils éliminent les « erreurs, heresies, & superstition » et répandent universellement
leur parole 42. Les méditations plus développées que consacrent plus tard à cette scène
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Ill. 2
Charles Le Brun,
Dessin du
retable du
Séminaire de
Saint-Sulpice à
Paris, Archives
nationales,
Minutier central,
étude XCVIII,
192, 6 novembre.
les jésuites Étienne Binet (1632) ou Amable Bonnefons (1656) sont divisées en différents
points qui s’attachent à des éléments déterminés de la scène (le cœur de la Vierge, ses
paroles, etc.) et incitent le fidèle à suivre l’exemple de la Vierge : se retirer dans une
« saincte retraite » pour se préparer à recevoir « quelque faveur du ciel », imiter sa patience,
sa persévérance ou sa bonté, prier comme elle avec ferveur le Saint-Esprit afin qu’il se
communique à sa propre âme, etc. 43. Bien plus développées encore sont les méditations
sur ce thème dans la seconde moitié du siècle comme celles du capucin Paul de Lagny
ou du jésuite Jacques Noüet qui consacre pas moins de neuf méditations successives à
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la Pentecôte 44. Un autre jésuite important, l’italien Vincenzo Bruno, traduit en français
au début du siècle, proposait une méditation divisée en plusieurs parties qui met le texte
des Actes des Apôtres en rapport avec différentes « figures » et « prophéties » de l’Ancien
Testament comme le don de la Loi à Moise, le don de Joseph à ses frères, celui du
manteau d’Élie à son disciple Élisée, etc. Sa méditation développe également une série de
« Considérations » qui invitent le fidèle à s’introduire imaginairement parmi les Apôtres 45
et à s’attacher à des éléments, à des personnages ou à des significations particulières de
la scène : les sentiments exemplaires des Apôtres et de la Vierge, le rôle intercesseur du
Christ auprès de son Père, les différentes formes sous lesquelles se manifeste l’Esprit, etc.
La méditation se poursuit par une forme d’entretien (le « colloque ») que doit adresser le
dévot au Christ afin d’obtenir de lui pureté, force, constance. Elle se termine enfin par les
« Enseignements » à retirer de ce mystère et à appliquer à sa propre vie : patience, union
dans l’Église, charité et amour du prochain, renoncement à l’amour-propre, etc. 46.
Une telle littérature, à l’évidence, permet de dépasser une lecture iconographique
traditionnelle apte certes à reconnaître l’origine textuelle de tel ou tel sujet et les aléas de
ses traductions visuelles, mais incapable bien souvent de prendre en compte l’appropriation
effective qu’en faisaient les fidèles au cours de leurs pratiques spirituelles. Au-delà des
textes ou des réseaux de textes que l’on peut mettre en relation avec une œuvre, un artiste
ou son commanditaire, ces traités, possédés et pratiqués alors par de nombreux dévots,
nous incitent à prendre en considération les multiples modalités théoriques et pratiques
de réception et d’usage des images 47. Ces ouvrages induisent en effet un mode particulier
de lecture des représentations. Ils valorisent certains éléments et suscitent des parcours
visuels ou des associations privilégiées. Ils renvoient non seulement à un certain nombre
de références textuelles et de significations déterminées mais, en mettant en œuvre les
facultés alors données comme étant celles de l’esprit (mémoire, entendement, volonté),
ils produisent encore un certain nombre d’affections, de sentiments, de résolutions, de
discours ou de demandes adressées à la divinité. Ils visent, en dernier lieu, à provoquer
la transformation intérieure du fidèle et son union à Dieu.
Ce type d’expériences et de rapports aux images n’a pourtant, à l’exception de quelques trop rares travaux qui concernent essentiellement l’époque médiévale et le début
de l’époque moderne 48, guère été exploité par l’histoire de l’art, manquant peut-être
certaines des déterminations fondamentales de ce qui constituait pourtant l’essentiel de
la production artistique à l’époque moderne : l’art religieux. Ce livre se propose non pas
d’analyser de façon détaillée et sans doute prématurée ce que pourrait être une lecture
méditative ou contemplative de la peinture religieuse du XVIIe siècle français, mais, à
titre introducteur s’agissant d’un domaine encore mal exploré et extrêmement vaste, de
préciser quelles pouvaient être les fonctions de l’image au sein de ces pratiques et quels
modes de lecture pouvaient en être alors développés.
En étudiant l’ensemble de ces textes et des représentations associées, plusieurs questions d’ampleur plus ou moins grande s’imposent : Quelle est la place accordée aux images
– et la réponse est alors loin d’aller de soi –, dans la littérature et les pratiques spirituelles
portant sur l’oraison, la méditation et la contemplation dans la France du XVIIe siècle ?
Quelles sont les fonctions attribuées à ces représentations et quels en sont les usages et
les « effets » attestés ? Quels sont les rapports établis entre textes, pratiques concrètes
et images ? Quelle est la nature même des images évoquées dans ces textes – images
matérielles, images mentales, visions et apparitions, « présence », etc. –, et quelles rela22
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tions ces différentes catégories entretiennent-elles entre elles ? En quels « lieux » – livre
(illustration gravée), espace physique privé (chapelle, oratoire) ou public (église), espace
intérieur (mental) –, ces différentes images prennent-elles place ? Dans quelle mesure
peut-on déplacer ou transférer ce que l’on peut désigner comme les protocoles de lecture
et d’appréciation des images évoqués dans ces textes vers les images matérielles produites
par les artistes et qui intéressent au premier chef l’histoire de l’art ?
Si le tableau de Le Brun étudié dans ce chapitre est pour moi un cas exemplaire et
inaugural, la peinture ou la sculpture, et les éventuelles différences impliquées par l’un ou
l’autre médium représentatif, resteront cependant à l’horizon, non atteint, de cette étude.
Je me suis attaché en effet ici avant tout aux textes et aux gravures. C’est là en effet, entre
essentiellement la fin du XVIe siècle et les premières décennies du XVIIe siècle que se réalise,
aussi bien à Anvers qu’à Paris ou dans d’autres centres européens ou régionaux de moindre
ampleur, l’intégration de l’image gravée au sein des traités de spiritualité moderne. C’est
là encore que la référence à l’image, qui relevait du seul domaine textuel, de la description
ou de la métaphore verbale, subit un difficile et contradictoire processus de visualisation.
Un tel processus permet de fonder historiquement et méthodologiquement, bien que de
façon non exclusive, toute approche ultérieure rigoureuse de l’analyse du rapport entre
pratiques spirituelles et images à l’époque moderne, et autorise la restitution partielle du
« modèle » qui, à mon sens, serait à exploiter dans le cas de la peinture religieuse. À ce
titre, les autres œuvres picturales évoquées dans les différents chapitres n’ont d’autres
valeur qu’indicative, et sont susceptibles d’initier d’autres études plus détaillées.
Le chapitre suivant (L’image absente ?), a une valeur programmatique. Après avoir
rappelé l’importance de l’oraison sous ses diverses formes au XVIIe siècle, je tente de mieux
situer la place ambiguë qui est accordée à l’image au sein de ces pratiques spirituelles.
Apparemment, si l’on en croit la plupart des traités d’oraison, l’image est rejetée ou
tout au plus tolérée lors de ces exercices. De fait, les pratiques méditatives contribuent
à déterminer non seulement la propre organisation formelle et sémantique qui préside
à la production des images, mais également, et surtout, un mode d’appréhension des
images que j’ai tenté d’analyser et qui structure, me semble-t-il, les relations usuelles aux
représentations à l’époque moderne.
Les chapitres suivants étudient quelques-uns des « lieux » principaux – le livre, l’église,
l’esprit même du fidèle –, où prend concrètement place, et se déplace, l’image. Le troisième
chapitre (L’image au cœur du livre) est consacré de façon plus spécifique à la pratique
de la méditation à partir du cas, déterminant, des traités illustrés de gravures parus en
France pour l’essentiel dans la première moitié du siècle. La relation privilégiée qui est
généralement établie entre texte et image au sein de ces traités nous permet de saisir au
plus près, et avec un degré d’évidence sans doute plus fort dans le cas d’images de nature
délibérément schématique, la relation qui unit les pratiques de la méditation aux supports
visuels. J’essaie en particulier de montrer comment s’opère une double transformation
qui affecte aussi bien l’image que l’usager de ces traités et qui est la raison d’être de ces
ouvrages : ce que j’ai décrit, en usant du vocabulaire mystique, comme « conformation »
dans le cas de Le Brun.
Le chapitre suivant (L’image et le rituel) s’attache, à travers l’étude des « Tableaux
de la croix », à un cas particulier de pratique de l’oraison qui s’exerçait dans l’église et
lors même du déroulement de la messe, situation qui était celle du tableau d’autel de
Le Brun dans la chapelle du Séminaire d’Olier. Rituel eucharistique collectif et pratique
méditative individuelle sont en effet associés dans ce nouveau genre éditorial extrêmement
important qui se développe à partir du milieu du XVIIe siècle (et jusqu’au XIXe siècle). Je
voudrais dans ce cadre montrer à nouveau quelles modalités particulières de lecture des
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images – images gravées illustrant ces traités, et images des retables où devait se projeter
l’esprit des fidèles – pouvait engager ce type de pratiques.
L’étude qui suit (L’image intérieure) revient sur ce qui peut être défini comme le lieu
et l’état intermédiaire de l’image, l’image mentale située entre l’objet extérieur, l’image
artistique et la vision ou l’inspiration divine. L’œuvre singulière, et illustrée de gravures,
du mystique Jean Aumont, me permettra de présenter un cas exceptionnel de représentation figurée associant une image mentale, sur laquelle doit s’appliquer de façon privilégiée
la méditation du fidèle, et le lieu interne de sa disposition qui est censé être le cœur du
fidèle. Une telle internalisation de l’expérience spirituelle, qui renonce à se manifester par
des signes extérieurs ostensibles, n’est peut-être pas sans rapport avec le propre caractère
discret et intime de l’expérience d’Olier devant le tableau de Le Brun.
Le dernier chapitre (Au-delà des images) porte sur la contemplation. Cette pratique,
liée notamment aux expériences mystiques, semble la plus étrangère à l’image, l’ambition
suprême du fidèle étant de se détacher de toutes les réalités matérielles et a fortiori des
représentations figurées. En réalité, l’image continue vraisemblablement de jouer un rôle
important durant cette pratique, et pas seulement comme un point de départ suscitant
éventuellement le type d’état « extatique » dont témoigne le rapport d’Olier au tableau
de Le Brun. L’image reste présente lors de la contemplation, mais sans doute moins
sous la forme quelque peu naïve des visions et autres apparitions miraculeuses de nature
iconique auxquelles s’attache peut-être excessivement l’histoire de l’art que sous l’aspect,
plus abstrait mais peut-être plus essentiel, d’une forme de « présence » dont j’évoquerai
quelques-unes des caractéristiques phénoménales. Cette autre forme de l’image est celle
qui pourrait inciter l’histoire de l’art à la prise en compte d’autres régimes imaginaires
et à la mise en œuvre d’autres modalités interprétatives.
De l’image intérieure à la « présence », via certaines des manifestations matérielles que
peuvent être la gravure ou le tableau, c’est l’image en ses déplacements, en tant que mouvement, circulant de lieu en lieu mais presque toujours étroitement articulée à un ancrage
textuel et à des pratiques bien déterminées, que nous nous attacherons à suivre.
Notes
1. Nicolas DE THOU, Recueil d’Instructions pour l’Intelligence des Sacremens de l’Église Catholique...,
Paris, S. Nivelle, M. Sonnius, G. Chaudiere, G. de la Nouë, T. Breman, 1587, p. 9v°-11r°.
2. Je me permets ici de renvoyer à Frédéric COUSINIÉ, Le peintre chrétien. Théories de l’image
religieuse dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, coll. esthétiques, 2000.
3. André FÉLIBIEN, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres…, t. I,
Trevoux, 1725, 1er entretien, p. 100 ou encore p. 69 sur l’architecture : « La structure des Églises
& des lieux d’oraison, doit par elle-même élever nos yeux & nos cœurs au ciel. » Les mêmes
termes sont repris par Roger DE PILES dans son Abrégé de la Vie des Peintres (1699, rééd. 1715),
dans L’idée du peintre parfait, « Des Idées imparfaites de la peinture », p. 45 (cité d’après l’édition de Paris, Gallimard, 1995) : « que par cette imitation on peut élever en milles manières le
cœur des Fidèles à l’amour Divin ».
4. Voir sur cette œuvre, outre la monographie de référence d’Alain MÉROT, Eustache Le Sueur
(1616-1655), Paris, Arthéna, 1987, n° 183 ; Le Dieu caché. Les peintres du Grand siècle et la
vision de Dieu, catalogue d’exposition (Rome, 2000-2001), sous la dir. d’O. Bonfait et N. Mac
Gregor, Rome, Ed. de Luca, 2000, p. 125-127 (notice d’E. Coquery).
5. Claude nIVELON, Vie de Charles Le Brun et description détaillée de ses ouvrages, éd. critique et
introduction de L. Pericolo, Genève, Droz, 2004, p. 196-198 (le manuscrit date des années 16951699). Sur cette œuvre, voir le dossier rassemblé par Henri JOUIN, Charles Le Brun et les arts
sous Louis XIV, Paris, Imprimerie Nationale, 1889, p. 86-96, p. 461-462, p. 483-484, et Pièces
justificatives, doc. VIII, p. 681-684 ; Charles Le Brun (1619-1690), peintre et dessinateur, cata24
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logue d’exposition (Versailles, 1963), Paris, 1963, n° 24 (notice de J. Thuillier) ; Marie-Thérèse
GLASS-FOREST, « Actes notariés et restitution archéologique d’un maître-autel, I. La chapelle
du séminaire de Saint-Sulpice », Revue de l’art, 54, 1981, p. 79-81 ; Lydia BEAUVAIS, Inventaire
général des dessins. École française. Charles Le Brun, Paris, RMN, 2000, t. I, p. 376-382.
6. Sur Olier et le Séminaire voir, parmi les sources anciennes, Henri de lA COMBE-BAUDRAND,
Mémoire de M. Baudrand sur la vie de M. Olier et sur le séminaire de Saint-Sulpice, BN,
Ms fr. 11760, (1682) ; la somme de M. FAILLON, Vie de M. Olier, fondateur du séminaire de SaintSulpice, Paris, Watteliern, 1873 (4e éd.), 3 vol ; Frédéric MONIER, Vie de Jean-Jacques Olier…,
Paris, J. de Gigord, 1914, t. I. Parmi les travaux plus récents, et à défaut d’une monographie
actualisée, voir les études rassemblées dans le Bulletin de Saint-Sulpice, n° 15, 1988 consacré
à « Jean-Jacques Olier (1608-1657) », ainsi que Michel DUPUY, Se laisser à l’Esprit. L’itinéraire
spirituel de Jean-Jacques Olier, Paris, Cerf, 1982, précieux pour ses nombreuses citations et
analyses des Mémoires inédits d’Olier.
7. C. nIVELON, op. cit., p. 196-198.
8. Cité d’après M. FAILLON, Vie de M. Olier…, op. cit., p. 171-172.
9. Sur ce vocabulaire, et pour une analyse plus circonstanciée, voir la somme de HONORÉ DE
SAINTE MARIE, Tradition des Peres et des auteurs ecclesiastiques sur la contemplation…,
Paris, Jean de Nully, 1708-1714, 3 vol., et en particulier le 1er tome, p. 299 (« suspension »),
p. 300-301 (« Silence spirituel »), p. 306 (« Jubilation spirituelle »), p. 335 (« Extase »), etc. ;
ou celle de Giovanni Battista SCARAMELLI, Le Directoire mystique…, trad. de l’italien par le
P. F. Catoire, Tournai-Paris, P. Lethielleux, 1863, 2 vol. Voir aussi la somme de Jacques nOÜET,
L’Homme d’Oraison. Sa conduite dans les voyes de Dieu. Contenant toute l’œconomie de la
Meditation, de l’Oraison affective, & de la Contemplation…, Paris, François Muguet, 1674, t. I,
Livre V et VI qui définit longuement ce vocabulaire. Voir également les synthèses modernes
de L. BORRIELLO, E. CARUANA, M. R. del GENIO, N. SUFFI (dir.), Dizionario di Mistica, Città
del Vaticano, Libreria editrice Vaticano, 1998 et de Peter DINZELBACHER, Dictionnaire de la
mystique, Brepols, 1993.
10. Voir par exemple PIERRE DE POITIERS, Le Jour Mystique ou l’eclaircissement de l’oraison
et theologie mystique. Par le Reverend Pere de P. Provincial des Capucins de la Province de
Touraine, Paris, Denys Thierry, 1671, t. I, p. 116 : « L’ivresse que cause un vin fort & precieux,
peut estre le symbole de la troisiéme sorte d’oraison qui est la Mystique ; & le saint Esprit
exprime assez souvent la douceur de ses consolations, ou la force de ses attraits, par la comparaison d’un vin exquis. »
11. Voir le texte bien connu de Michel DE CERTEAU repris dans Le Lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Paris, Gallimard-Seuil, 2005, chap. 14, « Mystique », p. 330-332.
12. G. P. BELLORI, L’Idée du peintre, du sculpteur et de l’architecte…, cité d’après E. PANOFSKY,
Idea, trad. de l’allemand par H. Joly, Paris, Gallimard, 1989, Appendice II, p. 175 : « Mais les
esprits élevés qui subliment leur pensée dans l’Idée du beau, ne sont ravis d’extase que par
celle-ci qu’ils contemplent à l’égal d’une chose divine. »
13. Ce sont les termes plusieurs fois répétés de l’Office en l’honneur de la vie intérieure de la TrèsSainte-Vierge (traduction de l’Officium in honorem Vitae interioris…, Paris, 1665), dans Vie
intérieure de la Très-Sainte Vierge. Ouvrage recueilli des écrits de M. Olier…, Rome, Salviucci,
1866, t. II, p. 425.
14. C. nIVELON, op. cit., p. 196 : « Cette influxion de grâce semble même la transformer en une
beauté au-dessus de ce qui peut se remarquer de toutes les femmes ; de laquelle beauté extraordinaire est surprise et étonnée toute cette sainte assemblée » : selon cette description la
surprise voire la terreur des apôtres tiendrait davantage à la beauté de la Vierge qu’à l’apparition du Saint-Esprit… La Beauté n’est pas juste ici un élément de séduction mais l’opérateur
même de l’échange réciproque qui associe monde terrestre et céleste : la beauté, qui résulte
d’une « grâce » divine accordée à la Vierge, est ce qui permet en retour de se projeter dans le
monde divin et d’être soi-même touché (« l’extase effective ») par la divinité. Sur l’éventuel
« platonisme » d’Olier et le rôle de la « beauté », voir M. DUPUY, op. cit., p. 370 et suiv. et le
Traité des attributs divins d’Olier : « Voici encore des beautés écloses […] et qui font voir un
échantillon de la beauté divine. » (Cité par DUPUY, p. 372.)
15. Ces deux étapes pourraient relever du passage d’une contemplation « acquise » (liée à l’action
propre du contemplatif et qui considère encore les choses corporelles et sensibles : la Vierge),
à une contemplation « infuse » (« par une motion particulière du Saint-Esprit, qui éleve l’ame
sans aucun effort de sa part », et qui porterait sur des matières spirituelles), d’après les termes
de HONORÉ DE SAINTE MARIE, Tradition des Peres…, op. cit., t. I, 1708, p. 3 et p. 358 et suiv.
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et t. II, p. 112 et suiv. Entre autres nombreuses expériences de nature mystique, les Mémoires
d’Olier rapportent d’autres exemples semblables où oraison à la Vierge et action du Saint-Esprit
induisent une même élévation vers la divinité : « Le premier jour d’octobre, j’allai renouveler
le vœu qu’il plaît à Dieu me permettre de faire tous les ans en ce même jour, de dire le chapelet toute l’année à la gloire de la très-sainte Vierge. M’étant abandonné à l’Esprit-Saint, je
commençai de remarquer en moi la suavité de son opération. Je me sentis intérieurement élevé
à Dieu… », Extraits des Memoires manuscrits de M. Olier…, dans Œuvres complètes de M. Olier,
publiées par M. L’abbé Migne, Paris, Migne, 1856, col. 1104 ; voir aussi, important pour le
tableau de Le Brun et signalé plus haut, les « grâces » exceptionnelles qu’il reçut en 1636 le
jour même de la Pentecôte. On sait aussi que le premier tableau prévu pour la chapelle, l’œuvre
de Le Sueur, est le résultat d’une « vision » qui indique à Olier aussi bien le sujet que l’artiste :
« il a plu à la divine bonté de me faire voir le dessin du mystère qu’il désirait être mis sur l’autel
de la chapelle du séminaire, me faisant voir encore la personne qui le devait donner qui est une
âme sainte », cité d’après les Mémoires d’Olier, dans Le Dieu caché…, op. cit., p. 125.
16. Voir, sur les deux principes effectifs de l’oraison, J. nOÜET, L’Homme d’Oraison…, op. cit.,
p. 111-118 et suiv.
17. Les dangers de l’amour-propre et de la « superbe », thèmes très présents dans les textes d’Olier,
tourmentaient tout particulièrement le fondateur du Séminaire, tenté par l’anéantissement de
soi et l’abandon à la seule volonté divine : voir sur ce point Bernard PITAUD, « L’épreuve spirituelle de M. Olier (1639-1641) », Bulletin de Saint-Sulpice, n° 5, 1988, p. 19-23.
18. Nous avons abordé cette question plus largement dans Frédéric COUSINIÉ, Le Saint des Saints.
Maîtres-autels et retables parisiens du XVIIe siècle, Aix-en-Provence, PUP, 2006, chap. V.
19. Le pilastre (ionique, mais dont le sommet est ici coupé dans la version du Louvre), les piédroits,
l’arcade, l’oculus ouvrant sur le paysage répondent très directement aux motifs et aux formes
architectoniques du retable de menuiserie.
20. Les langues de feu touchent d’abord les personnages situés près de la Vierge sur la plateforme
et non les apôtres situés en contrebas qui le voient, comme les spectateurs, avant de le recevoir : le Saint-Esprit n’est pas encore donné à tous, dans une sorte d’immédiateté, mais il est
représenté dans le mouvement progressif et dynamique de sa descente dont le spectateur est
incité à imaginer qu’il pourrait, dans un troisième temps, l’atteindre également.
21. Voir Emmanuel COQUERY, « La sensibilité religieuse des artistes de l’Académie royale de
peinture et de sculpture au XVIIe siècle », dans Le Dieu caché.., op. cit., p. 54-56, où l’auteur
évoque le tableau de Le Brun et d’autres cas analogues. L’autoportrait de Jean de Troy, peintre
que nous retrouverons dans le chapitre suivant, pourrait figurer dans son grand œuvre qu’est
le Saint Pierre et saint Jean guérissant le paralytique, Montpellier, cathédrale Saint-Pierre,
tableau qui était l’un des pendants de La Chute de Simon le magicien de S. Bourdon.
22. Mémoires de M. Baudrand…, op. cit., fol. 42 (cité par H. Jouin, op. cit., p. 91, note 3) : « M. Le
Brun s’étant surpassé lui-même dans ce tableau, il demanda à M. Olier la permission de s’y
peindre. Il l’obtint et s’y peignit en effet en apôtre, mais sur le bord et regardant les spectateurs. Ce qu’il fit afin qu’en même temps qu’on y jetterait les yeux on reconnût le peintre et
qu’on donnât à l’auteur la louange et l’estime que méritait son ouvrage ». On peut mettre cette
« permission » en rapport avec un passage d’Olier comparant l’œuvre de Dieu, et notamment la
Vierge qui est « son chef-d’œuvre » (p. 91), et celle des peintres dont il faut savoir reconnaître
la « gloire » : voir Jean-Jacques oLIER, Introduction à la Vie et aux Vertus Chrestiennes…, Paris,
Emanuel Langlois, 1661, p. 89-90. Tout le reste de l’ouvrage exalte cependant l’humilité, la
mortification, le rejet de la « superbe », etc., à laquelle aspirait Olier. Voir encore le même type
d’attitudes dans les textes d’Olier rassemblés par Bernard PITAUD et Gilles CHAILLOT, JeanJacques Olier, directeur spirituel, Paris, Cerf, 1998, p. 65.
23. Que signifie une telle position « d’artiste-apôtre » recevant l’Esprit, le « don des langues », la
grâce divine voire un « talent » surnaturel et étant lui-même, ce sont les derniers mots du texte
de Nivelon, un « don céleste » : « ces grands hommes sont des dons célestes rarement accordés
au monde » ? Voir C. nIVELON, op. cit., p. 574.
24. Cet idéal de conformation, issu de la tradition chrétienne, guide toute l’œuvre d’Olier : voir par
exemple les premiers mots de La Journée Chrétienne, Paris, Jacques et Emmanuel Langlois,
1657, Préface : « Dieu avoit premierement formé l’homme dans un estat parfait, il avoit imprimé
en luy son image & sa ressemblance, & l’avoit rendu participant de sa nature & de toutes ses
perfections. Depuis le peché, ces traits de Dieu si purs & si saints ont esté effacez, & l’homme
est devenu si perverty & si corrompu, qu’il n’est presque rien resté en luy de ce qu’il avoit de
Dieu » (p. 3). D’où le projet de restituer en soi cette image perdue grâce à la pratique des vertus,
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à la pénitence, à la communion et avec l’aide du Saint-Esprit, p. 6-7. Voir aussi l’Introduction
à la vie et aux vertus Chrestiennes d’Olier, Paris, E. Langlois, 1661, p. 16, 17, 21 etc., où c’est
l’aide du Saint-Esprit qui permet de réaliser cette conformation.
25. C’est là en tout cas le point de départ de l’oraison selon Olier, qui vise à l’union divine ou
« communion spirituelle » (« entrer en participation de ses dons et de ses perfections »), voir
J.-J. oLIER, Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, in Œuvres complètes…, op. cit., p. 494
et p. 495 (la 2e édition de cet ouvrage paraît en 1657).
26. La Vierge, mise en évidence dans le tableau de Le Brun, a en effet pour Olier un rôle privilégié
dans cette opération de conformation : en tant que « sceau divin » où le Saint-Esprit a gravé
l’image du Christ, elle l’imprime à son tour aux apôtres et au-delà à l’ensemble des chrétiens :
voir par exemple l’Office en l’honneur de la vie intérieure de la Très-Sainte-Vierge (traduction
de l’Officium in honorem Vitae interioris…, Paris, 1665), dans Vie intérieure de la Très-Sainte
Vierge…, op. cit., p. 445 ou 428.
27. Ce qui est le cas d’Olier, discret sur ses expériences mystiques et qui livre l’essentiel des données
de sa vie intérieure dans des Mémoires restés manuscrits. Cette tension entre spectacularisation
et discrétisation de l’expérience intérieure traverse toute l’histoire du thème jusque dans la
psychanalyse contemporaine : le tournant freudien du rejet de la visualisation et de la mise en
scène des états mentaux (Charcot) auquel est substituée la séance orale freudienne.
28. « Se laisser à l’Esprit » et être « possédé par Dieu », sont deux thèmes essentiels de la spiritualité d’Olier exprimés dans ses Mémoires autographes : voir le Dictionnaire de Spiritualité
ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, t. XI, 1981, col. 743-744.
29. Nous suivons ici l’analyse de l’expérience de l’art telle que décrite par Hans-Georg GADAMER,
Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1996,
p. 142-144.
30. Voir Kendall L. WALTON, Mimesis as Make-Believe – On the Foundations of the Representational
Arts, Cambridge, Harvard University Press, 1990, ainsi que Gregory CURRIE, Image and Mind –
Film, Philosophy and Cognitive Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
31. Le terme fait l’objet des commentaires de Burton, Hobbes, puis Locke, Leibniz, etc. Voir l’introduction et le précieux dossier rassemblé par Claire CRIGNON-DE oLIVEIRA dans son édition
de la Lettre sur l’enthousiasme de Shaftesbury, Paris, Librairie Générale Française, 2002.
32. Roger DE PILES, Cours de peinture par principes, éd. et introduction de J. Thuillier, Paris,
Gallimard, 1989, p. 70-73.
33. Il est aussi l’auteur, très marqué par Condren et la pensée mystique, de nombreux textes sur
l’oraison, distinguant notamment oraison de sentiment, de disposition et de foi : voir Raymond
DEVILLE, « Jean-Jacques Olier maître d’oraison », Bulletin de Saint-Sulpice, n° 15, 1988, p. 89111. L’oraison était un exercice que devaient pratiquer les séminaristes.
34. L’Esprit saint est le guide privilégié du fidèle lors de l’oraison. Par l’oraison, et grâce à la vertu
et au pouvoir du Saint-Esprit auquel doit s’abandonner le fidèle, celui-ci atteint la « communion
spirituelle » (pendant de la « communion sacramentale »), voir le Catéchisme Chrétien pour
la vie intérieure, chap. VIII, « méthode de l’oraison ». Voir sur ce point R. DEVILLE, op. cit.,
p. 103. Sur l’importance du Saint-Esprit dans la spiritualité d’Olier voir M. DUPUY, Se laisser
à l’Esprit…, op. cit. On retrouve des idées semblables chez Condren, le directeur spirituel
d’Olier : Voir Charles DE CONDREN, Saintes instructions pour la conduite de la vie intérieure…,
Paris, M. Le Petit, 1671, p. 64 (« Disposition pour l’oraison »), ou encore, entre autres exemples
très communs, chez le R. P. HERCULES, « La science de l’Oraison », dans Ouvrages de Pieté, II,
Paris, Georges Josse, 1675, p. 586 : « Que le saint Esprit est le principe de nos Oraisons. »
35. Notons cependant, dans le cas de Martin Barcos, sa grande méfiance à l’égard de ces pratiques
de l’oraison mentale, nouveautés critiquées dans Les Sentiments de l’abbé Philérème (Martin
de Barcos) sur l’oraison mentale. En revanche, on connaît le monumental Traité de la Prière
de Pierre Nicole qui insiste sur l’utilité de l’oraison même s’il reste très sceptique à l’égard
de la contemplation : voir Pierre nICOLE, « Traité de la prière », dans Essais de Morale, Paris,
1733-1771, t. IV (Genève, Slatkine reprints, 1971), Livre III, p. 651-654.
36. À propos de Charles de Condren, inspirateur du Séminaire fondé par Olier, voir par exemple sa
Lettre : « De l’excellence de la feste de la Pentecoste, & quelles dispositions nous devons avoir
pour recevoir le S. Esprit », dans Discours et Lettres du R. P. Charles de Condren…, Paris, Jean
Jost, 1648 (3e éd.), Lettre LIV, p. 481-485 : « Je vous disois ces jours passez que nous devions
considerer ceste feste comme la principale de toutes celles qui nous sont proposées en toute
l’année », ou encore Lettre LXVII, p. 550, où la Congrégation de l’Oratoire est comparée à
l’assemblée des apôtres inspirés par le Saint-Esprit lors de la Pentecôte.
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37. Voir sur le thème de l’importance du Saint-Esprit pour la direction spirituelle, les textes rassemblés et étudiés par Bernard PITAUD et Gilles CHAILLOT, Jean-Jacques Olier, directeur spirituel,
Paris, Cerf, 1998, p. 35, 37, 156-158. Notons que Olier lui-même, longtemps incapable de s’exprimer et n’ayant pu se consacrer suffisamment à l’étude, attribuait aux « lumières » de Dieu
ses paroles lors des prédications improvisées qu’il dut faire, voir Étienne-Michel FAILLON, Vie
intérieure de la Très-Sainte Vierge. Ouvrage recueilli des écrits de M. Olier…, Rome, Salviucci,
1866, t. I, Préface, p. 9 et suiv. Voir aussi les Mémoires d’Olier, t. I, p. 162, 156, 407, etc. (cité
d’après M. FAILLON, Vie de M. Olier…, op. cit., t. I, p. 92 et t. III, p. 81-83).
38. L’état d’enfance pouvant renvoyer le fidèle à sa propre enfance au cours de laquelle il reçoit,
lors du baptême la grâce infuse que lui communique déjà le Saint-Esprit.
39. La Vierge est cependant centrale et surélevée dans le tableau sur le même thème donné à l’atelier de Champaigne (vers 1631), autrefois au Carmel du Faubourg Saint-Jacques et désormais à
l’église Saint-Jean-Baptiste de Libourne.
40. Comparaison présente par exemple chez J. nOÜET, L’Homme d’Oraison…, op. cit., t. I, Seconde
partie, Livre 6, p. 263 : « Car comme nous remarquons diverses couleurs dans la flamme du
feu qui paroist par fois bleüe, par fois rouge, par fois jaunâtre, par fois plus claire & plus blanche, selon la matiere qui la nourrit, de mesme voyons-nous que l’amour divin, qui est un feu
celeste & une flamme secrette, que le Saint-Esprit allume dans les ames pures, y fait differentes
impressions, qui sont comme autant de degrés par où elles montent vers Dieu, pour s’unir à
son infinie bonté. »
41. Voir les textes épars et pour l’essentiel inédits, donnés à Olier et rassemblés sous différents
thèmes, publiés dans E.-M. FAILLON, Vie intérieure de la Très-Sainte Vierge…, op. cit., 1866,
t. II, chap. XV : « Ascension et Pentecôte », p. 148-160.
42. Pierre COTON, Intérieure occupation d’une ame devote. Par le R. P. Pierre Cotton, Predicateur
ordinaire du Roy, de la Compagnie de Jesus…, Claude Chappelet, Paris, 1609, p. 78-81. Nous
reviendrons sur ce texte dans le second chapitre.
43. Amable BONNEFONS, Abbregé de la Vie et de la Doctrine de Jesus-Christ, […] Avec un Abbregé
de la vie de la glorieuse Vierge Marie […] En forme de Meditations pour tous les Samedis, Paris,
Jean Henault, 1656 (3e éd.), p. 457-459, 32e et 33e Samedis : « Peu apres elle se retire dans le
Cenacle pour recevoir le S. Esprit » ; « Elle reçoit le S. Esprit avec les Apostres ». Chaque point,
trois par méditation, développe un aspect particulier qui doit susciter un acte ou une résolution
particulière du fidèle. Voir aussi, avec une gravure de Charles de Mallery, la méditation sur « La
venue du S. Esprit » d’Étienne BINET, Meditations affectueuses sur la Vie de la Tres Saincte
Vierge…, Anvers, Martin Nutius, 1632, p. 105-107. Cette méditation est divisée en six points
et un « Doux Transport », où le fidèle s’interroge sur le surcroît de grâce que reçoit la Vierge,
considère le cœur embrasé de Marie, s’interroge sur les paroles que pouvait dire la Vierge,
aspire à recevoir lui-même la grâce divine, ressent lui-même la brûlure de l’Esprit, etc.
44. Paul DE lAGNY, Exercice methodique de l’oraison mentale…, Paris, Vve de Denys Thierry,
1658, p. 652-659 ; Jacques nOÜET, L’homme d’oraison. Ses Meditations et Entretiens pour tous
les jours de l’année. Troisième Partie. Depuis Pasques jusqu’à la feste du tres-saint Sacrement,
Paris, F. Muguet, 1675, p. 399-484.
45. Voir la 8e considération : « Toy aussi mon ame […] entre un peu en ce lieu sacré, & considere
premierement les personnes qui y sont », etc.
46. Vincenzo BRUNO, Meditations sur la Vie et Passion de N. Seigneur Jesus-Christ ; de la Bienheureuse Vierge Marie, & des Saincts […] Traduictes d’Italien en François par M. Cl. De
Bassecourt & Phil. Du Sault, Lyon, Pierre Rigaud, 1615, 3e partie, p. 205-210 : « Soixantedeuxieme Meditation. De la mission du Sainct-Esprit. »
47. Nous sommes ici moins du côté de la seule restitution de l’éventuelle intentionnalité de l’artiste,
du commanditaire ou d’un groupe social déterminé, que du côté de la réception possible d’une
telle œuvre par un public particulier : ici l’ensemble des dévots dont la culture religieuse et les
pratiques dévotionnelles étaient déterminées par l’exercice usuel des méthodes de l’oraison.
48. Voir, depuis les travaux inauguraux de Panofsky sur l’Imago pietatis, les études exemplaires de
S. Ringbom, J. H. Marrow, J. F. Hamburger, H. Belting, H. L. Kessler, R. L. Falkenburg, Henk
van Os, P. Vandenbroeck, etc., ou, pour les XVIe et XVIIe siècles, celles de A. Gentili (Lotto),
V. Guazzoni (Moretto), B. Aikema (Bassano), M. Fumaroli (à propos du Guide), de G. Careri
à propos du Bernin, de P.-A. Fabre, W. S. Melion, L. Salviucci Insolera ou R. Dekoninck sur
Loyola et le milieu jésuite, ou encore, pour le domaine plus étudié, avant tout par les « littéraires », de l’emblématique religieuse, J.-M. Chatelain, P. Choné, A. Guiderdoni-Bruslé, A.E. Spica, etc.
28
L’image absente ?
Aux XVIe et XVIIe siècles la « contemplation », évoquée par Nicolas de Thou et expérimentée de façon exemplaire par Jean-Jacques Olier, n’est pas uniquement le privilège envié
des anges et des saints jouissant de la Gloire céleste. Elle est aussi le terme ultime et idéal
d’une pratique spirituelle bien particulière que les traités des mystiques flamands, italiens et
surtout espagnols ont contribué à diffuser dans la France du XVIIe siècle auprès d’une large
population constituée aussi bien de clercs que de laïcs : l’oraison, la lecture ou la méditation
spirituelle qui prenaient comme supports conjoints ou alternatifs livres et images.
Plusieurs tableaux du XVIIe siècle nous permettent de mieux comprendre ces usages par
les représentations élaborées qu’ils en donnent. Parmi eux, deux portraits de Jean de Troy
(1638-1691), à mon sens extrêmement originaux, ont la particularité de mettre en scène
et, d’une certaine façon, d’inciter eux-mêmes explicitement à cette pratique religieuse :
il s’agit des portraits de Jeanne de Juliard de Mondonville (Toulouse, coll. part.) et d’un
Moine cordelier (Narbonne, musée d’art et d’histoire) (ill. 3 & 4).
L’artiste d’origine toulousaine, premier directeur de l’Académie de peinture de
Montpellier en 1679 et frère du portraitiste François de Troy (lui-même père de JeanFrançois de Troy qui dirigera l’Académie de France à Rome), est notamment connu pour
les deux monumentales compositions qui encadraient la célèbre et alors controversée Chute
de Simon le magicien de Sébastien Bourdon à la cathédrale Saint-Pierre de Montpellier :
La Remise des clés à saint Pierre (œuvre inachevée à la mort de l’artiste), et Saint Pierre
et saint Jean guérissant le paralytique (vers 1687-1691). Cette dernière œuvre est particulièrement intéressante en ce sens qu’elle intègre un portrait de l’artiste et probablement
ceux d’autres contemporains, comme l’avaient fait quelques décennies plus tôt Bourdon
dans son propre chef-d’œuvre pour la cathédrale (1657) ou Le Brun, la même année,
pour sa Pentecôte parisienne 1. On retrouve notamment, avec un même drapé et une
situation analogue en marge de la toile, un personnage au regard tourné vers le spectateur
et pointant la scène centrale : soit l’artiste, si celui-ci n’est pas l’homme au turban dont
le regard est également dirigé vers le spectateur, soit l’un des commanditaires, Pierre II
de Bonzi, archevêque de Narbonne et protecteur de l’artiste, ou bien encore Charles de
Pradel, évêque de Montpellier. Cette inscription de portraits contemporains au sein d’une
scène religieuse implique sans doute là encore des effets de sens que l’on peut imaginer
proches de ceux évoqués à propos du tableau de Le Brun 2.
De fait, c’est essentiellement à son talent de portraitiste que Jean de Troy, tout
comme son frère, doit d’être connu. Les deux œuvres qui concernent ici notre propos
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Ill. 4 – Jean de Troy, Portrait d’un moine cordelier,
Narbonne, musée d’art et d’histoire.
Ill. 3
Jean de Troy,
Jeanne de
Juliard, dame
de Mondonville,
Toulouse,
coll. privée.
relèvent d’un genre de portrait que l’on pourrait désigner comme « portrait spirituel »
et qui a pour originalité, me semble-t-il, le fait « d’actualiser », dans des personnages
contemporains, des figures archétypales de la spiritualité chrétienne. La première œuvre
est l’étonnant Portrait de Jeanne de Juliard. La dévote (1629-1703), fût la fondatrice, en
1662, de la congrégation toulousaine des Filles de l’Enfance et elle était en relation avec
le milieu janséniste de Port-Royal qui causera sa condamnation 3. Elle est représentée un
livre entrouvert en main dont elle vient un instant de suspendre la lecture (un doigt est
glissé entre les pages), pour se tourner vers le spectateur ou méditer intérieurement sur
le passage lu 4. Elle est située auprès d’une table chargée de livres derrière lesquels est
disposé un tableau de la Nativité qui vient ici se substituer, dans ce type de scènes, au plus
commun crucifix. Le tableau est une allusion directe à la spécificité de sa congrégation
de jeunes femmes tenues « d’honorer les divers états de l’Enfance » du Christ 5. Cette
dévotion résulte de la propre expérience spirituelle de la dévote qui, en 1656, reçut « la
présence de l’Enfance de Nostre-Seigneur » et décida d’y « appliquer » son esprit et d’en
adopter les vertus (simplicité, innocence, obéissance, humiliation, etc. 6). Le « tableau
dans le tableau » n’est donc pas nécessairement la reproduction d’un tableau existant,
mais il est avant tout l’évocation ou la traduction picturale de cette vision inaugurale
intérieure. Il devient aussi une incitation, via la pratique ostensiblement affichée de la
lecture spirituelle, à la poursuite de la méditation sur le mystère représenté, mystère que
l’on sait central pour la spiritualité française, carmélite ou bérullienne notamment, du
XVIIe siècle. La disposition est extrêmement étudiée : les ouvrages, posés devant le tableau,
s’interposent entre dévote et image tandis que le tableau lui-même paraît comme supporté
par les deux colonnes en arrière. Une relation réciproque et complémentaire est ainsi
intimement nouée entre lecture spirituelle et contemplation du tableau, relation, nous le
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verrons, qui est au fondement même de la pratique contemplative et plus généralement
de ce que l’on appelait l’oraison mentale. Cette pratique était d’ailleurs familière à Jeanne
de Juliard dont la correspondance montre les visites quotidiennes qu’elle faisait aux différentes églises toulousaines pour assister aux divers offices et se livrer, non sans difficultés
et « sécheresses », à la méditation sur divers « mystères 7 ». C’est aussi un exercice que
les membres de la Congrégation qu’elle avait fondée devaient pratiquer « deux fois par
jour, en Communauté, demi-heure chaque fois 8 » ainsi que lors d’une retraite annuelle 9.
La présence, dans les chambres des membres de la Congrégation, de divers tableaux,
dont celui « d’une Image de la Sainte Vierge ou du saint Enfant Jesus », ou celle, dans la
chapelle, de tableaux « représentant les Mysteres de l’Enfance de Jesus », ne pouvait que
faciliter un tel exercice 10. L’ensemble de la composition de l’œuvre de Jean de Troy se
situe dans un lieu à la fois familier (le mobilier, l’attitude, les vêtements) et générique,
voire potentiellement symbolique (colonnes, nuages et ciel, table qui pourrait presque
évoquer un autel), situation qui fait de cette scène non pas seulement un portrait de
« genre » mais une œuvre quasi emblématique d’un état et d’une pratique spirituelle.
Si ce portrait de la fondatrice de l’ordre est bien celui qui se trouvait dans le cabinet
de la dévote, accompagné, s’il faut en croire un hypothétique et malveillant témoignage
anti-janséniste, de natures mortes, de paysages et des portraits de l’abbé de Saint-Cyran
et de l’abbé Ciron (son vénéré directeur spirituel 11), il lui présentait, dans une relation
spéculaire à la fois « réaliste » et idéelle, le modèle d’une vie spirituelle méditative tendue
vers l’identification au Christ enfant.
L’autre tableau, qui pourrait être comme le pendant « clérical » du portrait « laïc »
de la dévote, est le portrait d’un Moine cordelier (Narbonne, musée d’art et d’histoire 12).
Le religieux, peut-être le Père Lagreffe (Antoine de Trinquaire) qui sera plusieurs fois
Provincial des cordeliers et auquel était amicalement lié l’artiste depuis un voyage commun
en Italie, appartenait à un ordre franciscain méditatif. Assis dans ce qui peut être une
cellule sobrement meublée qui s’ouvre sur un paysage indistinct sur la droite, le moine
est saisi à nouveau dans l’acte même de ce que l’on désignait alors comme la « lecture
spirituelle ». Yeux presque clos, baissés cette fois dans une clôture intérieure peut-être
plus propre à son état, semblant méditer tel terme ou telle phrase du livre ouvert sur la
table, il paraît saisi par une « motion »
interne qui tend son corps, légèrement
désaxé, et il agrippe de sa main droite le
bord de sa chaise comme pour s’assurer
de sa matérialité et de sa propre stabilité. L’autre main relève un feuillet du
livre et semble, là encore, isoler entre
ses doigts un passage, comme pour
ne pas le perdre lorsqu’il reprendra sa
lecture. Dans un dessin préparatoire de
ce tableau conservé au musée Atger de
Montpellier (ill. 5), le moine franciscain
n’a devant lui qu’un seul livre ouvert.
Dans le tableau, d’autres livres, ouverts
ou fermés sur la table, une bougie
éteinte, un crâne renversé, un crucifix
que l’on pourrait imaginer à l’extrémité
de la table (et qui apparaît d’ailleurs au
verso du dessin préparatoire), viennent
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Ill. 5
Jean de Troy,
Portrait d’un
moine cordelier,
dessin
préparatoire,
Montpellier,
musée Atger.
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inscrire cette scène contemporaine, presque familière voire étonnamment désinvolte par
certains aspects, dans une antique tradition iconographique : celle du saint en méditation,
entre pénitence, exercice ascétique, lecture spirituelle, méditation sur la vanité, la mort,
les mystères divins ou les scènes de la Vie et Passion du Christ.
Cette tradition, ici largement reformulée dans un tout autre contexte, est bien sûr
celle de saint Jérôme et plus encore de la Madeleine, de saint François d’Assise, de saint
Bruno, saint Benoît et des multiples saints représentés en méditation. Toute une littérature
hagiographique, dont Les fleurs des vies des saincts du jésuite Pedro de Ribadeneira est sans
doute l’un des exemples les plus représentatifs du XVIIe siècle, insiste sur cette pratique
spirituelle à laquelle ne pouvaient guère échapper les principaux saints. Saint Bruno et ses
disciples retirés au « désert » vivaient « en silence, en oraison, lecture & contemplation ».
« L’estude » et le « soin principal » de saint Jérôme « consistoit à mediter la Loy de nostre
Seigneur jour & nuit, lire, entendre, traduire, & expliquer ». Dans sa cellule « il s’adonnoit
fort aux jeusnes & à l’oraison ; l’on n’entendoit une seule parole de sa bouche, qui ne fust
de choses sainctes & divines ; en son silence il parloit interieurement avec Dieu ». Saint
François lui-même, exemple déterminant pour notre cordelier, « s’occupait incessamment
en la contemplation & meditation de Dieu, & vivoit d’oraison 13 ».
De nombreux artistes se sont fait presque une spécialité de ce type de scènes, offertes
en modèles aux dévots. On connaît les multiples versions de saints dans leurs cabinets, leurs
oratoires ou leurs grottes d’ascètes, occupés des mêmes topiques objets syntaxiquement
associés selon une combinatoire où toutes les variantes possibles sont épuisées (ill. 6 à 9).
Ce sont les œuvres peintes notamment par le prolifique Claude Vignon. Ses saint Jérôme
(La Haye, Orléans, Épinal, Strasbourg, etc.), saint Paul (Paris, Saint-Séverin), saint Pierre
(Stanford, Nantes), saint Antoine (Lyon, Saint Bruno des Chartreux), saint François d’Assise
ou saint Charles Borromée (gravés par G. Rousselet), font échos aux tableaux analogues de
Jacques Blanchard (le saint Jérôme de Budapest, ses différentes versions de la Madeleine
repentante en méditation, le saint Antoine du musée de Tours), de Champaigne (le saint
Arsène d’Houston, les Madeleine d’Houston ou de Rennes, le saint Bruno de Stockholm,
le Borromée d’Orléans), ou encore de Le Sueur (la Madeleine du musée de Lille), Le Nain
(Madeleine, coll. part.), de Vouet (la Madeleine d’Amiens dialectiquement prise entre livre
et crucifix, vision, lecture et toucher, intériorité et extériorité), etc. La « conformation » à
la vie des saints, par imitation de leurs pratiques mises en représentation par les artistes,
est ici la voie même qui permet d’atteindre à cette « contemplation des choses divines » à
laquelle incitait, nous l’avons vu, Nicolas de Thou. Par rapport à toute cette iconographie
aussi abondante que répétitive, on constate que les deux tableaux de Jean de Troy en
représentent des versions à la fois sédimentées, actualisées et déplacées. On peut penser,
mais une étude précise de cet artiste et de son milieu manque encore, que Jean de Troy
témoignerait, à la fin du XVIIe siècle, d’une forme d’appropriation quasi mondaine, banalisée, intériorisée et anti-pathétique (janséniste ?), de cette tradition méditative, qui pourrait
évoquer la tendance vers une forme de « discrétisation » de l’expérience intérieure que
nous avons déjà évoquée à propos d’Olier et de certains de ses contemporains.
Ces figures méditatives historiques du christianisme se fondaient elles-mêmes sur les
exemples inauguraux du Christ ou de la Vierge, donnés comme premiers modèles de l’oraison. Deux scènes sont à cet égard fondamentales. La première est le Christ en prière au
Jardin des Oliviers, peinte notamment par Vignon pour l’autel de la chapelle « dorée » d’Antoine Goussault (Paris, église Saint-Gervais-Saint-Protais), La Hyre (ill. 10) dans son tableau
où un ange tend au Christ en oraison le calice qui préfigure sa souffrance et la mort sur
laquelle il est invité à méditer (Le Mans, musée Tessé), mais encore Champaigne (Rennes,
musée des beaux-arts), Jacques de Létin (Troyes, église Saint-Pantaleon), Poussin (coll.
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Ill. 6
Jacques
Blanchard,
Saint Jérôme,
Budapest, musée
des beaux-arts.
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Ill. 7
Jacques
Blanchard,
Saint Antoine,
Tours, musée des
beaux-arts.
Ill. 8
Claude Vignon,
Saint Pierre
pleurant,
Stanford,
Stanford
University of Art.
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Ill. 9
Simon Vouet,
La Madeleine
repentante,
Amiens, musée
de Picardie.
Ill. 10
Laurent de
La Hyre,
Jésus au jardin
des Oliviers,
Le Mans, musée
Tessé.
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Ill. 11
Claude Vignon,
Vierge de
douleurs,
coll. part.
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part.), Bourdon dans un tableau perdu
et plus tard Jouvenet. La seconde scène
est celle de la Vierge dite de Pitié ou de
Douleur fréquemment peinte par Baugin
(Paris, coll. part.), Vignon (La Vierge de
douleurs transpercée d’un glaive et méditant sur les instruments de la Passion, coll.
part.) (ill. 11), Thomas Blanchet (Lyon,
musée des beaux-arts et chapelle de l’hôtel Dieu), Stella (Limoges, musée de l’évêché), Guy François (église de Craponnesur-Arzon, de Saint-Rambert-sur-Loire, de
Céaux d’Allègre), Champaigne (Louvre ou
Leipzig) ou bien Pierre et Nicolas Mignard
(Gennevillier, église de sainte Madeleine,
église de Visan). Bien proche de cette
scène est encore celle de La Pièta ou des
multiples déplorations sur le Christ mort,
fréquemment représentées en France
par Lallemand (Paris, Saint-Nicolas-desChamps), Baugin (Paris, Notre-Dame,
Louvre, Orléans), Poussin (Dublin,
Munich, Cherbourg, Léningrad), etc. On
pourrait sans doute ajouter à ces scènes
celles du Christ enfant, parfois endormi,
et présenté à l’adoration ou à la méditation des Bergers, de saint Jean Baptiste
enfant ou de la Vierge, dans les multiples
Vierge à l’Enfant du XVIIe siècle où s’illustrèrent là encore Blanchard, Vouet, Baugin,
Stella ou plus tard Mignard.
Le cas de la Madeleine, auquel nombre de spirituels du XVIIe siècle comme le jésuite
Nicolas Coëffeteau, l’oratorien Pierre de Bérulle ou encore Antoine Godeau consacrent
études, prières et louanges, est particulièrement intéressant en ce sens qu’il vient cumuler
et articuler différentes temporalités et diverses scènes où plusieurs états contemplatifs
sont associés. Dans la confusion des trois figures de la Madeleine qui a encore cours au
XVIIe siècle, elle est, entre autres rôles, l’incarnation même de la Vie contemplative opposée
à l’active Marthe que représentent alors un célèbre tableau de Le Sueur (Munich), ou
ceux de Brébiette (Solers, église Saint-Martin), Jacques de Létin (Troyes, église SainteMadeleine), Michel Corneille (Paris, cab. E. Turquin), Jacques Stella (coll. part.), ou plus
tard Claude Simpol (Arras), Charles de La Fosse (Meaux, musée Bossuet) ou Jouvenet. Elle
est aussi la pénitente, la méditative et l’extatique entre livre, crâne, crucifix et discipline
de la grotte de la Sainte Baume ; mais elle est également la figure éplorée ou méditante
au pied de la croix ou du Christ mort. C’est à cette dernière figure que se sont attachés
dans de multiples tableaux Michel Dorigny, Vouet, Le Sueur, La Hyre, etc. 14. Toutes ces
œuvres insistent sur les multiples états affectifs suscités par cette scène tragique et mettent
bien souvent en évidence les plaies du Christ et les instruments de la Passion propres à
susciter la compassion et les développements méditatifs du fidèle. Incarnation de la sainte
méditante, la Madeleine est elle-même un modèle suscitant la propre pratique méditative
du fidèle : on connaît le célèbre portrait sculpté de Pierre de Bérulle par Jacques Sarazin
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(1653), « méditant sur le sujet de la Madeleine, en face, regardant l’autel », le tableau en
question étant celui de la fameuse Madeleine pénitente peinte par Le Brun (Louvre).
Dans ce passage du crucifix (le Calvaire) à la croix (La Sainte Baume), s’opère ce
transfert, par le moyen de l’imagination, de la représentation actuelle à la scène historique
originelle, transfert que le fidèle, nous le verrons, est invité à réaliser pour lui-même dans
sa pratique méditative. C’est cette opération qu’évoquent certains tableaux en représentant le dévot non pas, comme le faisait Jean de Troy, en méditation devant un crucifix ou
une image, mais inscrit au sein même d’un mystère, le tableau prenant en charge d’une
certaine façon la composition imaginaire de la scène sacrée que devait réaliser intérieurement le fidèle. Ce type de scènes, plus rare au XVIIe siècle, est cependant représenté
dans de nombreuses œuvres, peintes essentiellement dans un cadre régional plus ou
moins modeste : par exemple La Lamentation sur le Christ mort de Jacques Bellange en
présence du cardinal Charles de Lorraine (Saint-Pétersbourg et Musée historique Lorrain),
La Déploration sur le Christ mort de Jean Boucher (Poitiers, Cathédrale) ou la Nativité en
présence du donateur, l’abbé de Villeloin, par le même artiste (Villeloin-Coulangé, église
paroissiale), la naïve Cène de Louis Bobrun (église Saint-Pierre de Trilport), l’Adoration
des bergers de Jérôme Francken en présence de plusieurs membres de la famille de Thou
(Paris, cathédrale Notre-Dame), etc. 15.
Dans ces mises en scènes, l’épisode sacré n’est plus seulement un événement historique
déterminé mais un mystère intemporel susceptible de toutes les élaborations imaginaires et
conceptuelles. De nombreux tableaux, reprenant encore l’ancien modèle anachronique du
point de vue temporel de la « conversation sacrée », ne se contentent pas d’intégrer le dévot
auprès du Christ mais insèrent un saint dont est représenté le propre acte dévotionnel :
c’est, entre autres très nombreux exemples, le cas de l’austère Saint Mamert aux pieds du
Christ en croix de Vignon (Orléans, cathédrale Sainte-Croix), de la Sainte Famille avec saint
Bruno et sainte Elisabeth de Guy François (Bourg-en-Bresse, musée), de la somptueuse
Déploration sur le Christ mort, en présence de saint Jean-Baptiste et d’un saint franciscain
(?) d’Horace Le Blanc (Gray, basilique Notre-Dame), ou de plusieurs des Crucifixions de
Nicolas Tournier (Narbonne, église Saint-Paul-Serge ; Paris, Louvre). De telles figures
se proposaient aux fidèles contemporains, au même titre que la Vierge, saint Jean ou
la Madeleine, comme exemples intermédiaires et personnels de dévotion et ils valent,
d’une certaine façon, comme formes de délégation médiate de la personne du dévot au
sein du tableau. Au début du XVIIIe siècle, le marseillais Michel Serre emprunte encore
l’originale disposition « du tableau dans le tableau » du portrait de Jeanne de Juliard pour
son Annonciation en présence non plus d’une figure dévote contemporaine mais de saint
Jean-Baptiste et de saint Étienne (Marseille, chapelle des Comtes). Son œuvre, comme
celle de Jean de Troy, expose au spectateur le modèle même d’une pratique spirituelle
– à la fois mise en scène du mécanisme de l’intercession et incitation à la méditation sur
un mystère – qui prend à nouveau explicitement pour support un tableau.
Une solution extrêmement proche est celle du transfert, cette fois auprès du dévot
lui-même, de la scène méditée. Au XVIIe siècle, on pourrait sans doute évoquer le cas de
la Nativité de Vignon pour la basilique Notre-Dame-de-Liesse (ill. 12). Les donateurs, le
marquis de Mauny et Isabelle Jouvenel des Ursins, en prière devant un prie-dieu, sont en
contrebas d’une sorte d’estrade où se déroule la scène sacrée. Celle-ci prend, là encore,
la forme réflexive du « tableau dans le tableau », mais sous une forme où est délibérément atténuée, bien que toujours signifiée, la séparation entre dévot et scène sacrée que
marquait Jean de Troy. Le même principe est présent dans L’Adoration des Mages de
Jean Senelle (Meaux, cathédrale) où les deux commanditaires, Nicolas Vignier et Anne
de Flécelles, regards tournés encore une fois non vers le mystère mais vers l’extérieur,
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Ill. 12
Claude Vignon,
Nativité en
présence des
donateurs,
Liesse, basilique
Notre-Dame.
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sont disposés devant et seulement « en présence » de la scène sacrée, dans un espace
intermédiaire qui hésite entre l’espace extérieur et un espace intérieur au traitement
moins défini et plus pâle qui en exprime le statut spécifique.
Une autre étape est celle où le dévot, pris dans ce processus méditatif et transformateur,
prend les apparences mêmes de la figure sainte qui lui sert de modèle comme le faisaient
certains portraiturés, à l’encontre d’ailleurs des préceptes du cardinal Gabriel Paleotti 16 :
l’ultime étape de la « conformation » spirituelle est ici traduite par une « substitution »
corporelle. Ce cas de figure, qui était déjà celui de Le Brun s’insérant parmi les Apôtres
du Cénacle de la Pentecôte, est aussi celui de La Vallière, de Madame de Ludre (Versailles)
ou de la belle anonyme de Santerre (ill. 13) (Magny-en-Vexin, église), toutes figurées « en
Madeleine ». On retrouverait un dispositif analogue dans l’anonyme dévote peinte par
Largillière, peut-être l’épouse de l’artiste, également représentée au pied de la croix sous
les apparences de la Madeleine ou peut-être même de Marie (ill. 14) (Orléans, musée des
beaux-arts). Il en est encore de même dans le cas du portrait de Marie-Thérèse d’Autriche
en sainte Hélène tenant une croix de sa main droite et un crucifix de sa main gauche
(Louis Elle Ferdinand II, carmel de Créteil), ou de Madame de Maintenon représentée
par Pierre Mignard en sainte Françoise Romaine, sainte mystique célèbre pour ses multiples visions (Versailles ou Louvre 17). Dans ces représentations où le sujet dévot se place
dans l’une des situations narratives que prévoyait explicitement, nous y reviendrons,
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Ill. 13
Jean-Baptiste
de Santerre,
La Madeleine
pénitente,
Magny-enVexin, église
Notre-Dame.
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Ill. 14
Nicolas de
Largillière,
Sainte femme au
pied de la croix,
Orléans, musée
des beaux-arts.
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les théoriciens de la méditation, s’instaure un complexe échange identitaire entre dévot
spectateur ou/et portraituré, figure sainte médiatrice et Christ où est à l’œuvre ce modèle
mimétique déterminant qui fonde la relation chrétienne à la divinité.
DES PRATIQUES ANCIENNES POUR DE NOUVEAUX PUBLICS
orAiSon, MéDitAtion et ConteMPlAtion à l’éPoque MoDerne
Pour comprendre de façon plus précise quelle est la nature de l’expérience que nous rendent
visible, sous de multiples formes, ces tableaux, il faut se tourner vers la littérature spirituelle
alors abondamment diffusée : Quels sont ces ouvrages ainsi exhibés dans ces tableaux ?
À quelles pratiques font-ils référence ? Quels rapports aux images engagent-ils ?
Le terme d’oraison recouvrait alors plusieurs significations parfois contradictoires.
Ce vocable peut s’assimiler en partie à celui de prière en étant « une demande à Dieu
de tout ce qui est necessaire pour nostre salut ». Plus largement, l’oraison est, selon
Louis de Grenade, « toute sorte d’elevation du cœur en Dieu 18 », et elle s’assimile ainsi
à la « méditation » ou à la « contemplation ». Le jésuite Alphonse Rodriguez (Alfonso
Rodríguez), plus délicat, distingue à la suite de saint Bernard la lecture spirituelle qui
« cherche », la méditation qui « trouve », l’oraison qui demande, et enfin la contemplation
qui « gouste, & joüyt de ce que l’on a cherché, demandé ; & trouvé 19 » : ce sont précisément ces différentes étapes que l’on pourrait retrouver dans les multiples portraits de
saints évoqués. Dans l’acception large de Louis de Grenade, l’oraison se distingue bien
peu des Exercices Spirituels des jésuites, définis par leur fondateur comme « toute sorte
& maniere d’examiner sa propre conscience, de mediter, contempler, prier mentalement
ou vocalement, & finalement de bien dresser & regler toutes autres actions, operations &
fonctions spirituelles de nostre ame 20 ».
C’est ce processus de mise en communication du fidèle et de la divinité qui est encore
la caractéristique principale de l’oraison pour les jésuites Rodríguez et de la Puente ou
pour Juan de Avila. Pratiquer l’oraison, terme qui vient de orare (parler), c’est « discourir » et « converser » avec Dieu : « Par l’oraison mentale, nous conversons intérieurement
avec Dieu Notre-Seigneur, nous traitons familièrement avec lui, nous lui demandons ses
dons, nous cherchons à obtenir tout ce qui nous est nécessaire pour notre salut et notre
profession 21. » Il y a là un aspect nécessairement intéressé, car des « grâces », des « dons »,
des bienfaits divers sont attendus de cet échange qui est une « demande » et une forme de
transaction entre croyant et divinité. Mais cela ne doit pas faire oublier la fin en dernier
lieu gratuite de cette pratique : l’on ne doit rien exiger de Dieu, mais avant tout le louer
et le bénir. C’est là le rôle des psaumes, hymnes, cantiques mais aussi, lors de l’oraison,
des actes dit de « grâce » ou de « remerciements 22 ». À lire ces traités, on constate que
l’oraison désigne l’ensemble de la pratique spirituelle mise en œuvre par le fidèle, mais
aussi l’ultime étape de cette pratique qui culmine dans cette « demande », « qu’on appelle
proprement Oraison » (Pedro d’Alcántara). La structure dialogale est donc essentielle et
peut se démultiplier ou se décomposer en multiples dialogues secondaires. Cette structure
organise le rapport fidèle/divinité comme le montrent de nombreuses représentations
picturales mais également le genre musical contemporain des méditations sur le carême, du
motet en dialogue ou de l’oratorio où s’illustrent alors en France les Bouzignac, Moulinié,
Charpentier, Du Mont, Brossard, etc. Le fidèle peut s’adresser à d’autres destinataires (les
personnages de la scène imaginée, d’autres figures célestes comme la Vierge ou les Anges,
le lecteur auquel s’adresse la méditation, le genre humain dans sa globalité, etc.), mais
encore à lui-même par une sorte de scission intérieure où il s’agit de « nous entretenir
avec nous-même et adresser la parole à nôtre âme » en s’exhortant, « s’excitant », se faisant
à soi-même des demandes 23.
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L’oraison était soit « vocale » (« jaculatoire »), limitée à la prononciation à haute voix
de prières, soit « mentale » et intérieure. C’est ce dernier mode d’échange avec la divinité, plus « relevé » et individuel, qui était l’une des bases de la Devotio moderna depuis
le XVe siècle et qui conservait la faveur des traités des XVIe et XVIIe siècles 24. L’oraison
alternait différents sujets de méditation qui permettaient au dévot de se purifier des vices
corporels et spirituels et d’acquérir les vertus chrétiennes nécessaires à la « perfection »,
« qui est plus spécialement la fin des religieux ». Pour une âme déchue, « défigurée » par le
péché originel et corrompue par son existence terrestre, le modèle du Christ, dont la Vie et
Passion constituent l’un des thèmes privilégiés des méditations proposées, occupe ici une
place déterminante. Le Christ, comme le répète à satiété toute une tradition de l’Imitatio
Christi, est ce « patron & exemplaire pour reformer, embellir, & donner remede à nostre
ame fort endommagee, & rendue difforme par le peche 25 ». La méditation de la vie et de la
doctrine du Christ vaut pour les chrétiens, autre topos présent dans la peinture, « comme
un miroir devant eux » leur servant à se « conformer » à leur divin modèle, conformation
qui est la garantie supputée du Salut, « fin dernière de tous les hommes » (Luis de la
Puente 26). La construction de soi qu’autorisent ces pratiques et le processus de « subjectivation » qu’elles mettent en œuvre, passent ainsi par un paradoxal renoncement à soi,
dans l’identification corporelle et intérieure christique qu’elles requièrent, qui s’apparente
sans doute à « l’assujettissement » spirituel, et politique (bio-politique), évoqué par Michel
Foucault. Au-delà, dans sa plus grande mais controversée ambition, une telle méditation
visait à atteindre par des techniques appropriées la contemplation de Dieu (« l’inconnu »
de L’expérience intérieure de Georges Bataille), ou « l’union amoureuse 27 » avec la divinité :
c’est ce que l’on désignait alors comme l’oraison « extraordinaire », « surnaturelle » ou
« mystique » (Pierre de Poitiers), ou encore l’oraison de « quiétude ou de silence » (de la
Puente) qui s’identifie à la « contemplation ». Une telle étape impliquait la « déification »
de l’âme du fidèle qui devient « tout spirituel et divin 28 » : c’est à cette étape qu’avait
accédé Jean-Jacques Olier ou ses prestigieux prédécesseurs dans la sainteté.
Le parcours du fidèle qui se lance dans l’oraison, depuis la simple oraison vocale
jusqu’aux étapes plus sophistiquées de la méditation et de la contemplation, se prête à
de multiples métaphores spatiales ou architecturales : c’est en particulier la mystérieuse
échelle rêvée par Jacob dans l’Ancien Testament (Genèse 28, 10-22), reprise par saint
Augustin, Boèce, saint Benoît, saint Bernard, Brigitte de Suède, etc., et représentée par
plusieurs peintres (L’Échelle de Jacob et l’Ange gardien, donnée à l’entourage de Philippe
de Champaigne et conservée dans l’église de Crux-la-Ville, l’extraordinaire Songe de Jacob
peint sur onyx et attribué à Stella du musée de Los Angeles (ill. 15), un dessin d’Hilaire
Pader au musée du Vieux Toulouse). Mais d’autres métaphores sont présentes : les quinze
degrés du temple de la vision d’Ézéchiel (Ézéchiel, 40) figurés dans les Présentations
de la Vierge au Temple, la propre croix du Christ également assimilée à une échelle
par les anciens Pères, mais aussi le fameux « château intérieur » de sainte Thérèse, la
« montagne » de saint Jean de la Croix ou, avant lui, de Jean Gerson, ou encore, pour
Rodríguez qui reprend via sans doute Macrobe ou le Pseudo-Denys l’Aréopagite, l’aurea
catena d’Homère (Iliade, chant VIII), cette « chaine d’or qui est attachée au ciel, & pend
jusqu’à terre ; par laquelle les biens descendent, & se viennent rendre entre nos mains &
par laquelle nous devons monter à Dieu 29 ». Ces métaphores s’autorisent de la structure
très rigoureusement organisée et hiérarchisée de ces pratiques. Celles-ci tendent de plus
en plus, depuis au moins le XVIe siècle, à une relative systématisation de leur organisation,
même si certains auteurs se défendent de pouvoir « reduire la grace en art, & attribuer aux
regles, & aux inventions humaines, ce qui est un pur don, & une excelente misericorde
de nostre Seigneur 30 ».
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Les traités divisent généralement l’oraison en plusieurs parties. Louis de Grenade ouvre
l’oraison par une préparation durant laquelle le fidèle peut réciter des prières vocales,
choisir plusieurs « considérations » mentales (de ses péchés et de son indignité, de la
grandeur et majesté de Dieu devant lequel il se présente), et créer en lui les dispositions
intérieures nécessaires à l’oraison (attention, dévotion, recueillement, crainte, respect).
Cette étape, qui peut durer « l’espace d’un Pater noster 31 », est essentiellement celle de
la « mise en présence de Dieu ». Le fidèle devait s’imaginer Dieu présent devant lui, à ses
côtés, tout autour de soi (« comme m’entourant de toute part, et me considérer comme
étant en lui de la même manière qu’un poisson est dans la mer 32 ») ou même en lui :
« au dedans de moi par essence, par présence et par puissance 33 ».
Louis de Grenade fait suivre cette préparation d’une éventuelle lecture (l’antique
lectio divina) qui servait à orienter la méditation sur un sujet précis, comme pouvait
aussi le faire une image. La méditation proprement dite adoptait une forme discursive
ou dialogale où le fidèle « rumine » et « espluche » successivement les différents points
du sujet proposé par le moyen de son « entendement », et tente également d’« esmouvoir
la volonté à quelques affections & ressentiment 34 ». La méditation était suivie d’une
action de grâce où Dieu était remercié 35 et elle se concluait par la demande, où le fidèle
devait requérir de Dieu les vertus nécessaires à son salut et à celui de ses proches. Par
« l’examen de l’oraison, et des fruits que l’on doit en retirer 36 », qui est une sorte de
bilan et de retour réflexif sur soi à l’issue de l’oraison, le fidèle s’engageait à réformer sa
conduite, à éviter les péchés, etc. Ces différentes parties se suivaient les unes les autres
mais non de façon systématique : la lecture pouvait alterner avec la méditation, l’action
de grâce pouvait se faire après ou bien au cours même de la méditation, la demande
pouvait être jointe à l’action de grâce 37.
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Ill. 15
Jacques Stella,
Le Songe de
Jacob, Los
Angeles County
Museum of Art.
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Le même type de structure générale se retrouve chez les autres auteurs spirituels.
Pour saint Pedro d’Alcántara 38 une identique préparation (avec là aussi signe de croix,
recueillement, mise en présence, contrition, etc.), est suivie de la lecture et, éventuellement en alternance, de la méditation et de la contemplation. L’ensemble se poursuivait
par l’action de grâces, l’oblation ou « Offrande » et enfin par la « demande ». Le jésuite
italien Vincenzo Bruno proposait quant à lui une méthode de méditation apparemment
simplifiée et divisée en trois parties : le choix d’un « point de l’Évangile » comme matière
de la méditation (ou quelques « Figures ou Propheties de l’ancienne loy »), la division
« par points » du sujet choisi, « avec les considerations qui se peuvent faire sur iceux », et
enfin le « colloque » « auquel se demande à nostre Seigneur qu’il vueille produire en nous
spirituellement l’effet qu’il operera corporellement ceste sienne action, que la personne a
medité 39 ». Reste que cette oraison est, là aussi, précédée de la commune « préparation »
et suivie de l’inévitable conclusion tenue de dégager les « profits » personnels tirés de
l’exercice, à savoir « quelques enseignemens tirez de l’Évangile ».
leS PrAtiqueS SPirituelleS en FrAnCe Au DéBut Du xviie SièCle
À la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, seuls les ecclésiastiques ou les « doctes »
que mentionne Nicolas de Thou pratiquaient les exercices d’oraison. Ils s’inspiraient des
anciens et prestigieux modèles que pouvaient être en la matière Hugues ou Richard de
Saint-Victor, saint Bernard (L’échelle du Cloître ou La méthode pour faire Oraison), saint
Bonaventure (Itinéraire de l’âme vers Dieu) ou le Pseudo-Bonaventure (Jean de Caulibus,
Méditations sur la vie du Christ), Ludolphe de Saxe (Vita Christi), Denys le Chartreux,
et bien d’autres spirituels qui eux-mêmes doivent nombre de leurs principes et de leurs
techniques, même s’ils se gardaient de le reconnaître, à des pratiques antiques analogues
aux modernes « exercices spirituels ». Pierre Hadot notamment, à la suite des travaux de
Paul Rabbow, a remarquablement mis en évidence la proximité des notions chrétiennes
avec certains concepts d’une philosophie antique également conçue comme « travail de soi
sur soi », supposant « attention à soi-même » (prosochè), une forme d’ascèse et d’exercice
intérieur (askesis), une pratique de la mémorisation (mnemè) et de la méditation (meletè),
le recours à la contemplation (theoria) du monde physique, de l’infini ou de la mort, un
identique souci de la conversion (metastrophè) et de transformation intime (metanoia),
une recherche de l’apatheia et de la séparation de l’âme et du corps afin de se soumettre
à la volonté divine 40.
En France, et à Paris en particulier, la pratique quotidienne de l’oraison était imposée
chez les cordeliers parisiens depuis 1543 41 et le Directoire de l’ordre, auquel appartenait le moine représenté par Jean de Troy, indiquait en 1668 que la méditation devait
être pratiquée en fin d’après-midi, après les complies, dans le chœur des religieux qui
se trouvait face au maître-autel : « Tous indispensablement assisteront à la meditation,
& pendant icelle s’abstiendront de toute action qui pourroit tant soit peu distraire. »
L’exercice, que précédait une lecture donnant le sujet du jour, durait « une demi-heure, ad
clepsidram » minutée par un sablier dont un religieux avait la garde 42. La même pratique
était prévue par les Constitutions des Ursulines, où l’oraison était considérée comme « un
moyen des plus efficace de l’Ame religieuse pour remédier a sa misere, et pour monter
a la perfection ». Elle était aussi attestée chez les Trinitaires déchaux, chez les moines
de l’abbaye de Saint-Martin-des-Champs, chez les bénédictines de Montmartre ou bien
encore chez les carmélites ou les capucins 43. Au sein des jésuites également, et d’après
les Constitutions de cet ordre, les exercices spirituels et l’oraison tant mentale que vocale
faisaient partie de l’ensemble des « épreuves » que devaient subir les Novices durant un
mois avant d’être acceptés dans l’ordre 44 où ils poursuivaient ensuite régulièrement ces
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pratiques 45. Les Exercices Spirituels étaient également donnés à certains laïcs « d’une
classe élevée », comme l’indiquaient en 1632 les Litterae annuae destinées au général de
l’ordre 46. Cependant, on sait que le texte des Exercices Spirituels, édité pour la première
fois en 1548 à Rome, n’était pas destiné à être diffusé publiquement et lu par tout un
chacun mais à aider l’instructeur qui dirigeait la pratique de l’exercitant.
Au-delà de ces milieux quelque peu spécialisés, de telles pratiques étaient sans doute
tout à fait exceptionnelles. Au témoignage de Nicolas de Thou répond encore, au début
du XVIIe siècle, celui de saint François de Sales qui remarquait que l’oraison était une
chose que « par mal-heur peu de gens sçavent en nostre âge 47 ». Le jésuite Pierre Coton,
dans l’Épître de ses Méditations sur la vie de Nostre Sauveur (1614), notait également
que « s’il est question de la vie, de la mort, de la doctrine, ou des miracles de JesusChrist l’honneur & les delices du Ciel & de la Terre, il faut estre long tems en queste,
pour rencontrer qui les entende, plus encore, pour trouver qui les medite, & plus, sans
comparaison, pour descouvrir qui les imite. Et ne sçait-on, hors les familles religieuses,
& quelque petit nombre de bons ecclesiastiques, & autres personnes seculieres, ou le fils
de Dieu puisse trouver retraite 48 ».
Moins d’un demi-siècle plus tard la situation avait radicalement changée, et c’est sans
doute à de tels changements que correspond le tableau de Jean de Troy ou de ses contemporains qui font de la représentation de ces activités par des laïcs ou des ecclésiastiques un
quasi « genre » pictural. En 1659, le prêtre Matthieu Beuvelet, auteur de Méditations sur
les principales veritez chrestiennes, ne juge désormais guère utile de livrer une méthode
d’oraison, « y en ayant d’ailleurs si grand nombre, & de si excellentes imprimées dans tous
les Livres spirituels 49 ». Entre le constat de Nicolas de Thou et celui de Matthieu Beuvelet,
un bouleversement radical s’était opéré que manifeste la prolifération des traités où chacun,
clerc ou laïc, était censé trouver une méthode appropriée à sa condition. Chacun selon
son « état 50 », ses capacités et son degré d’avancement spirituel, « quelque endormi, aride
& distrait qu’il fut 51 », était désormais susceptible d’adopter ces exercices. Le « pécheur »
désirant « sortir de l’état du péché » se voyait proposé la voie « purgative » ; les « commençants » qui souhaitaient « mortifier les vices et les passions de leur vie précédente » s’engageaient dans la voie « illuminative » ; les dévots qui aspiraient « à la perfection » et qui
étaient « très exercés dans l’oraison » suivaient la voie « unitive 52 ». Tout chrétien était
ainsi incité à vivre plus dévotement en pratiquant ces exercices soit durant des retraites
périodiques (qui pouvaient se tenir parfois au sein même d’établissements religieux 53),
soit quotidiennement, à raison d’une ou deux séances d’une heure environ 54.
Toute une littérature spécialisée est alors destinée à diffuser ces pratiques, tout au
moins pour l’élite, nécessairement limitée, des lecteurs. En France, concurrençant les
traditionnels Livres d’Heures si importants pour les XIVe et XVe siècles 55, ces textes
étaient issus dans un premier temps de la traduction des traités de référence rédigés par
les grands spirituels flamands ou allemands 56, italiens (Vincenzo Bruno, Agostino Manno
da Cantiano, Nicolo Rodolfi, F. Matthias Bellintani de Salo, etc. 57), et plus encore, nous
l’avons dit, espagnols, qui occupaient la première place dans les bibliothèques des dévots
de la fin du XVIe siècle et des premières décennies du XVIIe siècle 58. Parmi eux, et aux
côtés des textes bien connus d’Ignace de Loyola 59, de sainte Thérèse et de saint Jean
de la Croix 60, sont alors traduits les plus éminents maîtres de la spiritualité ibérique du
XVIe siècle : le dominicain Louis de Grenade, Juan de Avila, les jésuites Alfonso Rodríguez,
Francisco Arias et Luis de la Puente, le chartreux Antonio Molina, le franciscain Alphonse
(Alonso) de Madrid, le carme Juan de Jesús María ou encore Pedro d’Alcántara, la fameux
directeur de sainte Thérèse, dont le bref et synthétique manuel destiné à « ceux qui
n’ont pas les moyens d’acheter des livres rares et de grand prix », le Traité de l’Oraison
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mentale, a connu au moins une demi-douzaine d’éditions françaises entre 1606 et 1671 61.
À leur suite, un nombre considérable de traités ou de recueils d’oraisons et de méditations diffuseront largement ces techniques et ces modèles parmi les dévots français du
XVIIe siècle. Parmi ces auteurs s’illustrèrent les Benoît de Canfield, François de Sales et
Pierre de Bérulle, ou encore Jean-Pierre Camus, Jean-Jacques Olier, Claude Séguenot,
Louis Lallemant, mais aussi certains auteurs qui produiront de monumentaux ouvrages
de synthèse sur la question dans la seconde moitié du XVIIe siècle comme Henry-Marie
Boudon, le jésuite Jacques Noüet, les capucins Paul de Lagny et Pierre de Poitiers, ou le
carme Honoré de Sainte-Marie au début du siècle suivant 62. L’histoire de l’oraison reste
cependant, et pour l’essentiel, à écrire : sans compter les ouvrages proposant des exemples
de méditations, c’est au minimum une centaine de traités et de méthodes d’oraison qui
paraissent en France au XVIIe siècle, attestant d’une évidente diffusion que l’histoire du
livre et des pratiques de la lecture (tirages, rééditions, présence dans les bibliothèques,
dédicaces, inscriptions éventuelles, distinctions entre familles spirituelles, emprunts et
divergences, etc.) nous permettra sans doute un jour de mieux cerner.
L’IMAGE REJETÉE
Mise en scène, nous l’avons vu, dans les portraits des grands contemplatifs et attestée,
au moins partiellement, parmi les ecclésiastiques puis dans l’ensemble de la société des
« lisants », la pratique de l’oraison ne s’accordait pourtant que difficilement avec l’usage
des images. Apparemment, les textes traitant de l’oraison, de la prière, de la méditation ou
des exercices spirituels, usent de façon constante des termes de vision, de contemplation,
d’apparition, d’image voire de « peinture ». Il est cependant erroné de croire que le sens
de ces mots recoupe exactement celui en usage dans le champ artistique. D’un domaine à
l’autre existe plus qu’une différence. C’est d’une incompatibilité de signification qu’il s’agit,
et c’est au principe même de la pensée chrétienne, notamment dans l’œuvre si importante
pour le XVIIe siècle de saint Augustin, que l’on pourrait en trouver l’origine 63.
Ce qui inquiète généralement dans les images c’est, de façon générale, leur « matérialité » incompatible avec la visée toute spirituelle de la vie chrétienne la plus exigeante
et, plus précisément, leurs sujets toujours suspectés d’exciter la sensualité humaine. Il y
a là une tendance rigoriste et moraliste qui renvoie les œuvres d’art au domaine maudit
de la « curiosité » humaine, inclination qui est stigmatisée notamment par Louis de
Grenade comme l’un des graves « empeschemens à la dévotion ». Pour cet auteur, très
apprécié en France, la curiosité prend deux formes complémentaires : elle est la curiosité
de l’entendement dans la « démangeaison de vouloir apprendre », de « (s’)adonner à la
lecture des histoires profanes, & des livres des Payens, & des Antiquités inutiles », et elle
est la curiosité sensuelle, « laquelle est un appetit déreglé, que plusieurs ont de vouloir,
que tout ce qui les concerne soit excellent, richement travaillé, & poly, tant en la maison
& aux habits, qu’aux livres, aux tableaux, & autres ustensiles, qu’on ne sçauroit acquerir
ny conserver qu’avec un tres grand soin 64 ». Les ecclésiastiques eux-mêmes ne sont pas
à l’abri d’un tel vice lorsqu’ils « s’estudient que leurs Églises, monasteres, & ornemens
soient tres curieux & fort riches ; et cela sous couleur de pieté, leur faisant croire, que les
serviteurs de Dieu meritent toutes ces choses, & qu’il leur faut bastir de superbes édifices ;
& des agreables maisons, afin qu’ils prennent plaisir d’y demeurer 65 ».
La suspicion touchait avant tout les images matérielles où vient se fixer la vanité
humaine, mais également les images spirituelles. La « composition du lieu » ignatienne, et
plus généralement les différentes modalités de la construction imaginaire mises en œuvre
au début de la méditation, semblaient bien réaliser l’intégration du monde imaginal dans
la pratique de l’oraison, mais cela ne se faisait que sous d’importantes et systématiques
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réserves qui doivent nous inciter à relativiser l’importance des images pour nombre de
ces pratiques. Cette composition était conseillée par Rodríguez, tout comme par Louis
de Grenade ou Juan d’Avila, mais ces auteurs mettaient en garde contre le danger de
se « rompre la teste 66 » (Rodríguez), « d’affaiblir » le cerveau 67 (Louis de Grenade), de
« distraire » l’exercitant et de confondre dangereusement la réalité et les images intérieures 68. En tout état de cause, la « composition imaginaire » ne pouvait être qu’une étape
préalable de l’oraison, destinée à faciliter et à « fonder la consideration » de la méditation,
mais sur laquelle il ne fallait pas s’attarder en s’attachant notamment, et de façon excessive, aux « particularitez du lieu, ny des personnes qui y sont contenues ». Au contraire,
il fallait abandonner au plus vite cette étape afin de « passer promptement aux [matières]
intellectuelles 69 », objets d’une méditation usant plus de « l’entendement » (méditation
intellectuelle) que de l’imagination (méditation imaginaire). Par ailleurs, l’usage des images
ne pouvait s’appliquer à la divinité suprême, car il était peu recommandé de s’imaginer
Dieu lui-même, entité suprême dont l’être ne peut être circonscrit en un lieu ou en une
forme spécifique. Rodríguez, qui consacre un traité spécifique à l’exercice de la « mise en
présence de Dieu », juge bon « d’aviser les lecteurs qu’il n’est pas besoin […] de former
aucune image ou representation de Dieu avec la fantaisie, nous imaginant qu’il est icy à
nostre costé, ou en aucune autre partie que l’on pourroit designer, ou remarquer, ou que
nous nous l’imaginions avec telle forme ou figure 70 ». La seule ressource du fidèle était
de croire, par un seul acte de foi, que Dieu est bien « ici, & en tout lieu, qu’il remplit le
monde », « sans desirer de sçavoir où, comment, ou de quelle maniere 71 ».
En réalité, loin de suivre une position unitaire, les différentes familles catholiques
– jésuites, carmes, capucins, etc. – sont alors partagées entre plusieurs attitudes plus ou
moins accueillantes ou rigoristes à l’égard des images, attitudes qui vont elles-mêmes
varier dans le temps et qui resteraient à distinguer. Malgré l’importance considérable
qu’avaient pour lui les images, l’une des positions sans doute la plus critique envers les
images, mais aussi envers la méditation elle-même, est celle de saint Jean de la Croix 72.
S’il tient à se distinguer des iconoclastes, « hommes pervers […] aveuglés par leur orgueil
et une jalousie satanique », il met en garde contre les usages pleins de vanité et de « joie
frivole » des images matérielles 73. Plus encore, lors de l’oraison, il affirme que toutes les
catégories d’images, corporelles ou spirituelles, sont des obstacles à l’union divine qui
passe par une totale annihilation sensitive et spirituelle. Dans cette perspective, proche en
France de celle du capucin Benoît de Canfield et de la plupart des mystiques, l’âme devait
demeurer dans l’obscurité, dans une « pure ténèbre » où aucune représentation ne devait
faire obstacle à la « pure et simple lumière de Dieu » où se réalisait l’union divine 74.
En revanche, certains ordres ou certains courants particuliers de ces ordres, avaient
adopté des positions plus conciliantes : on pense aux carmes, aux oratoriens 75 et plus
encore aux jésuites. Ces derniers, inspirés par l’exemple de leur fondateur, tenteront d’en
orienter la pensée soit vers une lecture « spirituelle » prudente voire hostile à l’égard des
images (Achille Gagliardi, Alvarez de Paz, Rodríguez lui-même, etc.), soit vers une lecture
plus pragmatique et bien plus favorable tant aux représentations (y compris matérielles)
qu’aux sens (l’application des cinq sens imaginaires), qu’entérinera le Directoire de 1599 76.
La spécificité des Exercices spirituels pour nous la plus intéressante est leur relation aux
images et plus généralement à « l’imagination » qui est censée présenter intérieurement les
éléments sur lesquels s’exercera ensuite l’entendement. S’il s’agit d’une puissance certes
potentiellement dangereuse et inférieure par rapport aux trois puissances supérieures
de l’âme (mémoire, entendement, volonté), elle est, comme d’autres facultés ou d’autres
moyens (oraisons vocales, prières, etc.), d’une utilité reconnue et exploitée délibérément
par les jésuites. Elle est, nous rappelle par exemple Louis de la Puente :
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d’un puissant secours, lorsqu’elle s’arrête à nous tracer une vive image des choses
que nous voulons méditer. Par là, elle est en quelque chose attachée à un seul lieu, elle
rend présent à notre âme le sujet que nous méditions, comme s’il était réellement devant
nos yeux. On fera donc bien, avant de commencer l’imagination, de se représenter,
au moyen de l’imagination, le sujet que l’on aura choisi, s’efforçant de rendre cette
image aussi vive et aussi distincte que l’on pourra. Si par exemple, je dois méditer sur
l’enfer, j’imaginerai un lieu semblable à une prison obscure, étroite, horrible, pleine
de feu, et dans ce lieu des âmes qui brûlent au milieu des flammes ; Ai-je à m’occuper
de la naissance de Notre Seigneur : je me figurerai une étable ouverte de toutes parts,
et dans cette étable une enfant enveloppé de lanes (sic), et couché dans une crèche.
On fera de même pour tout autre sujet. On aura soin toutefois que cela se fasse sans
fatigue de tête. Celui qui trouverait trop de difficultés à former de semblables images,
fera mieux d’y renoncer et d’user simplement des puissances spirituelles. D’autre part,
si on a reçu en partage une imagination vive, on doit se tenir sur ses gardes, parce
que l’on est exposé à des illusions. On peut facilement prendre pour une révélation
ce qui est l’œuvre de l’imagination, et se persuader que l’image que l’on forme en soi
est la chose même que l’on imagine 77.
La revalorisation de l’imagination, même discrète, implique de fait une revalorisation
du sensible, accessible aux « sens », qui pouvait s’autoriser de la propre incarnation du
Christ. Ce sont non seulement les sens « intérieurs » (imaginatifs avant tout, dont dispose
l’âme) qui sont reconnus et sollicités dans la fameuse « application des sens » telle que
la comprennent les successeurs de Loyola, mais également leur répondants corporels.
À l’égard en effet des « sens extérieurs », honnis par toute une tradition ascétique, le
même de la Puente pouvait affirmer, certes précautionneusement, que :
[L’]on ne saurait donner une règle certaine. Il en est qui se trouvent mieux de tenir
les yeux fermés, tandis que d’autres préfèrent regarder le ciel ou quelque image. Les
uns sont gênés par tout ce qu’ils entendent ; les autres se plaisent à entendre des chants
ou de la musique d’Église. Plusieurs éprouvent de la dévotion à se frapper souvent
la poitrine, comme faisait saint Jérôme, à l’exemple du publicain ; d’autres, à faire de
nombreuses génuflexions, imitant en cela saint Siméon Stylite […] On peut dire la
même chose des autres mouvements et des autres postures, par exemple, étendre les
bras en forme de croix, se prosterner sur le sol, demeurer debout à une même place,
se promener, s’asseoir sur un siège peu élevé 78.
Mais c’est de cette « extériorité », entendue on le voit en un sens très large (le corps
et ses postures, l’espace environnant, les objets qui peuvent affecter les différents sens),
dont relèvent aussi bien les images « matérielles » (« le ciel ou quelque image »), que,
indirectement, les images « spirituelles » créées, à partir des réalités corporelles, par
l’imagination. Enjeu contesté presque au même titre que les images matérielles par les
controversistes protestants et catholiques, comme l’a souligné François Lecercle 79, ces
images occupent, et notamment chez Loyola, une place privilégiée. On sait que dans les
Exercices Spirituels l’image n’est pas seulement le point de départ de l’oraison mais sans
doute bien, comme l’écrivait Roland Barthes, « l’unité » même du langage ignacien 80. Si les
Exercices Spirituels ont de nombreux points communs avec les pratiques usuelles de l’oraison – notamment le recours à la « composition du lieu », leurs divisions en « préludes »,
« points », « colloques », l’usage des « puissances de l’âme » et des « cinq sens », etc. 81 –,
ils présentent la particularité d’un usage de l’image qui se poursuit bien souvent tout au
long des exercices 82. Ainsi, dans le prélude du premier exercice consacré à la méditation
sur les péchés, le fidèle devait imaginer sa propre âme enserrée dans son corps, et il devait
encore recourir à l’imagination à la fin de l’exercice, lors du colloque, où il s’entretenait
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avec le Christ qu’il devait « voir » devant lui, « attaché en Croix ». De même, lors de la
méditation sur l’Incarnation, c’est l’ensemble de l’exercice, des préludes aux points et
au colloque, qui était l’occasion d’une vaste et progressive représentation intérieure de
la scène. Alors que la plupart des traités abandonnent les représentations imaginaires
après la composition initiale du lieu pour passer aux « discours » de l’entendement et
aux « affections » de la volonté, Ignace de Loyola étend dans plusieurs cas l’usage de la
capacité imageante à l’ensemble de l’oraison. À la différence des « considérations » d’un
Louis de Grenade, on constate encore que si la définition du « point » que donne Loyola
engage également une méditation de l’entendement sur « la cause, l’effect, le temps et les
autres circonstances » du mystère, cette méditation reste fondée sur une scène construite
par l’attention que l’exercitant va porter, successivement, aux « personnes qui se rencontrent en ce poinct », aux paroles qu’ils prononcent et aux actions qu’ils exécutent 83. Les
« puissances de l’âme » que sollicitent les différents auteurs spirituels ne peuvent trouver
à s’exercer chez Ignace de Loyola qu’au sein de représentations qui demeurent presque
constamment présentes à l’esprit.
L’IMAGE TOLÉRÉE
L’apparente exclusion de l’image par la grande majorité des auteurs spirituels doit
donc être relativisée non seulement au vu des positions de certains ordres ou de certains
de leurs auteurs, mais également au vu des pratiques concrètes des fidèles. Ce rejet ou
cette mise à l’écart dominante paraît en effet peu compatible avec l’univers surchargé
d’images de la Contre-Réforme. Comment dès lors accorder discours et réalité des pratiques de l’image ?
Il faut tout d’abord tenir compte du fait que les traités sur l’oraison témoignent moins
d’une pratique réelle que d’un idéal que les maîtres de la spiritualité tentaient sans doute
de diffuser parmi leurs contemporains qui usaient, et abusaient, des images. Susciter le
désir d’une oraison toute spirituelle et indépendante des représentations est alors une
nouveauté au XVIIe siècle. La plupart des fidèles, et jusqu’aux ecclésiastiques eux-mêmes,
se contentaient généralement d’une vie spirituelle où l’oraison se ramenait à la simple
prière vocale formulée devant les figures des saints, de la Vierge ou des personnes divines
représentés par des images. De la maison, où dès le lever comme avant de se coucher, le
chrétien devait, selon l’archevêque de Paris, « se mettre à genoux devant une Image, &
dire : Mon Dieu je vous adore & vous aime de tout mon cœur 84 », jusqu’à la « tranquillité »
de l’église dans laquelle saint François de Sales conseillait de faire l’oraison quotidienne 85,
c’est bien dans un cadre empli d’images que s’exerçaient les pratiques dévotionnelles. Il
était donc sans doute souhaitable de détacher les croyants, au moins partiellement, de
ces supports par trop sensibles honnis par les Réformés 86.
En second lieu, malgré la défiance générale du christianisme à l’égard des représentations et en dépit de la place résiduelle qui est accordée aux images au sein de l’oraison, on
peut relever un certain nombre d’usages concrets des représentations lors même de ces
pratiques. Outre certains usages mnémotechniques de l’image (« main » ou croix mnémoniques) encore importants au début du XVIIe siècle 87, et outre le cas, que j’évoquerai dans
le chapitre suivant, des traités illustrés de gravures, leur place prenait alors plusieurs
formes. Si l’on considère les espaces où devaient se dérouler ces exercices, ils semblent,
a priori, peu accueillants aux images. C’est le lieu « le plus obscur et le plus retiré » qui
était conseillé par Louis de Grenade 88, et c’est un lieu analogue que propose Ignace de
Loyola pour ses Exercices : « je me prive de toute clarté, fermant la porte & les fenestres
pendant que je medite ; si ce n’est quand il me faudra lire ou prendre la refection 89 ».
Pourtant, les auteurs spirituels n’excluent pas toujours la présence des images lors de ces
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exercices et certains, comme par exemple le franciscain Alonso de Madrid, proposent des
modèles d’oraison s’étendant sur plusieurs pages, à méditer « devant l’image de Jesus
Christ crucifié », quitte à passer des yeux corporels fixés sur cette image matérielle aux
plus précieux « yeux de l’ame 90 ». Par ailleurs, on constate que les prestigieux oratoires
que nous connaissons à Paris au XVIIe siècle sont loin de la sobriété évoquée par Loyola
ou Louis de Grenade : dans la chapelle du château de Saint-Germain-en-Laye étaient par
exemple associées des œuvres de Vouet, Poussin, Stella et Sarazin ; l’oratoire de la reine au
Palais Royal était orné d’une importante série de tableaux consacrés à la Vie de la Vierge
peinte par Vouet (L’Assomption du musée de Reims qui occupait le retable), Bourdon,
Stella, La Hyre, Corneille, Dorigny et Poerson ; la fameuse salle basse des appartements
d’Anne d’Autriche au Val-de-Grâce comportait les quatre remarquables grands paysages
de pénitentes au désert de Philippe de Champaigne que surmontait, étape ultime idéale
d’une méditation bien conduite, Le ravissement de sainte Madeleine. Il en était de même,
parmi d’autres exemples bien connus, à la chapelle de l’hôtel particulier du chancelier
Pierre Séguier qui associait à une Crucifixion de Vouet (Lyon, musée des Beaux-arts), les
sculptures de sainte Pierre et de la Madeleine de Sarazin (Paris, église saint Joseph des
Carmes), et une série de tableaux de Mignard et Le Brun peints d’après des dessins de
Vouet. Dans un cadre quasi ecclésial, dans l’importante chapelle de la congrégation des
Nobles à la Maison professe des jésuites de Saint-Louis, on trouvait là encore, sous la
conduite de Lubin Baugin, de nombreux tableaux peints par Vouet, Le Sueur et Baugin
lui-même (Nativité et Présentation de la Vierge au Temple du musée Granet d’Aix-enProvence, Conception de la Vierge et Assomption de l’église de Cherré).
Au sein même de l’église, les autels et leurs retables chargés d’images, restent l’un des
lieux auprès desquels se livrer à l’oraison et à la méditation 91, et cela y compris durant
la messe comme nous le verrons plus loin. De très nombreux tableaux témoignent de
cette place privilégiée de l’autel où la méditation pouvait déboucher sur un état contemplatif voire sur une expérience surnaturelle : ainsi en est-il du tableau de la Carmélite en
oraison, attribué à Michel Corneille (Sermentizon, château d’Aulteribe), du Saint Charles
Borromée en prière de Champaigne (Orléans, musée des Beaux-arts), de la célèbre Vision
de sainte Julienne de Mont Cornillon du même artiste (University of Birmingham), ou
de L’Apparition de la Vierge à sainte Elisabeth de Hongrie de Stella (Versailles, SaintSymphorien). Le fidèle, notamment lors de cet exercice dit de la « mise en présence »
de Dieu décrit par saint François de Sales 92 ou avant lui par Rodríguez, de la Puente,
Francisco Arias, Bruno, etc., doit certes pouvoir s’écarter des images et des représentations imaginaires, mais ce renoncement s’effectue bien souvent auprès de l’autel et en
présence même des images matérielles. Les images qui représentent les personnes divines,
la pierre de l’autel qui symbolise le Christ, le Christ lui-même présent sous les espèces du
Saint Sacrement, contribuaient en effet à la création d’un lieu particulièrement propice
pour débuter l’oraison. Cette utilisation de l’autel est ainsi conseillée par Rodríguez :
« Quelques autres donnent pour remede de se mettre devant le tres-Saint Sacrement, si
tant est que nous soyons en lieu où cela se puisse commodement faire ; ou si cela ne se
peut regarder pour le moins à peu pres où repose le sainct Sacrement, & tourner de ce
coste-là la pointe de son cœur, ainsi que l’aiguille touchee de l’aimant. De plus de regarder
quelques images bien devotes 93. »
On retrouve encore incidemment cette méthode chez Louis de Grenade lorsqu’il
propose comme modèle les diverses façons de prier de saint Dominique qu’illustrent
d’ailleurs certains manuscrits médiévaux bien connus. C’est en effet devant l’autel que
le saint s’inclinait profondément en « se representant qu’il estoit la figure du Christ »,
ou encore « se tenant debout devant l’autel les mains un peu eslevées & estenduës à la
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façon d’un livre ouvert, comme s’il eût esté devant Dieu, lisant en grande devotion &
reverence, meditans les paroles divines & devisant doucement avec foy 94 ».
Par ailleurs, les images étaient elles-mêmes explicitement conseillées comme instruments utiles, dans certains cas, pour l’oraison. Elles étaient notamment recommandées
lors des premières étapes d’un exercice, et plus généralement pour les « débutants » et
pour tous ceux qui avaient des difficultés dans l’oraison. On sait notamment, parmi les
jésuites, que le Bref directoire pour la pratique des Exercices spirituels (1588-1591), invitait
« ceux qui peinent grandement dans la composition du lieu » à « se rappeler mentalement
les histoires peintes qu’ils ont vues sur les autels ou en d’autres lieux 95 ». C’était là, alors
que Ignace de Loyola en restait encore dans ses Exercices à des lieux imaginaires et avant
même que les traités d’oraison n’intègrent en leur sein des gravures, une étape importante
vers l’intégration au sein des pratiques méditatives des images matérielles. On trouve par la
suite des conseils analogues chez Rodríguez, de la Puente, Juan d’Avila, Antonio Molina 96,
ou encore chez sainte Thérèse qui se plaignait de ne pouvoir se figurer en esprit l’image
de l’humanité du Christ. On sait qu’elle conseillait à ses religieuses « d’avoir un portraict
ou image de ce Seigneur, qui soit à vostre goust, non pour le garder en vostre sein, & ne le
regarder jamais, mais pour luy parler à luy maintefois ; car il vous enseignera ce qu’il faudra
que luy disiez 97 ». Louis de Grenade préconisait de même « de reciter quelques prieres
vocales, ou quelques poincts de la Passion, & prians ainsi qu’ils jettent quelques legeres
pensées sur ce mystere, ou bien regardans quelque image devote qu’ils auront devant soy,
parce que cela sert à la mesme devotion 98 ». En France, la même idée est reprise par de
Thou qui concédait aux images cette fonction « d’excitation » à la contemplation, par saint
François de Sales qui conseillait de baiser « l’image du Christ » pour surpasser les « seicheresses qui arrivent en la meditation », ou encore par son disciple Jean-Pierre Camus qui
défendait le rôle des images, imaginaires mais aussi matérielles 99. Pour le jésuite Jacques
Noüet, l’image est même loin d’être confinée aux étapes préparatoires de la méditation
et il lui accorde, avec l’usage de « l’application des sens », une place de choix parmi les
moyens nécessaires pour « s’élever » à la contemplation 100. Une telle image pouvait être
un tableau – ce que met en scène, nous l’avons vu, un portrait comme celui de Jeanne
de Juliard devant une Nativité de Jean de Troy. Il pouvait s’agir aussi d’une gravure, et il
faudrait étudier en particulier ces innombrables gravures de dévotion où les brefs textes qui
les accompagnent apparaissent bien souvent comme la synthèse ou le début d’une prière
ou d’une oraison plus complexe à poursuivre et développer par le dévot 101. Plus vraisemblablement encore le crucifix assumait ces fonctions spirituelles : il est systématiquement
présent dans les portraits des grands saints contemplatifs et il est très souvent représenté
comme un instrument privilégié de méditation. Nouant étroitement vision et toucher,
sens fondamentaux en matière mystique, il est bien sûr présent dans le portrait du moine
cordelier de Jean de Troy et plusieurs tableaux ou gravures – par exemple la gravure de
Madame Acarie gravée par Nicolas Viennot d’après Simon Vouet ou le portrait de Saint
François par le frère Luc (musée de Meaux) –, montrent un rapport corporel et affectif
intense à cet objet qui apparaît comme un véritable substitut à la présence du Christ.
Ces types d’images, qu’elles soient effectivement présentes ou juste remémorées,
n’étaient cependant que certains des « signes extérieurs » nécessaires pour relancer l’oraison intérieure. François de Sales et bon nombre d’auteurs conseillaient en effet d’user
de « paroles vocales », de prendre un livre ou de se « piquer » quelquefois le cœur « par
quelque contenance, & mouvement de devotion exterieure, vous prosternant en terre,
croisant les mains sur l’estomach, embrassant un Crucifix, cela s’entend, si vous estes
en quelque lieu retiré 102 ». Par tous ces moyens, là aussi souvent associés les uns aux
autres dans des scènes comme celle de la Déploration du Christ (Régnier, La Hyre, etc.) ou
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certains portraits de contemplatifs, il s’agissait d’impliquer le corps et les sens, externes
et internes, dans une oraison réconciliée avec le monde matériel.
L’IMAGE ENCADRÉE
De l’iMAGe intérieure Aux iMAGeS MAtérielleS
Il me paraît cependant que la relation la plus étroite qui associe l’image matérielle et l’oraison mentale doit être cherchée dans la façon dont le discours de l’oraison non seulement
détermine la production des images (le tableau, en tant que lui-même « méditation-peinte »,
intégrant intentionnellement un certain nombre d’éléments plastiques et sémantiques
déterminés qui seront relevés et exploités par la pratique de l’oraison 103), mais également
règle, « encadre », par un ensemble bien déterminé de procédures et de « protocoles de
lecture 104 », le rapport générique du croyant à l’ensemble des images religieuses. En
d’autres termes, les images matérielles ne servent pas seulement dans l’oraison et n’étaient
pas uniquement des supports pour les pratiques spirituelles des fidèles, ce qui serait les
réduire à une fonction utilitaire bien élémentaire. En revanche leur compréhension, et
plus généralement leur perception et leur usage par le spectateur-fidèle du XVIIe siècle,
sont largement orientés par la culture religieuse et les modèles herméneutiques, perceptifs
et relationnels acquis et développés lors des exercices d’oraison. C’est la compréhension
de ces modèles qui, à mon sens, peut nous permettre de ressaisir dans leur spécificité
les sens et les fonctions de l’image religieuse.
L’élaboration de ces modèles d’appréhension des images se réalise pour l’essentiel
non pas à propos d’images réelles – et bien rares sont en effet les textes d’ecclésiastiques
évoquant avec précision des œuvres précises –, mais lors de la fameuse « construction
imaginaire » (dite encore « composition du lieu » par Loyola, « consideration » par Louis
de Grenade, « Proposition du mystère » par François de Sales ou « Representation » par
Jean-Pierre Camus), qui est requise du fidèle lors de l’oraison. On sait que c’est lors de
l’étape initiale de la « méditation » que pouvait être mise en œuvre cette construction. La
méditation prenait comme support des matières qui appartenaient soit à « l’imagination »
dont les thèmes d’inspiration relèvent des res corporea, soit à « l’entendement » : c’est la
cas par exemple des « perfections » de Dieu, du « triple péché » donné par Loyola comme
sujet de méditation de la première semaine de ses Exercices et des autres res incorporea
(choses incorporelles ou spirituelles, vérités abstraites 105). Dans ce second cas, la matière
choisie, bien qu’abstraite, pouvait cependant donner lieu à une construction imaginaire
qui élaborait une forme corporelle fondée sur un rapport de « similitude » (symbolique ou
allégorique) à l’égard du référent spirituel. C’est ce que les jésuites français désignaient
comme « figure mystique » (Richeome) ou « image savante » (Ménestrier) et qui pouvait
prendre les formes si importantes alors du hiéroglyphe, de l’énigme, de la devise ou de
l’emblème. On pourrait penser à divers tableaux comme La Vierge à l’Enfant au globe
crucifère de Blanchard (coll. part.), les représentations de La Trinité par Van Thulden pour
le grand autel des Mathurins de Paris (Grenoble, musée des Beaux-arts) ou celle de La
Hyre pour la chapelle Le Camus aux Minimes de la place royale (Lyon, musée des Beauxarts), au Sauveur du monde sous la forme du Christ enfant tenant une sphère surmontée
de la croix et entouré des attributs de la Passion attribué à Jean Daret (Caen, musée des
Beaux-arts), ou encore aux représentations du nom de Jésus (IHS) adoré par des anges
ou des saints auxquelles s’attachent par exemple Jean Senelle (Vétheuil, Notre-Dame) ou
Louis de Licherie (Paris, Saint-Étienne-du-Mont), etc. Même dans le cas d’une méditation
sur une « réalité incorporelle », le méditant pouvait être amené, lors du « colloque », à
imaginer « Dieu présent devant moi, fixé à la croix » (Exercices spirituels, 1re semaine,
53) ou à s’adresser à « Notre Dame » puis au Père.
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Dans l’autre cas, celui des res corporea qui est sans doute plus déterminant encore
pour l’histoire de l’art, le fidèle choisissait des thèmes principalement tirés de la Vie et de
la Passion du Christ, plus particulièrement propres à la voie « illuminative ». Ce pouvait
être aussi des représentations du Jugement dernier, de l’Enfer ou du Paradis qu’il devait
pouvoir se « figurer par l’imagination » et dans une relation nécessairement étroite avec
la « mémoire ». « La présence imaginaire », explique par exemple Antonio Molina, « est
quand l’ame forme avec imagination une figure ou image de nostre Seigneur Jesus-Christ,
celle qui conviendra le mieux à sa devotion ou comme il nasquit, couché dedans la creche,
ou entre les bras de sa tres-saincte mere, ou fuyant en Égypte 106 ». Dans la « création du
lieu » l’exercitant mettait en place les éléments déterminants de la scène qui pouvaient
s’étendre jusqu’à la totalité d’un paysage : on pense au parc et jardin du château de
Richelieu décrits dans les Promenades méditatives de Desmarets de Saint-Sorlin ou, pour
la peinture, aux fameux paysages dits « spirituels » de Champaigne inspirés par Arnauld
d’Andilly et peints pour le Val-de-Grâce, ou encore à certains paysages à thématiques
religieuses de Pierre Patel, La Hyre, Bourdon ou encore Poussin ou Le Lorrain 107. Mais
cette scène pouvait parfois être réduite à certains objets emblématiques qui, par synecdoque, permettaient d’évoquer tout l’itinéraire passionnel du Christ : c’est par exemple
le cas dans les diverses séries existantes d’anges tenant les armes de la Passion peintes
par Vouet (Naples, musée du Capodimonte et coll. part. pour les tableaux subsistants) ou
Bourdon (la gravure de L’adoration des anges portant les armes de la Passion devant le
Christ enfant ou la superbe Extase de sainte Madeleine en présence d’anges portant les
instruments de la passion du musée de Dunkerque). Il ne s’agissait pas toujours d’une
simple évocation générique, qui avait la faveur de nombreux auteurs, mais, dans certains
cas tout au moins (Loyola, Francisco de Osuna, Pedro Alcántara, etc.), d’une construction
imaginaire détaillée qui pouvait être enrichie de « l’application des sens » aux différents
éléments de la scène. Le dévot devait pouvoir se représenter, outre le « lieu » même où
se déroulait le mystère, « chacun des objets de la façon qu’il est » selon un haut degré de
concrétude que les descriptions souvent minutieuses et expressives des traités d’oraison
contribuaient à élaborer 108. C’est à cet aspect que devaient être notamment sensibles les
spectateurs de certains tableaux relevant d’une forme de « naturalisme mystique » par
leur insistance sur le « réalisme » des visages, de certaines parties du corps (les plaies du
Christ) ou de certains objets, à l’opposé de représentations plus stéréotypées.
Tout comme dans le cas de l’exercice de la « mise en présence de Dieu », le fidèle
pouvait situer ces constructions dans plusieurs espaces imaginaires. Soit il se rendait luimême « présent à ce qu’il médite », selon un procédé qui ne peut qu’évoquer les tableaux,
rares nous l’avons dit, où était représenté le donateur auprès d’une scène sacrée ; soit il
les concevait « au prés de soy », dans le lieu où il se trouvait effectivement ; soit, enfin,
il les disposait dans son propre corps, par exemple dans l’esprit ou le cœur, « oratoires »
imaginaires où l’on pouvait se figurer tous les sujets possibles, y compris « les villes &
les Royaumes » (Antonio Molina 109) et que certaines gravures des XVIe ou XVIIe siècles
tenteront, nous le verrons, d’évoquer 110. Les images ainsi disposées et fixées intérieurement devaient pouvoir être convoquées à la demande : « je n’ay pas bien dit qu’elles
soient peintes ; ains qu’il se les imagine comme si elles se passoient là dedans : lequel
oratoire avec toutes ses peintures doit demeurer en estat sortant de l’oraison, sans qu’on
le face ou la change de place, à fin que quand l’homme y voudra entrer, il jette aussi-tost
la veuë sur l’image qui luy plaira le plus 111 ». Ces trois possibilités déclinent autant de
formes différentes de « projections » et de déplacements de soi : projection imaginaire de
sa propre personne dans une scène qui est elle-même le résultat d’une construction imaginaire ; projection extérieure d’une construction intérieure ; ou bien projection d’une scène
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imaginaire dans un espace intérieur « réel » (le cœur, l’âme), mais dont l’appréhension
est ici encore en large partie imaginaire. Ce sont là autant de formes qui contribuent au
plus haut point à intensifier le degré de concrétude et de présence de la scène et facilitent
ainsi son incorporation par le fidèle.
L’image matérielle, dont l’iconographie est pour l’essentiel identique à celle des res
corporea des constructions imaginaires, est nécessairement impliquée dans ces diverses
opérations. Elle l’est, de façon directe, en tant qu’elle peut contribuer à susciter ou à
nourrir la scène imaginaire : l’image intérieure, dans de nombreux cas, reprend en effet
un modèle visuel déjà fixé par une tradition iconographique. Elle peut l’être également,
de façon réciproque, lorsque l’image matérielle doit certains de ses propres éléments
constitutifs à cette même scène imaginaire. Il est inutile d’insister ici sur l’importance de
certains modèles 112 ou thèmes iconographiques (visions, apparitions, ravissements, révélations, etc.) directement issus des visions intérieures des grands spirituels de la période
moderne et que l’art des XVIe et XVIIe siècles a prétendu traduire et fixer sous une forme
iconique, rendant « visible » pour toute une collectivité la vision singulière et potentielle
qui était celle du visionnaire. Enfin, et je voudrais insister sur cette dernière modalité,
on peut faire l’hypothèse que les procédures qui sont à l’œuvre lors de la construction
imaginaire peuvent s’appliquer également, au moins partiellement, aux images matérielles
qui seront lues selon des modèles analogues.
un réGlAGe HerMéneutique
Lors des différentes étapes qui organisent la méditation, on sait que sont simultanément
ou successivement associées des données de nature différente. Il s’agit soit d’éléments
descriptifs et narratifs, agencés à la fois spatialement et temporellement en fonction de la
chronologie supposée du mystère en question ; soit d’analyses où l’exercitant raisonne sur
telle ou telle propriété ainsi que sur les causes ou les effets en jeu dans un mystère ; soit
d’« affects » que l’oraison stimule et qui doivent en dernier lieu susciter un certain nombre
d’actes et de résolutions de la part du fidèle. C’est selon cette triple grille de lecture, référentielle (dénotative, « littérale »), sémantique (connotative, « figurale », symbolique, etc.),
et expressive (ou affective), que sont alors principalement envisagées les images aussi bien
imaginaires que, par extension, matérielles. Une telle grille de lecture et d’appréciation des
images, qui vaut comme « réglage herméneutique » de l’appréhension des représentations
visuelles par le dévot, se fonde, j’y reviendrai plus largement, sur la physiologie de l’époque.
Dans cette triple articulation de descriptions sensibles, de considérations sémantiques et
d’affects, on reconnaît en effet la mise en œuvre des différentes « puissances de l’âme »
que sont alors la mémoire, l’entendement et la volonté :
Premierement nous remettant par l’industrieuse recherche de la memoire devant
les yeux de l’entendement, le poinct ou le mystere sur lequel nous pretendons de nous
arrester en l’oraison ; & puis apres nous jetter avec l’entendement, discourant, meditant,
& considerant les choses qui seront plus propres à esmouvoir nostre volonté : & puis
tout aussi tost se doivent eslever les affections de nostre volonté. Et ceste troisiesme
occupation est la principale, & en laquelle il nous faut arrester ; d’autant que c’est là
le but de la meditation, le fruict que l’on doit rapporter de toutes les considerations
& discours de nostre entendement. Tout cela s’ordonne & se dresse pour esmouvoir
la volonté à desirer le bien & detester le mal 113.
C’est la mémoire, qui s’appuie elle-même sur la lecture ou bien sur la perception
d’images soit matérielles, soit intérieures créées par l’imagination, qui permet en effet
de convoquer les éléments nécessaires à l’oraison, notamment lors de la « fabrication du
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lieu » : c’est elle, rappelle Luis de la Puente, qui permet de se « souvenir de Dieu » ou de
se rappeler le mystère à méditer (« l’histoire ») qu’il faudra ensuite diviser en plusieurs
points 114. C’est l’entendement, assimilé aux facultés logiques du raisonnement, qui est
utile pour développer les différents points du discours de la méditation, permettant de
former « diverses considérations touchant le mystère », à savoir les vérités qu’il renferme,
ses causes, propriétés, effets, fins et circonstances 115. C’est ce qui est nommé la volonté,
et qui correspond en fait aux facultés sensibles et affectives, qui est mis en branle lors de
la contemplation. Elle doit se rapporter soit « à la personne même qui médite », suscitant
par exemple « haine de soi », « douleur de ses péchés », « confusion » qu’inspire la vue
de sa propre misère de pécheur, soit à Dieu, auquel se rapporteront divers sentiments
d’amour, de confiance en sa miséricorde, de louange et d’actions de grâce, etc. 116.
Le type de mystère évoqué privilégie tel ou tel mode de lecture et telle ou telle faculté
du fidèle, même si ces différentes grilles pouvaient aussi s’appliquer successivement à
la même scène 117. Dans le traité de Louis de Grenade, on constate par exemple que la
lecture pouvait être essentiellement affective dans le cas des scènes dramatiques de la
Passion. Elle pouvait être plutôt d’ordre sémantique dans le cas d’une méditation sur
le Saint Sacrement, où le fidèle devait s’interroger sur les raisons de l’institution de ce
mystère et sur son exemplarité comme preuve de l’amour de Dieu pour les hommes.
Elle pouvait être, enfin, plus descriptive et narrative dans le cas de la Résurrection où le
fidèle devait examiner successivement la Descente dans les limbes, la Résurrection du
corps, l’Apparition du Christ à la Vierge puis à la Madeleine.
Aux diverses qualités et capacités des croyants pouvaient correspondre des thèmes
comme des approches privilégiés. Ce qui était cependant visé, en dernier lieu et pour tous
les chrétiens comme le précisait Rodríguez, et ce pourquoi les images étaient alors aussi
appréciées, c’était le bouleversement sensible du chrétien qui pratiquait l’oraison 118 : « Ces
actes [les actes “d’affections”], constituent ce que nous appelons la dévotion substantielle,
principe de la paix et de la joie spirituelle de l’âme » ; ils sont, rappelle encore Luis de
la Puente après saint Thomas d’Aquin, « la fin principale de la méditation et contemplation 119 ». On ne saurait en effet trop se complaire « en discours & considerations de
l’entendement, & nous arrester là, car ce seroit plustost estude qu’oraison » rappelle encore
Rodríguez 120 à la suite de toute une tradition « affective » issue de saint Bernard et de
saint Bonaventure qui avaient affirmé le primat de la volonté sur l’intelligence. Plutôt que
des « amplifications de Rhetorique, ou abondance de discours, ou subtilitez de raisons »,
il faut traiter avec Dieu par des « larmes, des gemissemens, des souspirs & eslancemens
de cœurs 121 » ou par ce que l’on appelait encore des « mouvements anagogiques 122 », et
cela jusqu’à perdre quasiment l’usage de la parole. Dans la considération des excellences
du Saint Sacrement par exemple, les paroles « manquent », « l’entendement » est ébloui
par la considération des vertus de ce mystère, le fidèle ne peut que « fondre en larme »
à la vue de tant de merveilles, de délices et de douceur.
Il faudrait ici, mais nous y reviendrons plus tard, entrer dans le détail de ces différents
modes de lecture et reconstituer les différents champs interprétatifs qu’ils ouvrent pour
chaque type de scène. L’essentiel est cependant de constater que toute image peut être
considérée au regard d’une série de constellations référentielles, sémantiques, affectives, vers lesquelles peut se déployer la lecture du spectateur. Une telle approche a pour
nous l’intérêt, au-delà d’une stricte et traditionnelle lecture iconographique, d’enrichir
notablement notre propre interprétation des images matérielles tout en nous incitant à y
repérer les éléments – plastiques, stylistiques, expressifs, narratifs, symboliques, etc. – qui
témoigneraient de l’anticipation éventuelle d’une destination proprement spirituelle de ces
œuvres. Ainsi par exemple, dans le cas de l’Adoration des Mages, thème si fréquent dans
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l’iconographie religieuse des premières décennies « précieuses » du XVIIe siècle (Lallemant,
Vignon, Saint-Igny, Senelle, Brebiette, mais aussi Vouet à l’hôtel Séguier, Poussin ou
Bourdon), ce sont, selon Rodríguez, « la devotion, la perseverance, la foy et l’offrande
de ces sainctes personnes » auxquelles il fallait s’attacher, avant de « considerer la joye
que la sacrée Vierge receut en cette rencontre 123 ». Ce sont là autant de caractéristiques
qui forment un « horizon d’attente » sémantique, affectif, pragmatique de la réception
picturale dont il faudrait évaluer la prise en compte, plus ou mois pertinente et vérifiable,
par les artistes. Lors de l’Annonciation évoquée ailleurs par Louis de Grenade, et autre
sujet quasi obligé pour tous les peintres de Pourbus et Champaigne à Vouet, Poerson,
Le Sueur, ou Poussin, le champ de réflexion privilégié ouvert aux « considérations » des
fidèles comprenait cinq points : la pureté de la Vierge, la « convenance » du moyen choisi
par Dieu pour notre salut, la « charité » de Dieu, « l’admirable pudeur & silence » de la
Vierge et ses autres vertus. Lors de ce mystère, le registre affectif et émotif suggéré que
devait partager par empathie le dévot était celui des « mouvemens », « joyes » et « caresses », « dont le tres-pur cœur fut saisi à l’arrivée du Sainct Esprit, & de l’incarnation du
Verbe divin 124 ». Dans le cas encore des différentes scènes de la Passion du Christ le
fidèle était invité à ressentir dans l’oraison pas moins de sept « affections » différentes :
affections de compassion que va susciter la représentation des différents tourments de
l’âme et des parties du corps du Christ, affections de douleur et de contrition de nos
péchés, affections encore de l’amour de Dieu, de reconnaissance et d’action de grâce,
d’admiration et d’espérance, affection enfin de « l’imitation » du Christ où le fidèle, ultime
étape, applique à lui-même les « profits » de la scène méditée 125.
un SYStèMe relAtionnel
Mais lire une image ne suppose pas seulement, par le moyen de l’application des diverses
« puissances » de l’esprit, le dégagement d’un certain nombre de données qui précisent
les significations possibles des images religieuses et qui nous permettent de dresser une
forme de cartographie herméneutique propre à chaque thème. Au-delà, et plus essentiellement, on peut constater comment les traités d’oraison contribuent à établir et à codifier
un ensemble de relations déterminées entre dévots et images religieuses, ce que l’on
pourrait désigner comme un « système relationnel ». Sans prétendre, à cette étape et dans
le cadre de cet ouvrage, à une analyse détaillée, on peut, en examinant plus précisément
les différents traités d’oraison, identifier toute une série d’autres modes de relation, de
perception et d’usage des images intérieures qui exigent, de la part du dévot, l’effectuation
d’opérations d’importance et de complexité croissantes.
L’ancrage textuel
Une image mentale se constitue presque toujours obligatoirement grâce aux données
fournies par un texte que devait ou pouvait lire ou entendre le fidèle. Lorsque le dévot
est par exemple invité par Louis de Grenade à méditer sur le « mystère de la croix, et les
sept paroles que nostre Seigneur dit 126 », ou lorsqu’il doit, selon Loyola, considérer les
différentes scènes de l’Enfant prodigue, de l’Incarnation ou de la Fuite en Égypte 127, le
point de départ de sa méditation était nécessairement la lecture du texte évangélique cité
en marge ou en introduction de chaque exercice. Plus justement, le « récit référentiel »
donné en exemple résultait du montage qu’en avait réalisé l’auteur à partir des différentes versions citées, définissant une version type, reconstruite et réorientée en fonction
de son usage par l’oraison. Réciproquement, dans un réflexe que l’on pourrait désigner
comme pré-iconographique, l’image matérielle, qui intègre elle-même bien souvent des
représentations des livres saints qui sont autant d’allusions à cette référence scripturale,
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sera nécessairement comprise et systématiquement rapportée à un texte ou à un ensemble
de textes qui la fonde et auquel elle renvoie.
Un découpage sélectif
Les différentes « grilles de lecture » des images sont nécessairement sélectives. Il
ne s’agit pas de se livrer à une description exhaustive des divers éléments et des différentes implications de la scène méditée, mais à une reconstruction partielle et partiale
orientée vers un but spirituel précis. Dans les Exercices Spirituels notamment, toute
image est découpée selon un certain nombre de « points » donnés dans l’exercice. Ce
découpage privilégiait telle ou telle analyse fondée sur les grilles de lecture déjà évoquées
– descriptives et référentielles, sémantiques, affectives –, qui mettaient en jeu à la fois
les « cinq sens » et les « trois puissances de l’âme ». C’est à de tels découpages et à de
telles combinaisons que se livrait par exemple Ignace de Loyola dans la méditation sur
la « Purification de Notre-Dame » et la « Présentation de l’Enfant Jésus selon ce qu’écrit
saint Luc, au chapitre 2, 22-39 ». Dans cette scène trois « points », qui s’assimilent dans
ce cas à trois circonstances majeures de l’événement, étaient brièvement donnés « pour
qu’on les médite et les contemple plus facilement » : la présentation à Dieu et l’offrande
des tourterelles, l’acte et les paroles de Siméon, les paroles prophétiques d’Anne 128. De
même, dans le cas de la Résurrection en présence de la Vierge et de saint Jean, – le thème
est alors traité par Isaac Moillon, Vignon et Champaigne pour les jésuites parisiens de
Saint-Louis, ou plus tard par Le Brun et Noël Coypel – le fidèle, après avoir lu ou s’être
rappelé « l’histoire », pouvait dans la « Contemplation premiere », relative à « comme
nostre Seigneur apparu à sa Mere », considérer les cinq points suivants : « les personnes,
les paroles & les actions » ; ensuite « comme la Deïté de nostre Seigneur, cachee au temps
de sa Passion, paroist maintenant au temps de sa Resurrection, & avec tant de miracles
se manifeste » ; et enfin, lorsque le Christ apparaît à la Vierge, « regarder avec quelle
promptitude & largesse nostre Seigneur s’est acquité du devoir de consoler les siens,
& comme il les a resjoüys ; ce qu’on apprendra par la similitude d’un tres-bon amy, qui
console un autre affligé 129 ».
Qui plus est, dans certains traités comme celui de Louis de Grenade, lors de la
description de la scène, du rappel de l’histoire évoquée et de ses « circonstances », l’on
constate qu’il n’y a pratiquement pas de description « objective » (littérale) de la scène.
Non seulement juste quelques éléments sont retenus, décrits et situés selon un ordre
et une hiérarchie particulière, mais un nombre choisi et réduit d’interprétations et
d’implications symboliques et affectives se superposent instantanément aux descriptions
des objets. L’image à peine créée est prise en charge intellectuellement par le discours
sous la forme d’un jeu de questions et de réponses où plusieurs « points » ou « considérations » – deux ou trois au plus –, sont donnés aux fidèles comme autant d’orientations
successives pour guider la lecture de l’image constituée. Dans le cas par exemple d’une
scène comme l’Adoration des Mages ou celle des Bergers, l’une sans doute des plus
abondantes de l’iconographie du XVIIe siècle, le fidèle pouvait être invité à s’attarder
principalement sur la sollicitude et l’abnégation d’un Dieu tout puissant qui avait choisi
de s’incarner dans le corps impuissant d’un enfant. Dans le cas d’une scène comme celle
de la Crucifixion, l’exercitant pouvait orienter sa méditation sur le dépouillement du
Christ, sa souffrance et celle de la Vierge, la compassion réciproque du fils et de Marie,
les vertus de tempérance et de patience que le fidèle était invité à acquérir à l’imitation
de celles que manifestait le Christ en croix. Ce sont ces interprétations privilégiées, et
donc aussi réduites, qui constituent dès lors le « sens », lié à un usage déterminé, de
l’image en question.
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Une structure dialogique
La nature du rapport du fidèle aux images est fondée non pas sur la seule contemplation extérieure et distanciée d’une scène, mais sur la simulation d’un échange et d’une
interaction dynamique avec les personnages représentés. La forme de l’oraison est en
effet essentiellement discursive ou, plus justement, dialogique, et elle est prononcée sur
un mode oral même si ce discours reste intérieur : regarder une image, c’est engager un
dialogue. Louis de Grenade, Ignace de Loyola ou encore François de Sales, conseillaient
une pratique des « colloques » lors de l’oraison, colloques qui pouvaient soit conclure
l’oraison (la méditation sur la Résurrection de Loyola), soit l’accompagner : « il est bon
d’user de colloques, & parler tantost à nostre Seigneur, tantost aux Anges, & aux personnes
representées aux mysteres, aux Saincts & à soy-mesme 130 ». Chez Louis de Grenade notamment, le fidèle pouvait soit s’adresser à lui-même, en opérant comme un dédoublement
intérieur et réflexif de son être (« Nous voicy, mon Ame »), soit à l’un des personnages
du mystère, la Vierge par exemple, avec laquelle il s’entretenait lors de la méditation
sur le coup de lance porté au Christ. Il pouvait encore, autre modalité souvent évoquée,
s’identifier à l’un des personnages présents. Dans la scène de l’Adoration des bergers
telle qu’elle est proposée à la méditation par Ignace de Loyola, le fidèle non seulement
imaginait intérieurement la scène mais, à la différence de situations plus communes où
cette image, bien qu’intérieure, était posée « à distance » du fidèle, celui-ci s’intégrait,
par identification et inclusion, au sein de cette représentation comme le réalisaient
d’ailleurs effectivement certains tableaux (Adoration des bergers de J. Francken ou de
J. Boucher). Ainsi que l’attestent d’autres exemples analogues, le dévot était notamment
censé s’identifier à l’un des bergers présents dont il devait ressentir les affections : « je
m’imaginerai y estre en qualité d’un pauvre petit garçon pour les servir comme je pourray avec tres-grande reverence en leurs necessitez 131 ». Par ces procédés, se créait une
forme interactive d’échange entre l’orant et l’image intérieure, qui joue bien entendu
également dans le cas des images artistiques – nous l’avons vu dans le cas du tableau
de Le Brun –, où ces processus de projection et d’identification entre spectateurs et
personnages représentés sont également à l’œuvre. Si, dans certains cas, cet échange
est évoqué par le passage du fidèle au sein même de la représentation (par la représentation du donateur notamment) et par la simulation d’un échange verbal et gestuel plus
ou moins expressif (les Crucifixions de Vouet, Tournier, etc.), dans de très nombreuses
gravures, celles représentant par exemple saint Jean de la Croix (la fameuse « Vision de
Segovia ») ou sainte Thérèse (ill. 16), les artistes ont tenté de figurer par divers artifices
ces échanges entre divinité et fidèles qui transitent à travers l’image. C’est généralement
par le moyen de rayons lumineux, ou encore par des sortes de phylactères qui relient les
visages des saints et de la personne divine représentée, qu’est évoquée cette communication spirituelle théoriquement toute intérieure.
Une structure injonctive ou impérative
Le rapport aux images implique non seulement une relation dynamique d’échanges
(la relation verbale instaurée entre fidèles et personnages sacrés), mais également une
relation à visée transformatrice. L’oraison n’a de sens que pour autant qu’elle suscite, c’est
sa valeur pragmatique et sa « fonction communicative » (H. R. Jauss), une transformation
de l’ethos du fidèle (par l’acquisition de vertus, les résolutions à mieux faire, etc.), voire
son identification mimétique au Christ, ou bien encore, ultime étape, son union à une
divinité qui n’est d’ailleurs pas forcément représentée mais qui est « impliquée » dans
l’œuvre 132. En ce sens, de tels tableaux ne sont pas seulement des objets livrés à la perception, à la « délectation » ou à la réflexion de leurs spectateurs. Ils sont essentiellement
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des « appareils » (J.-L. Déotte) ou, en tant que
résultats d’une disposition (dispositio) coordonnée de différents éléments destinés à produire
un certain nombre d’effets spécifiques chez leurs
spectateurs, des « dispositifs » dotés, selon une
définition de Giorgio Agamben qui me paraît ici
éclairante, « de la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de
contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les
opinions et les discours des êtres vivants ». Dans
le cas particulier qui nous concerne, le bon « fonctionnement » de ces œuvres est de nature éthique
et spirituelle, nous dirions existentielle : elles sont
censées susciter la pratique de la méditation qui
doit amener à une transformation intérieure du
spectateur, c’est-à-dire impliquer ce « processus
de subjectivation », « produire un sujet », à savoir
le chrétien converti, « assujetti » et « conformé »
à son divin modèle 133.
Une construction multi-sensorielle
Dans le cas de certaines pratiques, jésuites
avant tout, s’établissaient d’autres rapports plus
sophistiqués encore aux images qui engageaient
plus profondément les sens (que ceux-ci soient
« corporels », « imaginatifs » voire « spirituels »)
et plus généralement le corps du fidèle. Dans
les ré-interprétations postérieures des exercices
spirituels de Loyola par ses disciples, la vue, et en second lieu l’écoute (liée à la lecture
des textes), sont semble-t-il généralement privilégiées. C’est ce que l’on pourrait constater
notamment chez Rodríguez, de la Puente ou Bruno, qui en restent à l’idée de « s’imaginer » être présent devant ou au sein de la scène représentée : « comme s’il voyoit avec ses
propres yeux toutes les choses qui sont racontees 134 ». En revanche, dans les Exercices
spirituels du fondateur de l’ordre, ou dans la réélaboration qu’en propose par exemple en
France un Jacques Noüet dans L’homme d’oraison (1674), sont élaborées des représentations de nature complexe et étendue qui ne sont pas simplement des images visuelles. La
fameuse « composition du lieu », cela a souvent été signalé, est une véritable construction
multisensorielle et empathique qui, si elle n’est pas propre aux jésuites, apparaît comme
beaucoup plus développée que la plupart des constructions analogues. Cette composition,
Ignace la crée en recourant à ce qu’il nomme, après saint Bonaventure, « l’application
des cinq sens » qui s’attache aux choses sensibles, « comme au regard, à l’ouye, & le
reste des sens 135 ». Lors de la méditation sur les différents « points » proposés, la triple
grille de lecture de chaque mystère et de chaque « image », qu’ouvrait l’application des
« puissances de l’âme », s’enrichit ici de cette incorporation des sens qui démultiplie les
possibilités d’analyse ou de perception de l’image tant spirituelle que matérielle. Dans le
cas par exemple du mystère de l’Incarnation, cette application ne concerne que la vue et
l’ouïe (« oüyr avec l’oreille les discours que tiennent toutes ces personnes »), mais pour
d’autres méditations, celle de la Nativité par exemple, le fidèle était amené à exercer, en
imagination, l’ensemble de ses facultés sensorielles :
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Ill. 16
Saint Jean de la
Croix et sainte
Thérèse devant
un autel (non
signée), BNF,
Est., Rd.2.
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voir toutes les personnes qui entrent dans l’hystoire, & remarquant les circonstances de telles personnes, en tirer l’utilité […] d’oüyr ce qu’elles disent ou peuvent dire,
convertissant le tout à nostre proffit […] de taster flairer avec un certain goust & flair
interieur, combien grande est la soüefveté, & douceur d’une ame doüee & embellie
des vertus, & dons divins […] de toucher avec un attouchement interne & spirituel, &
baiser les vestements, les lieux, les traces ou marques & autres telles choses annexees
à telles personnes, d’où nous tirerons de la devotion & courage à bien faire 136.
Voir un tableau engageait ainsi profondément le regard et les différents mécanismes
perceptifs du spectateur du XVIIe siècle : « Voir toutes les personnes & les circonstances »,
amenait à une observation longue et détaillée de l’œuvre ; « Ouyr ce qu’elles disent »,
impliquait de prêter la parole aux différents personnages ; « Gouster & sentir » ou « Toucher
& baiser » imaginairement les différents éléments d’un tableau nécessitait encore d’être
particulièrement réceptif aux qualités tactiles et matérielles de la peinture.
Une relation perceptive dynamique
Lors de la pratique des Exercices, d’autres modes complexes de perception des images
et de « participation imaginative », généralement inconnus ou minorés dans les méthodes
plus usuelles d’oraison, étaient encore sollicités. La succession de plusieurs préludes
permettait par exemple à Ignace de Loyola de raffiner sa composition du lieu (ou plutôt ses
compositions de différents lieux articulés les uns avec les autres), établissant la scène d’un
point de vue d’abord général, lié à « l’histoire » du mystère rapidement résumé, puis d’un
point de vue progressivement plus détaillé et, comme nous l’avons vu, sélectif. Ce mode de
construction de la scène était d’ailleurs explicitement rapproché du mode de perception
engagé dans la peinture. Le Directoire des Exercices Spirituels indiquait ainsi :
qu’en ce premier Prelude on propose l’histoire generalement & presque tout en
commun, afin de sçavoir la matiere à laquelle il faudra penser, & lors que l’ame
commence à y agir & s’y eslever, en apres qu’il pense, penetre & s’arreste sur chacune
des parties, en meditant ; tout ainsi que quand on jette les yeux sur un tableau de
diverses peintures, il le void tout confusément d’un seul regard, & sçait ce qui est
contenu dans le tableau ; en apres il fiche particulierement les yeux sur chaque chose
qui y est dépeinte, & les considere mieux & plus à loisir l’une apres l’autre 137.
Ce type de perception est l’un des principes de la vision ignatienne que l’on retrouve
dans la plupart des exercices. Il reproduit et transfère dans le domaine iconique, me
semble-t-il, les modes de lecture qui prenaient pour support initial de la méditation non
des images mais avant tout des éléments verbaux. Ces textes, par exemple les différentes
scènes de la Passion, donnent autant de sujets possibles pour la méditation mais le fidèle
peut ne choisir qu’un seul texte, voire qu’un seul passage ou un terme unique, dans la
mesure où ce choix permet une méditation plus approfondie ou plus profitable : on peut
supposer que c’est à ce type de lecture détaillée où est « ruminé » un passage particulier
que se livrait notamment le cordelier représenté par Jean de Troy. C’est notamment
l’une des voies possibles de la méditation pour Vincenzo Bruno ou Louis de la Puente,
ce dernier proposant « certaines paroles, par exemple, un psaume de David, un discours
ou une sentence de Notre-Seigneur, une prière, une hymne de l’Église », et indiquant
qu’« on s’arrêtera à chaque mot, afin d’en exprimer tout ce qu’il contient de pensées et
de sentiment ». L’exercitant doit ainsi appliquer à chaque parole ce qui est généralement
associé à une scène globale ou à un récit complet. Il doit en effet considérer « de qui elle
est, à qui elle s’adresse, à quelle fin, de quelle manière et dans quel esprit elle a été dite,
et ce qu’elle signifie », afin d’en tirer « les sentiments qui en sortiront naturellement 138 ».
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Cette pratique de lecture, appliquée aux images, se traduit par une double accommodation
du regard, large et/ou détaillée, totale ou bien partielle et sélective.
Une telle pratique pouvait être encore complexifiée et enrichie dans d’autres méditations proposées par Loyola et ses successeurs. Dans la méditation sur l’Incarnation par
exemple (2e semaine, premier jour), l’exercitant était tenu d’articuler, successivement ou
simultanément, en une sorte de « montage alterné », plusieurs plans (larges ou détaillés),
plusieurs espaces, plusieurs temporalités, tout en projetant ou déléguant son propre regard
au sein de l’œuvre 139, selon le principe de « transfert déictique » (Karl Bülher) où le
lecteur est censé se placer dans une partie imaginaire de l’univers représenté, désignée
comme « centre déictique » à partir duquel il peut se repérer par rapport aux indications
déictiques employées dans le récit fictionnel 140. Dans la constitution multisensorielle
du lieu initial à laquelle donne lieu la « Premiere Meditation de la II. Sepmaine de
l’Incarnation de Jesus-Christ », la succession des espaces est particulièrement sophistiquée.
L’exercitant passe du ciel à la terre puis aux enfers dans le premier prélude 141, puis à
nouveau sur terre dont est envisagée la totalité puis juste une certaine partie. Il pénètre
ensuite dans l’habitation de la Vierge dans le second prélude 142, puis à l’intérieur de la
cellule de la Vierge où se déroulent l’Annonciation et l’Incarnation. Durant chacun des
trois « points » qui suivent, l’exercitant doit, en appliquant alternativement l’un ou l’autre
des sens, envisager simultanément et parcourir en autant de trajectoires régies par une
pratique de l’écart (Michel de Certeau 143), plusieurs espaces différents : le ciel avec la
Trinité, la cellule terrestre avec la Vierge et l’Ange, le monde des hommes pêcheurs 144.
Lors du colloque l’exercitant doit à nouveau imaginer chacune des personnes célestes
de la Trinité afin de s’entretenir avec elles 145. Durant ces déplacements, le point de vue
porté sur les différents espaces n’est pas toujours le même : c’est le regard de Dieu sur
la terre et les enfers que devait tout d’abord s’imaginer et, d’une certaine façon, adopter l’exercitant, et il devait encore, lorsqu’il reconstituait intérieurement cet étonnant
parcours des cieux jusqu’à la cellule de la Vierge, se placer dans la même situation que
l’Ange ou le Saint-Esprit qui parcouraient, instantanément, ce même espace. Le rapport
au temps est tout aussi paradoxal, exigeant de l’exercitant de se placer dans cet hors
temps qu’est « l’éternité » où la divinité a établi le plan de la rédemption, dans ce temps
historique passé où l’incarnation s’est effectivement réalisée selon une chronologie que
restitue l’exercitant, ou encore dans ce futur personnel qu’est sa propre vie transformée
et perfectionnée par l’exercice de l’oraison.
Dans tout ce travail de distinctions, de subdivisions, de séparations en unités, puis de
recompositions, d’articulations et de déplacements méthodiques et continus, les Exercices
apparaissent bien comme ce moyen ou cette « machine » pour « faire surgir des images
dont Ignace compose sa langue 146 ». Dans ce processus, les catégories psychologiques
contemporaines que sont les « puissances de l’âme » et les cinq sens jouent un rôle essentiel, permettant d’organiser et d’encoder les différents éléments de l’image. Or, ce qui peut
être analysé comme « machine » à produire des images peut ainsi, réciproquement, être
compris comme un moyen de lecture, d’appréciation et de compréhension de l’ensemble
des images religieuses, aussi bien picturales que, nous allons le voir, gravées.
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Notes
1. Et sous la même double influence de Poussin (l’autoportrait de 1649 du Louvre, une composition sur le même thème gravée d’après Poussin) et de Raphaël (ici l’École d’Athènes).
2. Voir sur cette œuvre le dossier rassemblé dans Francine ARNAL et Alain CHEVALIER, Tableaux
religieux du XVIIe siècle à Montpellier, Inventaire général, 1993, p. 14-16.
3. Sur la fondatrice et sa congrégation qui suscita de nombreux imprimés, voir les Constitutions
de la Congrégation des filles de l’enfance de Notre Seigneur J.-C.…, Toulouse, 1664 ; Antoine
ARNAUD (attribué à), L’Innocence opprimée par la calomnie, ou l’Histoire de la congrégation
des Filles de l’enfance de Nostre Seigneur Jesus-Christ…, s. l., 1687 ; la Relation de l’Etablissement des Filles de l’Enfance de Jesus […] Par une des Filles de cette Congregation de Toulouse,
Toulouse, Pierre de La Noue, 1689 suivie de Suite de l’Innocence opprimée dans les Filles de
l’Enfance ou relation du procés de Sr. Peissonel…, Toulouse, Pierre de La Noue, 1691 ; Memoire
pour les filles de la Congregation de l’Enfance, s. l., J. Quillau, 1717 ; le Recueil de pièces concernant la Congrégation des filles de l’Enfance […] avec leurs Constitutions…, Amsterdam, Pierre
Brunel, 1718 ; Simon rEBOULET (attribué à), Histoire de la congrégation des Filles de l’Enfance
de Nostre Seigneur J.-C. Établie à Toulouse, en 1662 et supprimée par ordre de la Cour en 1686,
Amsterdam, François Girardi, 1734, 2 vol. (je remercie Pascal Julien pour cette précieuse référence) ; Guillaume DE JULIARD, Histoire de la Congrégation des filles de l’Enfance…, Toulouse,
Jean Guillemette, 1735 (réponse à l’ouvrage de S. Reboulet). Voir également, intéressant pour les
témoignages sur l’oraison, les sujets de méditation et les pratiques spirituelles de la fondatrice,
Jeanne DE tURLE DE MONDONVILLE, Lettres inédites […] suivies de fragments de ses mémoires :
1655-1697, introduction et éd. par L. Dutil, Paris, Hachette, 1911 (tiré des lettres de la fondatrice
acquises par la Bibliothèque de Toulouse en 1909 et du manuscrit n° 715 du Catalogue général
de la même bibliothèque). Voir également, du directeur spirituel de la fondatrice, l’abbé Gabriel
DE CIRON, Avis aux supérieures de la Congrégation de l’Enfance…, Toulouse, B. Guillemette,
1678 ; du même, Traité des vœux que font les filles de la congrégation…, Toulouse, B. Guillemette,
1683. C’est le jansénisme imputé à la fondatrice, et l’hostilité des jésuites, qui est à l’origine de
la dissolution de cette congrégation.
4. Tableau publié et attribué à l’artiste par Robert MESURET, « Jean de Troy », Gazette des BeauxArts, janvier 1955, t. XLV p. 35-44.
5. La « fin principale » de la congrégation était « d’honorer les divers états de l’Enfance de N.S.J.C.
Mais principalement celui de son Enfance parfaite & consommée, pendant laquelle il commenca
à instruire les hommes, & à se separer de ses parens pour s’appliquer plus particulierement aux
affaires de son Pere… », Histoire de la congrégation…, op. cit., t. I, p. 21 et Constitutions de la
Congregation, chap. I, cité dans la Relation de l’établissement de l’Institut…, op. cit., p. 1.
6. J. DE tURLE DE MONDONVILLE, Lettres inédites…, op. cit., XLIV, 10 novembre 1656, p. 98 :
« Vous verrez, Mr, comme quoi, quelques jours avant que je reçusse votre lettre, je me trouvais
toute remplie, je ne sais comment, de la présence de l’Enfance de Notre-Seigneur ; c’est un
nouvel effet de sa miséricorde d’y avoir appliqué mon esprit qui n’a plus de mouvement par luimême. Je souhaiterais que vous sussiez par expérience ce que c’est que d’être appliqué à ce Saint
Enfant ; c’est là le centre de toute la perfection ; c’est un soulagement à toute sorte de peines ; il
faut aller à lui pour savoir cela ; mais il faut qu’il nous appelle, autrement l’on n’y voit rien de ce
qu’il y a de charmant. » Et plus loin, suite à un « accès de fièvre » durant un nuit et à ses doutes
sur sa vocation : « Ce Saint Enfant ce me sembla, vint à mon secours, ce qui me soulagea. Il me
fit entendre, au moins il me fut avis qu’il me dit : “Je ne veux point que tu te mettes en peine de
tout cela ; fais comme moi, vis dans l’obéissance, comme j’y ai vécu”. Il m’était avis que je voyais
la Mère et l’Enfant, qui me paraissait assez grand, et en état de se passer du soin immédiat de sa
mère ; il me faisait voir que ses soins étaient conformes à son âge, qui ne se peut pas marquer par
les années. » Voir également la lettre suivante, XLV, p. 98, sur la poursuite de son « application »
à l’Enfant qui prend possession de son cœur.
7. Voir par exemple la lettre du 20 novembre 1655 : « Etant allée à mon heure accoutumée faire
mon oraison, je pris le mystère du lendemain qui était la présentation de la Vierge au temple… »,
Lettre inédites…, op. cit., III, p. 50-51.
8. Histoire de la congrégation…, op. cit., t. I, p. 24 et Constitutions, chap. XL, cité dans Relations
de l’établissement de l’Institut…, op. cit., p. 64-65.
9. Voir les Constitutions, chap. X, « Des retraites » : « Les Filles feront une retraite de huit jours
tous les ans ; la Superieure leur donnera les matieres de leurs meditations », cité dans Relations
de l’établissement de l’Institut…, op. cit., p. 22. Les Constitutions prévoyaient également une
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dévotion particulière au mystère de l’Incarnation le 25 de chaque mois dans la « Chapelle de
l’Enfance » où, entre autres exercices, « on lit la méditation, ou l’on en reçoit les points de la
supérieure », Constitutions, chap. XL, cité dans Relations de l’établissement de l’Institut…, op.
cit., p. 63.
10. Les Constitutions de l’Institut prévoyaient la présence de tableaux dans les chambres des
« Filles » : « Leurs ruelles ne seront point ornées, il y aura un Crucifix en peinture, en estampe
ou en relief, une Image de la Sainte Vierge ou du saint Enfant Jesus, & en tout pour le plus
trois tableaux », Constitutions, chap. XVIII, « De l’ameublement des Filles », cité dans Relations
de l’établissement de l’Institut…, op. cit., p. 35. Voir également chap. XXIII, p. 42 sur le refus
des tableaux « d’un prix extraordinaire » dont devaient se séparer les membres. La chapelle
semblait contenir « une Annonciation de la Vierge, un Enfant Jesus de l’âge de douze ans à
l’Autel, & quatre Tableaux dans les côtés de la Chapelle, représentant les Mysteres de l’Enfance
de Jesus », d’après G. DE JULIARD, Histoire de la congregation…, op. cit., p. 299.
11. Ce tableau pourrait être en effet, s’il faut en croire la très partisane Histoire de la congrégation,
celui qui était exposé dans le Cabinet de Mme Juliard, auprès de ceux de l’abbé de Saint-Cyran et
de l’abbé de Ciron. Tous les autres tableaux conservés étaient non des tableaux de « devotion »
mais des paysages et des natures mortes (fleurs, perspectives, etc.) ; cette absence, tout comme le
« mépris pour les Stes images » qui aurait été celui de la fondatrice, seraient autant de preuves
de son « jansénisme ». Voir, sur les « descriptions » des appartements de la fondatrice et ses
tableaux, Histoire de la congrégation…, op. cit., t. I, p. 316-317 et t. II, p. 100-101, p. 316.
12. Voir sur ce tableau et les dessins préparatoires conservés, le catalogue Dessins français du
XVIIe siècle dans les collections publiques françaises (Paris, musée du Louvre, 1993), Paris, éd.
de la RMN, 1993, n° 138, p. 266-267.
13. Édition consultée : Pedro DE rIBADENEIRA, Les fleurs des vies des saincts…, Rouen, Jean de La
Mare, 1646, t. II, p. 437, 383, 385, 414, etc.
14. Voir également La Descente de Croix de Jean Senelle (Musée de Meaux), La vierge de Pitié
d’Ambroise Fredeau (Villeneuve-Tolosane, église Saint-Laurent).
15. Voir aussi le Pièta de Vignon (Londres, coll. Ciechanowiecky et Versailles, église Notre-Dame)
en présence de Louis XIII, d’échevins et d’un ecclésiastique.
16. Gabriele PALEOTTI, Discorso intorne delle imagine sacre e profane, Bologne, 1582, libro secondo,
p. 168 : « in nessun modo mai siano ritratti con faccie de particolari o di persone mondane o
dagli altri conosciute ».
17. Signalons aussi l’intéressante gravure de P. de Champaigne pour l’ouvrage du R. P. vINCENT
DE rOUEN, Exercice de l’homme interieur en la connoissance de Dieu, et de soy-mesme…, Paris,
Georges Josse, 1650, où le méditant, tenant et regardant un crucifix, est un double du Christ,
exemple de parfaite « conformation ».
18. Louis DE GRENADE, « Le Vray Chemin, autrement, Le Livre de L’Oraison et Meditation »,
dans Les Œuvres Spirituelles et Devotes du R.P.F. Louys de Grenade, de l’Ordre S. Dominique :
Esquelles sont contenues la Doctrine Chrestienne ; qui enseigne tout ce qu’on doit faire depuis
le commencement de sa conversion, jusques à la fin de la perfection […] traduit d’Espagnol,
par le R.P. Simon Martin, Parisien, de l’Ordre de Sainct François de Paule, Paris, Jean Jost,
1645, p. 259.
19. Alphonse rODRIGUEZ, Practique de la Perfection et des Vertus Chrestiennes et Religieuses.
Composee en Espagnol par le R.P. Alphonse Rodriguez, de la Compagnie de Jesus […] Traduicte en
François par le P. Paul Duez de la mesme Compagnie…, Paris, Charles Chastellain, 1636, p. 173.
Cette définition suit celle de saint Bernard dans le traité qui lui est attribué : voir L’Eschelle du
cloistre, ou la Methode de faire Oraison, Paris, Charles Savreux, 1650, chap. I, p. 4.
20. Ignace DE lOYOLA, Les Vrais Exercices Spirituels Du B.P. Ignace de Loyola, Fondateur de
l’Ordre de la Compagnie de Jesus. Suivant qu’ils sont ordinairement donnez par les R. PP. de la
mesme Compagnie. Ensemble le Guide ou Directoire pour ceux qui font faire lesdits Exercices,
Paris, Sébastien Huré, 1619, p. 2.
21. Louis DU PONT, Méditations sur les mystères de notre sainte foi avec la pratique de l’oraison
mentale, traduit de l’espagnol (1605) par P. Jennesseaux et le R.P. Ugarte, s. l., 1995, 1re partie,
p. 3. Cette « demande » est l’ultime étape de l’oraison et, en ce sens, s’identifie à elle : « Nous
nous entretenons, nous conversons avec lui [Dieu, Jésus-Christ, le Saint-Esprit ou toute la
Trinité] ; nous lui communiquons les vues de notre entendement et les désirs de notre volonté ;
nous lui exposons nos besoins. En cela consiste ce que nous nommons proprement oraison ;
car l’oraison est une demande humble, confiante et fervente concernant les choses qui nous
conviennent et que nous désirons obtenir de Dieu » (p. 4-5). Voir encore La Vie de saint Pierre
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d’Alcantara […], Avec le Traité de l’Oraison mentale, & de la Devotion ; & les Meditations
composées par le mesme saint…, Par Pierre-André de Fauvel…, Paris, Edme Couterot & Gilles
Alliot, 1670, « Traité de l’Oraison mentale », p. 9 : la demande « qu’on appelle proprement
Oraison » ; ou encore P. Jean AVILA (Juan de Avila), Addresse de l’Ame Fille de Dieu pour atteindre à la vraye & parfaicte sagesse…, Pont-A-Mousson, Sebastien Cramoisy, 1623, p. 340-341 ;
ou Antonio MOLINA, Exercices Spirituels de l’excellence, profit et necessité de l’Oraison mentale.
Reduicts en Art et Meditations…, Paris, Mathurin Henault, 1631, p. 10.
22. L. DU PONT, op. cit., p. 9-10.
23. Ibid.
24. Sur la prière orale ou intérieure voir l’étude de Paul SAENGER, « Prier de bouche et prier de
cœur. Les livres d’heures du manuscrit à l’imprimé », dans Les usages de l’imprimé, Paris,
Fayard, 1987, p. 191-227. Sur la prière voir aussi Josef-Andreas JUNGMANN, La prière chrétienne, évolution et permanence, Paris, Fayard, 1972, chap. 9 et 10 ainsi que les travaux de
Giovanni POZZI dont Grammatica et retorica dei santi, Vita e Pensiero, Milano, 1997.
25. Je cite ici, entre autres multiples exemples, le franciscain R. P. Alphonse (Alonso) DE MADRID,
La Methode de servir Dieu, divisee en trois parties : avec le Miroir des personnes Illustres.
Augmentee du Memorial de la vie de Jesus-Christ : contenant sept belles Meditations pour
tous les jours de la semaine, Lyon, Pierre Rigard, 1612, p. 461 et 462 pour la comparaison du
miroir. Voir aussi chap. LXXVI : « Que la fin de la meditation de la passion, doit estre l’imitation d’icele… », p. 369.
26. L. DU PONT, Méditations…, op. cit., Prologue.
27. François De SAleS, « Introduction à la vie dévote », dans Les Œuvres du Bien-Heureux François
de Sales, Evesque et Prince de Geneve, Instituteur des religieuses de la Visitation de saincte
Marie […] Enrichies nouvellement De plusieurs Emblémes & Figures Symboliques…, Paris,
Veuve de Sebastien Huré et Sebastien Huré, 1652, col. 5.
28. A. MOLINA, op. cit., p. 11. Ces deux objectifs, moral et mystique, étaient nécessairement liés
car s’unir et s’identifier à Dieu c’était en imiter de la façon la plus parfaite les vertus et les
perfections.
29. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 156. Ces métaphores spatiales font penser à ces « places de communications » analysées par Michel DE CERTEAU, La Fable mystique. XVIe-XVIIe siècles, Paris,
Gallimard, 1982. Voir les antécédents médiévaux dans Christian HECK, L’échelle célestre. Une
histoire de la quête du ciel, Paris, Flammarion, 1997.
30. P. D’ALCANTARA, op. cit., p. 75. Précaution qui va à l’encontre du projet d’un Antonio Molina
dont les Exercices spirituels étaient, selon l’affirmation du tire, « Reduicts en Art et Meditation ».
Ce lieu commun d’un enseignement impossible pour de telles pratiques est aussi repris par
l’oratorien Claude SÉGUENOT, Conduite d’Oraison pour les ames qui n’y ont pas facilité, Paris,
Fiacre Dehors, 1635, Au Lecteur. Voir aussi l’opposition bien connue de Martin BARCOS, abbé
de Saint-Cyran dans Les Sentimens de l’abbé Philérème sur l’oraison mentale, Cologne, Pierre
du Marteau, 1696, Article I, p. 1-2.
31. L. DU PONT, op. cit., p. 21.
32. Ibid., p. 20.
33. Ibid., p. 2.
34. Ce sont les termes d’A. MOLINA, op. cit., p. 210 : « La meditation, c’est le discours & consideration que l’on fait pour ruminer, esplucher & penetrer plus particulierement ce qu’on a leu,
ou les poincts dont on veut faire oraison, son talent est d’esplucher soigneusement & avec
attention les choses divines, passant des unes aux autres pour esmouvoir la volonté à quelques
affection & ressentiment. »
35. Voir aussi pour les Cordeliers de Paris, le Directoire uniforme ou Journal Commun, des Offices
inferieurs de chaque Couvent […], Mis en lumière du commun accord des RRPP Provinciaux
desdites provinces assemblés au grand Couvent de Paris […] l’an 1668, Paris, Jean Piot, 1668,
p. 158.
36. L. DU PONT, op. cit., chap. VIII.
37. Ces divisions variaient encore selon les auteurs. Saint François de Sales distingue quant à lui
trois parties dans la préparation : la « mise en présence de Dieu », « l’invocation » où le fidèle se
« prosterne en une extreme reverence » devant la majesté de Dieu et lui demande « la grâce de
la bien servir », et enfin la « proposition du Mystère » où se place l’importante « fabrication du
lieu » qui n’est autre chose « que de proposer à son imagination le corps du mystere que l’on
veut mediter ». Cette triple préparation est suivie des considérations où le fidèle discourt intérieurement sur divers sujets du mystère par le moyen du raisonnement. L’oraison se poursuit
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par des affections où l’âme est touchée de « bons mouvemens en la volonté ou partie affective
de nôtre ame, comme sont l’amour de Dieu & du prochain, le desir du Paradis, & la gloire,
le zele du salut des ames, l’imitation de la vie de Nostre Seigneur, etc. ». Ces affections sont
converties en résolutions particulières utiles à l’amendement spirituel. L’oraison se termine
par la « conclusion, & bouquet spirituel », analogue à la dernière étape définie par Louis de
Grenade. On constate que l’étape essentielle de la « méditation » selon Louis de Grenade est
répartie chez François de Sales sur ses trois premières parties : la préparation avec la « fabrication du lieu », les « considérations », et les « affections et résolutions ».
38. P. D’ALCANTARA, Traité de l’Oraison…, op. cit., chap. III à VIII.
39. Vincent BRUNO (Vincenzo Bruno), Méditations sur les mistères principaux de la vie de Jesus
Christ […], Composes, & distinguees tres clairement par la Texte sacré, Allégorie, Propheties,
Considerations, Oraisons, & poincts d’Instructions morales…, Jean Crevel, Rouen, 1614, p. 7.
Voir aussi Jean AVILA (Juan de Avila), Addresse…, op. cit., p. 360 : la confession générale est
suivie d’une demande de pardon, d’oraisons vocales, de la lecture d’un passage de la Passion,
de la composition imaginaire de la scène et de sa méditation. Voir encore A. MOLINA, op.
cit., p. 194, proposant un découpage en trois (préparation, méditation, contemplation) ou six
parties (préparation, lecture, méditation, action de graces, demande (ou requête ou oraison),
contemplation).
40. Voir Pierre HADOT, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, en
particulier le premier chapitre qui donne son titre au recueil ainsi que « Exercices spirituels
antiques et “philosophie chrétienne” », p. 75-98, ainsi que Paul rABBOW, Seelenführung.
Methodik der Exerzitien in der Antike, Munich, 1954, thèmes repris par Michel FOUCAULT dans
l’article « L’écriture de soi » (1983) et Le Souci de soi (t. III de l’Histoire de la sexualité, 1984).
41. Laure BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent des Cordeliers de Paris. Étude historique et
archéologique du XIIIe siècle à nos jours, Paris, Bibliothèque de l’École des Hautes Études,
1975, p. 104.
42. Directoire…, op. cit., p. 156-158 (« Des complies et de la Meditation »).
43. Voir AN, LL 1713, « Constitutions des Religieuses de Ste Ursule de Paris », fol. 15r°-v° ; AN, LL
1552, « Constitution des Trinitaires déchaux », chap. VII ; Marie DE BEAUVILLIERS, Conférences
spirituelles, Paris, 1837 (plusieurs conférences sont consacrées à l’oraison), voir également les
traités sur l’oraison destinés aux novices capucins de Martial d’Étampes ou de Joseph de Paris
publiés dans le premier tiers du XVIIe siècle.
44. Ignace DE lOYOLA, Constitutions des Jésuites, avec les Déclarations, traduites sur l’édition de
Prague, s. l. (« En France »), 1762, t. I, p. 79.
45. Voir sur ces usages par les religieux et les laïcs les documents publiés dans Ignace DE lOYOLA,
Texte autographe des Exercices Spirituels et documents contemporains (1526-1615), Desclée
de Brouwer, 1985. On sait notamment qu’au début du XVIIe siècle (l’enquête De detrimentis
Societatis, 1606) les jésuites s’inquiétaient pour eux-mêmes de la part croissante prise par les
tâches apostoliques au détriment des « exercices spirituels » : voir Michel DE CERTEAU, Le lieu
de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Paris, Gallimard-Seuil, 2005, chap. 7 : « Histoire des
Jésuites », p. 157-163. Coton, que nous retrouverons dans le chapitre suivant, est un des protagonistes importants de ce retour vers « l’intérieur ».
46. Cette élite des laïcs pouvait notamment appartenir à la congrégation mariale « des Messieurs »
qui bénéficiait d’une chapelle propre à la Maison Professe des jésuites parisiens. Voir Louis
BLOND, La maison professe des Jésuites de la rue Saint-Antoine à Paris. 1580-1762, Paris, éd.
franciscaines, 1956, chap. III (« Les activités de la maison professe ») et IV (« Les congrégations mariales »). Sur les Exercices voir, entre autres multiples références, Gaston FESSARD, La
dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, Paris, éd. Montaigne, Aubier et
al., 1956-1966-1984 ; Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971. Sur la transmission des Exercices voir Adrien DUMOUSTIER, « Donner les Exercices. Esquisse de la théorie
d’une pratique », dans Recherche de science religieuse, t. 79, n° 4, oct.-déc. 1991, p. 585-613.
Sur les jésuites au XVIe et XVIIe siècles voir la mise au point dans Luce GIARD et Louis DE
vAUCELLES (dir.), Les jésuites à l’âge baroque (1540-1640), Grenoble, Jérome Millon, 1996.
47. F. DE SALES, « Introduction à la Vie Devote » dans Les Œuvres…, op. cit., col. 38.
48. Pierre COTON, Méditations sur la vie de Nostre Sauveur Jesus-Christ. Dressées par le commandement de la Royne…, Paris, Eustache Foucault, 1614, Épître, a iij Verso.
49. Matthieu BEUVELET, Méditations sur les principales veritez chrestiennes et ecclesiastiques, pour
tous les dimanches, festes et autres jours de l’année. Avec cinquante & une Meditations, pour
servir de sujets aux Conferences spirituelles qui se font dans le cours de l’Année. Composées
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pour l’usage de la communauté & séminaire estably par Monseigneur l’Archevesque de Paris en
l’Eglise Paroissiale de S. Nicolas du Chardonnet…, Paris, Georges Iosse, 1659, 3 vol., Préface.
50. L. DU PONT, op. cit., p. 3 : « tous enfin y trouveront des méditations et des manières de prier
en rapport avec leur état ». Voir aussi A. MOLINA, op. cit., chap. V, p. 30 : « Que l’exercice de
l’Oraison convient à toute sorte & estat de personne », etc.
51. V. BRUNO, Méditations…, op. cit., Avant-propos, p. 5 : « J’ay pensé d’inventer & faire une forme
de Meditations, lesquelles servissent tant pour la varieté des choses, que pour l’abondance des
conceptions affectueuses, comme de certaines faveur spirituelles, accoustrees & assaisonnées
en sorte qu’un chacun, quelque endormi, aride & distrait qu’il fust, en devint esveillé à la devotion, à l’amour de Jesus Christ son Redempteur, & ensemble au desir de l’imiter & se rendre
semblable à luy en toutes choses le plus qu’il luy seroit possible. »
52. Voir aussi L. DU PONT, op. cit., p. 16-19 qui conseille, à la suite de Loyola, des sujets de méditation différents selon l’état d’avancement : péchés et fins dernières pour les pécheurs, humanité
de Jésus-Christ pour ceux qui sont déjà justifiés, mystères de l’incarnation pour ceux dont la
justification est récente, vie du Christ, Passion et mort pour ceux « qui font des progrès dans la
vertu », mystères de la vie glorieuse de Jésus-Christ et mystères de la Divinité et de la Trinité
pour ceux « qui sont parvenus à l’état de perfection et marchent par la voie unitive ».
53. Les plus dévots et les plus privilégiés, n’hésitaient pas à s’introduire au sein de la clôture
conventuelle pour y effectuer ces exercices : c’était le cas de plusieurs donatrices de Port-Royalde-Paris qui bénéficiaient de logements et d’oratoires propres au sein du couvent (voir AN,
S 4515 B), Contrats de donation du 5 février 1656 où étaient concédés un logement et l’oratoire dit de sainte Anne d’où il était possible d’entendre la messe et les offices ; ou cas encore
de Madame de Miramion qui bénéficiait pour elle et pour sa fille de douze entrées par an dans
le monastère des Filles de la Visitation « pour y faire ses exercices spirituels » (AN, LL 1716,
fol. 175-176). Sur ces questions voir en particulier SECOND DE tURIN, « L’empire de l’idéal
monastique sur la spiritualité des laïcs au XVIIe siècle », dans Revue des sciences religieuses,
n° 40, 1966, p. 209-238 et 353-383.
54. Et tout particulièrement lors du carême selon un cycle hebdomadaire qui conduisait l’exercitant du Jardin des Oliviers à la Résurrection. Voir par exemple la destination de l’ouvrage
traduit de l’italien de G. lOARTE, Les Meditations de la Passion…, op. cit., « Epistre au Roy »,
p. 2, présentant des « subjet propres à ce sainct temps de Caresme ».
55. Et, semble-t-il, toujours présents au XVIIe siècle, en particulier dans les années 1640-1650 où se
multiplient bréviaires et Livres d’Heures : voir les célèbres Heures de Port Royal en 1650 par
Lemaistre de Sacy, mais aussi les ouvrages de Tristan L’Hermitte (L’Office de la sainte Vierge,
1646 avec des gravures d’A. Bosse d’après Stella), Desmarets, Marolles, Frénicle, Magnon, Jean
Adam, P. Corneille, Racine. Le rapport entre l’une et l’autre pratique reste à étudier. Signalons
aussi l’importance d’un autre corpus de textes relatifs à la méditation, que nous n’étudierons
pas ici, portant sur la riche littérature de méditations sur les mystères du rosaire.
56. Voir Jean oRCIBAL, La rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du Nord, Paris, 1959
et A. L. J. DANIËLS, Les Rapports entre saint François de Sales et les Pays-Bas (1550-1700),
Nijmegen, Centrale drukkerij, 1932. Sur la devotio moderna et ses rapports à l’art, voir en particulier la synthèse de Henk VAN oS et al., The Art of Devotion in the Late Middle Ages in Europe,
1300-1500, cat. d’exposition (Amsterdam, 1994-1995), Amsterdam-London, Rijksmuseum-M.
Holberton, 1994. Parmi les grands spirituels flamands ou allemands liés à la devotio moderna
(Ruysbroeek, Eckhart, Harphius, Suso, ou encore Böhme, Groote, Ludolphe de Saxe, etc. et
dont Louis de Blois (Blosius) contribuera à diffuser la pensée aux XVIe et XVIIe siècles), Jean
Tauler est régulièrement traduit au XVIIe siècle, de même que Harphius (traduit au début du
XVIIe par Dom Beaucousin et le jésuite Jean de Machault), très loin cependant derrière Thomas
a Kempis dont l’Imitation de Jésus-Christ (1427) est sans cesse éditée et notamment traduite en
français par Pierre Corneille au XVIIe siècle (1651-1656). L’importance des Flandres, à la fin du
XVIe et au début du XVIIe siècle, sera surtout déterminante en matière éditoriale par l’usage des
traités illustrés que nous évoquons dans notre prochain chapitre. La nouvelle littérature spirituelle française pouvait néanmoins se revendiquer de la tradition de Jean Gerson, ou d’un texte
comme Le livre de vraye et parfaicte oraison (1528) rédigé dans le cercle de Lefèvre d’Étaples.
57. De ce dernier auteur, capucin, traduit de l’italien en 1601, signalons la bien connue Practique
de l’oraison mentale qui donne, en quelques dizaines de pages, une utile méthode, ou les
Méditations sur les mistères (sic) principaux de la vie de Jesus Christ (1614, plusieurs fois édités
en France) dont l’avant-propos livre, là aussi, d’importants conseils sur la pratique de l’oraison. Voir aussi, proche de P. Neri, le traité du prêtre oratorien romain Agostino MANNO DA
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CANTIANO, Exercices spirituels, Pour introduire les âmes devotes à bien faire Oraison. Mis en
françois, par le commandement de la Royne Regente […] par Fr. C.D.S.B (Claude de SaintBernard, feuillant), Paris, Jean de Heuqueville, 1613 (seconde partie, la première a été éditée
en 1612, non disponible à la BNF). Voir également le bref traité destiné aux Novices du dominicain et Général de l’Ordre, Nicolo rODOLFI, Brieve methode pour faire l’oraison mentale
[…], traduites par le R.P.F. Estienne Meney…, Grenoble, 1661 ainsi que, plusieurs fois réédité,
Lorenzo SCUPOLI, Le combat spirituel […] nouvellement traduit par D. S. parisien…, Paris,
Sebastien Huré, 1644, chap. XLIV et suiv. sur l’oraison. Sur la spiritualité italienne des XVIe et
XVIIe siècles, on consultera la synthèse de Antonio GENTILI et Mauro rEGAZZONI, La Spiritualità
delle Riforma Cattolica, Bologna, Ed. Dehoniane, 1993 en particulier p. 307 et suiv.
58. Le traité de synthèse sur la mystique que publie au début du XVIIIe siècle le carme Honoré de
Sainte Marie, ne retient des grands spirituels du XVIe siècle que Catherine de Gênes et les espagnols Ignace de Loyola, Pierre d’Alcantara, Thérèse d’Avila, Louis de Grenade, le dominicain
portugais « Barthelemi des Martirs », Jean de la Croix, Jean de Jesus-Maria : voir HONORÉ DE
SAINTE MARIE, Tradition des Peres et des auteurs ecclesiastiques sur la contemplation…, Paris,
Jean de Nully, 1708, t. I, p. 70 et suiv. Sur l’évolution en France vers une spiritualité plus
intériorisée dès le XVIe siècle (fondée sur des traductions espagnoles et l’exemple de Borromée)
voir Bruno PETEY-GIRARD, « Le mécénat de la parole : l’esthétique spirituelle dans les oratoires
royaux », dans Henri III mécène des arts, des sciences et des lettres, dir. de I. de Conihout, J.F. Maillard, G. Poirier, Paris, PUPS, 2006, p. 176-177.
59. Voir par exemple Louis DU PONT, indiquant, dans le prologue de ses monumentales Méditations,
qu’il prend « aussi pour guide notre père saint Ignace, de glorieuse mémoire, et je suivrai
l’ordre et le plan qu’il nous a tracé dans son livre des Exercices spirituels » (op. cit., p. 2).
Voir aussi l’édition de 1683 : Louïs DU PONT, Méditations sur les mysteres de la foy, François
Muguet, Paris, 1683, Avertissement du traducteur : « Pour donner d’abord une idée générale
des Méditations du Pere du Pont, il me semble qu’on peut dire que ce sont les exercices de Saint
Ignace étendus & expliquez. »
60. Sur l’importante diffusion de la spiritualité espagnole en France, voir Henri-Jean MARTIN,
Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, t. I, p. 128169 (« La littérature de la réformation catholique »). Les auteurs français sont en revanche très
rares dans les inventaires des bibliothèques jusqu’aux années 1640-1650 (ibid., p. 500). Sur
450 publications de spiritualité entre 1550 et 1610, 60 seulement sont françaises et les autres
sont des traductions, d’après François lEBRUN, Histoire de la France religieuse. 2. Du christianisme flamboyant à l’aube des lumières : XIVe-XVIIIe siècles, Paris, Seuil, 1988, p. 342. Sur le
« livre de piété » en France au XVIIe siècle, voir la synthèse de Philippe MARTIN, Une religion
des livres (1640-1850), Paris, Cerf, 2003 ou, pour la période antérieure, Andrew PETTEGREE,
Paul nELLES, Philip CONNER (dir.), The Sixteenth-Century French Religious Book, Aldershot,
Ashgate, 2001.
61. Voir en particulier Juan DE AVILA, dont L’Addresse de l’Ame Fille de Dieu pour atteindre à la
vraye & parfaicte sagesse (1623) accorde une place importante à l’oraison, les jésuites Alphonse
rODRIGUEZ (Practique de la Perfection, 1636) et Francisco ARIAS, ce dernier auteur d’un
monumental Traicté de l’Oraison mentale, plusieurs fois réédité en France (1606, 1615), le
chartreux Antonio MOLINA, dont les 1000 pages de ses Exercices Spirituels, profit et necessité de l’Oraison mentale sont traduites en 1631, les textes également très réputés du jésuite
Luis DE LA PUENTE, auteur notamment de La Guide spirituelle (1609) traduit dès 1612 en
français, de La perfection du chrétien dans tous les états (1612, traduit en 1614) ou encore et
surtout des Mystères de notre sainte Foi (1605) traduit là aussi presque immédiatement (1609)
en français et qui est l’un des ouvrages qui va inspirer une grande partie de ce type de littérature en France. Citons aussi le cas du franciscain Alphonse (Alonso) DE MADRID, auteur notamment d’un recueil de méditations « pour tous les jours de la semaine » (traduction consultée
de 1612), du bénédictin García DE CISNEROS (dont les Exercices spirituels sont édités à Paris
en 1655), d’Alonso oROZCO, religieux de l’ordre de saint Augustin (Jardin d’oraison, 1603 ;
Le Mont de contemplation, 1604), du carme JUAN DE JESÚS MARÍA (Le Paradis de l’oraison,
1615 ; Théologie mystique, 1650), du jésuite Diego ALVAREZ DE PAZ auteur d’un monumental
traité de l’oraison (De Inquisitione pacis, sive studio orationis, Lyon, 1623), d’un autre jésuite,
Tomas DE vILLACASTIN, son Instruction a l’ame devote pour le sainct exercice de l’Oraison &
Meditation. Traduit en François de l’Espagnol…, Paris, Regnard Chaudiere, 1615, et, du même,
les Exercices spirituels pour ayder les ames devotes à la practique de l’Oraison…, Lyon, 1648 ;
de Giovanni FALCONI, de l’Ordre de la Mercy (Trois Traitez spirituels…, 1667), ou, encore, mais
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dans le domaine de la théologie mystique, du « prêtre séculier » Antonio DE rOJAS, La vie de
l’Esprit pour s’avancer en l’exercice de l’oraison ; Et pour avoir une grande union avec Dieu […],
traduite en françois par le R. P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, Carme Déchaussé, Paris,
Vve Pierre Chevalier, 1646 (la seconde partie est traduite en 1649).
62. Voir la bibliographie en fin de volume.
63. D’après SAINT AUGUSTIN, La Trinité, s. l., Études Augustiniennes, Œuvres de saint Augustin,
t. 15 et 16, 1991, trad. de M. Mellet et Th. Camelot, t. I, p. 183 : l’homme doit s’efforcer de se
détacher non seulement des objets extérieurs mais même de leurs images spirituelles, pour
viser, selon saint Augustin, à une « vie meilleure et plus vraie », ainsi qu’à une contemplation
plus relevée qui serait celle de l’image de Dieu dont on sait qu’elle ne sera pleinement réalisée
que dans le « face-à-face » céleste. Sur cette dernière question voir V. lOSSKY, « Le Problème de
la « Vision face à face » et la tradition patristique de Byzance », dans Studia Patristica. Papers
presented to the Second International Conference on Patristic Studies held at Christ Church,
Oxford, 1955, Part. II, Berlin, Akademie-Verlag, 1957, p. 512-537.
64. L. DE GRENADE, « La Vray Chemin... », dans Œuvres..., op. cit., p. 445.
65. Ibid., p. 445-446.
66. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 221.
67. L. DE GRENADE, « La Vray Chemin... », dans Œuvres..., op. cit., p. 387.
68. J. D’AVILA, op. cit., chap. LXXV, souligne le danger pour l’âme de l’exercitant, « luy semblant
aucunes fois, que veritablement elle voit, par dehors, les images qu’elle a au dedans ; & aucuns
tombent en folie, & les autres, en arrogance ».
69. A. MOLINA, op. cit., p. 278.
70. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 220. Voir aussi Benoit DE CANFIELD, Reigle de Perfection. Contenant
un abregé de toute la vie spirituelle, reduite à ce seul point de la Volonté de Dieu ; divisé en trois
parties…, Paris, Charles Chastelain, 1633 (7e éd.), p. 278 et p. 284-285 : « Donc en premier lieu
j’admoneste le Lecteur, qu’il n’ait à chercher ny contempler ceste volonté Essentielle souz quelques images, formes, ou similitudes, tant spirituelles ou subtiles puissent-elles estre : mais au
contraire bien esloignee de toute telles images comme indignes d’icelle, voire à elle contraires,
& montant par dessus soy-mesme, & tout ce qui est creé, qu’il la contemple telle qu’elle est en
verité, à sçavoir (comme a esté montré) l’Essence de Dieu. Je replique derechef qu’on y prenne
garde, pource que cet erreur est commun pour la mauvaise habitude qu’a nostre esprit, de la
contempler ainsi soubs quelque forme. »
71. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 220-221. En revanche, entre autre exemples, pour le carme JEAN DE
JÉSUS MARIA, Le Paradis de l’Oraison […] Mis en François, par le R.P. Charles Jouye, Religieux
de l’estroite Observance des Freres Mineurs, Paris, Robert Foüet, 1615, p. 35, il est possible
de penser à Dieu soit « sans se figurer aucune image ou representation » (c’est la « mise en
présence de Dieu intellectuellement »), soit à l’aide « de quelque figure ou imagination » (« l’on
dit que l’on est en la présence de Dieu imaginairement »). Voir aussi, p. 37-38 et suiv. sur le rôle
de l’imagination : « Huictième doute. Est-il necessaire de se former tousjours quelque imagination quand il faut mediter ? Réponse. Je dis qu’oüy : j’excepte pourtant ceux qui sont dressez de
longue main en l’art de mediter… »
72. Voir la complexité et l’importance des relations entretenues par le saint à l’égard des images
dégagées dans l’essai fondateur de Emilio oROZCO DIAZ, « Mistica y Plastica » (1939), dans
Estudios sobre San Juan de la Cruz y la Mistica del Barroco, II, éd. de José Lara Gerido,
Universidad de Granada, Granada, 1994, p. 29-60. Voir également Emilia MONTANER, « La
configuracion de una iconografia : la primeras imagines de San Juan de la Cruz », Mélanges de
la Casa de Velazquez, 1991, t. XXVII (2), p. 155-167.
73. Jean DE LA CROIX, La montée du Carmel, Paris, Seuil, 1947, p. 352-353 et 430-440.
74. Ibid., p. 140-141, 148-149, 249, etc.
75. Voir, outre le propre et déterminant rapport aux images du fondateur de l’Oratoire, le traité
de A. MANNO DA CANTIANO, op. cit., p. 147 et suiv. : « Que l’imagination, qui se fait de Dieu,
doit estre tres-haute, & des formes & figures que aucuns attribuent à Dieu », et p. 156-160 sur
les représentations de « la Gloire du Paradis », où l’auteur, avec les précautions d’usage, admet
bien l’utilité des images ; voir également les exercices proposés p. 172 et suiv. où le dévot doit
imaginer toute une série de scènes. Sur l’oratoire romain voir : La regola e la fama : san Filipo
Neri e l’arte, catalogue d’exposition (Roma, 1995), Milano, Electa, 1995.
76. Achille GAGLIARDI dans son Commentaire des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1590)
(traduit et édité par F. J. Legrand, Paris, Desclée de Brouwer/Bellarmin, 1996), privilégie les
puissances supérieures (mémoire, intelligence et volonté) au détriment des sens et des affec68
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tions intérieures et extérieures. Sur la reprise et la « normalisation » du modèle élaboré par
Loyola et les ambiguïtés du texte même du fondateur, voir, outre les travaux inauguraux sur
la question de P.-A. Fabre, le travail exemplaire de Ralph DEKONINCK, Ad Imaginem. Statuts,
fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève, Droz,
2005, en particulier p. 147 et suiv., à propos de la « composition du lieu » où sont réintroduites
la tradition du PSEUDO-BONAVENTURE (Vita Christi) et les techniques mnémoniques médiévales associant dans un but pratique (ce que ne faisait pas clairement Loyola) lieux, objets,
figures et actions à imaginer et auxquels se rendre présent. Voir également, p. 161 et suiv. sur
l’interprétation, guère aisée dans le texte de Loyola, de « l’application des sens » en faveur
des sens dits « imaginatifs » privilégiés durant la méditation par rapport aux sens « spirituels »
(plus abstraits, relevant de « la raison supérieure » et de la contemplation mystique) tels que
les définissait la tradition de SAINT BONAVENTURE (Itinerarium mentis ad Deum) que suivait
sans doute davantage Loyola. Sur ces distinctions voir également François MARTY, Sentir et
goûter. Les sens dans les « Exercices spirituels » de saint Ignace, Paris, Cerf, 2005. Sur les débats
français entre « nouvelles spiritualité » à tendance mystique et les courants plus traditionnels
voir la synthèse de Michel DE CERTEAU, Le lieu de l’autre…, op, cit., chap. 7 : « Histoire des
Jésuites », p. 170-175.
77. L. DU PONT, op. cit., p. 28-29 (« VII. Comment nous devons dans l’oraison mentale nous aider
de l’imagination, de la langue et des sens extérieurs »).
78. Ibid., p. 30. Voir aussi des arguments analogues chez J. AVILA, op. cit., p. 357 : « Cest exercice de penser és passages de la vie ou mort de Jesus-Christ nostre Seigneur se peut faire en
l’une de deux manieres : ou en representant à vostre imagination, la figure corporelle de nostre
Seigneur, ou en pensant seulement, sans aucune imaginaire representation. Et sache, que puis
que le tres-haut & invisible Dieu, s’est fait homme visible, à fin que par le visible, il nous mist là
où est l’invisible, on doit penser que ce a esté une chose fort profitable, de le regarder des yeux
corporels, pour le pouvoir regarder avec les spirituels, qui sont de la foy, si la malice de celuy
qui le regardoit n’eust empesché cela. Et certainement tout le corporel de nostre Seigneur,
estoit bien ordonné, & avoit une particuliere efficace, pour aider le cœur pitoyable à s’eslever
aux choses spirituelles […]. Et à ceste intention, nostre mere la saincte Église, & à juste raison,
nous propose les images du corps de nostre Seigneur, à fin qu’estans excitez par icelles, nous
nous souvenions de sa corporelle presence, & que nous soit communiquée quelque chose,
moyennant l’image, de ce qui nous sera communiqué abondamment, quand nous le verrons
devant luy. Et puis que m’apporte profit une image peinte en quelque maniere, hors de moy, en
cas pareil, me l’amenera celle qui sera peinte, en mon imaginaire, dedans moy, la prenant pour
un eschellon, qui me serve à passer plus outre. »
79. François lECERCLE, Le signe et la relique : les théologiens de l’image à la Renaissance, thèse
inédite (1987), Lille, ANRT, 1988, p. 391-397.
80. R. BARTHES, op. cit., p. 61.
81. L’organisation interne comme les techniques mises en œuvre au sein de chaque oraison se
distinguent peu des autres méthodes et ce sont des opérations semblables, repérées notamment
par Roland Barthes, qui sont mises en œuvre : l’isolement préalable lors de la retraite, l’articulation en signes distincts où le corps est « morcellé » en ses cinq sens, la division de l’âme en ses
trois puissances, tout comme le « récit christique » est partagé en mystère. Ces éléments sont
ensuite repris dans une combinatoire de réagencements et d’assemblages complexes, où s’opèrent à la fois la mise en ordre de ces signes élémentaires par le directeur de retraite et l’exercitant, et la théâtralisation du langage où se perdrait la distinction entre le fond et la forme du
texte (d’après R. BARTHES, op. cit., p. 8-11). Voir en particulier Pierre-Antoine FABRE, Ignace
de Loyola – Le lieu de l’image. (Le problème de la composition de lieu dans les pratiques
spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVIe siècle), Paris, J. Vrin, 1992. Cette
composition, sert à fixer l’attention du fidèle au début de l’oraison et permet à l’âme, menacée
de s’égarer au cours de sa méditation, de « se recueillir aysement, & se remettre en sa posture
qu’elle avoit au commencement prise » (I. DE lOYOLA, op. cit. (Directoire), p. 279).
82. C’est cette place centrale accordée à l’image qui permet d’analyser les Exercices non seulement
comme une méthode d’avancement spirituel, mais encore, tout comme sans doute les « énigmes peintes » utilisées par les jésuites, comme un instrument de déchiffrement et de lecture
des images religieuses. Voir en particulier sur cette importante question, Jennifer MONTAGU,
« The painted enigma in French seventeeth century art », dans Journal of the Warburg and
Coutauld Institude, t. XXX, 1968, p. 207-235.
83. I. DE lOYOLA, op. cit. (Directoire), p. 300.
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84. DE rETZ, Petit Catechisme dressé en faveur des plus jeunes enfans. Par le commandement de
Messieurs les Vicaires Generaux de Monseigneur l’Eminentissime Cardinal de Retz, Archevesque
de Paris, Paris, Aux dépens de quelques personnes de pieté pour l’hospital General, 1659,
p. 15-16.
85. F. DE SALES, « Introduction… », dans Œuvres…, op. cit., col. 37.
86. Réciproquement, il est aisé de constater à travers de multiples exemples gravés ou peints,
comment les pratiques de l’oraison ont pu fournir aux artistes une imagerie nouvelle à exploiter. Les tableaux confirment l’hypothèse que les expériences de l’oraison fournissaient une
nouvelle iconographie aux artistes qui choisissaient de multiplier les scènes d’apparitions divines, de visions, d’extases, d’éblouissements, etc. Ces scènes ont bien souvent la particularité
de se dérouler en présence de spectateurs qui étaient autant de « témoins » aptes à attester
ensuite de l’authenticité de la vision. On peut observer que les événements représentés se
passaient souvent au contact de l’autel qui est l’un des lieux privilégiés de ce type d’expériences. L’apparition, que l’on peut observer encore dans des gravures contemporaines, se produisait soit au-dessus de l’autel, soit au-devant, soit encore à la place même de l’image du retable.
L’apparition se substitue dans ce cas à l’image, attestant par là de la « fidélité » de l’image à son
prototype ainsi que de son efficace comme moyen de communication entre ciel et terre.
87. Voir Henri-Jean MARTIN, La Naissance du Livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre
français (XIVe-XVIIe siècles), Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 2000, p. 370 sur les exemples
de « main mnémonique » et, pour la croix, l’édition française du traité spirituel du jésuite
Rodriguez, qui proposait une image destinée à guider « l’entendement » pour qu’il « n’extravague point en l’oraison vocale ; & que la pensée acompagne les paroles » (A. rODRIGUEZ, op. cit.,
p. 1002-1003). Cette méthode, assez élémentaire, était présentée comme un « remède » pratiqué par Denys le Chartreux lors de la récitation de l’office. Elle reposait sur une représentation
du Christ en croix ; les membres du Sauveur étaient numérotés et classés « du plus bas au plus
haut » : les pieds percés, les genoux fléchis, le côté droit percé, la poitrine, les deux mains, etc.
Le fidèle devait « jetter fort legerement l’œil de consideration » sur une dizaine de points pour
y associer un des versets d’un pseaume ou d’une prière.
88. L. DE GRENADE, « La Vray Chemin... », dans Œuvres..., op. cit., p. 429.
89. I. DE lOYOLA, op. cit., p. 23.
90. A. DE MADRID, op. cit., p. 617.
91. Voir par exemple Jean-Pierre CAMUS, Direction à l’oraison mentale, Paris, Claude Chappelet,
1618 (2e éd.), p. 200 : « Mais à vray dire le meilleur & plus recommandable endroit pour prier,
c’est l’Église, appellée maison d’Oraison, pourveu que l’on y rencontre assez de tranquillité. »
Pour en rester à des exemples parisiens, c’est là nous l’avons dit, devant par exemple le maîtreautel des Cordeliers, que les religieux de cet ordre pratiquaient leurs méditations quotidiennes.
C’est là encore, « devant le St Sacrement », que les religieux de Saint-Martin-des-Champs ou
les Ursulines de la capitale devaient pratiquer l’oraison selon leurs règlements (AN, LL 1713,
Constitutions…, fol. 15r°-v°; LL 1370, fol. 17v°, ordonnance du 25 novembre 1670).
92. F. DE SALES, « Introduction... », dans Œuvres..., op. cit., col. 40.
93. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 200.
94. L. DE GRENADE, « Le Mémorial de la Vie Chrestienne », dans Œuvres…, op. cit., p. 715-716.
95. Cité d’après Dominique PAGNIER, « Le décor des théâtres jésuites et la composition de lieu »,
Christus, t. 42, n° 167, juillet 1995, p. 338. Dans la Déposition de Mencía de Benavente du
6 mars 1527 extraite des Actes des procès d’Alcala, il est mentionné que Loyola demandait aux
femmes auxquelles il enseignait les exercices de pratiquer l’examen de conscience deux fois par
jour « en présence d’une image », cité d’après I. DE lOYOLA, op. cit., 1985, p. 201. Voir aussi,
entre autre exemples, Anthoine GAUDIER, La pratique de l’oraison mentale. Recueillie des
exercices spirituels de S. Ignace […], Mise en François par Sebastien Hardy…, Paris, Sebastien
Cramoisy, 1622, p. 122 : lors du second prélude où se place la « composition du lieu », « il sert
de beaucoup d’avoir veu en un tableau ou image le mystere sur lequel ils doivent faire leur
Meditation ».
96. Voir également les conseils de Gaspar lOARTE, Les Meditations de la Passion de nostre Seigneur
Jesus Christ, Avec l’Art de Mediter : Mises en François, de l’Italien de Reverend Pere, & Docteur,
Gaspard Loart, de la Compagnie de Jesus, Dediees au Roy, Paris, Thomas Brumen, 1578,
p. 34R-V : « Pource procurez de vous trouver en icelle avec simple & humble reveuë des mysteres que vous penserez regarder interieurement, ou bien exterieurement, tout ainsi comme si
vous y eussiez esté present. Et à ce faire pourra ayder d’avoir l’image du mystere dont vous
voulez mediter, presente, & avec simple regard d’icelle exterieur ou interieur, vous contenter,
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sans trop discourir en vostre entendement, pensant ou imaginant autres choses qui ne sont à
propos. »
97. Sainte tHÉRÈSE DE JÉSUS, « Le Chemin de Perfection… », dans Les Œuvres de Ste Therese de
Jesus. Fondatrice des Carmes & Carmelites dechaussés. Traduictes d’Espagnol en François par
le RP. Elisee de St Bernard, religieux du mesme ordre, Paris, Michel Sonnius, 1630, p. 436 et
p. 470-471 : « Sçavez-vous quand j’estime que cela est bon & tres-Sainct, & la choses en laquelle
je me delecte grandement, c’est lors que la mesme personne est absente, & nous veut donner à
cognoistre qu’elle l’est, par plusieurs secheresses ; c’est un grand contentement de voir l’Image
de celuy que nous aimons avec tant de raison, que je le voudrois voir toutes les fois que je
tourne les yeux. Y a-t-il chose au monde plus agreable à nos yeux, ny en qui nous puissions
mieux emploier nostre veüe qu’à regarder celuy qui nous porte tant d’affection, & qui enserre
en soy tous les biens ? Mal-heureux sont les heretiques qui ont perdu cete consolation par leur
faute, outre quantité d’autres. »
98. L. DE GRENADE, « Le Vray Chemin, autrement, Le Livre de L’Oraison et Meditation », dans
Œuvres…, op. cit., p. 501.
99. J.-P. CAMUS, op. cit., Livre II, chap. VIII à XIII.
100. J. nOÜET, L’Homme d’oraison…, op. cit., Livre II, Entretien IV, p. 32 et suiv. et Entretien VII,
p. 61 et suiv. à propos du rôle des « sens extérieurs ».
101. Exceptionnelles sont cependant les représentations montrant un fidèle en méditation devant
une gravure : voir par exemple la gravure de Pierre Brébiete, Saint Jérôme méditant où le
crucifix est associé à une gravure qui est face au saint.
102. F. DE SALES, « Introduction… », dans Œuvres…, op. cit., col. 46. Sur le rôle du corps et de ses
postures voir également J.-P. CAMUS, op. cit., chap. XVII : « De la situation du corps en méditant », évoquant « cinq compositions du corps » possibles : genuflexion, prostration, position
debout, assise, « en se promenant lentement & gravement ». À propos des images, même saint
JEAN DE LA CROIX, op. cit., p. 149-150, est tenu d’accepter leur usage pour les « commençants » qui « ont besoin de ces considérations pour enflammer peu à peu leur amour et donner
à l’âme un aliment par le moyen des sens […]. Elles leur servent donc comme d’un moyen
éloigné de s’unir à Dieu ; c’est par là que passent d’ordinaire les âmes pour arriver au terme
et à la demeure du repos spirituel. Mais elles doivent se contenter d’y passer et veiller à ne
pas s’y fixer ».
103. Nous rejoignons les directions esquissées par Anne lE PAS DE SÉCHEVAL, « Peinture et méditation, la méditation dans le tableau, le tableau-méditation : à la recherche d’un concept d’analyse », dans C. BELIN (dir.), La méditation au XVIIe siècle. Rhétorique, art, spiritualité, Paris,
H. Champion, 2006, p. 195-210.
104. Termes que nous reprenons à l’analyse des Exercices de Ignace de Loyola par R. BARTHES, op.
cit., p. 51. On trouverait des équivalents de ces règles dans d’autres domaines de la culture du
XVIIe siècle, notamment dans les catégories contemporaines de la rhétorique ou encore dans
les méthodes nouvelles d’éducation, celle bien connue des Jésuites, ou encore celle des Pères
de la Doctrine chrétienne organisée en « chefs » ou « points » qui permettent d’explorer de
façon systématique tous les aspects d’une question en s’interrogeant sur les « circonstances »,
les « caractéristiques », les « propriétés », les « lieux », etc. Voir Jean DE vIGUERIE, Une œuvre
d’éducation sous l’Ancien-Régime : Les Pères de la doctrine chrétienne en France et en Italie
(1592-1792), Paris, Publication de la Sorbonne, éd. nouvelle aurore, 1976.
105. Comme les méditations sur les péchés, les fins dernières, les commandements de Dieu, la
mort et le jugement. Cette distinction entre res incorporea et res corporea est notamment
reprise par Louis de Grenade, Pierre d’Alcantara, Antonio Molina, de la Puente, etc. Pierre
d’Alcantara proposait les sujets suivants : « Du Sujet & de la matiere de la Meditation » :
Symbole des Apostres, bienfaits de dieu, Jugement dernier, peines de l’enfer, gloire du paradis, Vie et Passion de Jésus-Christ (dont les scènes du lavement des pieds, Institution du Saint
Sacrement, Oraison au Jardin des Oliviers, etc.). À Paris, des sujets semblables étaient proposés aux Ursulines qui devaient méditer « la vie, la mort, et passion de nre. Sgr. et des autres
misteres de nre. foy, et redemption » (AN, LL 1713, Constitutions…, fol. 15r°-v°).
106. A. MOLINA, op. cit., p. 142-143.
107. Sur les paysages de Champaigne voir, outre la monographie de B. Dorival, Louis MARIN,
Philippe de Champaigne ou la présence cachée, Paris, Hazan, 1995, chap. I : « Les plaisirs du
désert-en-peinture ».
108. Nombre de traités déconseillent cependant ce type de représentations trop détaillées : voir par
exemple, en France, le traité du capucin R. P. MARTIAL D’eSTAMPES, Traité très-facile pour
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apprendre à faire l’oraison mentale…, Paris, Denis Thierry, 1682 (dernière éd., approbation
de 1628), p. 55-56 : il ne faut point « s’efforcer », « pour se representer en particulier les
lineamens & les parties du corps, soit la couleur des habits, postures, ou gestes, dautant que
cela est de peu de fruit, & est aussi sujet à de grandes illusions et tromperies. Il ne faut pas
que ceux qui ont la force de s’imaginer tout ce qu’elles veulent, s’efforcent de se representer
toutes les parties de ces images distinguées, comme sont les pieds, les mains ou le costé de
Jesus-Christ, ny de les adorer avec violence à chaque moment & action : dautant que cette
disgression nuit fort à la teste, & altere le cerveau ; mais plûtot, qu’ils s’appliquent à JesusChrist tout entier, ou à quelque partie seulement le considerant doucement & amoureusement sans force & sans violence ».
109. L. DE GRENADE, « Le Vray Chemin… », dans Œuvres…, op. cit., p. 387. De l’extérieur à l’intérieur il y a un lien étroit, s’imaginer les choses présentes dans le lieu où se trouve le fidèle
est aussi un moyen de conforter la construction intérieure : « & faire estat qu’en ce mesme
lieu où nous sommes tout cela se passe en nostre presence, afin que par ceste representation
de tels objets, leur pensée & sentiments en soient plus vifs dedans nous » (ibid., p. 387). Voir
aussi P. D’ALCANTARA, op. cit., Traité…, p. 16-17.
110. Voir notre chapitre 5 ainsi que Anne SAUVY, Le Miroir du cœur : quatre siècles d’images savantes et populaires, Paris, Cerf, 1989, en particulier le chap. V : « L’Ecole de l’oraison cordiale »
avec les cas, illustrés de gravures, de Jean Aumont (1660 et 1669) et de Maurice Le Gall de
Querdu (1670) et le précédent de la série Cor Iesu amanti sacrum d’A. Wierix à la fin du
XVIe siècle. Pour la diffusion « populaire » de ce type de méthode voir par exemple un traité
comme la Methode pour faire oraison dans son coeur. Conforme au Livre intitulé L’Oratoire
du Cœur…, Paris, Pierre de Bresche, 1672, proposant une oraison quotidienne en forme de
méditation sur une scène imagée de la Passion.
111. A. MOLINA, op. cit., p. 280. L’auteur reprend la même triple localisation possible de ces
images : intérieures, auprès de soi, ou dans un lieu où se projette le fidèle qui se rend « présent
à ce qu’il médite » (p. 281).
112. C’est le cas par exemple de sainte Thérèse pour le type de saint Joseph debout et en marche avec
l’Enfant Jésus à ses côtés, voir les exemples déjà relevés par E. oROZCO DIAZ, op. cit., p. 42-44.
113. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 165.
114. L. DU PONT, Méditations..., op. cit., p. 3-4.
115. Ibid., p. 4.
116. Ibid.
117. Dans le cas de l’Adoration des bergers, une lecture sémantique insisterait sur le mystère de
l’Incarnation du Sauveur dans le corps démuni d’un enfant, une approche plus affective attendrait de la contemplation du corps du Christ enfant un trouble émotionnel, tandis qu’une
lecture plus strictement descriptive s’attarderait sur les composantes factuelles et narratives
que présentait cette représentation.
118. Sur l’impact émotionnel des images voir par exemple le cas des religieuses du Calvaire du
Luxembourg lorsque, en recevant en 1620, de la part de la reine, un « Nostre Seigneur en
cire » pour leur autel de la flagellation, elle constate que « le mistere etoit […] si bien représenté qu’il suffisoit de regarder cette piece qui etoit un chef d’œuvre, pour estre vivement
touchée de Compassion », d’après AN, L. 1053, n° 62, fol. 17v°.
119. L. DU PONT, Méditations..., op. cit., p. 4.
120. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 171.
121. Ibid., p. 174.
122. Voir par exemple le carme JEAN DE JESUS MARIA (Juan de Jesús María), La Théologie Mystique
[…], traduite du latin en françois par le R. Pere Cyprien de la Nativité de la Vierge…, Paris,
Simon le Sourd, 1666, p. 4 : « ils doivent s’occuper & s’exercer par de tres-simples mouvemens
de cœur, mais les plus fervents qu’ils pourront ; je parle des mouvemens anagogiques, c’est
à dire, qui dressent ou qui élevent l’esprit, qu’on appelle aspirations & Oraisons jaculatoires
[…] en sorte qu’ils ne donnent que bien peu de temps à la meditation de l’entendement, &
beaucoup à la volonté qui s’élève à Dieu ».
123. L. DE GRENADE, « Le Memorial de la Vie Chrestienne… », dans Œuvres…, op. cit., p. 797-799.
124. Ibid., p. 791.
125. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 835-837.
126. L. DE GRENADE, « Le Vray Chemin… », dans Œuvres…, op. cit., p. 300-306.
127. Par exemple « S. Luc 15 » pour la méditation de l’Enfant Prodique, « S. Luc 1 » pour la méditation de l’Incarnation, « Matthieu 2 » pour la méditation sur la fuite en Égypte, etc.
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128. Ignace De loYolA, Exercices Spirituels, traduction du texte Autographe par Edouard Geydan,
Desclée de Brouwer, 1985, p. 156 : « Premier. Ils amènent l’Enfant Jésus au Temple pour qu’il
soit présenté, comme premier-né, au Seigneur et ils offrent pour lui un couple de tourterelle
ou deux jeunes colombes » ; « Deuxième » : Syméon, venant au Temple, « le prit dans ses
bras » en disant « Maintenant, Seigneur, laisse ton serviter s’en aller en paix » ; « Troisième » :
Anne, « venant ensuite, confessait le Seigneur et parlait de lui à tous ceux qui attendaient la
rédemption d’Israël ».
129. I. DE lOYOLA, op. cit., 1619, p. 165-166 : « Contemplation premiere, comme nostre Seigneur
apparu à sa Mere. »
130. F. DE SALES, « Introduction… », dans Œuvres…, op. cit., col. 46. Cette structure dialogale
était intensifiée par certains dispositifs plastiques : c’est la fonction des gestes et regards des
anges et des figures sculptées des saints.
131. I. DE lOYOLA, Les Vrais Exercices Spirituels…, op. cit., 1619, p. 97. La représentation des donateurs sous l’apparence des Mages était aussi très fréquente aux XVe et XVIe siècles, notamment
pour la famille des Médicis à Florence. Une telle possibilité, bien qu’exceptionnelle, n’est cependant pas propre aux jésuites et l’on connaît d’autres exemples témoignant dans d’autres milieux
de pratiques sans doute analogues. C’était notamment le cas pour les religieuses bénédictines
du monastère de Notre-Dame-des-Anges de Montargis qui « rejouaient » l’histoire de la Nativité
en se distribuant les rôles de la Vierge, de saint Joseph, de l’ange, mais encore du bœuf, de l’âne
et jusqu’à la paille de la crèche, les linges de Jésus ou le pavé de l’étable, ou le corps du Christ
divisé en morceaux. Les rôles étaient octroyés par des « billets de la crèche » et les « représentations » duraient jusqu’à la fête de la purification : « l’humble servante » devait par exemple
se prosterner pendant la messe lors de l’élévation, saint Joseph mendiait au réfectoire de quoi
nourrir les pauvres, etc. Sur chaque billet une « considération » était inscrite qui devait nourrir
la méditation de la religieuse. Sur cet étonnant exemple voir Geneviève rEYNES, Couvent de
femmes. La vie des religieuses contemplatives dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles, Paris,
Fayard, 1987, p. 139-140. Sur un exemple de « billet » et de méditation sur la Nativité destinée
aux religieuses du monastère de Notre-Dame de Nazareth à Paris voir Tablature spirituelle Des
Offices et Officiers de la Couronne de Jesus, couvhez sur l’Etat Roïal de sa Créche […] Reduits
en petits exercices, pour la consolation des Ames devotes, qui s’adonnent à l’Oraison. Par un pere
de l’Ordre S. François…, Paris, J. de Laize-de-Bresche, 1685 (nouvelle éd.).
132. Voir, sur la notion d’implication, Kendall WALTON, « Projectivism, Empathy, and Musical
Tension », Philosophical Topics, vol. 26, n° 1 & 2, p. 407-440 ainsi que J. lEVINSON, « Sound,
Gesture, Spatial Imagination and the Expression of Emotion in Music », European Review of
Philosophy, 5, 2002, p. 137-150.
133. Voir, poursuivant la réflexion initiée par Foucault, Lyotard ou Heidegger, Giorgio AGAMBEN,
Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2007, p. 27 et 31, ainsi que Jean-Louis DÉOTTE,
L’époque des appareils, Paris, Lignes Manifestes, 2004 ou les travaux de Pierre-Damien
Huyghe. Dans le cas du tableau, il faudrait parler d’un dispositif « réduit » ou interne (l’antique dispositio, notre moderne « structure ») qui devient véritable dispositif lorsque sont
pris en compte sujet inventeur, matériau, résultat, destinataire, etc. Voir la mise au point de
Bernard vOUILLOUX, « La critique des dispositifs », Critique, mars 2007, p. 155.
134. V. BRUNO, op. cit., p. 9.
135. I. DE lOYOLA, op. cit., 1619, p. 302.
136. Ibid., p. 100-101. Voir la même scène reprise par Jacques nOÜET, L’Homme d’Oraison. Ses
retraites annuelles. Tome second…, Paris, François Muguet, 1674, p. 238-244.
137. Ibid., p. 298-299. On trouve ce type de comparaison dans d’autres traditions spirituelles :
l’acte méditatif est explicitement comparé à la vision picturale dans de nombreux textes et
par exemple par le récollet Eloy HARDOUIN DE SAINT-JACQUES, La conduite d’une âme dans
l’oraison…, Paris, Florentin Lambert, 1661, p. 35-36, comparant préparation et considération
à la double perception, large et détaillée, d’un tableau : « cet acte de preparation du sujet, c’est
comme voir en gros une belle peinture, & celuy-cy de la consideration ou ratiocination, c’est
la voir selon tous les traits & toutes les figures ».
138. L. DU PONT, op. cit., p. 33. Voir aussi V. BRUNO, op. cit., 1614, p. 10-11 : le fidèle ne doit pas
lire nécesairement l’ensemble du texte servant de sujet à sa méditation mais « comme il trouvera en chacun divers passages & conceptions spirituelles, ainsi se devra arrester sur chacun,
& lever l’esprit à la considerer, & s’il luy advient de trouver devotion & goust en quelqu’un
d’iceux, qu’il y demeure tant que durera la devotion & sentiment interieur sans estre en peine
de passer plus avant pour mediter les poincts qui restent ».
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139. I. DE lOYOLA, op. cit., 1619, p. 90-95.
140. Karl BÜHLER, Theory of Language, trad. de D. F. Goodwin, Amsterdam, John Benjamin, 1990.
141. « Le I. Prelude sera, de remettre devant les yeux de l’esprit toute l’histoire de laquelle est tiree
ceste Meditation ; a sçavoir comme les trois Personnes Divines, regardans toute la surface
de la terre peuplee d’hommes, qui descendoient en Enfer ; determinent en l’eternité de leur
divine essence, que la seconde personne prendra la nature de l’homme, pour le salut du genre
humain : en suitte dequoy le temps prescrit & ordonné estant venu, l’Archange Gabriel est
delegué pour en porter la nouvelle à la bien-heureuse Vierge Marie. »
142. « Au 2. Prelude, l’on representera le lieu, ny plus ny moins que si nous voyons par imagination toute l’estenduë de la terre habitee de tant & si diverses nations ; puis apres en un certain
Quartier du monde l’on descouvrira la maisonnette de la glorieuse Vierge, scize en Nazareth
de la Province de Galilee. »
143. Voir M. DE CERTEAU, Le lieu de l’autre…, op. cit., chap. 10 : « L’espace du désir ou le “fondement” des Exercices spirituels », M. de Certeau insistant sur cette « relation dynamique », les
« trajectoires » et « l’itinéraire » du retraitant, la « pratique de l’écart » entre scènes et temps.
144. « Le I. Poinct est, que je contemple toutes les personnes, desquelles il s’agist : & premierement
les hommes qui se trouvent en terre, si different en mœurs, façons de faire & actions […] Puis
contempler les trois personnes Divines, regardans de leur Throsne Royal toutes sortes de gens
sur la terre […] Apres nous considererons la Vierge Marie saluee par l’Ange […] Le 2. Poinct
est, d’ouyr avec l’oreille de l’ame les discours que tiennent toutes ces personnes. »
145. « En dernier lieu, je feray le Colloque, apres avoir soigneusement recherché des paroles exquises, avec lesquelles je puisse dignement & convenablement m’adresser à chasque personne
Divine, & implorer le Verbe Incarné, & à sa beniste Mere, demandant selon l’affection que je
sentiray en mon ame, tout ce qui me pourra ayder pour me resouldre à la plus grande imitation de mon Sauveur Jesus-Christ, tout fraichement incarné pour moy. »
146. R. BARTHES, op. cit., p. 63-64.
74
L’image
au cœur du livre
Dans les années 1620-1630, s’est développé un genre particulier de natures mortes aux
livres où s’illustrèrent des peintres flamands comme Jacques de Gheyn, Pieter Claesz, Jan
Davidsz. de Heem, ou, en France, Jacques Linard, Damien Lhomme (ou le peintre que
l’on désigne ainsi), Sébastien Stoskopff, puis, dans la seconde moitié du siècle, des artistes
comme Simon Renard de Saint André (1636-1677), connu également comme portraitiste,
Charles-Emmanuel Bizet, Degant ou Madeleine Boullogne. Dans des œuvres où la thématique de la Vanité est déterminante, les livres représentés, qui sont parfois des ouvrages de
spiritualité comme ceux qui pouvaient figurer sur les tables des « portraits spirituels » de
Jean de Troy ou de ses contemporains, évoquent la propre vanité du savoir mais aussi, et
cela est caractéristique de l’ambivalence ou de la surdétermination sémantique des objets
représentés dans ce type de tableaux, l’un des moyens même du salut.
Plusieurs des tableaux de Sébastien Stoskopff laissent en effet deviner l’identité des
ouvrages représentés : une « Sainte Bible » sous le cadran solaire et le crâne de la Vanité avec
la gravure d’Apollon et Marsyas dans le tableau du Louvre qui lui était naguère attribué, un
traité du jésuite flamand Cornelius a Lapide dans sa nature morte aux livres et à la montre
de 1644, les fameux Pieux désirs de l’âme d’Hermann Hugo, dans la nature morte avec
livres, chandelles et statuette de bronze (Paris, musée du Louvre, vers 1635-45). Damien
Lhomme, dans sa Vanité avec livres spirituels gravés (musée de Halle), Degant, avec ses
natures mortes associant les Métamorphoses illustrées d’Ovide et les gravures de La Mort et
le Vif ou, avant lui, Simon Renard de Saint-André, reprennent des compositions analogues
dans certaines de leurs œuvres. La nature morte au globe zodiacal, au violon et à la montre
de ce dernier peintre, décrite naguère par Michel Faré, intégrait semble-t-il les Peintures
morales du jésuite Pierre Le Moyne, célèbre ouvrage là aussi illustré de gravures. Ses deux
natures mortes aux coquillages et aux coraux (ill. 17 & 18.) (coll. part.) présentent les pages,
appuyées sur un coffre précieux et un petit cabinet chinois de collectionneur 1, de ce qui est
sans doute le livre le plus célèbre et le plus diffusé en matière de spiritualité chrétienne :
le De imitatio Christi de Thomas a Kempis (1427), lecture familière aussi bien d’Ignace de
Loyola que du Bernin. Ce texte connaît de multiples traductions aux XVIe et XVIIe siècles
– celles de Emond Auger, de Michel de Marillac, de Desmarets de Saint-Sorlin, de Pierre
Camus, de Pierre Corneille, de Lemaistre de Sacy, etc. –, et nombre d’entre elles sont
illustrées de gravures où collaborèrent des artistes aussi importants que les peintres Baugin
et Champaigne, les graveurs Daret, Bosse, Rousselet, Audran, François Campion et Jérôme
David, ou encore Mellan et Stella pour l’importante édition de l’Imprimerie royale.
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Simon Renard
de Saint-André,
Nature morte
aux statuettes,
Paris, coll. part.
Ill. 18
Simon Renard
de Saint-André,
Nature morte
aux coraux,
Paris, coll. part.
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Dans les deux natures mortes aux coquillages de Renard de Saint-André, les ouvrages
sont ouverts sur les gravures du Portement de croix et du Christ au Jardin des Oliviers.
Les textes sont aisément déchiffrables :
Du mepris du toutes les vanités du monde… Celui qui me suit, ne chemine pas en
tenebres, dit nostre Seigneur. Ces paroles sont de Jesus-Christ, qui par icelles nous
admoneste d’imiter sa vie & ses mœurs, si nous desirons d’estre vrayement illuminez
& delivrez de tout aveuglement d’esprit. Toute nostre estude soit donc de mediter…
[en la vie de Jesus Christ].
Du comportement de l’homme en son for interieur… Le Royaume de Dieu est dans
vous (dit nostre Seigneur). Convertissez-vous à Dieu de tout vostre cœur, & delaissez
ce miserable monde, & votre ame trouvera le repos. Apprenez à mespriser les choses
exterieures… [& à vous addonner/aux interieures, & vous verrez que le Royaume de
Dieu viendra en vous…].
Ces deux textes correspondent au début du premier chapitre du premier livre de
L’Imitation et aux premières lignes du premier chapitre du second livre dans la traduction
de Michel de Marillac (1563-1632), garde des Sceaux, Conseiller au Parlement et membre
du clan dévot lié à Marie de Médicis. De très nombreuses éditions de cette traduction,
illustrées par différents graveurs, se succédèrent tout au long du XVIIe siècle. Celle éditée
par exemple chez Nicolas Pepingué à Paris en 1659, avec des gravures portant l’excudit
de Claude Moreau, est conforme, à quelques adaptations près, à la représentation qu’en
a donnée le peintre 2. Le « message » paraît on ne peut plus clair : le monde extérieur
naturel (coraux et autres « Naturalia » chères alors à Gaston d’Orléans, Mazarin, au
comte de Chavigny ou aux érudits jésuites Kircher ou Buonanni à Rome), et culturel
(statuettes, médailles et autres « Arteficialia »), qui est offert à la curiosité (curiositas),
à la vaine jouissance (delectatio) ou à la connaissance superficielle du spectateur ou des
collectionneurs, doit être abandonné pour le monde intérieur où Dieu est présent 3. Dans
cette recherche, le Christ est le modèle spirituel que doit suivre le fidèle par l’exercice de
la méditation. Un tel modèle de « conversion » est on ne peut plus banal : il correspond
à l’itinéraire d’un collectionneur célèbre comme le duc de Liancourt qui s’était défait de
son cabinet au profit des pauvres, et il fait écho au propre exemple de Michel de Marillac
dont on sait qu’il était on ne peut plus opposé à la possession de « meubles exquis », des
« belles tapisseries » et des « belles peintures 4 ».
Les choses ne sont cependant pas si simples. Le livre spirituel ne s’oppose pas simplement aux objets du monde, comme la voie du salut par rapport à l’aliénation temporelle
et corporelle, ou comme la contemplation spirituelle par rapport à une contemplation
profane et mondaine. Mais il est un élément, central, d’une méditation et d’un parcours
herméneutique plus élaboré qui peut se généraliser et s’étendre à l’ensemble des objets
présents, pour peu que l’on s’attache à analyser les effets de sens liés à leur disposition
dans l’espace du tableau. Au moins deux éléments incitent à ce type de lecture globalisante
et dialectique. En premier lieu, le fait que ces objets paraissent comme provisoirement
« extraits » des boîtes, coffres ou cabinet visibles dans les deux tableaux. De façon originale,
« contenant » et « contenu » sont simultanément exposés et représentés, comme le fait
aussi le livre ouvert par rapport à ce qu’il rend ici accessible. Ils peuvent éventuellement
échanger leurs propriétés : le cabinet de laque est extérieurement porteur de figures, les
coquilles renvoient elles-mêmes à leur contenant interne disparu mais qui a généré leurs
formes, les gravures, médailles ou statuettes renvoient aux prototypes dont elles sont
issues. Surtout, l’ensemble de ces objets peut être rapporté à un troisième niveau : non
seulement le lieu ou l’instance originelle mais absente dont ils résultent, mais encore
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le « contenu » cette fois spirituel, la « figure » mystique, qui est leur sens spirituel non
visible mais accessible par la méditation. Dans ce qui apparaît comme fondamentalement
structuré par un schème d’enchâssement réciproque, un jeu entre contenant et contenu,
extérieur et intérieur, absence (vide) et présence, figure visible et figure mystique, le
regard est engagé d’emblée dans un processus réflexif sophistiqué et non dans une simple
structure close d’opposition terme à terme.
En second lieu, l’organisation syntaxique des différents objets a des incidences sémantiques bien déterminées. Si l’on s’attache à la disposition instable et déséquilibrée de nombre
des objets associés (médailles, statuette renversée, livres ou coquillages superposés ou en
équilibre, etc.), une figure rhétorique semble décisive comme bien souvent dans les natures
mortes : celle de la « suspension », l’instabilité de la composition paraissant renvoyer à la
propre suspension, indétermination ou prolifération du sens. Schème d’enchâssement et
figure de la suspension sont d’ailleurs liés. Dans les deux cas domine en effet l’idée d’une
visée non satisfaite, d’une tension non résolue vers une absence : que celle-ci soit une
place originelle (les boîtes), un prototype originaire, un sens à atteindre, un destinataire
lui aussi absenté mais auquel tout renvoie (le collectionneur, le spectateur potentiel), et
bien sûr, nous le verrons, Dieu même. Mais d’autres figures rhétoriques, qu’il faudrait
relever précisément, sont présentes – opposition, parallélisme, convergence, juxtaposition
parataxique, superposition, chiasme, paronomase, etc. –, qui ont des conséquences sémantiques plus déterminées. Chaque unité, objet ou partie d’objet, est à l’origine de toute une
série de traits (les « sèmes » des linguistes) qui, par association en axes sémantiques plus
ou moins pertinents, au sein d’un même tableau ou, ici, des deux, peuvent donner lieu à
la production de tel ou tel développement méditatif plus ou moins complexe et étendu 5.
La Passion du Christ illustrée par la gravure peut, par exemple, et sans prétendre ici à
une lecture ni assurée ni exhaustive, être mise en relation avec les sculptures de plâtre
qui évoquent la Vierge et l’Enfant, ou bien une sainte et saint Jean-Baptiste enfant, ou
encore un putto (ou un de ces anges qui assistaient à la Passion) et une divinité antique,
etc. On pourrait rapprocher ces figures des modèles de putti et de bustes féminins (Vierge,
sainte Suzanne, etc.) produits dans le sillage de François du Quesnoy qui, dès le milieu
du siècle, sont abondamment cités par les peintres ou les graveurs. Dans le cas des putti
et autres figures analogues, le frontispice de l’édition latine de l’Imitation de Jésus-Christ
gravé par Mellan d’après Stella (Paris, Imprimerie royale, 1640), évoque ces figurines qui,
selon le contexte, étaient affublées d’ailes et portaient les divers instruments de la Passion
(croix, lance ou couronne d’épines, qui semblent comme avoir été retirés à la figurine pour
être portés par le Christ gravé), ou tout aussi bien l’arc de Cupidon ou de l’amour sacré 6.
L’ouvrage spirituel peut encore être mis en relation avec les médaillons des empereurs
romains laurés, souverains païens et persécuteurs du Christ puis des premiers chrétiens.
Si l’on peut éventuellement reconnaître dans les médailles les profils de Vespasien (ou
Domitien ?) et de son fils Titus, nous serions plus précisément en présence des vainqueurs
de la Judée et des destructeurs du Temple de Jérusalem qui, selon une tradition toujours
véhiculée au XVIIe siècle par l’historien jésuite Nicolas Coëffeteau, « vengeraient » ainsi le
Christ 7. Associés aux deux autres petites médailles disposées au-dessus, où peut se deviner un évêque mitré et un pape portant la tiare pontificale, l’ensemble pourrait encore
évoquer le passage de l’Empire païen à la chrétienté, ou encore, plus communément, la
vanité de tout pouvoir temporel et ecclésiastique.
Il en est de même avec les objets de la Création, et en particulier avec les coquillages
ou les coraux, présents alors dans les natures mortes de Jacques Linard, Stoskopff 8 ou
Meffrein Comte, et qui pouvaient être associés, dans certains cabinets comme celui du
dévot comte de Chavigny qu’évoque un poème de Jean-François Sarasin, à des thématiques
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explicitement religieuses 9. C’est à de tels objets que s’intéressaient au XVIIe siècle les
philosophes de la nature et les théologiens comme le jésuite romain Philippo Buonanni
(1638-1725), auteur d’un des premiers ouvrages spécialisés sur le sujet : sa Recreatione
dell’occhio e della mente nell’osservation’delle chioccole… (1681 10). À la suite des grands
naturalistes du siècle précédent qui avaient étudié la faune aquatique – Pierre Belon,
Guillaume Rondelet, Conrad Gesner, Hippolito Salvinio, Ulisse Aldrovandi, ou plus tard
Fabio Colonna et Jan Jonston –, Buonanni insiste sur la valeur récréative et plaisante
(« il diletto », la « ricreatione dell’Ochio ») de l’étude de ces créatures pour le sage. Mais
il souligne également, sur le modèle encore présent de la littérature emblématique d’un
Pierio Valeriano, d’un Joachim Camerarius ou d’un Roemer Visscher, leur fonction morale
et spirituelle éminente. Là où l’ascétique auteur de l’Imitation de Jésus-Christ prônait le
mépris de « toute créature pour trouver le créateur » (Livre III, chap. 31), le plus mondain
jésuite-naturaliste, et le peintre avec lui dans la recontextualisation qu’il opère par sa disposition, réintègrent le monde naturel dans l’itinéraire spirituel. La variété des formes et des
couleurs, les propriétés des coquillages, leur utilité pour les hommes renvoient bien sûr,
pour qui sait les regarder des « yeux de l’âme », à la Providence divine et aux principaux
attributs de l’être suprême : sagesse, bonté, perfection, grandeur, puissance et beauté.
Reprenant des thèmes sans cesse ressassés par la tradition chrétienne, ces créatures sont
notamment considérées comme des « copies » de « l’invisible beauté » d’une divinité où
réside « l’originale Idea di tutto il bello ». Cette platonicienne « Idée », l’artiste est incité
à s’y confronter par sa propre pratique, tout comme le philosophe chrétien est invité à la
retrouver grâce à la contemplation 11. En tant qu’êtres créés par Dieu les coquillages sont,
à ce titre, les supports d’une des modalités usuelles de la méditation portant « sur les créatures », par opposition à la méditation sur les Écritures ou sur « les mœurs ». La divinité
y a laissé, pour qui sait les lire, non seulement des propriétés générales, mais également
des marques plus spécifiques : que celles-ci soient symboliques (le corail prophylactique,
hémostatique, allusion métaphorique au sang et à la Passion du Christ), mathématiques
(l’inouïe géométrie complexe des coquillages, témoignage de l’ordre divin dans le monde),
ou même iconiques à travers l’étonnant visage anthropomorphe qui s’inscrit dans le
coquillage (ou est-ce un papier marbré, une « pétrification » minérale ou une gravure
roulée ?) en forme de spire ou de volute du premier plan 12. Tout le tableau, et c’est là je
crois une thématique déterminante, est une mise en scène de la circulation de l’image,
et par là du sens, au sein du monde, du déploiement mimétique qui régit, sous différentes
formes et temporalités, la création divine et humaine. Le tableau représente en effet une
gravure, où est elle-même figurée la Véronique et l’impression du visage du Christ, des
formes anthropomorphiques produites par la nature (le visage, le corail lui-même conçu
alors comme minéral ou plante pétrifiée évoquant l’origine de la sculpture), et enfin les
formes reproduites et démultipliées, sur différents supports et par diverses techniques, par
la virtuosité et l’universalité de l’activité mimétique humaine : médailles, sceaux de cire,
statuettes de plâtre qui elles-mêmes reproduisent des originaux de bronze ou de marbre,
gravure, peinture, laque, etc. L’image, tout comme le sens, est ainsi à la fois disponible,
donnée et actuelle, mais aussi à-venir, dynamique, à trouver, reconstituer et perpétuer,
et en cela moins présente qu’« imminente » (P.-A. Fabre), en « suspens ».
De cette seconde catégorie d’images virtuelles relève celle qui est produite par l’ultime
transformation attendue : celle du spectateur-dévot de ce tableau, enjoint de devenir luimême, intérieurement, un autre Christ « remodelé à l’image de Dieu » (Imitation, Livre III,
chap. 54, 18). Dans la gravure peinte, le Christ représenté au Jardin des Oliviers, priant
Dieu, est en effet, nous l’avons indiqué (chap. 2), l’un des modèles même de l’oraison
qu’est tenu d’imiter le fidèle. Portant sa croix et s’acheminant vers la mort, il représente
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l’exemple du renoncement volontaire au monde qui est proposé au dévot 13, l’acceptation
du sacrifice qui est la condition de la rédemption et de son retour au Père. Parallèlement,
les divers objets des Vanités produites au XVIIe siècle sollicitent généralement de façon
systématique les différents sens – toucher, goût, ouïe, etc. –, mais ces derniers sont simultanément « spiritualisés », faudrait-il dire, par leur conversion picturale dans le sens, jugé
plus abstrait, de la vue. Au-delà, le spectateur est sommé de renoncer à ses sens extérieurs
comme à sa vie « active » (les lettres cachetées, l’écritoire, la collection, etc.) pour privilégier ce que l’on désignait comme les sens « spirituels » ou les facultés « intérieures » qui
lui permettent d’approcher, par une vie « contemplative », la divinité. On constate ainsi
que le tableau, objet matériel livré aux sens, initie et induit un mouvement ascétique et
spirituel – du voir au lire, du monde de la nature et de la culture vers le monde intérieur
et spirituel –, mouvement au terme duquel il s’agit de renoncer et au monde et aux
sens, et en premier lieu au tableau 14. Mais ce renoncement s’opère, et c’est en cela que
la nature morte est intéressante, à partir des objets de la création et à partir du tableau,
et au moyen, notamment, d’éléments symboliques – crâne, bougie, miroir, sablier, livres
spirituels, etc. –, dont la fonction est d’opérer ce basculement du monde extérieur (vain)
vers le monde intérieur (divin).
Dans cette opération, le livre spirituel joue un rôle essentiel. Si les autres éléments
se contentent bien souvent de signifier et de dénoncer, par leur seule présence antithétique, la vanité du monde, le livre ouvert, qui vaut comme une forme « d’apostrophe »
ou « d’injonction » visuelle clairement dirigée vers le spectateur, indique la direction à
suivre et la procédure à accomplir pour réaliser effectivement la conversion. Se convertir,
trouver Dieu au fond de soi, ce n’est en effet pas seulement rejeter le monde, se livrer à
une pratique pénitentielle et ascétique, mais c’est méditer de façon systématique et réglée
grâce aux moyens donnés par la littérature dévotionnelle offerte alors aux dévots et vers
laquelle le tableau incite à se tourner 15. Or ce qui est ici particulièrement intéressant
c’est le retour de l’image, et d’une image de nature christique, au sein de la peinture : si
la Vanité nous incite à rejeter le monde et donc aussi la peinture, l’objet de substitution
proposé à la méditation du fidèle est, à nouveau, un livre imagé. C’est encore via l’image,
mais via une image que je qualifierais de « dégradée » et d’où le monde matériel et ses
séductions se sont largement absentés (la gravure), que peut être réalisée la conversion
et que peut être atteint le divin. Face à ce tableau d’où la figure méditative et médiatrice
usuelle s’est désormais absentée (les saints Jérôme, Madeleine, etc.) pour laisser seuls
disponibles et livrés à la vue et à la méditation les objets et les accessoires de la pratique
spirituelle, le méditant est le spectateur lui-même qui, successivement, jouit du monde,
en reconnaît la vanité, initie un parcours spirituel qui s’appuie alors sur la pratique de ces
exercices théorisés par toute la littérature spirituelle évoquée dans le chapitre précédent,
et use en particulier des gravures de ces ouvrages où sont proposées à sa méditation les
principales scènes de la Vie et Passion du Christ.
L’IMAGE INTÉGRÉE
Cette présence de la gravure au sein de la peinture témoigne d’une évolution majeure
du monde éditorial et spirituel dans les dernières décennies du XVIe siècle et les premières
années du XVIIe siècle. Si, dès le XVIe siècle, certaines éditions de l’Imitation intégraient
déjà des gravures, les grands auteurs spirituels du XVIe siècle, très suspicieux en général
à l’égard des représentations, évitaient le recours à l’image pour illustrer leurs traités, lui
donnant un statut sinon marginal en tout cas toujours extérieur et subordonné. Même les
Exercices Spirituels (1548) d’Ignace de Loyola, qui paraissent pourtant appeler presque
naturellement une illustration, n’intégrèrent des planches gravées que près d’un siècle
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après leur parution 16. Quelques décennies plus tard, on assiste non seulement à la banalisation des traités d’oraison et de méditation, mais également à leur mise en rapport
délibérée avec les images. Ces rapprochements prennent plusieurs formes. Généralement,
nous l’avons vu, le texte spirituel se contentait, de façon toute extérieure, de faire référence
à la valeur utilitaire des représentations imagées. Ici, les natures mortes de Simon Renard
de Saint André réalisent de façon exceptionnelle cette mise en abyme de la représentation
ou ce « schème d’enchâssement » que j’évoquais précédemment : l’image gravée, support
iconique initial de la méditation, est présente au sein du livre spirituel qui est lui-même
intégré au sein d’une peinture qui ouvre à de nouveaux déploiements méditatifs.
Une étape marquante et étonnamment précoce de cette évolution vers l’intégration
de l’image gravée au sein des traités de méditation est le recueil composé par le jésuite
Garpar Loarte : Les Meditations de la Passion de nostre Seigneur Jesus Christ, Avec l’Art
de Mediter, traduit de l’italien et édité à Paris en 1578. Ce livre, rédigé par un ecclésiastique d’origine espagnole qui fit l’essentiel de sa carrière en Italie à Gênes et à Messine,
avait d’abord été édité à Rome en 1571, déjà avec des figures gravées sur bois, avant de
connaître de nombreuses éditions à Venise (1572), Bologne (1576), Brescia (1580), etc. 17.
L’édition française, qui mérite d’être évoquée pour sa valeur inaugurale, se présente
comme un précieux ouvrage de petit format, aisément manipulable, dédié à Henri III
auquel elle propose des sujets « propres à ce sainct temps de Caresme » du Repas chez
Simon jusqu’à la Résurrection.
L’ensemble de ces méditations particulières est précédé d’un important traité méthodologique, là aussi l’un des tout premiers accessible en France en langue vulgaire, proposant les « diverses manieres » pour méditer la Passion du Christ. Comme dans les autres
traités d’oraison que nous avons évoqués, et tout comme dans le modèle proposé au
spectateur des natures mortes aux livres spirituels, l’utilité de cette pratique, liée à un
temps de pénitence, est essentiellement d’inciter le dévot à réformer sa vie. Il doit pour
cela bien sûr « renoncer » au péché et adopter le modèle christique qu’il est appelé à se
remémorer par la méditation de certains des épisodes de la vie du Sauveur :
Entre tous les exercices & devotions que peut avoir un Chrestien, l’un des plus
fructueux & à Dieu plus agreable, est la frequente & devote meditation de la Passion
de Jesus Christ nostre Redempteur. […] Car par le moyen de ceste saincte meditation,
nostre ame s’enflamme en l’amour de Jesus Christ, en considerant combien il l’a
aymée, & combien il a souffert pour la sauver & embellir : & ensemble elle se saisit
d’une crainte, & s’espouvante de son peché, en recognoissant combien il a esté chastié
sur le fils de Dieu […]. Elle recouvre encores de nouveaux desirs d’amender sa vie, en
voyan exemples si vifs & merveilleux, lesquels reluisent particulierement en la Passion
de Jesus Christ : & pareillemen elle est incitee à remercier & loüer l’infinie bonté &
clemence d’iceluy : pource qu’il s’est offert, avec une si grande charité à souffrir mort
si amère, pour donner à nous miserables & indignes le salut & la vie. Et finalement
elle s’acquite aucunement de cestre grande obligation de laquelle elle se set tenue,
d’un tel & si grand benefice, en se rememorant & pensant souvent & par le menu à
tant de douleurs, injures, & tourmens que a supporté en sa Passion & mort le Sauveur
du monde : & si recognoissant que tel service est tres-aggreable, & se lamante de ceux
qui ne s’y employent, ayans mis leur Jesus Christ en oubly 18.
L’ouvrage, inspiré des Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola mais proche aussi du
modèle de L’Imitation de Jésus-Christ, vise moins la « contemplation » et ses grâces extraordinaires que, plus modestement, l’instauration d’une relation entre le fidèle soucieux
de perfectionnement spirituel et la divinité, via la considération des derniers épisodes de
la vie terrestre du Sauveur. L’organisation des méditations est conforme à celle des traités
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déjà examinés. La méditation est précédée d’une préparation 19, elle rappelle rapidement
« l’histoire » du sujet à méditer, elle divise la scène choisie en « points » ou « articles »
formant des « considérations » privilégiées, elle se poursuit par le texte proprement dit
de « l’Oraison » ou du « Colloque ». La première méditation, Le Repas chez Simon le
Lepreux, est par exemple composée de trois articles, le premier précisant les circonstances
principales (temps, lieux, personnages, action), et les deux autres invitant à considérer
certaines des actions ou des affections particulières des personnages représentés :
1. Comme nostre Redempeur Jesus Christ estant six jours avant sa passion arrivé
en Bethanie, souppa en la maison de Simon le Lepreux, où se trouverent les trois freres
& seurs, sçavoir Lazare, Marthe, & Magdaleine, & si on peut encores penser, que là se
trouva la tressaincte vierge sa mere.
2. Considerez avec quelle esjouissance & diligence Marthe servit à table, & avec
quel ardent amour & devotion Marie Magdelene print un vaisseau d’allebastre, plein
de liqueur precieuse, & le respandit sur la teste & sur les pieds de son tres-aymé
maistre, & les essuya avec ses cheveux, & remplit toute la maison de l’odeur d’une si
suave liqueur.
3. Comme le tre benin Jesus Christ la defendit conre le trahistre Judas, qui murmuroit de ce qu’elle avoit respandu une liqueur de si grand prix, & loua l’œuvre qu’elle
avoit faicte d’une si grande charité & devotion, par lequel estoit signifiee & figuree sa
mort qui s’approchoit, & sa sepulture.
Dans le colloque plus développé qui suit, le lecteur est censé adopter le point de vue
que lui propose l’auteur. Il adresse ses louanges à Dieu et au Christ, les remercie, se
remémore à nouveau les faveurs que le Christ a bien voulu accorder à ses disciples, et
notamment à Marie-Madeleine que le second article de la méditation invitait à considérer avec attention et dont nous avons souligné la place déterminante en tant que figure
modèle de la pratique pénitentielle et méditative 20. Il demande également des faveurs
analogues pour lui, et s’engage enfin à réformer sa vie en conséquence :
O mon Dieu & mon Seigneur, entre les autres services & sacrifices qui vous sont
aggreables, vous m’avez fait entendre que le sacrifice de louange vous plaist fort.
Doncques moy recognoissant combien tous les hommes vous sont redevables pour tant
de dons & bienfaicts qu’ils ont receu de vostre tresliberale main, je desire vous faire un
tel sacrifice. O doncques mon tresdoux Jesus, mon ame vous adore, & vous remercie :
& toutes mes entrailles benissent vostre tres sainct nom, pour toutes les œuvres que
vous avez faictes par le cours de vostre tressainctes vie, & aussi pour les innombrables
douleurs, opprobes, & tourmens que vous avez soufferts en vostre passion, laquelle je
voudroy qu’elle fust tousjours engravee en mon cœur. Et principalement je vous loue,
& beny, parce que vous sçachant combien vostre douloureuse mort estoit prochaine,
& comme en icelle voz treschers amis se devoient contrister, qui tant vous aymoient,
vous avez voulu premierement les resjouir & caresser, vous daignant de prendre le
soupper avec eux en Bethanie, ou les deux sœurs vos tres-aymees, monstrerent le
cordial amour que elles vous portoient. Et si je vous prie, mon Seigneur tresfidele
amateur de ceux qui vous ayment, par vostre infinie charité, qu’il vous plaise allumer
& enflammer mon cœur avec le feu de vostre amour, afin que je vous ayme de toutes
mes entrailles, comme je suis de ce faire obligé : & de me donner la grace que je puisse
faire encores monstre de celle faveur & devotion qu’a demonstree vostre devote servante
Magdeleine, espandant ceste tressuave liqueur sur vostre chez & sur vos pieds, en vous
oygnant spirituellement, & en croyant fermement en vous, honorant & reverant vostre
divinité, & tressaincte humanité, & ensemble en l’employant selon ma puissance au
service de mon prochain, & qu’en cela je puisse perseverer par tout le temps de ma
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vie, afin qu’en ceste maniere, en contr’eschange de la puanteur, que jusques à huy
mes pechez ont renduë, je rende à l’advenir le suave odeur des bonnes œuvres, qui
soit & à vous & aux autres qui le veront, aggreable, Amen 21.
Plusieurs « manières » de méditer la Passion sont proposées par Gaspar Loarte, analogues aux différents « actes » ou aux diverses « affections » déjà rencontrées dans d’autres
traités. On se rappelle notamment qu’un autre jésuite, Alfonso Rodríguez, invitait le
fidèle à ressentir, lors de la méditation des différentes scènes de la Passion du Christ, sept
« affections » différentes, dites de compassion de douleur et de contrition de nos péchés,
de l’amour de Dieu, de reconnaissance et d’action de grâce, d’admiration et d’espérance,
puis de « l’imitation » du Christ 22. Loarte utilise les mêmes catégories et recommande les
mêmes « manières », ajoutant « la voye d’admiration » pour « l’immense charité de Jesus
Christ », la « voye d’edjouissance & d’esperance », mais aussi une première manière dite
« generale » et « Historiale, ou litterale », « savoir la lettre & histoire du mystere » d’où
procède la composition imaginaire du lieu : « Et vous devez lors si bien vous ressouvenir
d’icelle, & la considerer, & l’avoir en l’esprit, tout ainsi comme si vous vous estiez trouvez
present à icelle 23 ». Ces différentes manières ne s’excluaient pas mutuellement, le fidèle
pouvant les associer lors de la même méditation ou bien privilégier l’une ou l’autre.
Dans la première méditation du recueil de Loarte, c’est la manière la plus relevée, dite
d’Amour 24, qui est sans doute déterminante (l’amour et le sacrifice de Dieu pour sa créature engendre, réciproquement, l’amour du pécheur pour son Dieu), mais elle s’associe
à des actes de reconnaissance et d’action de grâce, de contrition (la reconnaissance et le
regret des péchés du fidèle), d’admiration (les « innombrables douleurs » subies par le
Christ), et d’imitation (des vertus et actes du Christ et de la Madeleine).
L’aspect le plus original de cet ouvrage est la vingtaine de délicates gravures sur
bois (ill. 19), malheureusement non signées dans la version française, mais que l’on a
pu rapprocher, sans certitude, de l’œuvre de Jean II Cousin. Gaspar Loarte était parfaitement conscient de la nouveauté de son traité illustré. Alors que se multipliaient les
ouvrages d’oraison en Espagne et en Italie, Gaspar Loarte proposait une méthode jugée
plus accessible : « neantmoins pour plus grande commodité de ceux qui n’ont tels livres,
& specialement de nos confreres, qui desirent mediter en la Passion de nostre Seigneur,
nous nous sommes mis à recherche quelque maniere avec laquelle plus facilement &
avecques gouste nous nous puissions exercer en ceste meditation 25 ». D’où le recours non
seulement à une organisation systématique de la méditation divisée en « points », « articles » et exemples de « colloques 26 » sur le modèle ignacien, mais également et surtout à
l’introduction d’images gravées : « Pource que vous y trouverez dépeinte & figurée l’image
du mystere que vous devez mediter, lequel quand vous l’aurez premierement contemplé,
vous aydera à vous contenir plus recueilly & attentif, pour la memoire de telle image qui
restera comme empreinte chez vous. »
Chaque image, précédant le texte de la méditation, est encadrée d’une inscription
latine (« Perfudit caput ungventis pia foemina Christi, Atque pedes tergens crinibus ipsa
suu », dans le cas du Repas chez Simon), et d’un bref quatrain décrivant la scène : « Jesus
soupant un jour chez Simon le Lepreux,/Magdaleine à ses pieds bien humblement se
jette,/Les arrousant de pleurs, les torches en ses cheveux,/Ey l’unguent precieux luy verse
sur la teste. » Cette image, étroitement articulée au texte qui l’encadre et au premier
« point » qui la suit, répond parfaitement à ce que Loarte présentait comme la première
« manière » de méditer : rappeler « l’histoire » qui constitue le sujet de la méditation du
jour et permettre plus aisément de réaliser la composition imaginaire de la scène. Car
l’image gravée ne fait pas l’économie, comme on pourrait le croire, de la « composition
du lieu » ignatienne que créait le fidèle en recourant à sa mémoire, à son imagination et
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Ill. 19a-d
Repas chez
Simon, Cène,
Christ au Jardin
des Oliviers,
Crucifixion
(non signées),
dans Gaspar
Loarte, Les
Meditations de
la Passion de
nostre Seigneur
Jesus Christ…,
Paris, Thomas
Brumen, 1578,
fol. 63, 45v, 47v,
40 (cliché, Paris,
ENSBA).
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à l’éventuelle application des sens, mais elle donne à l’esprit des éléments visuels déjà
élaborés qui vont faciliter ensuite cette toujours indispensable opération.
Le modèle que représente l’ouvrage de Gaspar Loarte, conjointement avec la littérature
emblématique si abondante au XVIe siècle et le genre littéraire des Figures de la Bible qui
se développe dans les mêmes années avec les Humanae Salutis Momumenta de l’espagnol
Benito Arias Montano (Anvers, 1571), va être repris et développé dans les milieux anversois
de la fin du XVIe siècle. L’association en une structure unitaire du texte et de l’image, que
semblait appeler la structure même des pratiques de l’oraison fondées sur la composition
imaginaire d’une scène, est réalisée de façon exemplaire dans ce qui est l’un des plus
célèbres ouvrages de ce type : les Adnotationes et Meditationes in Evangelia (Anvers, 159496) de Jérôme Nadal 27. Inspiré là aussi par Ignace de Loyola, on sait que le compagnon
du fondateur de la Compagnie de Jésus tenta d’intégrer en une composition largement
inédite gravures, lectio (texte de l’évangile), adnotatio (notes exégétiques) et meditatio,
articulés par un ingénieux système de légendes et de lettres inscrites sur l’image 28. Le rôle
des Flandres (Anciens Pays-Bas espagnols), d’Anvers en premier lieu où tout un milieu de
graveurs sur cuivre (les dynasties des Wierix, Galle, Collaert) et d’éditeurs (Plantin/Moretus)
explora toutes les virtualités de l’illustration en taille douce mise au service de la ContreRéforme, deviendra dès lors déterminant pour toute l’Europe et plus particulièrement pour
la France. Les ouvrages édités dans les presses anversoises étaient généralement connus
en France, grâce notamment à l’entremise active des jésuites. Certains connaissaient
une édition française, comme, entre autres, les Cinquante meditations de toute l’histoire
de la Passion de nostre Seigneur de François de Coster (Anvers, 1587, puis Paris, 1608
avec de nouvelles gravures de Léonard Gaultier et Charles de Mallery), ou l’important et
monumental Chemin de la vie éternelle (1620) d’Antoine Sucquet, jésuite actif à Malines
et Bruxelles, dont le texte, illustré de gravures de B. A. Bolswert (1580-1633) est traduit
du latin dès 1623 par le jésuite parisien Pierre Morin 29. Il en est de même des Mystères
de la Vie, Passion, et Mort de Jésus Christ (Anvers, 1622) du jésuite de Maubeuge Jean
Bourgeois et qu’illustrent des planches gravées par le même artiste 30, de La Perpetuelle
croix de Josse Andries (1649, traduit en 1659 31), ou du Miroir du Pecheur Penitent traduit
et adapté en français par Jean Ballesdens (1641) et accompagné de figures gravées par
« Joannes de Loysi » (Jean de Loisy ?, Besançon, 1607-1670) « ayant esté apporté du Paysbas en France 32 ». Par ailleurs, plusieurs auteurs français, dont le jésuite Étienne Binet,
publieront certaines de leurs œuvres sous les presses anversoises. Surtout, toute une
communauté de graveurs flamands œuvra plus ou moins longuement en France à partir
de la fin du XVIe siècle, contribuant à renouveler la gravure française issue de l’italianisme
de l’école de Fontainebleau : c’est le cas du graveur d’origine anversoise Thomas de Leu
(1560-1612), de Jakob (Jacques) de Weert (né en 1569), de Gaspard Isaac (v. 1585-1654)
ou de Karel van (Charles de) Mallery (1571-1635), qui avait été directement impliqué dans
la publication de Nadal aux côtés des frères Wierix et d’Adrien Collaert, ou encore de
l’excellent graveur d’emblèmes et de paysages, Albert Flamen (vers 1564-vers 1646-1648).
Nombre de ces artistes, associés à des graveurs français, contribuèrent alors à certaines
des grandes entreprises éditoriales qui firent de Paris un centre de référence pour la
gravure d’illustration : les célèbres Tableaux de Philostrate de Blaise de Vigenère (1614)
(gravés par Gaspard Isaac, Thomas de Leu, Léonard Gaultier), les Métamorphoses d’Ovide
de Renouard (Gaspard Isaac), ou la Sainte Bible de Pierre Frizon (1609-1621) (Léonard
Gaultier, Melchior Tavernier, Michel Lasne 33) en sont des exemples éminents.
La plupart de ces graveurs participèrent également à l’illustration des recueils de méditation portant soit sur la Passion du Christ et son « Humanité sacrée », soit sur la Vie de la
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Vierge, soit encore sur l’Eucharistie ou la Pénitence, qui se multiplièrent dans les premières
années du XVIIe siècle sous l’incitation, déterminante bien que non exclusive, des jésuites.
Citons ici, entre autres exemples et outre les innombrables versions du De imitatio Christi,
Les Tableaux sacrez des Figures mystiques du Saint Sacrement (1601) ou La Peinture
spirituelle (1611) de Louis Richeome qui fit appel à Thomas de Leu, à Léonard Gaultier,
à Charles Mallery et à Matthieu Greutée pour ce second ouvrage 34 ; Le Calvaire sacré
(1601) attribué à F.-Q. de Bazyre qui regroupe une douzaine de méditations sur la Passion
du Christ 35 ; Les devots elancements du Poete Chrestien (1602) du lorrain Alphonse de
Rambervillers accueillant des gravures de Thomas de Leu et de Jacques de Weert associées à une série de « colloques » adressés à la divinité par un poète-pénitent aspirant à
la communion eucharistique 36 ; l’Intérieure occupation d’une ame devote (1608-1609) du
jésuite et prédicateur Pierre Coton avec des gravures de Gaultier ; les Méditations sur la
Vie de Nostre Sauveur (1614) du même auteur associant là encore une douzaine de méditations et des gravures de Gaspard Isaac ; les Meditations affectueuses sur la vie de la tres
sainte Vierge Mere de Dieu (1632) d’Étienne Binet avec des gravures de Mallery ; Les trois
voyages de l’ame dévote (1647) du jésuite Amable Bonnefons qui comprend notamment
une série de « pieuses considérations » pour le « Voyage à la croix » durant le carême, illustrées de gravures 37. Plus tardivement, et relevant de conventions quelque peu différentes
où s’impose un modèle unifié à la fois pour la gravure (qui tend à adopter les principes
de composition en usage dans la peinture et la scène théâtrale) et pour le texte (sans les
découpages usuels des méditations), citons encore les bien connus Tableaux de la Pénitence
(une dizaine d’éditions entre 1654 et 1742) de l’évêque de Vence Antoine Godeau, constitués de 22 tableaux portant sur autant de scènes de l’histoire biblique 38. À ces ouvrages
pourraient s’ajouter encore des traités comme Le Pressoir mystique de Jean Dintras (1609),
comprenant des gravures de Léonard Gaultier et de J. Ver Heyden, qui, s’il n’est pas un
traité d’oraison, est constitué de « conceptions » dont la forme s’apparente étroitement à
une forme de méditation 39. Il en est de même de l’abondante et désormais mieux connue
littérature emblématique chrétienne qui entretient des relations étroites avec les recueils
de méditations et où l’on retrouve une organisation semblable de l’image (encadrée d’un
titre, d’une citation, d’un distique) et du texte (divisé en « points » ou considérations,
affections, résolutions). Témoignent alors de ce genre littéraire, que nous laisserons ici de
côté, toute une série d’ouvrages dont le recueil du prêtre Adrien Gambart, La vie symbolique du Bienheureux François de Sales (Paris, 1664), illustré d’emblèmes, repris d’Albert
Flamen, associés à des « eclaircissements », des « fruits et pratiques » et, dans une seconde
partie, à des méditations 40 ; ou bien l’Orpheus eucharisticus (Paris, 1657) du Père Augustin
Chesneau, ermite de Saint-Augustin à Bourges, qui rassemble une série de méditations
poétiques sur le mystère eucharistique avec des gravures du même Flamen 41, ou encore
les Emblêmes Sacrez (Paris, 1665) de François Berthod, religieux de l’Observance de saint
François 42. Lorsque paraît, vers le milieu du XVIIe siècle, l’édition illustrée de L’imitation
de Jésus-Christ que représente Simon Renard de Saint André dans ses natures mortes, ce
genre éditorial, banalisé, appartient déjà presque au passé de la spiritualité dévote.
L’abondance de ces traités illustrés, et leur représentation en tant qu’objet usuel au
sein de certains tableaux, paraît ainsi démontrer que l’image n’est plus seulement « tolérée » et extérieure, comme pouvait l’être un tableau, une gravure détachée ou un crucifix
auquel le fidèle pouvait recourir plus ou moins ponctuellement durant l’oraison, mais
qu’elle est désormais pleinement intégrée au cœur des textes et des pratiques spirituelles
qu’ils suscitent. Le rapport aux images que nous n’avons pu qu’extrapoler des textes des
grands spirituels du XVIe siècle, paraît ainsi se trouver, d’une certaine façon, expérimenté
voire « réalisé » au sein même de ces traités.
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TRaNSfoRmaTIoN : IMAGE ET « MÉTA-IMAGE »
« l’entreMiSe »
Reste que l’on ne s’est peut-être pas suffisamment interrogé sur la raison d’être de ces
images dont la fonction et la légitimité étaient loin d’aller de soi. En témoigne, malgré
leur multiplication spectaculaire dans les premières années du XVIIe siècle, le caractère
somme toute secondaire du point de vue quantitatif de ce type d’ouvrages au vu de l’extrême abondance des traités d’oraison non illustrés publiés tout au long du siècle. Si l’on
en croit la plupart des justifications avancées alors, la place nouvelle accordée aux images
répond aux recommandations des auteurs des traités d’oraison qui, nous l’avons rappelé,
conseillaient aux « débutants » l’usage des images matérielles pour engager cette pratique
et faciliter son exercice. Et de fait, dans ces nouveaux traités, l’image est un moyen de fixer
commodément, sous une forme économique, « abrégée » et hiérarchisée, tout un ensemble
d’informations et de données (le docere de la rhétorique) utiles pour la méditation du
fidèle. L’image gravée permet bien de soutenir et de guider l’imagination, notamment
lors de la composition du lieu qui dispose désormais d’un support matériel facilitant, du
point de vue rhétorique, l’inventio et la dispositio intérieure du fidèle : elle « vous aydera
à vous contenir plus recueilly & attentif » écrivait Gaspar Loarte 43, elle « aide pour brider
la fantaisie, & la maintenir attentive à ce qu’elle ne s’esgare çà et là hors de propos » et
soulage « ceux qui ont l’imaginative debile » insistait Jean Bourgeois 44. Elle sert encore
à conforter la mémoire (la « mémoire sémantique » des neurologues) qui doit conserver
l’image intérieure produite par le fidèle : « pour la memoire de telle image qui restera
comme empreinte chez vous 45 ». Elle est encore ce moyen, si fréquemment décrit comme
le plus adapté à la nature humaine, pour faire passer l’esprit des choses « matérielles » et
« corporelles » aux spirituelles dont elles seraient les « signes & les symboles 46 ». Elle est
enfin, et c’est un argument qui deviendra décisif au cours du XVIIe siècle (A. Godeau et
les Tableaux de la Penitence (1654), P. Le Moyne et ses Peintures morales (1660), etc.),
un instrument particulièrement efficace afin de séduire et émouvoir (delectare et movere)
les dévots, contribuant de façon privilégiée, comme le font aussi pour les textes l’image
verbale et les autres « figures » du discours, à ce que l’on désignerait aujourd’hui comme
l’un des moyens de la « production de l’intérêt 47 ».
En rester à des fonctions rhétoriques, didactiques ou ornementales est cependant
insuffisant et ne saurait rendre compte de la fonction spirituelle décisive que peut assumer, dans certains cas, l’image gravée au sein de cette littérature. Que signifie, pour un
Gaspar Loarte par exemple, le fait de « contempler » d’abord l’image avant de l’inscrire
dans la « mémoire » ? Est-ce à dire que l’image une fois perçue est abandonnée au profit
de l’image intérieure (la composition imaginaire du lieu), qu’elle a contribuée à créer ? Si
tel est le cas, quelle est la nature de la relation qui associe perception initiale, imagination
et mémorisation, ou encore image gravée et image « empreinte » dans l’esprit ? Dans ce
passage de la perception à la mémoire, quels rôles jouent images et textes, sous leurs
différents statuts et dans leurs différents espaces d’inscription ? Plus fondamentalement,
quels effets et quelles transformations sont attendus de cet agencement singulier de textes
et d’images qui constitue la spécificité de ce type de traités ? Mon hypothèse, est qu’audelà d’un supplément somme toute secondaire, en termes de données informatives, de
séduction ou de soutien pratique à l’oraison, l’image joue un rôle fondamental en étant
l’opérateur même d’une essentielle mutation. Je voudrais montrer comment s’effectue,
à partir du complexe textuel-iconique de ces traités, et au moyen d’un ensemble de
procédés rhétoriques et, plus largement, poétiques et stylistiques, une double transformation, qui touche à la fois l’image et l’usager de ces traités, qui est la raison d’être de
ces ouvrages.
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Dans ses fameux Tableaux Sacrez (1601), Louis Richeome est sans doute celui qui
nous permet de saisir avec le plus de détails la complexité de cette élaboration. Dans
l’épître où il présente son ouvrage à la Reine et en théorise, de façon exceptionnelle,
le fonctionnement, il désigne les quatorze scènes qui constituent son œuvre – Paradis
terrestre, Abel, Melchisedech, Abraham, etc., jusqu’à « L’eucharistie instituée » –, comme
autant de « tableaux ». Par « tableau », il faut entendre ici sans doute non pas seulement
la série des gravures mais le complexe que constituent la gravure et la méditation qui la
décrit et la commente : un « tableau », ce n’est pas une image, mais l’association d’une
image et d’un texte en rapport, saisis dans l’acte de la lecture et de la contemplation. Un tel
« tableau » représente ou, plus justement, dans les termes de Richeome, il « figure », il est
une « figure » ou, écrit-il encore, un « signe ». De quoi est-il la « figure », que « signifie-t-il » ?
Il montre (la gravure) ou décrit (le texte), un lieu et des objets spécifiques : dans le cas du
premier « tableau » du Paradis terrestre, ce sont « les parterres, les compartimens, les allées,
les fontaines, etc. », ce que Richeome désigne plus loin comme des figures « naturelles »
ou des « choses corporelles » que représentent, sous deux formes, les figures « artificielles » que sont les « painctures muettes » (les représentations iconiques : les gravures) et
les « painctures parlantes » (les représentations verbales : les descriptions et narrations)
associées dans l’ouvrage de Richeome. En second lieu, le tableau du Paradis terrestre
désigne, figure, signifie, « le plus ancien mariage du monde contracté entre Adam & Eve »
et, au-delà et sous une forme plus difficile à saisir (« à l’ombre de cette figure », « soubs
l’ombrage », « cachée »), à la fois « la peinture secrette du Paradis qui nous attend au ciel »
et « la premiere figure de nostre Sacrement » (le sacrement eucharistique). Ces signifiés
secondaires et moins aisément reconnaissables (liés à un déchiffrage, à un apprentissage, à
une culture intégrée) relèvent de notre moderne connotation et des significations figurées
ou symboliques, par opposition à la dénotation, au sens propre ou littéral. Richeome les
désigne, avec ses contemporains, comme des figures « allégoriques » ou, dans le cas de
scènes religieuses, comme des figures ou « tableaux » « sacrez » et « mystiques », « contenant en soy un sens spirituel 48 ». On constate ici que, dans l’esprit de Richeome et du
XVIIe siècle, les termes de tableau, de figure, de signe, de peinture ou encore d’image, ont
un usage ambivalent et sont employés, non sans risques de confusions, les uns pour les
autres : le « tableau » en tant qu’il désigne le complexe iconique et textuel représentant
telle ou telle scène de l’Ancien Testament est également parfois désigné lui-même soit
comme une « peinture » ou une « figure », dite « ancienne », « antique » et imparfaite, par
rapport à la « peinture » accomplie ou « figure mystique », dite aussi parfois « vive image »,
« figurée » par la première, et qui est celle du Sacrement de l’Eucharistie.
Mais les choses sont plus complexes encore. Avant d’être gravure et texte, dépiction
et description par un artiste et un écrivain, le « tableau » est d’abord celui qu’a réalisé,
nous dit Richeome, le Christ lui-même :
l’invention & l’estoffe de ces tableaux n’est pas mienne, je n’y ay qu’un peu de
langage, elle est du Fils de Dieu qui jadis en a tiré les lineamens & pourfils sur la
membrane, ou de la loy de nature (comme sont les quatre premiers) ou de son viel
Testament, (comme sont les sept d’apres) ; & s’estant faict homme, il a crayonné les
deux penultiesmes, & parachevé tant ceux-cy que ceux-là, des traicts de sa propre main,
sur l’instrument de sa nouvelle alliance en l’Eucharistie, & ce d’une divine façon.
Car establissant ce haut & divin mystere en la place de tous ces anciens sacrifices &
Sacremens, il a mis les vives couleurs sur la vieille & precedente peinture, embelly
toutes les parties du desseing jadis faict, donné corps à l’ombre, vie au corps, & ame
à la figure muete, & tracé en un abrégé admirable de ses grands merveilles, les plus
beaux traicts de son infinie sagesse, puissance, & bonté 49.
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Les « tableaux » de Richeome sont donc des tableaux seconds et dérivés qui représentent à nouveau, par des moyens humains (« un peu de langage »), un tableau premier qui
est celui du Christ, qui lui-même procède d’une triple origine : « loy de nature », « viel
Testament » ou « loy de Moïse, « sa propre main » dont le Nouveau Testament rapporte les
actes. Le passage qu’opère Richeome, par ses mots et ses images, du « tableau » (peinture
ancienne) à la « peinture » nouvelle et accomplie, redouble l’acte divin qui, par ses actes,
a ajouté « les vives couleurs » sur les anciennes, « embelly » le premier « dessein », donné
« corps », « vie », « ame » à ce qui en était dépourvu.
Mais ce processus de duplication mimétique ne s’arrête pas là. L’opération divine
réitérée par Richeome peut l’être, à nouveau, par « la main ouvrière des Peintres de sa
Majesté » qui vont à leur tour représenter « ces vieux Sacremens & sacrifices figuratifs » :
« Ainsi pourtraicts ils vous serviront d’une devote & riche tapisserie pour tendre vostre
cabinet d’oraison, & representans à vos yeux la memoire de ces histoires sacrees, diront
à vostre ame, sans sonner mot, les merveilles du Createur 50. »
L’image (iconique) ainsi créée est encore l’objet d’une nouvelle transformation, d’un
nouveau passage. Perçue (« à vos yeux »), contemplée, elle peut devenir pour le dévot
(la Reine), une image intérieure (ils « diront à vostre ame »), où « tableaux » anciens et
« peinture » nouvelle sont à nouveau mis en rapport les uns avec les autres dans l’esprit.
La reine va en effet :
contempler la beauté, l’excellence & la Majesté de nostre Sacrement representé en
iceux [les « vieux Sacremens & sacrifices figuratifs »], comme en plusieurs miroirs, & au
nostre la verité de ceux là divinement ramassé ; au moyen de laquelle contemplation,
l’ame en fera un tapisserie spirituelle de plusieurs objects, pour les avoir tousjours
devant les yeux, rapportant la figure ancienne au Sacrement nouveau ; & par l’aisle
de ce rapport, s’eslevera en l’admiration & en l’amour de son Dieu 51.
Le passage de la « peinture », produite par les « Peintres de sa Majesté », à ces « miroirs »
multiples et à cette « tapisserie » présente dans le cabinet puis dans l’esprit de la Reine est
sans doute la marque d’une insuffisance du concept de « tableau ». Celui-ci en effet rend
insuffisamment compte du processus complexe – qu’évoqueraient mieux les métaphores
de la réflexion ou du tissage –, qu’est la mise en rapport des scènes, l’assemblage de textes
et d’images, et la construction progressive du sens qui est réalisée à la fois par l’artiste,
l’écrivain et, en dernier lieu, le dévot en méditation. Et c’est tout l’objet du recueil de
Richeome que de faciliter une telle contemplation et un tel « rapport » en donnant, par
ses propres images (les gravures) et son texte (« selon les poincts qui sont là notez »),
les matériaux (« l’ample matiere ») et les procédures herméneutiques adaptées. L’image
ultime créée par, successivement, le Christ, le peintre, Richeome et ses graveurs dans son
traité, le dévot lors de sa méditation où il est parfois lui-même assimilé à un peintre 52,
est ce que Richeome désigne comme une « image triple » : « de pinceau, de parole & de
signification 53 ». Elle ne se réduit pas, c’est en tout cas l’idéal de ce type de traités, à
l’une ou l’autre de ces composantes mais, et nous retrouvons la métaphore de la tapisserie spirituelle, elle est « l’entremise de toutes les autres ; de la premiere, aux tableaux
gravez, esquels est couchee la paincture muete » ; « de la seconde en l’explication literale
desdits tableaux ; donnee de paroles », et d’une troisième qui est la peinture mystique
(« de signification 54 »).
Cette image « triple », résultat de « l’entremise » transformatrice où sont réagencés
et réélaborés ces différents éléments constitutifs, nous la désignons comme une « métaimage ». Lors de la méditation, réglée par des procédures bien déterminées que nous
avons déjà évoquées mais qui restent à préciser dans le détail de leur fonctionnement,
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les indications iconiques élémentaires de l’image gravée (une « image-schème »), sont
intégrées dans une construction complexe où sont développés des éléments d’ordre référentiel et narratif, sémantique, expressif (affectif) et en dernier lieu pragmatique, c’est-àdire producteurs d’effets, de relations, de transformations. Cette construction iconique,
verbale et signifiante réalise une nouvelle « image » qui n’est pas seulement, me semble-t-il,
mentale, « intérieure », ou « spirituelle » au sens où elle serait indépendante de l’image
initiale. Au contraire, cette construction procède directement de l’image gravée (l’imageschème) et reste en relation étroite avec elle. Elle en est une sorte d’amplification, au sens
rhétorique du terme, elle constitue un « tiers terme » entre l’image-schème et le texte du
traité, résultant de leur interaction et de leur prise en charge par l’esprit du fidèle.
MoDAlitéS De l’intéGrAtion
Le préalable de cette opération transformatrice, ce qui la rend possible, est bien l’insertion de l’image gravée au sein de ces ouvrages : insertion alors largement inédite que se
devait de justifier théoriquement Richeome. En examinant les traités publiés en France
au XVIIe siècle, on constate que l’image gravée tend, dans le meilleur des cas, vers une
intégration en une unité quasi indifférenciée des éléments verbaux et iconiques présents
dans les traités d’oraisons ou les recueils de méditations. Cette intégration se réalise de
façon concrète par l’insertion plus ou moins abondante de l’image gravée et par l’établissement d’un ensemble de relations plus ou moins étroites et complexes entre éléments
textuels et iconiques : ce que désigne bien le terme même d’« entremise ».
La mise en place des images au sein des traités de méditation prend deux formes. L’une,
« forte » dirons-nous, correspond à l’insertion d’une image par méditation. L’ouvrage
procède à un découpage en scènes distinctes de ce qui est généralement le récit de la
Passion et met en place une illustration correspondante à chaque scène. L’illustration
sert de point d’appui à la méditation tout en rendant plus apparente aux yeux du lecteur
la structure narrative du texte 55. Cette forme est celle de la plupart des traités fondés sur
un principe de décomposition séquentielle et d’adéquation optimale entre texte et image.
Dans certains cas, des aménagements sont nécessaires pour faire coïncider le nombre des
méditations proposées avec le nombre de jours de la semaine durant laquelle prend place
l’exercice. Ainsi, dans les Méditations sur la Vie de Nostre Seigneur de Pierre Coton (1614),
la scène correspondante à la « Fuite en Egypte et Massacre des Innocens » ne représente
que le premier épisode des deux que rapporte le texte.
L’autre modalité, « faible », correspond aux cas où le traité présente une image et une
scène unique pour l’ensemble des méditations. Le fidèle est censé revenir à la même
image pour chaque méditation et il n’y a pas de lien direct et exclusif entre chaque méditation et l’image. Le traité de l’Intérieure occupation d’une ame devote (1609) de Pierre
Coton, et notamment le « Colloque sur la vie et la mort et Passion de N.S. », est fondé
sur ce principe : une seule image, un Christ de douleur (ill. 24b), sert de support pour
l’ensemble des méditations, 22 au total, qui se succèdent de l’Incarnation jusqu’à la mort
du Sauveur 56. Un dispositif analogue est repris par le jésuite Amable Bonnefons dans
ses Trois voyages de l’ame devote (1668), où une quinzaine d’illustrations correspondent
aux 46 « pieuses considerations sur le mystere de la Passion » que doit méditer le fidèle
durant le « Voyage a la Croix » qui lui est proposé durant le Carême.
Le principe adopté est analogue à celui du tableau unique présent dans un retable
ou un Oratoire, qui peut servir de support à la succession des différentes méditations
des fidèles. Cette image, pour fonctionner efficacement, doit posséder un certain degré
d’universalité : c’est évidemment le cas d’images comme celles du Christ de douleur ou du
Christ en croix qui valent comme symboles universels de la Passion mais aussi sans doute,
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pour la spiritualité française du XVIIe siècle, de celles de la Nativité et de l’état d’enfance
du Christ 57. Le principe en œuvre serait cette fois celui de la totalisation unitaire où
l’image, on pourrait parler ici d’image « monade », contient de façon virtuelle, « raccourcie » écrivait Étienne Binet, l’ensemble des scènes antérieures ou postérieures 58.
Deux formes intermédiaires peuvent être encore distinguées. L’une où sont présentes
autant d’images que de méditations correspondantes, mais où sont disposés des éléments
fixes et communs que l’on retrouve presque systématiquement d’une scène à l’autre : des
lieux identiques, les mêmes objets, un même type de composition, etc. Une telle structure
a pour effet de créer une forme d’unité et de relative continuité qui facilite sans doute la
pratique de l’exercitant en lui donnant un cadre référentiel stable (un « lieu » préalablement « composé »), où il peut s’attacher plus aisément aux seules composantes mobiles
qui apparaissent d’une scène à l’autre. Le principe, qui serait celui de la « scène-cadre
répétitive », est exploité de façon très efficace par Alphonse de Rambervillers dans ses
Devots elancemens du Poete Chrestien (1602) (ill. 20). La scène-cadre est ici constituée
d’un même lieu (une chapelle avec un personnage en prière devant un autel et une scène
secondaire visible dans un paysage) où sont introduites un certain nombre de variations
qui ont également pour fonction de faciliter l’identification du dévot au modèle pénitentiel
qui lui est proposé : orientation, éléments du décor, apparence du personnage, etc. Étienne
Binet, dans ses Meditations (1632), use également d’éléments semblables (ill. 21). Dans
les gravures se retrouvent des éléments récurrents qui établissent là encore un même
cadre général relativement stable pour la succession des scènes : une même disposition
symétrique, un même partage ciel/terre, des marches ou un socle présents au bas de la
composition dans l’Enfance de Nostre Dame, la Circoncision, l’Apparition du Christ à sa
Ill. 20a-b
Thomas de
Leu et Jacques
de Weert, La
deplaisance du
Pecheur, La
Consolation du
chrestien, dans
Alphonse de
Rambervillers,
Les devots
elancements du
Poete Chrestien,
Toul, François
du Bois, 1603,
p. 28 et 132.
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Ill. 21a-b-c
Charles de
Mallery,
Cornelius Galle,
Visitation,
Crucifixion,
Vierge de
douleur dans
Étienne Binet,
Meditations
affectueuses sur
la vie de la tres
sainte Vierge
Mere de Dieu,
Anvers, Martin
Nutius, 1632.
mère, etc., des personnages ou des objets (le
tapis de fleurs) identiques, etc. 59.
L’autre variante est celle où l’on a
encore une image par méditation, comprenant éventuellement des éléments stables
d’une planche à l’autre, mais où la scène
qui correspond au sujet de la méditation
est également associée à plusieurs autres
épisodes soit antérieurs, soit postérieurs,
soit simultanés. C’est le principe, généralement abandonné dans les tableaux contemporains, de la démultiplication des scènes,
qui se réalise par insertion ou emboîtement
dans la scène principale d’une ou plusieurs
scènes secondaires, selon un principe
alors en usage également dans la scène à
« compartiments » du théâtre du début du
siècle. Une telle opération, qui assigne à
chaque action un « lieu » spécifique au sein
d’un espace global, permet d’assurer une
quasi-continuité narrative tout au long du
cycle d’images, sans les habituelles et nécessaires ellipses temporelles et narratives des
ensembles plus communs de gravures. Une
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relation particulièrement étroite est ainsi réalisée entre texte, généralement plus circonstancié, et image. Ce procédé est alors très banal, utilisé par Rambervillers, Richeome
(ill. 22), Coton, Binet, Bourgeois, etc. Si la plupart des gravures se contentent d’associer deux scènes, F.-Q. de Bazyre juxtapose dans les gravures qui illustrent son Calvaire
sacré (1601) jusqu’à trois scènes complémentaires : la scène de la flagellation du Christ
montre, outre la scène principale, le reniement de saint Pierre, le Christ devant Pilate et
devant Caïphe grâce à un découpage créé par l’architecture et la perspective 60. Dans les
Méditations sur la Vierge d’Étienne Binet, l’image disposée dans la profondeur contribue à
la narration principale sans être véritablement une autre scène mais simplement un autre
lieu qui est dans un rapport thématique et causal avec la scène principale, et sans que le
texte explicite d’ailleurs cette relation. Dans la scène du Christ portant sa croix apparaît
dans l’arrière plan la destination attendue qui est le Mont du Calvaire 61. De même, dans
la scène où la Vierge située dans sa chambre « regrette » la mort de son Fils 62 (ill. 21c),
apparaît à nouveau, par les ouvertures des fenêtres, le Calvaire et le Tombeau du Christ,
c’est-à-dire les objets même qui suscitent la déploration de la Vierge (et la méditation
du lecteur-spectateur), assurant ainsi une sorte de déploiement ou de complexification
narrative et sémantique de la scène principale.
Entre les différentes scènes ainsi regroupées, l’association (dispositio) se fait soit par
une simple juxtaposition spatiale sans ou avec une faible articulation, selon un principe
d’association additive qui relève de la parataxe ou de l’asyndète (A. Sucquet 63) ; soit,
plus généralement, par un ensemble de liaisons, d’articulations, de coordinations plus ou
moins fortes qui peuvent être causales, temporelles, thématiques, formelles. Ce peut être
par exemple une relation établie par la gestuelle (les déictiques), par la perspective qui
associe plusieurs éléments dans la profondeur, par l’insertion dans un paysage commun
Ill. 22a-b
Charles de
Mallery,
Léonard Gaultier,
Abel, L’Agneau
Pascal, dans
Louis Richeome,
Tableaux sacrez
des Figures
mystiques du très
auguste sacrifice
et sacrement de
l’Eucharistie...,
Paris, L. Sonnius,
1609, p. 48 et
126.
93
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Ill. 23
La Cène
(non signée,
excudit de
Herman Weyen),
dans Josse
Andries,
La Perpetuelle
croix ou
Passion de
N. Seigneur…,
Paris, Florentin
Lambert, 1659.
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(Richeome et la gravure d’Abel, de Melchisédech), ou par l’architecture (Rambervillers,
Bazyre, etc.). Dans la version française du traité de La Perpetuelle Croix de Josse Andries,
ou bien dans certaines scènes des Mystères de la vie, passion et mort de Jésus Christ
de Jean Bourgeois 64, la solution proposée est celle de l’insertion d’un médaillon ovale
(avec une scène de l’Ancien Testament chez Andries) au sein de la scène principale (du
Nouveau Testament). C’est un mode d’insertion exogène du point de vue spatial mais
où des éléments relationnels sont néanmoins établis : d’ordre thématique et symbolique
(la préfiguration du Nouveau Testament par l’Ancien), ou bien d’ordre formel, grâce aux
gestes, aux attitudes ou aux regards des différents personnages présents dans l’un ou l’autre
registre et qui établissent un certain nombre de relations entre les épisodes. Dans le cas
de la Cène gravée de ce dernier ouvrage (ill. 23), le geste de bénédiction du Christ paraît
aussi désigner le médaillon au-dessus de l’épisode de l’Agneau pascal qui se déroule dans
un cadre architectural analogue ; il en est de même pour L’élevation de la croix où le regard
du Christ semble dirigé vers le médaillon avec la scène du Serpent d’airain qui se trouve
à ses pieds 65. De façon originale, dans certaines scènes des Mystères de la vie, passion et
mort de Jésus Christ du flamand Jean Bourgeois (1622), l’image insérée (médaillon dans
une nuée, cartel ou rouleau déplié par un ange) ne renvoie pas ici à un épisode secondaire
– ce que réalisent en revanche dans ces gravures les scènes intégrées dans le paysage ou
l’architecture – mais au discours verbal, et en particulier aux images verbales (figures,
paraboles) : celles-ci sont généralement prises en charge le texte mais elles trouvent ici
une traduction « naturelle » dans l’image iconique. Les médaillons font en effet référence
aux propres discours du Christ devant Nicodème (la nécessité du baptême, le mystère de
l’incarnation), à ses paraboles devant ses disciples lors du sermon sur la montagne, à la
parabole des deux « debteurs » (sic) lors de
la conversion de la Madeleine, ou à celle du
bon Samaritain : la gravure présente ainsi
simultanément le mode d’énonciation (le
Christ s’adressant à ses destinataires) et son
énoncé (la traduction iconique d’une image
verbale). Au double statut de l’image (scène
narrative secondaire, figure verbale visualisée), correspondent deux modes d’inscription au sein de la gravure : insertion ou
superposition (les médaillons), intégration
unitaire (les scènes secondaires).
ForMeS De lA relAtion texte/iMAGe
Par cette présence plus ou moins importante de l’image au sein de ces traités,
s’opère une mise en relation, plus ou
moins étroite, entre éléments verbaux et
éléments iconiques. Cette relation peut
être ensuite prise en charge et intensifiée
par le texte lui-même.
Ici encore plusieurs possibilités se
présentent. Cette relation peut rester implicite et non marquée par le texte. Texte et
images, ces dernières pouvant être des
réemplois, se présentent comme deux
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séries parallèles ; les images ne sont pas décrites, il n’y pas de référence directe à elles
dans le texte, elles ne servent pas de support déclaré au texte. La scène représentée est
cependant en rapport thématique, par son iconographie, avec le sujet de la méditation.
Surtout, elle visualise lieux et figures servant de supports aux développements, adresses et
demandes des fidèles, et elle apparaît ainsi comme un moyen élémentaire, mais efficace,
d’une forme d’encrage spatio-temporel et figuratif à la méditation du fidèle. De tels dispositifs se retrouvent par exemple dans les Mystères de Jacques Bourgeois ou, en France,
dans les ouvrages illustrés de Pierre Coton : dans l’Intérieure occupation d’une ame devote
(1609), le fidèle s’adresse successivement à l’ensemble des personnes divines sans que
soient directement évoquées les scènes gravées. Ainsi, dans la Nativité par exemple 66 où
le fidèle s’adresse au Christ, la scène n’est pas décrite mais l’Enfant Jésus y est bien sûr
représenté et le texte fait référence à la pureté de la Vierge, à l’union hypostatique et à
l’incarnation qui sont les thèmes centraux de cette scène. Dans les Meditations sur la
Vie de Nostre Sauveur (1614) du même auteur, gravures et textes évoquent clairement la
même scène – l’Annonciation, la Visitation, la Présentation au Temple, etc. –, mais sans
que soit établie une relation marquée entre les deux registres. C’est au lecteur-spectateur
d’assumer la mise en rapport explicite des deux séries parallèles.
Entre texte et image peuvent se préciser des renvois occasionnels et des allusions
plus ou moins importantes, l’image restant cependant en relation de subsidiarité plus
ou moins marquée. L’ouvrage des Devots elancemens du Poete Chrestien d’Alphonse de
Rambervillers relève de cette catégorie. Si la représentation du pêcheur présenté devant un
retable correspond d’emblée à la situation de l’auteur et du lecteur-spectateur, les scènes
représentées dans les paysages visibles à travers les ouvertures de l’Oratoire n’entretiennent aucunement une relation immédiate avec le texte. Le rapport texte/image est dans
ce cas généralement ponctuel (il porte sur tel ou tel élément), il peut être distancié, sans
que l’on sache précisément à quelle donnée de l’image se rattache le texte, il peut être
ambigu (plusieurs identifications sont possibles), ou encore générique. C’est le cas, par
exemple, dans la scène du « Contentement du Communiant, ayant receu son Createur »,
où le paysage représenté dans la gravure vient exemplifier et visualiser les brefs et rares
éléments donnés par le texte (le « contentement » du fidèle dans un « beau » paysage, les
« estages plus hauts du clair azur des cieux », le « bel air » et le « bas lymon 67 »). Dans
la première scène de ce même ouvrage, « La deplaisance du Pecheur contrit », la crucifixion visible dans le paysage, mais aussi au-dessus de l’autel où se trouve un crucifix,
n’est évoquée que tardivement et de façon allusive, sans description préalable et sans
référence directe à l’image : « Il ta pleu en souffrant mille & mille rigueurs,/Sur la penible
Croix ton divin sang espandre 68. » Rambervillers insiste ensuite immédiatement sur un
élément très spécifique (et non visible) de la scène – le sang du Sauveur –, avant d’évoquer seulement ensuite les autres personnages représentés, dont la Madeleine, mais sans
que la scène où elle est présente (le Repas chez Simon et non la Crucifixion représentée)
soit spécifiée. Dans de nombreux cas, le texte fait référence à des éléments que l’on ne
retrouve pas dans l’image ou dans le texte : l’Ange présent dans la scène de « La resolution
du Penitent a la satisfaction », n’est pas évoqué par le texte qui suit, de même l’arche
d’alliance représentée dans « La ferveur du Communiant adorant la Sainte Eucharistie »
n’est évoquée que dans le texte de la scène portant sur « L’Acheminement du Penitent
à la Sainte Eucharistie ». Inversement, le texte produit lui-même ou évoque des images,
descriptions, hypotyposes, comparaisons, qui ne sont pas celles des gravures. Dans la
scène de « La Consolation du Chrestien affligé à soy-mesme 69 », la métaphore centrale
et inaugurale du pilote dans la tempête (analogue au chrétien éloigné du Christ) crée une
image forte qui reste cependant indépendante des scènes visibles dans le paysage voire
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entre en concurrence avec elles. Celles-ci représentent en effet le Portement de la Croix,
des scènes de martyres et la Madeleine au pied de la Croix auxquelles le texte ne fait que
des références allusives ou ambiguës. Les figures verbales ainsi créées se juxtaposent aux
figures iconiques dans l’esprit du spectateur-lecteur, contribuant à créer cette méta-image
composite dont la production est l’objet même de la pratique spirituelle.
Enfin, une dernière possibilité est celle où la relation texte/image est la plus étroite, soit
parce que l’image est le point de départ explicite de la méditation (le texte de la méditation
débute par la description, l’ekphrasis de Richeome ou de Godeau, et le commentaire de
l’image), soit parce que des renvois fréquents et, parfois, quasi-continus sont établis entre
texte et image, notamment par la reprise désormais systématique de procédés relationnels
créant toute une série de liens possibles entre texte et image. Ce lien est généralement
thématique ou figuratif dans le cas d’un thème ou d’un élément commun évoqué dans le
texte et que l’on retrouve dans l’image. Cette relation peut être plus précisément induite
et marquée par les dispositifs rhétoriques du texte : c’est le rôle des exclamations, des
impératifs, des injonctions, des déictiques, etc., qui suscitent les relations les plus directes
et étroites entre image et texte. Ce sont les « vous voyez bien » adressés au lecteur par
Étienne Binet dès le début de sa méditation sur « La conception immaculée », les « considères », les « regarde » répétés par Gaspar Loarte dans ses propres méditations, ou encore
les « vous y remarquez », « comme vous voyez », que relayent ensuite les démonstratifs
(« ce », « ces », « cette », « voilà », etc.) désignant les différents éléments de l’image dont
usent abondamment Richeome dans ses Tableaux sacrez et plus tard Godeau dans ses
Tableaux de la pénitence.
Les adresses dirigées vers les personnages représentés dans la gravure ont également
pour effet de les transformer en interlocuteurs fictifs d’une vaste mise en scène imaginaire
où auteur, lecteurs et personnages représentés sont impliqués dans une même structure
dialogale. Cette forme, très fréquente, alterne avec des moments où le lecteur, après s’être
adressé à la divinité, se retourne vers lui-même, dissociant sa propre personne entre un
« je » locuteur et un destinataire intérieur et silencieux (l’âme, le cœur). Cette construction est très commune et employée par exemple dans le Voyage à la Croix d’Amable
Bonnefons. Le dévot implore fréquemment la divinité (« Quand sera-ce, mon Dieu… »,
« Punissés-moy, Pere celeste… », « O Bon Jesus… », etc.), apostrophe certains personnages
(« C’est moy, Boureaux, c’est moy qui ay peché, deschargez sur mon dos vostre rage… »),
avant de s’adresser à lui-même : « Regarde, mon ame, la face de ton Sauveur… », « A cet
exemple donc, humilie toy mon ame… », etc. 70. Des dispositifs analogues et tout aussi
communs se retrouvent au sein de l’image – par exemple dans la gravure du Repas chez
Simon de Gaspard Loarte ou dans la scène de « L’esjouissance du Penitent confessé » de
Rambervillers. Par le biais des gestes ou des regards dirigés soit vers l’extérieur soit vers
l’intérieur du plan de la représentation, ces dispositifs contribuent à déterminer tout un
parcours visuel et signifiant, l’antique périégèse, au cœur même de l’image, où est censé
s’insérer le lecteur-spectateur. C’est tout le sens de ces traités, qui se présentent souvent
comme « itinéraire », « pèlerinage » (Le Pèlerin de Lorete, 1604, de Richeome), « voyage »
(Bonnefons), « chemin » et « voye » (Sucquet), que d’induire un parcours physique et
visuel au travers de l’image par le moyen duquel s’opère, non sans retours, répétitions et
piétinements, l’avancée spirituelle du fidèle aspirant au Salut.
Tout aussi décisifs, et relevant des éléments paratextuels, sont les dispositifs spatiaux
contribuant à l’organisation de la lecture, encadrant et disposant texte et image, et confortant ainsi le réseau de relations. Étonnamment, à l’exception de la Bible de Frizon et du
Pèlerin de Lorète de Richeome, on ne trouve pas dans les traités français étudiés d’inscriptions textuelles dans l’image sur le modèle, sans doute excessivement contraignant et
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démonstratif mais qui avait l’intérêt d’éviter les profuses ekphrasis, des légendes et des
renvois par des chiffres ou des lettres présents dans l’image qu’avaient utilisés Nadal ou
Antoine Sucquet 71. En revanche, d’autres systèmes plus élémentaires ou plus discrets sont
présents. La plupart des ouvrages sont organisés selon un partage symétrique gauche/
droite et un vis-à-vis image/texte qui implique, d’emblée, un jeu d’aller-retour entre
image et texte et une forme d’équivalence ou de superposition entre les deux registres.
C’est à cette disposition que fait par exemple directement référence la « Methode courte
& facile pour le bon usage des images qui suivent » qui ouvre la traduction française de
La Perpetuelle croix ou Passion de N. Seigneur du Père Josse Andries :
1. Commençant à considerer le Livre du costé qui est à vostre gauche, lisez le titre
& la suscription, & l’espace d’un Pater & Ave, pensez a ce que le Fils de Dieu a desiré
de toute eternité, il a souffert pour vôtre amour dans le plenitude des temps.
2. Lisant le Livre du costé droit, voyez le rapport qu’il y a entre la figure et l’exemplaire.
3. Transporté d’amour envers Jesus, faites quelques devotes considerations sur
les diverses croix, & presentez-luy quelque briefve Oraison 72.
Cette « methode courte » est suivie d’une méthode « plus ample » où le fidèle explore
de façon plus détaillée les différentes « circonstances » de la scène représentée (Qui est
celuy qui endure ?, Qu’endure-il (sic) ?, Pour qui endure-il ? En quel lieu ? En quel temps ?,
etc.), avant de se livrer aux habituelles « affections » de compassion, de remerciement, de
contrition, etc. De même, dans ces images, l’ensemble des seuils – les socles, estrades,
emmarchements, cadres, ou la perspective qui prend par exemple fréquemment appui
sur le cadre du texte latin dans les gravures des Méditations de Binet –, contribue à créer
une articulation et des relations étroites entre éléments iconiques et verbaux. Les effets
de gradation textuelle – où se succèdent la citation et les vers encadrant le texte, les
titres, puis le texte reprenant et amplifiant le distique, etc. –, avec tout un jeu distinctif
sur les choix lexicographiques (l’italique des citations, les capitales, le romain minuscule,
etc.), associent là encore étroitement et de façon progressive et hiérarchisée les différents
éléments présents. Ce dispositif est présent dès le recueil de Gaspar Loarte et se retrouve
dans la quasi-totalité des ouvrages de ce type où il crée une sorte de continuum presque
indissociable de texte et d’image.
Au-delà, et c’est ici l’élément nouveau et décisif, l’image est le support privilégié de
l’application d’un protocole de lecture, d’interprétation et d’appréciation, une sorte de
« grille de lecture » là aussi réglée par des procédures rhétoriques et poétiques précises,
qui a pour effet de générer progressivement le texte même de la méditation et réalise au
plus haut niveau cette transformation de « l’image-schème » en « méta-image ». Ce sont
les mécanismes de cette réélaboration de l’image, son « assomption » en « méta-image »,
qui restent à préciser.
MéCAniSMeS De « l’ASSoMPtion »
Chaque élément de la gravure, une fois distingué et hiérarchisé, est d’une certaine façon
pris en charge par l’appareil textuel qui l’encadre. C’est ce que, dans le précédent chapitre,
nous désignions comme le « réglage herméneutique » du rapport aux images du fidèle, le
texte ayant pour fonction de spécifier, éclaircir, amplifier ou enrichir certaines des dimensions de l’image, qu’elles soient référentielles (dénotatives), sémantiques (connotatives),
expressives (émotives) et phatiques (de contacts), ou encore, nous y insisterons plus loin,
pragmatiques. En appliquant successivement ou simultanément ces différentes grilles de
lecture 73, qui ont été aussi pour l’auteur des cadres et des contraintes d’écriture, on doit
cependant se garder de sous-estimer la propre efficacité des images dans ce processus. Si
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le texte joue bien à leur égard un rôle déterminant dans la ré-élaboration des indications
iconiques, celles-ci ne sont bien sûr pas des éléments neutres ou de simples supports
pour ces opérations qu’elles contribuent elles-mêmes à déterminer selon une relation
nécessairement dialectique.
Dès la première étape de la méditation, et par l’usage d’identificateurs (déictiques,
descripteurs, nomminateurs) et de procédés d’actualisation (les marqueurs locatifs et
temporels), le texte apporte les éléments d’ordre référentiel qui établissent les coordonnées
spatio-temporelles de la scène, permettent de l’identifier et d’en désigner les personnages :
c’est « l’histoire » et ses éléments narratifs, le « sujet » de la méditation qui est généralement rattaché à une référence textuelle précise (« l’ancrage textuel » 74). Ainsi, dans la
méditation déjà évoquée de Gaspar Loarte sur le Repas chez Simon, c’est le texte situé
au-dessous de l’image qui prend en charge cette fonction : « Jesus soupant un jour chez
Simon le Lepreux,/Magdaleine à ses pieds bien humblement se jette,/Les arrousant de
pleurs, les torches en ses cheveux,/Et l’unguent precieux luy verse sur la teste. » Cette
première indication est ensuite développée dans le premier « point » (ou « Prélude » pour
d’autres auteurs) de la méditation : « 1. Comme nostre Redempeur Jesus Christ estant six
jours avant sa passion arrivé en Bethanie, souppa en la maison de Simon le Lepreux, où
se trouverent les trois frere & seurs, sçavoir Lazare, Marthe, & Magdaleine, & si on peut
encores penser, que là se trouva la tressaincte vierge sa mere. » Les « considérations »
qui suivent invitent dans un troisième temps le lecteur-spectateur à s’attacher à tel ou tel
personnage ou élément : Marthe, Madeleine et son vase, etc.
Une telle élaboration, qui s’appuie avant tout sur la faculté mémoriale et imaginative, permet une construction multi-sensorielle du lieu qui peut prendre, dans les
recueils illustrés, très directement appui sur les indications données par la gravure.
Nous sommes, du point de vue de l’exégèse chrétienne traditionnelle, au premier niveau
de signification : le sens littéral, qui correspond à notre moderne dénotation. Du point
de vue rhétorique, nous sommes dans la « narration », la description (chronographie,
topographie, prosopographie), ou encore dans ce que l’on désignait comme la recherche
des « matières » de la narration (« exposition des faits ») qui relèvent des « preuves sans
artifice » (comme le recours aux textes bibliques), où l’auteur s’appuie sur différents
« lieux » ou « réservoirs » déterminés.
On constate que cette première étape, loin d’être une simple description, implique
nécessairement déjà une transformation et une ré-élaboration assez poussée de l’image initiale par le texte. Celle-ci, notamment dans les « considérations » particulières, est en effet
décomposée voire « disséquée » en éléments distincts qui sont ensuite recomposés 75.
Un certain nombre d’itinéraires ou de parcours visuels sont déterminés par le texte qui
ne se superposent pas nécessairement aux parcours induits par l’image 76. Des effets de
focalisation et de mise en relief de certains personnages, objets ou actes sont également
réalisés, la temporalité du récit est affectée par des effets d’accélération (via des ellipses),
de ralentissement, voire de suspens (en particulier lors des scènes, démultipliées, de la
Crucifixion). Surtout, le texte a pour fonction d’apporter un « supplément » de données :
il spécifie certains éléments indéterminés ou ambigus de l’image (le « vaisseau d’allebastre
(sic), plein de liqueur precieuse » de la Madeleine), il amplifie ou rapporte des éléments
narratifs antérieurs ou postérieurs (« Comme […] Jesus Christ estant six jours avant sa
passion arrivé en Bethanie… »), il prête enfin, comme y invitait Loyola, des paroles, des
pensées, des affects aux personnages représentés (« 3. Comme le tre benion Jesus Christ la
defendit contre le trahistre Judas, qui murmuroit de ce qu’elle avoit respandu une liqueur
de si grand prix »). Dans de nombreux cas, chez Rambervillers par exemple, le texte fait
même référence à des personnes non présentes dans l’image et ajoute d’autres éléments
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narratifs, d’autres images ou d’autres figures verbales (paraboles, métaphores) qui ne sont
pas présentes dans la gravure et s’y superposent dans l’esprit du lecteur-spectateur.
Aux côtés du texte, l’image assume également une fonction référentielle où peuvent
être présentes des données qui ne sont pas nécessairement reprises et commentées par
l’auteur de la méditation. Là aussi, l’image apporte ce même « supplément » d’informations
en utilisant d’analogues procédés de mise en relief de certains éléments. Ce peut être
la mise au premier plan du vase de la Madeleine dans la première gravure du traité de
Gaspar Loarte, de la bourse de Judas ou des instruments de la passion dans les gravures
du Calvaire sacré de F.-Q. Bazyre 77, le surdimensionnement ou un éclairage particulier
d’un objet (le couteau de la Circoncision sur la table qu’évoque ensuite le texte 78), ou
encore un effet de singularisation d’un personnage ou d’un objet par le moyen de la perspective, de l’architecture ou des déictiques : les mains ou les regards désignant, presque
systématiquement dans les gravures de Gaspar Loarte ou de Richeome, les éléments
significatifs de la scène.
Dans un second temps, et conformément à l’exégèse chrétienne traditionnelle, la
signification littérale sert de fondement aux niveaux supérieurs de l’interprétation (interpretatio) : ce sont, nous dit Richeome, les quatre « sens cardinaux, qui communiement
se trouvent és thresors de la saincte Escriture ; le literal ou historien qui va le premier,
l’alegorique ou figuratif, qui est l’esprit du literal ; le tropologique ou moral, qui forme
les mœurs & l’anagogique qui monstre l’Église triomphante 79 ». C’est ici, en termes
modernes, la fonction sémantique et, plus précisément, connotative du texte qui correspond à la méditation proprement dite et à ses « considérations » où est mis en œuvre tout
un processus herméneutique. Les considérations prennent appuis et « embrayent » sur
les éléments descriptifs et narratifs précédemment décrits, afin d’en développer, par le
moyen de la faculté de l’entendement, certaines des significations : « les causes, les effects,
proprietez & circonstances adjointes, pour voir si s’appliquant ces choses à soy-mesme,
elle en poura faire profit 80 ». C’est là qu’opèrent de façon privilégiée les relations intertextuelles entre, notamment, Évangiles et Tradition des Pères, et surtout entre Ancien et
Nouveau Testament, comme l’atteste, d’une façon presque systématique, l’usage qu’en
font Rambervillers et surtout Richeome : « Les fondemens en la loy de nature, & les
progrez en celle de Moyse, sont merveilleux, parce qu’en leur petitesse, ils contenoient
le modelle & la figure de la grandeur de la loy du Sauveur ; & en ceste loy du Sauveur,
l’achevement est infiniment plus admirable en ce qu’il contient la perfection de tout ce
qui avoit esté jadis fondé & figuré en l’une & l’autre loy 81. »
L’image contribue également à ce processus de sémantisation générale des différents
éléments. Là aussi, ces effets de sens sont créés soit par les effets de singularisation et de
mise en relief signalés précédemment, soit par la mise en rapport de différentes scènes
(différents lieux, différents moments), soit par l’intégration dans l’image ou ses marges
d’éléments dotés d’une valeur essentiellement symbolique (les fleurs présentes dans l’encadrement des gravures de Coton, ill. 24a 82), soit encore par la création de comparaisons
visuelles, de contrastes, de chiasmes, d’oppositions qui produisent également des effets de
sens spécifiques. C’est ce que réalisent par exemple les illustrations de la version française
de La Perpetuelle croix de Josse Andries (ill. 23). Dans cet ouvrage, nous l’avons rappelé,
certains épisodes de l’Ancien Testament (les « figures ») sont disposés dans les petits
médaillons ovales qui sont inclus au sein même des scènes de la Vie du Christ (« l’original »), celles-ci étant bien présentées comme « l’achèvement » et la « perfection » des « figures », aussi bien du point de vue de la Providence divine qui s’y réalise, que du point de
vue formel par la dimension plus importante et l’exécution plus détaillée de cette dernière
scène. Les gravures de Bolswert pour le Chemin de la vie eternelle d’Antoine Sucquet
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ou, déjà, celles de Charles de Mallery ou
de Léonard Gaultier pour les Tableaux
sacrez de Richeome, jouent également
avec virtuosité de ces moyens. Il s’agit
non seulement d’intégrer en un même
espace différentes séquences d’une ou
plusieurs actions, mais également de
produire ou de renforcer certaines significations : opposant et dédoublant sur
deux plans Caïn et Abel (représentant
le « bon » et le « mauvais » sacrifice),
disposant et organisant en un parcours
visuel contraint mais signifiant les différentes péripéties du sacrifice d’Abraham
(passage du sacrifice humain au sacrifice
animal, obéissance à la parole divine),
ou juxtaposant des espaces hétérogènes
dans « L’Agneau Paschal » dont l’association est, là aussi, productrice de
significations essentielles (sacrifice de
l’Agneau/mort des nouveaux-nés/départ
d’Égypte), etc. 83. Un autre cas singulier
est celui du Miroir du Pecheur Penitent
de Jean Ballesdens (1641) qui insère
systématiquement dans ses gravures
la figure du roi David pénitent (mais
aussi modèle de méditatif) au sein d’une
scène de la Vie et Passion du Christ (ill. 25). Dans
ce qui relève d’une opération sans doute quelque
peu abusive de « captation » et de détournement de
l’héritage biblique, cet ouvrage crée d’emblée une
relation intime entre Ancien et Nouveau Testament,
David s’adressant désormais de façon privilégiée au
Christ et non plus au Dieu des Hébreux.
Ce passage du Voir au Concevoir est, nous
l’avons dit, obligatoirement sélectif, privilégiant
tel ou tel aspect ou tel ou tel type d’interprétation
de la scène. L’interprétation peut être plus ou
moins développée par les textes. L’épisode illustré
de l’arrestation du Christ au Jardin des Oliviers,
tel qu’il figure par exemple dans Le Voyage à la
Croix d’Amable Bonnefons, est ainsi très brièvement rapporté :
Ill. 24a-b
Nativité,
Christ de Pitié
(non signés,
excudit de
I. Messager),
dans Pierre
Coton, Interieure
occupation d’une
ame devote,
Paris, Claude
Chappelet, 1609,
p. 27v. et 105r.
XVIII. Journée.
1. Judas ayant baisé JESUS, la troupe des
soldats s’avance, & dit qu’elle cherchoit JESUS de
Nazareth,
2. JESUS respond c’est moy,
3. & de cette parole il les renverse.
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1. Helas ! combien de fois
JESUS a-t-il dit à mon cœur agité de
passions & de pechés : c’est moy.
2. Et cependant mes passions
subsistent en vigueur, la colere y
domine, & la haine l’occupe.
3. Parlés, Divin souffrant,
parles derechef à mon cœur, &
j’espere que tous ces monstres de
passions seront renversés 84.
Ill. 25a-b
Jean de Loisy,
Flagellation
du Christ et
Jesus portant
sa croix, dans
Jean Ballesdens,
Le Miroir
du pécheur
pénitent, ou
Explications du
cinquantiesme
Pseaume
de David,
accompagnée de
Méditations…,
Paris, Jean
Brunet, 1641,
p. 40 et 104.
Dans ce texte, tout comme
dans La Perpetuelle croix de Josse
Andries 85, les scènes choisies sont
simplement décrites en deux ou trois
points et servent immédiatement à
susciter chez le dévot, par leur valeur
exemplaire, des actes bien définis de
contrition, d’action de grâce, d’imitation, etc. Les éléments interprétatifs
disparaissent quasiment de ces ouvrages liés à un calendrier spécifique (le
temps du carême) et destinés sans
doute à un public recherchant des
pratiques aisées. Ils sont en revanche
développés dans la plupart des autres
traités et prennent, pour Antoine
Sucquet (près de 1 000 pages !), Louis
Richeome ou Pierre Coton, une très
grande ampleur. On sait que chacun
des « Tableaux Sacrés » de Richeome,
après avoir décrit minutieusement
chaque scène, donne lieu à une série
« d’expositions » de plusieurs pages
où sont soigneusement explorées
les diverses significations qui font
de cet œuvre non plus seulement
un recueil de méditations propre à
l’avancement spirituel du fidèle mais
un authentique ouvrage dogmatique sur le thème eucharistique. Le
premier Tableau, Le Paradis terrestre
& l’arbre de vie, est ainsi décomposé
en une dizaine d’éléments (la terre,
l’eau, l’air, le feu, les quatre saisons,
les oiseaux, l’arbre de vie, etc.), avant
qu’en soient déduites huit « expositions » rapportant certaines des significations privilégiées de l’eucharistie
(le corps du Christ comme « nourri101
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ture » de l’âme et « cause » de la résurrection), ou mettant en rapport les « figures » de
l’Ancien Testament et les accomplissements du Nouveau (Paradis/Église de Dieu, Arbre de
Vie/Saint Sacrement). Dans la scène du Sacrifice de Melchisédech, plusieurs « expositions »
sont consacrées à la définition des « sacrements » et des « sacrifices », aux « tesmoignages »
des « Docteurs Hebreux » et des Pères grecs et latins, ou encore aux différences entre
sacrifice sanglant de la croix et sacrifice eucharistique. De façon semblable, mais sans
l’inventivité poétique de Richeome, les Méditations sur la Vie de Nostre Sauveur de Pierre
Coton multiplient sur plusieurs pages des commentaires détaillés où l’image initiale est
rapidement perdue de vue. Pour un auteur rompu aux artifices de la rhétorique et appliquant de façon méthodique, mais quelque peu rigide, les catégories d’Ignace de Loyola,
la série des « profits » (considérations) retirés de chaque scène porte successivement sur
les personnages de la scène, leurs noms, leurs paroles, leurs actes, leurs affects, le lieu
de l’action, les leçons que doit en déduire le fidèle, etc. Lors de l’Annonciation, l’auteur
revient par exemple sur le surnom que devait recevoir l’Enfant (Emmanuel : « Dieu avec
nous ») et ne répugne pas à développer tout un passage de nature théologique distinguant
les « neuf manières, avec lesquelles Dieu peut estre consideré en ses creatures ». Il précise
plus loin la nature de l’union de la divinité et de la Vierge en se référant à saint Augustin,
et insiste encore, avec saint Thomas, sur la suprême éminence de la Vierge qui justifie le
culte d’hyperdulie 86. Ailleurs, pour la Présentation au Temple, il développe longuement
les « six vertus signalles durant la quarantaine de sa Purification » ou rappelle les cinq
moyens de rachat dont dispose le pêcheur, sans oublier les habituels rapprochements
entre Ancienne et Nouvelle Loi (« Ceux qui ont hérité d’Adam »/ Ceux qui succèdent à
Jesus-Christ ; les Offrandes d’Adam, de Noé et d’Abraham/le Sacrifice du Christ, etc. 87).
De tels développements ne pouvaient que susciter les critiques de ceux, plus proches
d’une voie spirituelle affective ou mystique, qui étaient hostiles à ces « amplifications de
Rhetorique » et autres « subtilitez de raisons » que dénonçait Rodríguez.
Comme nous l’avons vu avec Gaspar Loarte ou Josse Andries, les fidèles sont en effet
invités essentiellement à exercer leurs diverses « affections » à l’occasion de la contemplation des différentes scènes qui leurs sont proposées. On sait qu’au-delà des fonctions
de « l’entendement » productrices de raisonnements et de significations, les auteurs de
traités spirituels privilégient la « volonté », c’est-à-dire les éléments affectifs susceptibles de
toucher et d’impliquer plus profondément le fidèle : c’est la fonction expressive et phatique
de ces traités, destinés à susciter un « contact » et une émotion en retour. Du point de vue
des fins de la rhétorique nous sommes dans le movere, l’émouvoir, lié tout particulièrement
à l’actio (lors de la prononciation du discours) où se manifestent, par la gestuelle et les
expressions, les affects et les passions que souhaite exprimer l’orateur. Ces éléments, il
est inutile d’y insister, sont fortement présents dans toutes les gravures, banalisés par le
biais des théories de « l’expression » ou des « mouvements » depuis longtemps intégrées
par les arts visuels : expressions corporelles, attitudes, visages, déterminent d’emblée un
répertoire expressif largement codifié par l’histoire de la peinture comme par les traités
de rhétorique. C’est l’importance, depuis l’Antiquité, de « l’éloquence du corps », qui a
donné lieu à l’établissement de toute une typologie des expressions physionomiques (de
Della Porta à Le Brun) et gestuelles (de saint Dominique à John Bulwer). À chaque type
de situations ou d’affects recherchés – véhémence, ralentissement, « chose de grande
estendue », « dénombrement », interrogation, colère, deuil, menace, supplication, repentance, etc. –, doit pouvoir correspondre une attitude ou une gestuelle possible 88 qui est
censée susciter un affect analogue chez l’auditeur ou le spectateur.
Au sein même du texte, ces affects peuvent être suscités et amplifiés grâce à toutes les
figures expressives que recommande la rhétorique d’alors pour atteindre le style « orné »,
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« excellent », voire « sublime » : répétition, hyperbole, exclamation, « appellation » et « increpation », apostrophe, hypotypose, suspension, etc. Le texte, par ses moyens propres (et
notamment grâce aux « marqueurs de subjectivité »), développe et amplifie ces éléments
expressifs, tout particulièrement lors des scènes de la Passion que caractérise une tendance
doloriste omniprésente chez tous les auteurs. Tout comme Richeome, Étienne Binet,
réputé alors pour sa maîtrise de la rhétorique 89, est sans doute l’un de ceux qui use
des moyens les plus spectaculaires et virtuoses. Dans ses Méditations, dites, justement,
« affectueuses » sur la vie de la tres sainte Vierge (1632), il ajoute à l’image toute une série
d’éléments descriptifs qui ont pour fonction d’intensifier le pathos des scènes les plus
cruelles. Lorsque « La S. Mere voit venir son Fils chargé de sa Croix 90 », ou lorsque, plus
tard, elle exprimera ses « regrets » après « la mort de Jesus son bon Fils 91 », l’auteur donne
à voir les « torrents de larmes », à entendre « ces sanglots languissants » et à ressentir les
affects (« ce visage, qui est plus mort que vif », son « cœur ») que ne pouvait évidemment
représenter l’image gravée. Voir, entendre, toucher, sentir, on reconnaît ici ce qui relève,
dans les traités d’oraison, de l’application des sens imaginatifs qui est ici directement mise
au service de la « volonté ». Le changement de locuteur, par réactualisation, et le passage
du style indirect au style direct où s’opère un passage de l’énonciation à l’énoncé, est un
autre artifice, fréquemment utilisé, qui permet là aussi d’intensifier l’expressivité du texte.
Dans cette même scène méditée par Binet, l’auteur, qui s’adressait de façon injonctive
au lecteur-spectateur (« vous voiez ces torrens de larmes, vous oiez bien ces sanglots… »),
adopte sans transition le style indirect libre ou direct en adoptant le point de vue de la
Vierge : « Que pleurerai-je donc, disoit la sainte mere, si je ne pleure un filz unique, si je
ne pleure Jesus couvert de sang & de meurtre… ». Lors de la Crucifixion 92, et alors que la
gravure montre le Christ déjà crucifié, l’auteur évoque la scène juste antérieure, feignant de
pouvoir encore empêcher la mise à mort, et il multiplie impératifs, interjections, exclamations, interrogations, répétitions et usage du présent de l’indicatif, qui renforcent l’effet de
réel, de présence actuelle et de « dramatisation essentielle » (G. Bataille) de la scène 93 :
1. Allarme, allarme, helas ! voicy qu’on va crucifier le Sauveur du monde, & massacrer la vie de noz vies ! Volez Anges, courez hommes, courez, secourez Jesus Christ,
que la cruelle felonnie de ces barbares va cloüer dans un bois.
2. Voicy bien d’autres nopces !… Dieu, voicy bien un autre festin ! nagueres on
estoit aux nopces versant un vin miraculeux : las ! on verse icy un deluge de sang par
les plaies du filz, un deluge de larmes par les yeux de la mere : & l’amour divin fait icy
des nopces bien terribles, faisant que Jesus espouse l’Église dans la couche nuptiale
de la croix toute sanglante.
L’auteur qui s’était introduit au sein même de la fiction et de la gravure où il démultipliait les interpellations aux différents témoins de la scène (anges, hommes, Dieu,
à lui-même), en sort brusquement en usant de la même figure rhétorique (métalepse
d’auteur) pour s’adresser cette fois au graveur :
3. Peintre faites nous voir le cœur percé de la sainte Vierge, percé d’autant de
cloux, & d’autant d’espines, & d’autant de suplices que le corps de son pretieux fils.
Le douleur joüe ses jeux sur le corps de Jesus, & l’amour sacré joüe les siens dans le
cœur de la mere 94.
La confusion fiction/narration/représentation est ici à son comble. En s’adressant à
l’artiste, la scène du supplice évoquée comme présente et actuelle est ainsi donnée pour
ce qu’elle est, une représentation (la gravure). Mais cette représentation paraît devenir à
son tour présente et actuelle, susceptible d’une intervention transformatrice du « peintre ».
Le graveur, nouveau paradoxe, est censé pouvoir rendre visible ce qui ne peut en réalité
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que lui échapper, à savoir l’intériorité du cœur de la Vierge que le texte va, de lui-même,
exposer, provoquant la propre souffrance du lecteur-spectateur : « 4. Dieu ! qu’est cecy ?
& ô mon cœur quel tourment souffrons nous en voiant ce triste spectacle ? ».
MétA-iMAGe
Commentant les gravures des traités de Richeome, l’abbé Brémond relevait que le jésuite,
« peintre lui-aussi », avait su recourir aux meilleurs graveurs de son temps, mais que « ceuxci n’arrivaient jamais à le satisfaire » : « Il lui aurait fallu un Pinturrichio ou un Gozzoli.
Ne les ayant pas, il les supplée, invitant ses lecteurs à enrichir de mille nouveaux traits,
à colorier mentalement ces gravures impuissantes 95. » C’est, de la part du grand analyste
de la spiritualité française du XVIIe siècle, méconnaître l’origine et le fonctionnement des
images au sein de ces ouvrages que de mettre sur le compte d’une déficience des graveurs
ce qui lui apparaît comme insatisfaisant du point de vue artistique, et de faire de l’« impuissance » la raison d’une forme de suppléance que seraient tenus d’apporter le texte de
l’auteur et la lecture imaginative du lecteur. L’usage de l’illustration par Richeome, Binet
ou encore Sucquet en Flandres et les autres auteurs du XVIIe siècle, suppose d’emblée,
nous l’avons vu, une dialectique complexe entre gravure et texte, artiste et auteur, auteurs
(écrivain-graveur) et lecteurs-spectateurs, ou encore perception, mémoire et imagination.
La « méta-image » qui résulte et procède de l’application de ce protocole de lecture est
également, nous pouvons désormais le comprendre, au principe même de ces traités. Ces
traités ne peuvent exister que comme le résultat d’une expérience préalable, qui est une
expérience avant tout intérieure, bien que nourrie de tous les éléments perceptifs et cognitifs assimilés par la mémoire et ré-élaborés par l’imagination, et c’est cette expérience que
tente de réitérer ou de reproduire à son tour, par le biais du recueil de méditation, le fidèle.
La gravure qui tente dès lors d’évoquer cette construction intérieure ne peut être organisée rigoureusement par les principes qui régissent les productions « artistiques » – une
perspective rigoureuse, les règles de l’unité d’action, de temps, de lieu, la « convenance »,
etc. –, principes qui se sont alors largement imposés dans les représentations picturales :
le modèle « transparent » du tableau-fenêtre albertien comme section spatio-temporelle
d’un donné perceptif sélectionné. Ce qui peut alors apparaître comme « impuissant »,
maladroit ou « archaïque », et qui reste en effet largement fondé sur certains des modèles
narratifs et formels pré-renaissants, est en fait le résultat moins d’un échec « artistique »
que le témoignage d’une expérience spirituelle qui « résiste », me semble-t-il, aux formes
nouvelles prises par l’image où les données dites « cognitives » tendent sans doute alors à
l’emporter sur les valeurs « opératives » des représentations 96. En tant que visualisation
d’une construction mentale complexe et produit d’une activité symbolique, la gravure
religieuse juxtapose nécessairement plusieurs espaces, plusieurs personnages, plusieurs
temporalités ; elle relève sans doute moins de la topographie, en tant que description et
relevé de lieux particuliers, que d’une topologie, au sens rhétorique de la connaissance
et de l’usage de « lieux communs » en vue de produire des effets de sens et des actions
déterminées 97. Elle est elle-même déjà lourdement travaillée par la construction des
multiples niveaux du sens, et elle n’existe que d’être nécessairement réélaborée par les
mécanismes textuels de l’auteur et la collaboration perceptive et interprétative intense du
lecteur-spectateur. D’une certaine façon, on peut sans doute prétendre que le caractère
que l’on dira sommaire, faible, schématique, allusif voire « déceptif » de l’image gravée,
non seulement résulte de son origine intérieure, mais est aussi la condition nécessaire de
sa possible destination, c’est-à-dire de son utilisation et de son « assomption » imaginaire
en « méta-image » : ce que réalisait aussi, d’une certaine façon, la « relecture » qu’en
proposait picturalement le tableau de Simon Renard de Saint-André.
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C’est cette double contrainte qui peut avoir pour effet de déformer ou d’altérer aussi
bien les formes (surdimensionnement, incomplétude, schématisations), que l’espace perspectif (multiples points de fuite, espaces et temporalités incompatibles), ou encore les
rapports entre les différents éléments (disproportions, disjonctions, ruptures, superpositions). La construction que visualise la gravure témoigne en réalité moins d’un espace
physique et historique qui se donne (abusivement) comme « réaliste », objectif, extérieur,
que de cette construction mentale intérieure, hétérogène, plurielle, intensément signifiante dont procède et que vise à nouveau l’image. Plus exactement, on peut prétendre
que la gravure destinée à la méditation, telle qu’elle se constitue à la fin du XVIe siècle
et au début du XVIIe siècle, est le résultat de l’agencement ou de la projection l’un sur
l’autre de ces deux espaces et de deux conceptions de l’image qui ne se recoupent que
partiellement : la « méta-image » imaginaire visée par l’acte méditatif ne peut dès lors
s’accomplir dans le tableau pictural tel qu’il s’est imposé alors. C’est la désintrication de
cette construction originale, contradictoire mais nécessaire, et déjà opérée par la peinture
de l’âge moderne, qui gagnera à son tour la gravure au cours du XVIIe siècle 98, apportant
vraisemblablement une plus-value « artistique » à cette pratique, mais au détriment d’une
valeur et d’une fonction spirituelle et symbolique qu’elle ne sera sans doute plus à même
d’assumer dans les mêmes conditions.
CoNfoRmaTIoN : DU LECTEUR-SPECTATEUR AU CONVERTI
n La seconde transformation est celle du lecteur/spectateur en Converti. C’était le résultat
attendu, nous l’avons vu, par Gaspar Loarte ou par Richeome pour lesquels la méditation
devait permettre « d’élever » l’esprit afin d’admirer la divinité, de confirmer la foi, d’affermir l’espérance, d’accroître l’amour 99. Au-delà, et c’était aussi la « leçon » de la nature
morte de Simon Renard de Saint-André, l’exercitant tend à devenir un autre Christ, ou
même, selon l’idéal mystique, aspire à une relation fusionnelle avec la divinité où toutes
les puissances de l’âme sollicitées durant l’oraison sont désormais occupées par la seule
présence de Dieu 100. On peut prétendre que cette transformation, que l’on désigne dans
le langage religieux comme reformatio ou conversion (conversio, convertere : tourner vers,
transformer) ou, dans le langage mystique comme une conformation (conformare : donner
une forme, rendre conforme), est une forme d’aliénation (alienus : être autre) en ce sens
que le dévot est tenu de renoncer à lui-même (en tant que pécheur, homme de chair,
« vieil homme » affecté par la dissimilitude) pour effectivement, en se « tournant vers »
(le Christ, Dieu, le Salut), se donner et se soumettre à une nouvelle forme, conforme à
son modèle, devenu ainsi autre 101.
Après avoir imaginé la scène à partir et au moyen des composantes de la gravure et
des indications textuelles, après en avoir exploré les divers sens figurés, et après avoir
ressenti, par empathie, les principales émotions qu’elle suscite, le fidèle est ainsi devenu
apte à se transformer lui-même : c’est là l’ultime fonction, d’ordre pragmatique et performatif, des recueils de méditation. Au terme de ce parcours « purgatif » et « illuminatif »
où sont délivrées des « normes d’action » (H. R. Jauss), le fidèle s’engage à mieux faire,
à se transformer, à appliquer à sa propre personne et jusque dans sa vie quotidienne les
« leçons » ou « profits » issus de la scène livrée à sa méditation : « Je veux desormais vous
aimer, & sans autre remise, je commenceray aujourd’huy à vous donner des tesmoignages
de mon amour », nous dit le dévot d’Amable Bonnefons qui s’adresse à la divinité, « je me
repens de l’avoir fait [d’avoir cédé au péché et à la chair], j’en seray desormais le maistre,
me resignant à vouloir ce que Dieu veut, & à ne vouloir que ce qu’il veut » ; « Allons donc
au-devant des tourmens, allons affronter les affronts, les mespris & les injures, puisque
Jesus est nostre capitaine », etc. 102. L’exercitant implore le soutien de la divinité lors de
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cette démarche, il multiplie dans le texte des actes de foi, de remerciement, de louange, de
grâce, d’amour et devient, en dernier lieu, semblable à son divin modèle : ne connaissant
que lui, ne voyant et ne se souvenant que de lui, ne voulant « que ce qu’il veut », élevé
par anagogie jusqu’aux « choses célestes & divines 103 », voire, c’est l’étape désormais
« unitive », uni à Dieu, transformé en lui, « déiforme ». En ce sens, les traités d’oraison
sont bien des dispositifs textuels-iconiques de conformation, la conformation du Sujet
s’opérant par le moyen de la transformation de l’image en « méta-image » et lors même
de l’effectuation de cette opération par le lecteur-spectateur.
On peut saisir plus précisément comment se réalise cette conformation en suivant
ce qu’il advient du « sujet » qu’est le lecteur-spectateur et plus généralement de l’instance narrative tout au long de la méditation. Engagée dans le parcours méditatif et ses
multiples opérations, la place du sujet est construite et progressivement déplacée jusqu’à
réaliser peu à peu son intégration au sein de la scène représentée et son identification
mimétique au Christ. Cette place est tout d’abord extérieure, le sujet étant placé dans la
position usuelle du lecteur/spectateur externe (c’est la définition du récit non focalisé
ou de la focalisation externe selon Genette). Mais presque instantanément des relations
sont établies par l’image et le texte par le biais des multiples moyens que nous avons
énumérés : c’est notamment le rôle des gestes et des regards des personnages représentés
qui sont dirigés vers le spectateur, des affects et des pensées évoqués par le texte et que
le fidèle est invité à partager, de l’abondance des formules en style direct (interjections,
exclamations 104) présentes, nous l’avons vu, chez Étienne Binet, Richeome ou déjà Gaspar
Loarte, ou encore de la multiplication des « adresses » (« appellations ») et des injonctions
que le fidèle dirige vers les interlocuteurs imaginaires de la scène, notamment lors du
« colloque » final. Ces procédés impliquent un fort investissement intellectuel et émotif
du fidèle et, plus encore, l’insèrent dans une structure relationnelle étroite qui contribue
déjà à l’intégrer, bien que demeurant à distance, comme l’un des sujets actifs de la scène.
Au-delà, les traités requièrent une forme d’imitation des personnages sacrés donnés en
exemples et dont il faut adopter les vertus, voire, comme le suggère par exemple Gaspar
Loarte ou Josse Andries, rejouer métaphoriquement certaines des actions. Dans le texte
sur la Circoncision d’Andries, l’exercitant aspire à être « circonsis spirituellement 105 » et
dans la Crucifixion décrite par Loarte et de nombreux auteurs, il demande à subir un sort
analogue à celui du Sauveur : « que je soy avec vous fiché des clouds de vostre charité.
Transpercez avecques vostre crainte ma chair, afin qu’elle ne se rebelle plus contre l’esprit, & tellement soient mes mains & mes pieds fichez avecques les vostres, qu’ils ne se
remuent, & ne s’estendent jamais hors de vostre volonté 106 ».
Dans le recueil des méditations de Binet on a pu observer comment s’opère de façon
particulièrement efficace et exemplaire ce passage du sujet de l’une à l’autre des différentes
positions. Le traité de Rambervillers adopte le même type de techniques rhétoriques dans
son texte. De surcroît, il présente la particularité originale, que reprendront quelques
années plus tard les ouvrages d’Antoine Sucquet ou de Jean Ballesdens 107, d’intégrer plus
efficacement encore le lecteur-spectateur dans son dispositif par le biais d’un personnage
supplémentaire qui facilite le processus d’identification non plus à distance mais au
sein même de la gravure qu’est invité à pénétrer le dévot 108. Dans la première scène de
l’ouvrage de Rambervillers, La deplaisance du Pecheur contrit, le point de vue adopté
est d’abord extérieur, unique et « omniscient », l’auteur (en situation, selon Genette, de
narrateur « hétérodiégétique » adoptant une perspective propre), rapporte l’ensemble des
faits de la scène conformément à la propre position initiale du lecteur-spectateur : « 1. Las !
comment osera ce pecheur miserable/Lever son chef honteux vers le ciel irrité,/Doitil importuner l’immense Majesté… » Apparaît ensuite presque immédiatement dans le
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texte, par réactualisation (changement de locuteur), un « je » qui correspond désormais
à la place du pêcheur représenté dans la gravure qui devient ainsi « l’auteur » de la
méditation : « 2. Faut-il à la vertu presenter la malice,/La fange à l’or sans prix, la nuict
à la splendeur,/L’extréme vilité à l’extréme grandeur,/Le rebelle à son Roy, le crime à
la Justice ?/3. Helas ! il le faut-bien, car je sens ma pauvre ame… ». Le changement de
l’instance narrative (passage à un narrateur « hétérodiégétique » ou, plus justement ici,
« homodiégétique », avec perspective passant cette fois par le personnage), implique aussi
une transformation du mode narratif avec passage de la diégèse, où l’auteur rapporte
des événements qui lui sont extérieurs, à la mimèse où la scène paraît se présenter ellemême. C’est à cette figure du pêcheur qu’est amené à s’identifier le lecteur-spectateur
qui s’insère donc ainsi dans l’image tout en s’appropriant la parole (les « elancemens »)
que lui donne le texte du poème de Rambervillers : « 4. Mais de qui me faut-il ce doux
secours attendre/Sinon de toy, Sauveur ?… », etc. Le sujet est ensuite amené à s’adresser
à une série d’interlocuteurs fictifs – la terre, les larmes, sa propre âme, le Sauveur, Dieu,
etc. –, puis à s’identifier ou à se comparer à différentes figures modèles : le Christ sur
le crucifix présent sur le retable, le Christ en Croix dans le paysage, la Madeleine, ou
encore le bon Larron sauvé par le Christ : « 34. Ce pauvre criminel […] Ouy de son salut
l’asseuré tesmoignage./35. Et moy, qui ta pitié à haute voix reclame […] Seray-je de ta
face asprement renvoyé ? ».
La place de l’image est ici essentielle et joue un rôle déterminant. L’image est d’abord
la gravure elle-même où la personne du dévot s’introduit par identification au personnage
en prière situé dans cet espace intermédiaire et médiateur qu’est l’oratoire du pécheur.
L’image, par une première mise en abîme, est ensuite celle du retable représenté dans
la gravure vers lequel est tourné le spectateur-lecteur. C’est à cette image et à ses figures
(le crucifix) que s’adresse le sujet, cette image jouant elle-même un rôle médiateur visà-vis des scènes (la crucifixion) situées dans le paysage. Ces dernières représentations
ont un statut d’images « imaginaires » (mentales) pour le pêcheur dont les yeux sont
généralement clos (ce sont des scènes qu’il est censé créer dans son esprit à partir du
support qu’est l’image du retable et son crucifix), mais que la gravure « visualise » pour
l’usager du traité. Cette scène imaginaire est elle-même ré-élaborée par le lecteur-spectateur au moyen des éléments référentiels, sémantiques et affectifs qui lui sont proposés
par le texte afin de produire cet ultime « tapisserie » intérieure. Le passage d’une image
à l’autre s’effectue par une série de réorientations du regard du spectateur : visée axiale
dans la contemplation de la gravure, réorientation latérale par adoption du « regard » du
pêcheur vers le retable, réorientation diagonale et dans la profondeur lors de la visée de
l’image située dans le paysage, retour réflexif et imaginaire sur soi pour la constitution
de la méta-image. De l’identification première du lecteur-spectateur au pêcheur jusqu’aux
multiples adresses et identifications secondaires qui se déroulent à travers une succession
d’espaces et d’images de divers statuts, se met en place une structure relationnelle et
un cycle mimétique de conformations successives et progressives où se réalisent à la fois
l’élaboration de la méta-image et la conversion du dévot.
Imitation, identification et intégration au sein de la scène sacrée vont de pair. En
imitant un personnage sacré (« faire comme »), le dévot tend à s’identifier à lui (« être
comme ») et à s’intégrer au sein même de la scène (« être dans »), selon des modèles
« d’identification associative » ou « cathartique » (H. R. Jauss 109). La plupart des ouvrages,
ceux de Loarte, de Richeome, Binet, ou encore de Rambervillers, invitent ainsi explicitement le fidèle à adopter le point de vue de tel ou tel personnage et à s’insérer dans la scène
représentée. Ce procédé commun, déjà mis en œuvre précédemment par Loyola, était
décrit par Gaspar Loarte comme celui de regarder « intérieurement » et « extérieurement »
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la scène « comme si vous y eussiez esté present », ce que facilitait l’utilisation des images :
« ce faire pourra ayder d’avoir l’image ». L’intégration dans la scène et l’identification à
l’un ou l’autre des personnages présents, trouve son accomplissement ultime dans tous
les mécanismes d’attouchement et de contact (être par exemple crucifié comme le Christ,
avec le Christ, « sur » le Christ), ou encore de pénétration où le fidèle ne se rend pas
seulement présent au sein de l’image mais la traverse, atteignant le cœur du Christ et
l’essence de la divinité : lors de la méditation sur le coup de lance, l’exercitant évoqué
par Gaspar Loarte aspire à « entrer en vostre costé ouvert, où je puisse trop mieux que
en l’arche de Noe, eschapper le deluge perilleux de ce monde 110 ». C’est là l’ultime étape
avant l’union avec la divinité qui se réalise lors de la contemplation mystique.
Notes
1. Cabinet qui évoque les meubles en laques orientales ou « façon de la Chine » à la mode à partir
des années 1630-1640 puis après 1660. Voir sur cette mode au XVIIe siècle, H. BELEVITCHSTANKEVITCH, Le goût chinois en France au temps de Louis XIV, 1910 (reprint 1970). Mazarin,
lui-même amateur d’objets chinois, avait protégé et encouragé la fondation de la première
Compagnie de la Chine (1660).
2. Le peintre s’est directement inspiré d’une des éditions de l’ouvrage illustré de gravures dont l’excudit est signé de Cl. Moreau. Voir aussi, plus tardif mais reprenant le même schéma, les gravures analogues signées P. BERTRAND, dans L’imitation de Jesus Christ […] traduits en François
par Herbert Ros-Weyden de la Compagnie de Jesus, Paris, François Muguet, 1662, Livre I et II (la
traduction de l’Imitation est toujours celle de Marillac).
3. Les derniers paragraphes du premier chapitre de l’Imitation insistent sur cette interprétation citant l’Ecclésiaste (Eccl, 1, 1) : « 4. Vanité absolue, tout est vanité, sauf aimer Dieu et ne servir que
lui. Le sommet de la sagessse consiste à viser le royaume des cieux en méprisant le monde. C’est
vanité, de rechercher les richesses périssables et d’y enclôre son espérance. Vanité, de briguer les
honneurs et de soigner sa carrière. Vanité, de suivre les désirs humains… 5. Rappelle-toi souvent
ce proverbe : “Voir ne rassasie par l’œil, ni entendre n’emplit l’oreille” (Eccl. 1, 8). Apprends à
soustraire ton cœur à l’amour des choses visibles et à te porter vers l’invisible. Ceux qui sont
à la remorque de leur propre plaisir souillent leur conscience et perdent la grâce de Dieu » ; le
second chapitre, tout le troisième, vont dans le même sens : vanité de la science et du savoir
sans la crainte de Dieu, reconnaissance de son ignorance, Vérité qui enseigne « par elle-même,
non par des figures et des mots », etc. (traduction de Pierre Guilbert, Paris, Nouvelle Cité, 1983,
p. 22-25).
4. Voir BN, Ms Fr 14027, Histoire de la vie de Messire Michel de Marillac […] par Nicolas Lefevre…,
fol. 80 verso, cité par Anne lE PAS DE SÉCHEVAL, « Amour de Dieu et amour de l’art : la peinture
religieuse dans les intérieurs privés », dans Le Dieu caché, op. cit., p. 74. On sait aussi que la
lecture de l’Imitation suscitera la conversion de Gaston de Renty (1611-1649).
5. Par exemple souffrance, mutilation et guérison (sang, doigts coupés de la figurine d’enfant, corail
aux extrémités également brisées, voile de la Véronique, etc.), passions (du Christ, des empereurs
romain dont l’histoire est alors expliquée par l’enchaînement passionnel : Coeffeteau est alors
l’auteur de la célèbre Histoire romaine mais aussi du « Tableau des passions humaines », spécialiste de l’Antiquité et théologien, etc.), écoulement/solidification (sang, corail, encre, plâtre, peinture), portement/superposition (de la croix sur le Christ, du livre sur le cabinet), etc.
6. Voir sur ce point Marion BOUDON-MACHUEL, François du Quesnoy (1597-1643), Paris, Arthena,
2005, chap. II et IV : on pourrait rapprocher la figurine peinte de « l’Enfant debout, une jambe
légèrement en arrière, un bras levé et l’autre tendu devant lui », in. 113, ex. 1, cat., p. 324.
7. L’identification précise de chaque élément reste difficile et sans doute nécessairement ambiguë : la choix pour telle ou telle identification ouvrant à des lectures différentes : la présence de
Vespasien (mais la coiffure est caractéristique d’une époque bien plus tardive) ferait peut-être
allusion à sa campagne contre la Judée, mais peut aussi bien évoquer une tradition qui en faisait
le « noble empereur » guéri de la lèpre par le voile de la Véronique, présente dans le second
tableau du même artiste, et qui en s’emparant de Jérusalem venge le Christ, punit ainsi les Juifs
et Pilate avant de convertir son Empire au christianisme : voir Barabara lEVICK, Vespasien,
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trad. de l’anglais par F. Landuyr, infolio, 2002, p. 11 ; et voir Nicolas COËFFETEAU, Histoire
romaine…, Lyon, Jean Huguetan, 1662, t. II, Livre VII, p. 312 ; « Dieu ayant choisi Vespasian
& Titus pour faire une horrible vengeance & une punition exemplaire du parricide & sacrilege
des Juifs… », mais Vespasien est aussi accusé d’avoir détourné à son profit l’oracle qui annonçait
que l’Empire du monde devait échoir « à ceux qui sortiroient de l’Orient », c’est-à-dire au Christ
et à ses disciples…
8. Voir par exemple, attribué à Stoskopff, La Nature morte à la statuette d’Athéna (Princeton,
Art Museum), associant coquillages, buste renversé, statuette en bronze, coquillages, gravures,
médaille ou, proche, La Nature morte à la statuette et aux coquillages du musée du Louvre.
9. Sur l’association dans un cabinet d’éléments naturels (perles, coquillages, coraux, pierres fines,
etc.) et de peintures religieuses (et de paysages), voir la « Description du Cabinet de M.D.C »
(Monsieur de Chavigny) dans Jean-François SARASIN, Œuvres, rassemblées par P. Festuières,
Paris, H. Champion, 1926, t. I, p. 215-219 : « La fable indiscrète et profane/N’est point peinte
dans ces tableaux […] Au lieu de ces laides images/Qu’on élève à la volupté/On y rencontre
des ouvrages/De plaisir et de piété ;/La tragique et sanglante histoire/De ce Dieu de paix et de
gloire, etc. » (p. 218).
10. L’auteur, par ailleurs numismate et rédacteur d’une description du Musaeum Kircherianum
(Rome, 1709) qui intégrait dans sa huitième classe les coraux et les coquillages dans la
douzième (p. 392 et suiv.), était Bibliothécaire du Collège Romain où A. Kircher avait rassemblé son précieux cabinet. Voir, précédé de toute une littérature sur le sujet, son Recreatio
Mentis et Oculi in Observatione Animalium Testaceorum, Rome, 1684 (éd. italienne consultée
de 1681), l’Historia Conchylyliorum de Martin Lister (1685) ou La Conchyliologie ou Traité
général de Coquillages de Mer d’Antoine-Joseph DEZALLIER D’ARGENVILLE (1742) qui reprend
d’identiques lieux communs : « Les plus petites choses dans la Nature annoncent assez de
quelle habile main elles partent » (éd. 1780, p. 11) et note qu’on y découvre « quelquefois des
têtes d’hommes & d’animaux » (p. 115). Voir déjà, chez Guillaume rONDELET, inspirateur de
Gesner, Aldrovandi, J. Johnston, etc., la préface de son Histoire entiere des poissons, dont la
seconde partie est consacrée aux coquillages, (Lyon, 1563) : l’homme « doit contempler le ciel,
les estoiles, l’air, l’eau, la terre, les animaux, les plantes le tout fait de si grand artifice, orné de
si excellente beauté, assemblé é composé de si grande harmonie, etc. », la création lui servant
« de beaux & certains tesmoniages, pour estre toujours asseuré en bonnes opinions de l’ouvrier
qui est Dieu… », incitant le savant à l’amour de Dieu, à sa glorification, à sa connaissance, etc.
Voir également Pierre BELON, La nature et diversité des poissons…, Paris, C. Estienne, 1555 ;
Conrad GESNER, Historiae animalium. Lib. IV. De piscium et aquatilium natura ; Hippolito
SALVIANO, Aquatilium animalium…, Romae, H. Salvianum, 1554 ; Ulyssis ALDROVANDI, De
piscibus Libri V… De Cetis Lib. unus, Bononiae, Nicolaum Thebaldinum, 1638 et, du même,
De Mollibus, Crustaceis, Testaceis, et Zoophytis, Bononiae, J. Baptista Ferronii, 1642, en particulier Livre III, De Testaceis, les chapitres consacrés aux sens « mystique » et « allégorique »
des coquillages, inspiré en particulier de Piero Valeriano (voir la note suivante). Voir sur ces
questions : Coquillages et crustacés de la plage à la table…, catalogue d’exposition (musée
Maritime de l’île de Tatihou, 2003), Saint-Vaast-la-Hougue, 2003, chap. III.
11. Voir l’Argomento (n. p.), la dédicace « A chi legge », p. 1, 3 (sur le défi que représente ces
formes pour l’Art), p. 6, les chapitres I, II et X de la première partie, p. 15, 20 (sur « l’Idea
di tutto il bello »), p. 21, 23, 105 et suiv., etc. Mais indiquons cependant que les coquillages
peuvent aussi se comprendre de façon négative, rejoignant ainsi les valeurs qui sont celles
des autres vains objets de la curiosité : ils sont des marques de la luxure vénérienne et de la
lubricité, de l’imbécillité liée à l’enfermement de l’esprit dans le corps et à l’éloignement de
la connaissance céleste, etc. : voir par exemple le classique Giovan Pietro PIERIO vALERIANO,
Commentaires Hieroglyphiques ou Images des choses […] Mise en François par Gabriel
Chappuys…, Lyon, Barthelemy Honorat, 1576, Livre XXVIII, p. 501-502 sur les différentes
significations, y compris spirituelles, « du nacre » et de l’huître. Des interprétations analogues
sont présentes dans l’ouvrage de Joachim CAMERARIUS, Symbolorum et Emblematum, dont le
tome IV publié en 1605 est consacré aux poissons, reptiles et coquillages : l’emblème LVI relatif
à des coquillages et à des Bernard-l’Hermite échoués sur une plage évoque un sens d’ordre
spirituel : « Nulle part nous n’habitons de demeure sûre mais d’ici nous irons vers les demeures
célestes du Dieu d’en haut. » Voir également le recueil de Roemer vISSCHER (Sinnepoppen,
1614, emblème 4 où est dénoncée la vanité des collections de coquillages). Plus communément
le coquillage peut être symbole de renaissance spirituelle (instrument du baptême), de la naissance à une vie future et de la résurrection (d’où sa place sur certains sarcophages) : voir Xosé
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Ramon MARINO FERRO, Symboles animaux. Un dictionnaire des représentations et croyances
en Occident, trad. de l’espagnol par C. Girard et G. Grenet, Paris, Desclée de Brouwer, 1996,
p. 104. Par ailleurs, signalons que dans les classifications usuelles (chez Rondelet par exemple),
les coquillages relèvent alors des animaux n’ayant pas de sang (ex-sangues, à la différence des
poissons), induisant une autre opposition potentielle avec le thème du sang du christ ou celui
dont est censé être issu le corail.
12. Dans une autre version de ce tableau, passée en vente en 2005 (Christie’s London, 9 décembre) cet élément a été remplacé par une paire de lunettes : incitation au discernement spirituel et à la subtilitas attendue de l’observateur herméneute ? De même y figure, sur le cabinet, une balance qui insiste sur l’enjeu eschatologique (le jugement), tandis qu’un compas est
disposé près de l’encrier sur la droite… Sur le pouvoir créateur d’une nature productrice et la
fascination pour ce thème dans le milieu des collectionneurs voir les exemples rassemblés par
Adalgisa lUGLI, Naturalia et Mirabilia. Les cabinets de curiosités en Europe, traduit de l’italien
par M.-L. Lentengre, Paris, Adam Biro, 1998, p. 180-204.
13. C’est le titre du chap. 12 de la seconde partie de l’Imitation : « La voie royale de la sainte croix »,
que le fidèle est invité à porter à son tour.
14. Ce renoncement apparaît comme ayant été d’abord celui du « possesseur » et usager des objets
livrés à notre vue, avant d’être celui du spectateur. Dans les natures mortes de Simon Renard
de Saint-André, la figure du spectateur-dévôt n’apparaît en effet que de façon négative, c’est-àdire par la représentation des objets qui sont livrés à sa contemplation et à ses manipulations
diverses, physiques ou intellectuelles. Le tableau dont nous apparaît l’aléatoire et instable
« composition », paraît être le résultat d’une succession d’opérations d’acquisitions, de rangements et de mises en ordre, d’usages dérangeants et d’appropriations particulières par un
incertain « propriétaire » de ces objets qui les aurait laissés comme « en plan », abandonnés,
ayant « réussi » sa conversion intérieure. Cette place vacante, comme en creux et depuis peu
quittée, est supposée devoir être occupée à nouveau par le spectateur du tableau. La représentation est destinée à susciter, imaginairement, d’analogues opérations et d’identiques effets
chez le spectateur, ce même assujettissement à une logique transcendantale.
15. Mais peut-être aussi allusion à une forme de pérennité après la mort ?
16. Voir Ignace DE lOYOLA, Esercitii spirituali, apresso l’Erede di Manelfo Manelfi, Roma, 1649,
édition illustrée de 27 planches issues en grande partie de recueils antérieurs flamands (Nadal,
Sailly, Sucquet, Hugo). Voir Pierre-Antoine FABRE, « Les exercices spirituels sont-ils illustrables ? », dans L. Girard et L. de Vaucelles, Les jésuites à l’âge baroque, 1540-1640, Grenoble,
J. Million, 1996, p. 197-212. Voir également les recherches de Lydia SALVIUCCI iNSOLERA :
« Le illustrazioni per gli esercizi spirituali intorno al 1600 », Archivum historicum Societatis
Jesus, 60, 1991, p. 161-217 ; « L’uso di immagini come strumento didattico-catechetico nella
Compagnia di Gesus », dans I Gesuiti e la ratio studiorum, Roma, Bulzoni, 2004, p. 191-209 ;
et « L’Imago Primi saeculi » (1640) et il significato dell’immagine allegorica nella compagnia
di Gesù. Genesi e fortuna del libro, Roma, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2004 ;
ainsi que les différents travaux de Walter S. MELION sur Nadal, dont « Artifice, Memory, and
Reformatio in Hieronymus Natali’s Adnotationes et meditationes in Evangelia », Renaissance
and Reformation, 22 (1998), p. 5-33, « Memory, Place, and Mission in Hieronymus Nalali’s
Evengelicae historiae imagines », dans Memory & Oblivion (1996), Dordrecht, Kluwer Academic
Publishers, 1999, p. 603-608, « The Art of Vision in Jerome Nadal’s Adnotationes et meditationes in Evangelia », dans Jerome Nadal, Annotatios and Meditations on the Gospels, vol. I :
The Infancy Narratives, trad. F. A. Homann, Philadelphia, Saint Joseph’s University Press,
2003, p. 1-96 et, en dernier lieu, Ralph DEKONINCK, Ad Imaginem. Statuts, fonctions et usages
de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève, Droz, 2005, en particulier p. 367-371 sur l’édition illustrée des Exercices en 1649 qualifiée de « bricolage » et conçue
non comme un point de départ pour l’illustration des Exercices mais comme son aboutissement
après toutes les expériences flamandes.
17. L’auteur né et mort en Espagne (Medina del Campo, 1552-Valence, 1578) avait été notamment Recteur à Gênes et Messine. Il existe aussi une édition latine plus tardive de ce traité :
Meditationes Super Sacro-Sancta Dom. N. Jesus Christi Passione […] Auctore R. P. & Doct.
D. Gaspare Loarte, Soc. Jesus Presbytero. […] ad singulas Icones illustrata Per Andream Holum
Brugensem, Pr. Gr., Duaci, Baltazaris Belleri, 1605, dans Luca Pinello, Opuscula Piarum
Meditationum…, Duaci, Baltazar Bellerus, 1606. Cette édition comporte des illustrations
proches mais non identiques et plus grossières que les précédentes. Gaspar loArte est aussi
l’auteur des Exercices de la vie chrestienne…, Rouen, Jean Osmont, 1611 (2e éd., autre éd.
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française en 1585 à Paris, T. Brumen). Cet ouvrage, dont l’édition italienne date de 1575
(Venise), porte également sur l’oraison et comporte une série de (courtes) méditations sur la
Passion ou sur le chapelet (sur les Mystères de la Vierge) illustrées de petites vignettes. Voir
encore ses Instrutione […] per meditae i misterii del Rosario, Roma, 1573, également illustrées
de vignettes et traduites en français par le Père Coyssard en 1608. Sur l’auteur voir la notice
qui lui est consacrée dans C. SOMMERVOGEL, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus…, t. IV,
Bruxelles-Paris, 1893.
18. G. lOARTE, op. cit., fol. 5r-v.
19. Intégrant examen de conscience, demande de pardon à Notre Seigneur, Confession générale
« Confiteor Deo… », l’Hymne du Saint Esprit « Venu creator spiritus », avec un Pater et un Ave
Maria.
20. Mais ignore en revanche le dernier point (Judas) qui ne donne lieu à aucun développement
dans le colloque.
21. G. lOARTE, op. cit., fol. 40r-41r-v.
22. Voir aussi Jean BOURGEOIS, Mystères de la Vie, Passion, et Mort de Jésus Christ ; Reduicts en
devotes Meditations et Aspirations […] enrichies de figures par Boetius a Bolswert, Anvers,
H. Aertssens, 1622, p. 42 et suiv., qui parle des « diverses façons et voyes pour mediter ».
23. G. lOARTE, op. cit., fol. 7r. Cette ultime modalité est théoriquement moins une « manière » en
soi que le préalable de toute méditation. De fait, dans les exemples de méditations proposés, le
rappel de l’histoire est le premier des différents « articles » par lequel commence l’exercice et
que suivent ensuite considérations particulières et « affections » diverses.
24. Décrite comme « la fin principale de la meditation de ce mystere, & des autres » (ibid., fol. 28r).
25. Ibid., fol. 5r-6v.
26. « Et encores afin qu’avec plus de facilité vous puissiez proceder en vostre meditation, vous y
trouverez des poincts & articles couchez, desquels vous pourrez discourir. Outre plus certains
coloques, où bien oraisons, vous y sont proposees à la fin de chacune meditation. Lesquels si
quelques fois vous trouvez en vos meditations estre maigres, & de peu de gouste, ou bien si
de vous mesmes vous ne sçavez faire tels ou semblables colloques, si est-ce neantmoins qu’ils
vous enseigneront la maniere d’en faire, pource qu’en iceux vous est demonstré comme vous
devez remercier vostre redempteur, de ce que vous aures medité, qu’il a souffert pour vous :
& semblablement ce que luy devez demander, conformément au poinct ou article duquel vous
aures medité. Ce que, quand avec la grace de nostre Seigneur, vous ferez avec la plus grande
devotion que pourres… », ibid., fol. 6r-v.
27. Voir, outre les travaux de P.-A. Fabre, l’édition récente (2004) de ce texte par Walter. S. MELION.
28. Outre la littérature emblématique du XVIe siècle, on sait que l’ouvrage de Nadal, réalisé, selon
l’épître dédicatoire de l’ouvrage, « à la demande » d’Ignace de Loyola afin d’aider la méditation des novices de la Compagnie, s’inspire du projet (1560), avorté, des Méditations de
François BORGIA (qui ne paraîtront, sans les illustrations prévues, qu’en 1675), ainsi que du
genre des Figures de la Bible et notamment des Humanae Salutatis Momumenta de Benito
ARIAS MONTANO (Anvers, 1571) et des Imagines et Figurae Bibliorum de Hendrick Jansen vAN
BARREFELT (Anvers, 1581). On retrouve le modèle de Nadal dans les œuvres de Bartolomeo
rICCI, Vita D. N. Jesus Christi (Rome, 1607), Jean DAVID, Veridicus christianus (Anvers, 1601
et 1606) ou les Duodecim specula (Anvers, 1600), Joannes BOURGHESIUS (J. BOURGEOIS), Vitae
Passionis et Mortis Domini nostri Mysteri (Anvers, 1622), Antoine SUCQUET, Chemin de la vie
éternelle (Anvers, 1620 pour l’édition latine) et les éditions illustrées des Exercices Spirituels
d’Ignace de Loyola au XVIIe siècle. Cette littérature a été étudiée par Manuel Insolera et Lydia
SALVIUCCI iNSOLERA, La spiritualité en images aux Pays-Bas méridionaux dans les livres imprimés des XVIe et XVIIe siècles…, Leuven, Peeters, 1996 et en dernier lieu dans la somme de
R. DEKONINCK, op. cit.
29. Antoine SUCQUET, Via vitae aeternae, iconibus illustrata per Boetium a Bolswert, Antwerpiae,
M. Nutii, 1620, traduit sous le titre de Le chemin de la vie éternelle […] Déclaré par Images de
Boëte A. Bolswert, Anvers, H. Aertssens, 1623. L’ouvrage ne propose pas, comme bien souvent,
une méditation sur la Vie et Passion du Christ mais un itinéraire, en trois entrées (qui correspondent aux traditionnelles voies purgative, illuminative et unitive), ponctué d’étapes (foi,
« choix d’estat », pénitence avec contrition, confession, etc., évitement des vices et pratique des
vertus, etc.) conduisant à la Contemplation et, en dernier lieu, à la Vie éternelle. Chaque image
est suivie d’une « Declaration » qui se réfère directement à la gravure, puis de plusieurs chapitres très élaborés divisés en « consideration », « oraison preparatoire », « deliberation » sous
forme de dialogue, « meditations » avec « compositions du lieu » qui peuvent être indépendan111
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tes de la scène gravée, nouvelle oraison, pratique, règle, etc. Sur cet ouvrage, nous renvoyons
aux travaux d’Andrea Catellani (Bologne) qui a consacré une thèse à ce traité.
30. J. BOURGEOIS, op. cit., 1622. L’ouvrage, qui revendique les modèles de Louis de Blois (le
« grand Blosius ») et de Loyola, est précédé de « Préludes de la Meditation » définissant l’oraison et ses méthodes, et est suivi de 76 méditations illustrées d’épisodes de l’Annonciation
jusqu’à l’Assomption de la Vierge. Chaque méditation, qui se développe sur quatre pages, est
composée d’une méditation, divisée en trois « points », et d’une « Aspiration » (qui correspond
au « colloque »).
31. Josse ANDRIES, La Perpetuelle croix ou Passion de N. Seigneur Jesus-Christ. Depuis son Incarnation jusques a la fin de sa vie. Traduit du Latin du Pere Ludoque Andrie, Paris, Florentin
Lambert, 1659. L’édition originale était illustrée de figures gravées par Christoffel Jegher
d’après des dessins d’Antoine Sallaert.
32. Jean BALLESDENS, Le Miroir du pécheur pénitent, ou Explications du cinquantiesme Pseaume
de David, accompagnée de Méditations et de Figures, tirées de la Vie, Mort & Passions de
Jesus Christ nostre Seigneur. Traduction nouvelle, Paris, Jean Brunet, 1641, « L’imprimeur au
Lecteur », n. p. : « Les figures de ce Livre ayant esté apportées du Pays-bas en France », l’imprimeur déclare avoir voulu les « mettre au jour » avec le « discours pour lequel elles avoient
esté conceuës & gravées ». Le texte flamand, apparemment inédit, a été traduit par Ballesdens,
« retranchant une infinité de metaphores, & de façons de parler qui tenoient plus des siecles
passez, que du nostre », complété d’une Préface sur la pénitence et de « quelques pieces, du
mesme sujet, que j’ay tirées des escrits des meilleurs esprits du temps ». L’ouvrage est composé
d’une vingtaine de méditations, illustrées d’autant de gravures, sur les versets du 50e Psaume
de David : chaque gravure, où la figure de David pénitent est insérée au sein d’une scène de la
Vie et Passion du Christ, est suivie d’un texte de cinq pages en forme de discours du pénitent
au Seigneur amplifiant le verset médité et mis en rapport avec la scène gravée.
33. Ouvrage dont les gravures seront encore reprises pour Les Peintures Sacrées d’A. Girard en 1663.
34. Voir sur ce dernier texte Frank lESTRINGANT, « La promenade au jardin ou la peinture
spirituelle du père Richeome », dans J.-P. Guillerm (dir.), Récits et Tableaux, Lille, Presses
Universitaire de Lille, 1994, p. 81-102 et Pierre-Antoine FABRE, « Lieu de mémoire et paysage
spirituel », dans Le jardin, art et lieu de mémoire, Besançon, éd. de l’imprimeur, 1995, p. 135148. Voir également, sur Richeome, et entre autres références : Françoise SIGURET, « La triple
peinture des Tableaux sacrés du Père Richeome », dans Inventaire, lecture, invention. Mélanges
de critique et d’histoire littéraires offerts à Bernard Beugnot, éd. de J. Martel et R. Melançon,
Montréal, Université de Montréal, 1999, p. 195-208 ; Agnès GUIDERDONI BRUSLÉ, « Les formes
emblématiques de “l’humanisme dévot” : Une lecture du Catéchisme royal (1607) de Louis
Richeome, S. J. », dans An Interregnum of the Sign. The emblematic Age in France. Essays un
Honour of Daniel S. Russel, éd. par D. Graham, Glasgow Emblem Studies, vol. 6, 2001, p. 227251 ; Karl Josef HÖLTGEN, « The illustrations of Louis Richeome’s La Peinture spirituelle (1611)
and Jesuit Iconography », dans Florilegio de Estudios de Emblematica, éd. S. Lopez Poza, Valle
Inclan, 2004, p. 447-458. Du même auteur voir encore son Pèlerin de Lorette (1604) également
illustré de gravures de Léonard Gaultier.
35. iBDvA, (attribué à F.-Q. DE BAZYRE) Le Calvaire sacré. Contenant de tres-devotes Meditations,
sur les Misteres de la passion de nostre Seigneur Jesus-Christ, Avec enrichissement de figures,
Paris, Guillaume de la Noüe, 1601. Le frontispice est signé de C. Mallery, les gravures intérieures ne sont pas signées.
36. Sur cet ouvrage et ses illustrations voir les indications de Paulette CHONÉ, « Le fidèle en son
« cabinet d’oraison » au début du XVIIe siècle », Revue d’histoire des religions, 217-3/2000,
p. 577-592. C’est là l’exemple d’un genre poétique que l’on retrouve ailleurs : voir aussi, également illustré de gravures signées « Spirinx », de Georges DE BRÉBEUF, Entretiens Solitaires
ou Prieres et meditations pieuses en vers françois. Par M. de Brebeuf, Paris, Jean Ribou, 1670
(nouvelle éd.). Les premières gravures, en liaison thématique avec le cheminement progressif
des quatre parties de l’ouvrage, représentent un solitaire (un moine) plume en main, puis
priant, puis touché par la lumière divine, saint Jean-Baptiste prêchant et enfin une scène de
l’Enfer.
37. Éditions citées : Alphonse DE rAMBERVILLERS, Les devots elancemens du Poete Chrestien
Presentés a tres-chrestien, tres-auguste, & tres-victorieux Monarque, Henri IIII…, Toul, François
du Bois, 1602 (voir également, pour une comparaison qui serait nécessaire, le manuscrit rédigé
et enluminé par l’auteur, BNF, Dep. des manuscrits, Fr 25 423) ; Pierre COTON, Intérieure
occupation d’une ame devote. Par le R. P. Pierre Cotton, Predicateur ordinaire du Roy, de la
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Compagnie de Jesus […] Presentee à la Reyne, Paris, Claude Chappelet, 1609 ; Pierre COTON,
Meditations sur la Vie de Nostre Sauveur Jesus-Christ. Dressees par le commandement de la
Royne. Par Pierre Coton de la Compagnie de Jesus. Confesseur du Roy, & Predicateur ordinaire
de leurs Majestez, Paris, Eustache Foucault, 1614 ; Étienne Binet, Meditations affectueuses sur
la vie de la tres sainte Vierge Mere de Dieu, Anvers, Martin Nutius, « aux despens de Theodore
Galle », 1632 ; R. P. A. BonneFonS, Les Trois voyages de l’ame dévote. A la Creche de Jesus
Incarné. A la Croix de Jesus Crucifié. A l’Autel de Jesus Immolé, s. l. n. d (Paris, approbation
des Docteurs de 1635 et autres approbations de 1668 : 1re impression par Pierre des Bréche à
Paris et réimpression à Lyon par Gabriel Blanc).
38. Nous citons la 4e éd. : Antoine GODEAU, Les Tableaux de la Penitence, Paris, Augustin Courbet,
1673. Dans la Préface de la 2e éd. (Augustin Courbé, Paris, 1656), l’évêque rapporte qu’« il ne
faut pas s’étonner si les graveurs ont oublié beaucoup de choses […] n’ayant pu, ou n’ayant pas
creu devoir mettre dans leurs planches toutes les particularitez » : c’est là sans doute l’indice
de ce changement qui affecte l’image gravée, « simplifiée » et unifiée, par rapport aux compositions foisonnantes du début du siècle. Les gravures sont dues à l’association de François
Chauveau, René Lochon, Gabriel Le Brun, J. Boulanger, J. Grignon, Fournier.
39. Jean DINTRAS, Le Pressoir mystique, Paris, R. Fouët, 1609. Nous ne reviendrons pas ici sur les
méthodes illustrées « d’oraison cordiale », étudiées par Anne Sauvy, et sur lesquelles nous revenons dans notre chapitre 5, qui se développent dans la seconde moitié du siècle. Voir l’ouvrage
exemplaire de Maurice lE GALL DE qUERDU, L’Oratoire du cœur, ou methode tres-facile pour
faire oraison avec Jesus-Christ, dans le fond du Cœur…, Paris, Jacques de Laize de Bresche,
1682, qui propose de se représenter intérieurement, dans son propre cœur, les mystères de la
Passion (réduits à la seule personne du Christ et à quelques objets emblématiques) et, de façon
allégorique, le propre cheminement intérieur du dévot vers la Trinité (bas de l’image), grâce à
l’ouverture de son œil intérieur et au soutien du saint-Esprit (sommet de l’image).
40. Adrien GAMBART, La vie symbolique du Bienheureux François de Sales […] Comprise sous le
voile de 52. Emblesmes, avec autant de Meditations, ou Reflexions pieuses…, Paris, « Aux frais
de l’Auteur pour l’usage des Religieuses de la Visitation… », 1664. Les 52 emblèmes correspondent au nombre de semaines de l’année, guidant en continu la vie spirituelle du fidèle,
les méditations qui suivent, indépendantes des gravures, reprennent l’habituelle structure en
considérations, affections et résolutions.
41. Augustin CHESNAU, Orpheus Eucharisticus. Sive deus absconditus…, Paris, Florentin Lambert,
1657 : chaque gravure est suivie d’un poème, des « fons emblematis » (références patristiques,
etc.), et de l’« interpretatio ».
42. François BERTHOD, Emblesmes sacrez tirez de l’Ecriture Sainte, et des Pères. Inventez et
expliquez en Vers François, avec un briève Meditation…, Paris, E. Loyson, 1665 (Nous avons
consulté l’édition de 1699). Le texte est là divisé en points, résolutions, exemples.
43. G. lOARTE, op. cit., fol. 6r.
44. J. BOURGEOIS, op. cit., p. 22 (Preludes de la Meditation). La gravure vaut ici bien comme
substitut ou point de départ à la composition du lieu : voir par exemple A. SUCQUET (op. cit.,
p. 245, 249, 265, 497, etc.) qui dans plusieurs méditations indique dans le premier prélude « la
composition du lieu se fera suivant l’ordonnance de l’image » gravée.
45. G. lOARTE, op. cit., fol. 6r.
46. Argument omniprésent que l’on trouve chez Richeome, Girard, etc., ou, ici, A. GAMBArt, op.
cit., Epistre, aiij.
47. Tout comme l’image verbale, l’image visuelle partage une même fonction attractive. Les images
verbales en tant qu’hypotyposes ou descriptions (« vive peinture des choses »), sont au côté
des diverses figures en usage lors de l’élocution (exclamations, appellations, diminutions ou
amplifications, répétitions, antithèses, métaphores, comparaisons, etc.), l’une des causes de
la délectation, « une des manières d’animer un discours ». Sur ce type d’argument, commun,
voir par exemple A. GODEAU, op. cit., « L’imprimeur au Lecteur », a ij : « Je luy ay oüy dire :
Que pour porter les ames à la pieté, il estot bon d’accompagner quelques fois la Doctrine des
descriptions agreables, & de méler ainsi le plaisir à l’utilité, & que c’étoit ce qui l’avoit obligé à
se servir de l’invention que tu verras par tous dans ce livre… ». Dans la Préface de l’édition de
1662, Godeau revendiquait lui-même cette « voie plus agreable » et le modèle que constituait
pour lui les Tableaux de Philostrate et ceux de Richeome.
48. Nous avons tenté de clarifier ces catégories dans Frédéric COUSINIÉ, Le peintre chrétien.
Théories de la peinture religieuse dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmatan, 2000,
chap. 2 : Vers une sémiotique.
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49. Louis rICHEOME, Tableaux sacrez des figures mystiques du très auguste sacrifice et sacrement
de l’Eucharistie…, Paris, L. Sonnius, 1601, A la Royne, n. p.
50. Ibid., n. p.
51. Ibid.
52. C’est l’étonnante gravure de la scène de la Nativité de A. SUCQUET, op. cit., p. 496, où l’exercitant,
inclus visuellement dans la gravure sous l’apparence d’un jeune homme de dos, « peint » dans un
cœur qui lui sert de tableau, et qui est son propre cœur extériorisé, les différentes circonstances
de la scène qu’il a devant les yeux. Voir également p. 576 où la même comparaison est visualisée
par deux peintres imitant leur saints patrons, ou encore p. 204 (le Christ portant sa croix).
53. L. rICHEOME, op. cit., Avant-Propos, p. 6.
54. Ibid., p. 5-6.
55. Voir le rôle de l’image comme « scansion » du texte analysé par Jean-Marc CHATELAIN et
Laurent PINON, « Genres et fonctions de l’illustration au XVIe siècle », dans le remarquable
Henri-Jean MARTIN, La Naissance du Livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre
français (XIVe-XVIIe siècles), Paris, éd. du Cercle de la Librairie, 2000, p. 244.
56. P. COTON, op. cit., 1609, fol. 105r.
57. Voir par exemple les scrupules, levés, de Gaston de Renty à l’égard de sa dévotion excessive à
la Nativité, cité par Jacques nOÜET, L’Homme d’Oraison. Sa conduite dans les voyes de Dieu.
Contenant toute l’œconomie de la Meditation, de l’Oraison affective, & de la Contemplation…,
Paris, François Muguet, 1674, p. 295 et suiv.
58. Signalons ici le cas particulier de Richeome dont le traité comprend une image par méditation,
comme pour le premier modèle, mais dont la dernière image est dotée d’une valeur cumulative, contenant « en soy l’excellence de tous les treize [tableaux précédents] ensemble » et fonctionnant comme « sommaire de l’œuvre entière » (L. rICHEOME, op. cit., A la Royne, n. p.).
59. Voir aussi, chez J. BOURGEOIS, op. cit., p. 71 et 75, avec la scène de la Nativité et celle de
l’Adoration des bergers où le même cadre est repris exactement dans les deux gravures, seuls
les personnages en adoration changeant d’une image à l’autre.
60. F.-Q. DE BAZYRE, op. cit., 4e figure, p. 31r-v. Voir aussi certaines scènes des Mystères de
J. Bourgeois dont celle de la tentation au désert (op. cit., p. 109) où cinq scènes sont associées.
61. E. BINET, op. cit., p. 81 : « La S. Mere voit venir son Filz chargé de sa Croix. »
62. Ibid., p. 93 : « La S. Mere regrette dans sa chambre la mort de son Filz. »
63. On pense ici en particulier à l’ouvrage d’Antoine Sucquet où, malgré des solutions efficaces
(paysage commun, règles perspectives, éléments d’articulations par l’architecture, la gestuelle,
etc.), domine la juxtaposition.
64. J. BOURGEOIS, op. cit., p. 121, 149, 171, 175, 183, etc.
65. J. ANDRIES, op. cit., scène XVII et XXXVIII.
66. P. COTON, op. cit., 1609, fol. 28-31 : « A l’ame de nostre Seigneur Jesus-Christ. »
67. A. DE rAMBERVILLERS, op. cit., p. 76, 78-79.
68. Ibid., vers 22.
69. Ibid., p. 93 et suiv.
70. A. BONNEFONS, op. cit., XXIIe, XVe, XXVIIIe, XXXIe journées, etc.
71. Inversement, on sait que les méditations de Nadal n’entretiennent plus de relations directes
(explicites en tout cas) avec les gravures.
72. J. ANDRIES, op. cit., p. 12 et p. 13-14 pour la seconde méthode.
73. L’organisation effective des traités, par exemple ceux de J. Andries ou F.-Q. Bazyre, montre
en effet une relative mobilité et de fréquentes associations des étapes de la méditation comme
des séquences narratives, descriptives, explicatives, dialogales, expressives, etc. qui tendront,
par exemple avec A. Godeau, à une intégration en une unité plus « littéraire » presque indifférenciée. Malgré l’apparente décomposition de la lecture en une série d’opérations successives,
cette grille de lecture n’est pas simplement une superposition de différentes approches de
l’image et de la scène représentée mais une articulation intime de ces approches : il y a bien
une relation étroite entre l’action (l’histoire rapportée, les événements, les personnages), les
affects, le sens, l’application personnelle, la demande faite à la divinité : l’action rapportée n’a
d’intérêt que pour les affects et le sens qu’elle implique et que pour le profit, l’efficacité dévotionnelle, que peut en retirer le fidèle.
74. Et souvent elle-même intégrée dans l’image ou le texte.
75. P.-A. FABRE, op. cit. (1993), p. 47, parle de « dissection », qui est celle, dans le traité de Nadal,
de l’image par la légende, et analyse avec précision les opérations où l’image est encadrée,
décadrée, recadrée.
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76. Chez Rambervillers par exemple, le texte évoque non la scène qui paraît centrale dans la
gravure mais, et c’est une « entrée » inédite dans l’image, un élément qui paraît secondaire
dans le paysage, qui ne nous renvoie que par la suite, via une série de métaphores, de comparaisons et de considérations diverses, à la scène du premier plan : c’est le cas notamment du
texte de « L’Acheminement du Penitent à la Sainte Eucharistie » (p. 71 et suiv.) où le texte qui
commence non par la scène principale mais par l’évocation d’un élément qui paraît secondaire,
« la brebis egarée » qui se rend au « Parc accoustumé », ou les chiens « courant toute la journée
le Cerf qui aspire à boire à « l’argentin ruisseau », qui nous renvoie par comparaison avec la
situation du premier plan avec la figure du pénitent et du prêtre offrant l’hostie à laquelle est
censée s’identifier le lecteur.
77. F.-Q. BAZYRE, op. cit., 3e Méditation (Jésus livré) pour la focalisation sur la bourse, et 10e Méditation où la gravure met en évidence la lance, les clous, la corde sur les pieds.
78. F.-Q. BAZYRE, op. cit., 1re Méditation sur la Circoncision, fol. 10.
79. L. rICHEOME, Tableaux…, op. cit., p. 6 (Avant-Propos).
80. J. BOURGEOIS, op. cit., p. 24.
81. L. rICHEOME, Tableaux…, op. cit., p. 12 (Avant-Propos). Du point de vue rhétorique, cette
étape relèverait des devoirs du rhéteur qui doit « informer » son auditeur, notamment par le
recours au raisonnement et à l’entendement en prenant appui sur les éléments factuels dont
il dispose.
82. Dès l’image, sur ses marges, sont introduits des éléments non référentiels ou narratifs mais
d’emblée symboliques (les fleurs) qui sont généralement développés par le texte. Si la scène
centrale renvoie avant tout à l’histoire qui est le point de départ de la méditation (par exemple
la Visitation), les éléments situés dans le cadre renvoient immédiatement, sans la médiation du
texte, à un niveau interprétatif élevé.
83. L. rICHEOME, op. cit., Tableaux 2 : Abel, p. 149 ; 4 : Abraham, p. 109 ; 5 : L’Agneau pascal, p. 127.
84. A. BONNEFONS, op. cit., p. 149.
85. Traduites en français par le même A. Bonnefons qui y a sans doute trouvé sa propre inspiration. Dans cet ouvrage, chaque scène est suivie de quelques lignes de texte rassemblées sur
une page : les références textuelles de la « figure » de l’Ancien Testament et de « l’Original »
des Évangiles, puis deux ou trois brèves « considérations », et une « oraison » d’une ou deux
phrases.
86. P. COTON, op. cit., 1614, p. 1 et suiv. : Profit VI, VII, VIII.
87. Ibid., p. 154 et suiv. : Profits I, II, V, VI, etc.
88. Ce sont par exemple les catégories énumérées par Jean WAPY, Stile de l’orateur ou se voyent
les Marques par lesquelles les Anciens & les Modernes se sont rendus Eloquens…, Paris, Martin
Collet, 1647 (3e éd.), p. 489-491.
89. On connaît notamment de lui le célèbre et souvent réédité Essay des merveilles de nature et
des plus nobles artifices, pièce très nécessaire à tous ceux qui sont profession d’éloquence…,
Rouen, Jean Osmont, 1632 (9e éd.) donnant à la fois les matières et les procédés utiles aux prédicateurs. Le même type de techniques se retrouve dans toute l’abondante théorie rhétorique
du XVIIe siècle et notamment, adapté à la prédication, dans le traité de Oudart rICHESOURCE
(Jean DE LA SOURDIÈRE), L’Eloquence de la chaire ou la Rhetorique des Predicateurs…, Paris,
Chez l’Autheur, 1665 (1re éd. 1662). Voir encore, entre autres exemples, Charles vIALART
(R. P. Charles de S. Paul), Tableau de l’éloquence Françoise…, Paris, 1632 ; J. WAPY, op. cit. ;
Jean SALABERT, Les Fleurs de la Rhetorique françoise. Avec une conduite pour ceux qui se
veulent former à l’Eloquence, Paris, Claude Collet, 1639 ; François DE lA MOTHE lE vAYER,
Considerations sur l’éloquence de ce tems, Paris, Augustin Courbé, 1647 ; René BARY, La
Rhétorique françoise, ou l’on trouve de nouveaux exemples sur les Passions & sur les Figures…,
Paris, Pierre Le Petit, 1659, etc.
90. E. BINET, op. cit., p. 41.
91. Ibid., p. 88 et suiv.
92. Ibid., p. 84.
93. Sur la nécessaire « dramatisation » liée à l’expérience d’ordre mystique voir Georges BATAILLE,
L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, 1953, Première partie, III, « Principe d’une
méthode et d’une communauté ».
94. E. BINET, op. cit., p. 85-86.
95. H. BRÉMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de
religion jusqu’à nos jours, Paris, Bloud et Gay, 1916-1933, t. I : « L’humanisme dévot (15801660), p. 34.
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96. C’est l’opposition faite en psychologie (D. A. Ochanine) entre images « cognitives » (« reflet
intégral des objets dans toutes leurs diversité de leurs propriétés accessibles ») et images
« opératives », « orientées vers l’action pour laquelle elles sont constituées » et à ce titre profondément réélaborées et caractérisées par leur dynamisme, flexibilité, laconisme et déformation
fonctionnelle : voir Xavier LAMEYRE, L’imagerie mentale, Paris, PUF, 1993, p. 112-113, Michel
DENIS, Les images mentales, Paris, PUF, 1979, chap. IX et X, et la synthèse de Jacqueline
BIDEAUD et Yanick COURTOIS, Image mentale et développement. De la théorie piagétienne aux
neurosciences cognitives, Paris, PUF, 1998.
97. Voir les observations de Jean WIRTH, L’image à l’époque romane, Paris, Cerf, 1999, chap. III.
« Le travail iconographique », et en particulier p. 72-95 et le privilège de « la représentation de
relations abstraites au dépens de la réalité perceptive » (p. 86) avec notamment la place importante des « structures diagrammatiques » dans les compositions médiévales.
98. Ce sont les conclusions auxquelles arrivent également les spécialistes de l’illustration emblématique : l’emblème étant réduit à une fonction plus élémentaire d’illustration (de nature plus
didactique et allégorique que spirituelle et symbolique) vis-à-vis d’un texte devenu déterminant :
voir C. BALAVOINE, « Le statut de l’image dans les livres emblématiques en France de 1580
à 1630 », dans L’Automne de la Renaissance, 1580-1630, éd. J. Lafond et A. Stegmann, Paris,
Vrin, 1981, p. 165, suivi, de façon plus générale pour l’image spirituelle, par R. DEKONINCK,
op. cit., p. 231, 326-327 et 377.
99. L. rICHEOME, op. cit., voir la dédicace « A la Royne », n. p., et l’Avant-propos, p. 15 et suiv.,
« Fruicts de la contemplation » : « Admiration de la divine sagesse », « Foy confirmée », « esperance
affermie », « amour enflammé », etc. Voir aussi les mêmes idées chez G. lOARTE, op. cit., fol. 5r-v :
« Des fruicts de ceste Saincte Meditation » : « par le moyen de ceste saincte meditation, nostre ame
s’enflamme en l’amour de Jesus-Christ […] Elle recouvre encore de nouveaux desirs d’amender sa
vie […] elle est incitee à remercier & loüer l’infini bonté & clemence d’iceluy, etc. »
100. Jacques nOÜET, L’Homme d’Oraison. Sa conduite dans les voyes de Dieu. Contenant toute
l’œconomie de la Meditation, de l’Oraison affective, & de la Contemplation…, Paris, François
Muguet, 1674, p. 94-95 (« De la fin de l’oraison mentale ») : le terme de l’oraison est l’union à
la divinité selon Saint Bonaventure que reprend le jésuite Jacques Noüet et « l’expression de
l’image de Dieu » se fait dans les trois puissances de l’âme « & pendant que l’image de Dieu
n’est pas totalement imprimée dans ces puissances, l’ame n’est pas deïforme ».
101. Voir par exemple J. BOURGEOIS, op. cit., p. 38 : « Celuy qui se vante de demeurer en Jesus
Christ, doit cheminer par les sentiers qu’il a tenu. Car ceux qu’il a choisi, il les a predestinez
pour se conformer à l’image de son filz. »
102. A. BONNEFONS, op. cit., p. 123, 139, 145.
103. C’est le sens de l’anagogie selon le Dictionnaire de FURETIÈRE, « Anagogique… » : « mystérieux, qui élève l’esprit aux choses célestes & divines ».
104. Qui s’apparentent aux « aspirations » et « oraisons jaculatoires » qui peuvent ponctuer l’oraison et qui sont, par exemple selon les termes de Molina qui s’inspire de saint Augustin, des
« flèches ardentes que l’on jette au cœur de Dieu », voir Antonio MOLINA, Exercices Spirituels
de l’excellence, profit et necessité de l’Oraison mentale. Reduicts en Art et Meditations…, Paris,
Mathurin Henault, 1631, p. 152. De telles formules sont évoquées dans certaines gravures par
les phylactères issus des bouches des personnages.
105. J. ANDRIES, op. cit., p. 22-23.
106. G. lOARTE, op. cit., 13e méditation : « De ce que Jesus Christ fut haussé en la croix. »
107. Via dans cet ouvrage la figure du roi-pénitent David présent dans chacune des scènes de la Vie
et Passion du Christ et qui « représente » le lecteur au sein de la scène.
108. R. DEKONINCK, op. cit., p. 314 notre très justement, à propos de Sucquet, que « Les gravures
ne sont plus le point de départ de l’exercice spirituel, mais le lieu de son développement. Elles
ne marquent plus les étapes du récit médité, elles mettent en image le parcours spirituel luimême, ce qui en fait […] des lieux de mémoire du texte qui les accompagne ».
109. Nous renvoyons aux bien connus « modèles d’identification communicative » mis au jour
par Hans Robert JAUSS, Petite apologie de l’expérience esthétique, traduit de l’allemand par
C. Maillard, Paris, Allia, 2007 (1972), chap. IX et X.
110. Ibid., « De la mort de nostre Seigneur, & du coup de lance qui luy fut donné », Oraison.
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L’image et le rituel
En présentant un dévot en oraison devant un autel
surmonté d’un retable, la gravure de l’ouvrage de
Rambervillers déplace la pratique méditative du traité
personnel de méditation vers l’espace ecclésial, et de la
gravure intime de dévotion vers la peinture monumentale.
Or si l’on associe volontiers crucifix, gravures ou petits
tableaux d’oratoires ou de chapelles aux pratiques méditatives, il est plus malaisé de mettre en rapport ces exercices
avec les grands tableaux de retables – c’était déjà le cas
de la Pentecôte de Le Brun –, qui occupaient chœurs ou
transepts des églises de l’époque moderne. Outre l’absence d’intimité qui est l’une des conditions préalables
de l’oraison (cette chambre fermée et obscure à laquelle
font allusion les méthodes des auteurs spirituels), l’unicité et la spécificité iconographique de l’image du retable
n’en rendaient sans doute pas aisée l’appropriation par la
méditation du fidèle, vite limité dans ses réflexions. Avec
la disparition des polyptyques et avec l’extrême raréfaction
des tableaux à scènes démultipliées 1, s’impose en effet au
XVIIe siècle le tableau à scène centrée essentiellement sur
un mystère unique. Plusieurs retables proposaient cependant soit un ensemble plus complexe et varié d’images
(le retable principal de l’église des Filles de la Visitation
rue Saint-Antoine à Paris où étaient associées plusieurs
scènes de la Vie de la Vierge et du Christ), soit une rotation
partielle des tableaux en fonction du cycle liturgique. Il en
était ainsi, à Paris, aux Mathurins où se succédaient sur
le maître-autel La Pentecôte, L’Assomption, une Trinité et
peut-être une Nativité et une Résurrection de Théodore
Van Thulden ; aux Minimes de la place royale, où plusieurs
tableaux, au XVIIIe siècle, vinrent rejoindre la copie de la
Descente de croix de Daniele da Volterra qui occupait le
maître-autel, ou encore aux Jésuites de l’église Saint-Louis
Ill. 26 – Edme Moreau, Maître-autel de l’église de la maison
professe des jésuites, 1643, Paris, BN, Est.
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Ill. 27 – Simon Vouet, L’Apothéose de saint Louis,
Rouen, musée des beaux-arts.
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Ill. 28 – Simon Vouet, La Présentation au Temple,
Paris, musée du Louvre.
Ill. 29 – Philippe
de Champaigne,
Le Christ
ressuscité en gloire
imploré par la
Vierge et les saints
en faveur des âmes
du Purgatoire,
Toulouse, musée
des Augustins.
Ill. 30 – Claude Vignon, La Résurrection du Christ,
Toulouse, musée des Augustins.
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rue Saint-Antoine. Dans cette dernière église se succédaient plusieurs tableaux importants sur un retable, le plus imposant alors de la capitale (ill. 26), très vraisemblablement
dû à l’architecte jésuite François Derand (1638-1640) : une Présentation au Temple de
Simon Vouet (Louvre) surmontée de L’Apothéose de saint Louis du même artiste (Rouen,
musée des Beaux-arts), la Résurrection du Christ de Claude Vignon (Toulouse, musée des
Augustins), Le Christ ressuscité en gloire imploré par la Vierge et les saints en faveur des
âmes du purgatoire de Champaigne (Toulouse, musée des Augustins) (ill. 27 à 30), l’ensemble étant complété par tout un ensemble de sculptures de saint Ignace, saint François
Xavier, saint Louis, saint Charlemagne et enfin du groupe de la Crucifixion 2.
Un tel objet pouvait-il être livré à la méditation des fidèles ? Rien ne l’assure même si
certains textes déjà cités évoquaient bien l’importance de l’autel comme « lieu » privilégié
d’une pratique méditative, et même si la présence de la Madeleine, au pied de la croix et
au centre du retable, constitue à l’évidence une incitation claire à une pratique dévote
de cet ordre. Aux quatre types de personnes auxquels s’adressait par exemple le jésuite
Nicolas Caussin dans sa Cour Sainte – ecclésiastique, noble, homme d’État, « Dame
Chrétienne » –, pouvaient vraisemblablement correspondre les figures exemplaires des rois
saints (saint Louis, saint Charlemagne), des prêtres (Ignace de Loyola, François Xavier)
et de la Madeleine, représentées sous forme sculptée sur le retable et qui constituaient
ainsi un modèle pour les dévots. En second lieu, faut-il rappeler, les thèmes représentés
par les tableaux correspondent parfaitement à certains des exercices spirituels proposés
par le fondateur de l’ordre. La méditation sur l’Enfer, où sont prêtes à choir les « âmes
du Purgatoire » environnées de flammes du tableau de Champaigne, est l’un des sujets
de la première semaine des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (5e exercice, paragraphes 65-71). Le tableau est une démonstration des mécanismes de l’intercession de la
Vierge, de saint Joseph (en arrière-plan), des fondateurs de l’ordre et du rôle actif des
anges, mais il peut être aussi le point de départ d’une méditation spécifique : par exemple
« regarder par l’imagination les feux immenses des enfers et les âmes prisonnières dans
des sortes de corps enflammés comme dans des prisons » (premier point), ou « écouter
par l’imagination les lamentations, les cris, les vociférations… » (second point), ou encore
« s’entretenant entre-temps avec le Christ », « se remettre en mémoire les âmes de ceux
qui ont été condamnés aux peines de l’enfer ou bien parce qu’ils refusèrent de croire à
la venue du Christ, ou bien parce que, bien qu’y croyant, ils ne rendirent pas leur vie
conforme à ses préceptes », etc. Il en était de même de la Présentation du Christ au Temple,
sujet du tableau de Vouet et banale allusion eucharistique et tropologique mais thème
aussi du second jour de la seconde semaine des Exercices (132, 268). La Résurrection en
présence de la Vierge et des saintes femmes, sujet du tableau de Vignon, est également
un thème important de la 4e semaine (218-229 et 299-300).
Enfin, au-delà des seuls tableaux, il va de soi que la structure même du retable engage
la « mise en ordre » rigoureuse dans une série de « lieux » (niches, cadres, piédestaux, etc.),
articulés entre eux selon des principes précis (juxtapositions, associations chronologiques,
narratives, causales, thématiques), et grâce à des moyens plastiques déterminés (fonctions
du cadre, de la lumière et des nuées, des regards et des gestes, etc.), d’un ensemble
complexe d’images et d’objets organisés en réseaux associatifs. Ceux-ci, comme le faisaient
alors les « arts de la mémoire », suscitaient ou autorisaient la production d’un discours,
ici spirituel, que l’on peut rapprocher de celui en usage dans les pratiques méditatives.
Au-delà des principaux « mystères » évoqués par les tableaux ou le groupe sculpté de la
Crucifixion, toute une série d’associations sémantiques pouvaient être réalisées : considération des différents « états » du Christ (enfant, crucifié, ressuscité, présent au Saint
Sacrement), de la Vierge (représentée dans trois scènes différentes), mais aussi des saints
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jésuites (sculptés en position de « témoins » du mystère central, en qualité d’intercesseurs
pour les âmes du Purgatoire), ou des saints monarques (avec les insignes de la royauté
terrestre ou en apothéose). Il en est de même des possibles mises en relations de saint
Jean et de la Vierge non seulement avec le Christ crucifié au-dessus, mais également avec
le saint Louis qu’ils encadrent, ou encore de la forme d’équivalence créée entre le Christ
ressuscité et en ascension de Vignon et l’élévation de saint Louis par Vouet, etc. On peut
ainsi imaginer que ces tableaux ne permettaient pas seulement une mise en relation plus
adéquate entre certains moments clés de l’année liturgique et l’iconographie du retable,
mais qu’ils pouvaient également offrir aux dévots l’occasion d’engager, et de varier, sur
de nouveaux sujets, leur exercices méditatifs.
Quoi qu’il en soit, on constate bien que pour une grande partie des traités d’oraisons
et des recueils de méditations de l’époque moderne, la sphère privée de la méditation ne
s’oppose pas à la sphère publique du rituel eucharistique mais, bien au contraire, est censée
y trouver son ultime accomplissement. C’est le cas des Tableaux sacrez de Richeome,
traité de méditation qui prépare et culmine dans cette expérience sacramentelle, des
Devots elancemens de Rambervillers qui retrace l’itinéraire d’un pécheur du « regret »
de son péché jusqu’à la communion, tandis que des ouvrages comme ceux de Gaspard
Loarte ou d’Amable Bonnefons sont liés à une période de la vie liturgique, le carême,
qui aboutissait, là encore, au partage eucharistique. Ces traités sont ainsi conçus bien
souvent comme des moyens de préparation, individuelle, à cette autre pratique spirituelle,
publique, qu’est la messe. Par-là, il s’agissait de bien inscrire ces exercices dans la vie
collective et rituelle de l’Église et pas seulement, c’est ce que l’on pouvait craindre alors
des égarements mystiques, dans une pratique exclusivement singulière qui serait le face
à face immédiat du fidèle et de Dieu.
Or c’est précisément à ce projet d’une articulation étroite des pratiques individuelles
de l’oraison et de la célébration cultuelle publique – et par là aussi de l’oraison et de la
peinture monumentale –, que répond une série d’ouvrages illustrés qui paraissent en
France dans la seconde moitié du XVIIe siècle puis tout au long des XVIIIe et XIXe siècles,
sous le titre générique de « Tableaux de la croix ». De petits formats, ces livres associaient
gravures et textes d’oraison plus ou moins développés, et servaient aux fidèles à suivre
le déroulement de la célébration eucharistique tout en leur proposant des pratiques
spirituelles en rapport avec la messe. L’intérêt de ces ouvrages est qu’ils présentent
justement l’espace ecclésial, et en particulier l’autel surmonté d’un retable où, c’est là un
point essentiel, se succèdent plusieurs scènes de la Passion du Christ. Ces scènes, tout
comme, faut-il supposer, celles effectivement présentes sur les retables des églises, sont
explicitement données comme des objets propres à un mode particulier de méditation du
fidèle lors même de la célébration eucharistique, sous une forme délibérément simplifiée
mais qui relève bien de la pratique méditative.
UNE NOUVELLE PRATIQUE SPIRITUELLE
l’inventeur », en France tout au moins 3, de ce type d’ouvrages, F. (François) Mazot, présente en 1651 ce type de publication comme « Un recueil de
Meditations devotes sur les Mystères de la Passion applicquées au Saint Sacrifice de la
Messe, ensemble des Oraisons adressées aux Saints et aux Saintes que l’Église invoque
dans les Litanies 4 ». Ce n’est pas vraiment un « livre illustré », forme qui nous est plus
familière, dans le sens où les gravures, dues en particulier à un certain J. (Jean ?) Collin
(ou Colin), ne sont pas placées en regard d’un texte qui serait privilégié. La formule est
plus subtile, images, inscriptions et textes étant étroitement entrelacés dans un même
espace étendu sur deux pages. Cette disposition apparaît par exemple dans la gravure
n Le premier éditeur voire «
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représentant le début de l’office (ill. 31). L’illustration de la page de gauche est divisée
en deux niveaux. En bas le prêtre se rend à l’autel pour célébrer la messe, accompagné
de deux assistants et d’un ange (on sait que les anges sont censés assister à l’office),
allumant un cierge sur l’autel. Il ne s’agit pas d’une messe solennelle, celle des dimanches et des fêtes religieuses, mais d’une messe basse (ou « privée ») qui se déroule à un
autel secondaire, le prêtre étant face à lui, et donc tournant le dos aux spectateurs, selon
l’usage d’alors. L’autel, sans tabernacle, est fermé de courtines, il comporte un retable
(sans tableau apparent), le crucifix central dont la présence est obligatoire, les chandeliers disposés sur les extrémités de l’autel, et un coussin destiné à recevoir l’Évangile.
Au-dessus du prêtre, dans une nuée, apparaissent le Christ et les apôtres se rendant au
Jardin des Oliviers. Cette image est bordée de deux inscriptions. En haut, Accessus ad
Altare, « titre » générique de la gravure qui renvoie à l’Ordo Missae et plus précisément
au moment où le prêtre, qui vient de sortir de la sacristie, se « présente à l’Autel » avant
de faire le signe de la croix et de prononcer le psaume Introibo ad altare Dei (2e gravure),
puis le Confiteor (3e gravure). En bas, sur une surface « hors image » divisée en deux
parties, sont disposées des descriptions qui se rapportent aux deux niveaux superposés de
l’image : « Le prestre s’approche de l’Autel », et « Jésus-Christ s’en va au Jardin d’Olivet
(sic) ». Cette dernière scène, je l’ai souligné, est une scène exemplaire et inaugurale pour
la pratique méditative du dévot et elle apparaît ici également comme la scène première et
fondatrice de la célébration eucharistique, articulant ainsi étroitement les deux actions.
Sur la page de droite, deux saints (la Vierge et « saint Gabriel »), sont représentés comme
des statues sur des socles sous lesquels se trouvent encore des inscriptions, deux prières
qui leur sont adressées. Ces statues encadrent une « oraison », en latin et en français, qui
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Ill. 31
François Mazot,
Tableau de la
croix representé
dans les
ceremonies de
la Ste. Messe…,
Paris, F. Mazot,
1651, pl. 1 :
« Accessus ad
Altare ».
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ne se rapporte pas aux saints et à la scène qu’ils évoquent (l’Annonciation), mais à la scène
du Jardin des Oliviers représentée sur l’autre page : « Mon Seigneur Jesus-Christ, qui en
l’heure de vostre mort, avés voulu vous abandonner a la crainte et à la tristesse ; je vous
consacre tous les ennuis et desplaisirs de ma vie, unissés les à vos souffrances, affin que
par les merites de vostre sang, elles me soient salutaires et profitables. Amen. »
Ce « texte-image » articule ainsi plusieurs ensembles différents : il renvoie au missel, à
la messe elle-même en tant qu’événement spectaculaire mis en image, et à une scène de la
Passion également représentée. Messe et Passion sont directement associées : le prêtre se
rendant à l’autel rejoue ou « imite » le Christ se rendant au jardin des Oliviers, tout comme
le sacrifice eucharistique réitère celui du Christ sur la croix. Cette œuvre, et je reviendrai
plus loin sur ces questions, a donc un statut très particulier : elle est à la fois un livre qui
synthétise et apporte à son spectateur-lecteur un certain nombre d’informations sur la
messe (sa chronologie, ses acteurs et son rapport à la Passion), elle est surtout une forme
de protocole de lecture, un « mode d’emploi », qui permet au spectateur-lecteur-fidèle de se
situer lors de la messe, de comprendre son déroulement, de s’y associer personnellement
en produisant lui-même un acte bien précis. Cet acte, dans le cas de F. Mazot, consiste
d’une part dans la récitation de la courte prière indiquée en langue vulgaire (qui devient
un « entretien » plus développé dans les ouvrages postérieurs), d’autre part dans celle des
« litanies » proposées en latin qui s’adressent essentiellement aux saints, apparemment
distribués selon l’ordre de la litanie de saints, dans la suite des gravures. Ces dernières,
relativement indépendantes de la messe et liées avant tout au culte des saints, disparaîtront
dans les nouvelles versions des Tableaux de la Croix qui seront par la suite éditées 5.
LES « TABLEAUX DE LA CROIX » : ENTRE MÉDITATIONS ET EXPLICATIONS DE LA MESSE
n L’ouvrage de F. Mazot associe de façon originale deux traditions bien établies. La
première, évoquée dans les chapitres précédents, est celle des méditations sur les mystères de la Passion du Christ, illustrée par toute une série d’ouvrages : des bien connues
Meditationes vitae Christi du pseudo-Bonaventure aux non moins fameux Exercices spirituels d’Ignace de Loyola en passant par les œuvres analogues de Ludolphe le Chartreux,
Vincent Ferrier, Thomas a Kempis, et tous les œuvres qui paraissent aux XVIe et XVIIe siècles.
Nous avons vu que ces textes divisent généralement la vie du Christ en une série de
« mystères » (l’Annonciation, la Nativité, etc.), eux-mêmes découpés en « préludes » et en
« points », enrichis (dilatare) de détails visuels propres à faciliter la méditation, et suscitant
« considérations », « colloques », « entretiens », « demandes » et autres « affections » et
« résolutions ». Les « sujets » proposés dans ces traités sont, pour l’essentiel, identiques
à ceux de la méditation qui se déroule pendant la messe, les gravures qui les illustrent
sont proches des images que nous retrouvons dans les planches gravées des Tableaux
de la croix, et des méditations analogues, réduites ici à une oraison élémentaire, sont
également proposées dans les textes qui les accompagnent.
À la différence cependant des traités d’oraison, la « méditation » proposée dans les
Tableaux de la croix se déroule pendant la cérémonie collective de la messe à laquelle
elle s’articule précisément, mais elle n’est plus un exercice individuel et indépendant
qui se fait normalement dans la solitude de l’oratoire ou durant le temps réservé de la
retraite spirituelle. Ce type de méthode à la fois abrégé et adapté à la célébration eucharistique, est à rapprocher plus précisément d’un ensemble d’ouvrages de prières et de brèves
méditations dont le petit format autorisait la lecture lors même de la messe. Ces livres
correspondent au modèle des « exercices de pieté pendant la messe », tel celui édité par
Antoine Godeau (1646) qui suit le déroulement de l’office et donne à chaque étape une
prière plus ou moins développée, sans commentaire 6. Le fidèle est associé et participe à
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l’office, mais sans que son attention soit directe et continue. Ce sont plutôt deux activités
qui se déroulent parallèlement, qui portent sur des sujets équivalents et visent un même
but, mais qui restent distinctes l’une de l’autre. On trouverait encore de semblables exemples dans les Meditations sur les Epistres qui se lisent en l’Eglise (1652) du minime Simon
Martin, ou bien dans son Exercice de la Sainte Messe (1664) où le fidèle conserve une
grande indépendance par rapport au prêtre auquel il ne s’associe que lors de la lecture de
l’Évangile (« On écoutera avec un grand respect les sacrées paroles du Verbe de Dieu 7 »),
lors de l’Élévation (« alors on redoublera ses ferveurs 8 »), et durant la préparation à la
communion où le fidèle est censé prononcer les mêmes prières que le prêtre 9. À la fin
du siècle, ces ouvrages subsistent encore, témoignant du succès continu de cette forme
de participation relativement indépendante de la messe. Un exemple en serait l’ouvrage
plusieurs fois réédité de Paul Pellison-Fontanier 10 (1696, 1re édition 1677), où les prières
sont relativement indépendantes de celles du prêtre ou, au mieux, les paraphrasent.
La seconde tradition, d’origine carolingienne, est celle des Expositiones Missae expliquant d’abord au clergé puis aux fidèles les rites de la célébration eucharistique 11. Cette
tradition prend une grande importance aux XVIe et XVIIe siècles où paraît toute une série
de textes « explicatifs » des cérémonies de l’Église et plus particulièrement de la messe,
parfois accompagnés de traductions partielles ou complètes du missel nouvellement
réformé et unifié depuis 1570 12. À cette catégorie d’ouvrages appartiennent par exemple
les Explications des Ceremonies et des Offices de l’Eglise (1654) d’Épiphane Frenicle, le
texte du Sieur Du Moulin (1667, 2e édition) demandé par l’Assemblée du Clergé de 1645,
ou celui d’Arnaud Peyronnet (1667) qui concerne les heures canoniales, ou bien encore la
traduction française du traité de Giovanni Bona (1672). Parmi les ouvrages plus spécialement destinés aux fidèles et associant traductions partielles, paraphrases, commentaires où
est donné le « sens » des paroles prononcées et des actes effectués, l’un des plus célèbres
est celui de l’archevêque de Rouen, François de Harlay, édité à plusieurs reprises à partir
de 1640. Mais il faut signaler encore les conseils prodigués aux fidèles par François de
Sales ou les jésuites Alphonse Rodríguez et Jean Suffren, les commentaires que Joseph
de Voisin apporte à sa traduction du Missel (1660), ou les traités sur la messe de Claude
Bazot (1646), d’A. Le Voirier (1648 ?, 1702), de Jean-Jacques Olier également (1656), de
Pierre Floriot (1679), de Nicolas Le Tourneux (1680, 1685) ou encore, plus tardivement, la
somme monumentale qu’est l’Explication des cérémonies de la messe de l’oratorien Pierre
Lebrun (1716-1726). Ces textes constituent une réponse éditoriale aux souhaits du Concile
de Trente qui maintenait le latin comme langue des offices et répugnait à leurs traductions,
mais exigeait des clercs, dans sa 22e session, qu’ils expliquent, et c’était notamment le rôle
du prône, des sermons et de la prédication, « quelque point des choses qui se lisent en la
messe, & nommément quelqu’un des Mysteres qui se passent en cét admirable sacrifice »
(chap. 22 13). Plus largement, ces textes relèvent d’une tendance de la réforme catholique qui
était favorable, malgré d’importantes résistances de Rome et de la hiérarchie catholique du
XVIIe siècle, à un idéal de participation collective et active à la messe. Spectateurs-fidèles et
clergé sont tenus de se rapprocher spirituellement, par la compréhension et la participation
aux célébrations, mais aussi matériellement, grâce à l’adoption progressive d’un modèle de
sanctuaire dépourvu de jubé et ouvert sur un maître-autel monumental, situation qui était
celle des jésuites de Paris. Les deux aspects – architecturaux et anthropologiques – sont à
l’évidence liés. On peut d’ailleurs prétendre, avec l’historien Bernard Chédozeau, que le
latin joue pour le langage le rôle qu’a le jubé dans le domaine spatial. La présence persistante
du jubé dans le lieu du culte, présence dissimulant en grande partie, de façon paradoxale,
les nouveaux autels et leurs retables, vaut comme obstacle, séparation, « seuil » à dépasser
pour atteindre au saint des saints qu’est le sanctuaire 14.
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Les Tableaux de la Croix relèvent de ce type de littérature explicative même si « l’explication » est ici bien limitée puisque réduite essentiellement à l’identification et à la
mise en rapport d’un moment de la messe et d’un épisode de la Passion. Ce mode
d’assistance à l’office n’est alors que l’un des nombreux modes de participation des fidèles que présentent certains des traités 15. Pour le pragmatique jésuite Jean Suffren, ce
ne sont pas moins de sept « manières d’entendre la messe » qui étaient proposées aux
choix et surtout aux diverses capacités des fidèles 16. Pour les « plus rudes incapables de
Meditation », Suffren conseillait de venir avec « l’intention habituelle », de se « mettre
en présence de Dieu », de faire acte de contrition en se frappant la poitrine et de dire le
Confiteor avec le Prêtre. La messe devait ensuite se passer en prières diverses (oraisons
vocales, chapelet, ou litanies des saints ou de la Vierge que nous retrouvons ici), le fidèle
étant seulement tenu de « s’arrester un peu à l’Elevation » du corps et du sang du Christ
pour l’adorer, le remercier ou lui demander pardon. Une seconde méthode résidait dans
l’utilisation du temps de l’office pour se livrer à « quelque meditation ou consideration,
ou autre exercice interieur ». Les autres possibilités étaient de « s’occuper à faire une
courte mais devote reveuë, de toute la vie de Jesus-Christ », de faire réflexion sur tous
les mystères de la Passion et de « rapporter à la memoire d’icelle, les habits sacerdotaux,
& tout ce que le Prestre dit ou fit à la Messe », ou de consacrer chaque jour sa méditation à un seul des mystères de la Passion. Le fidèle pouvait encore se « joindre, ou […]
conformer » à ce que le prêtre dit ou fait, ou bien suivre une dernière méthode, « plus
facile, & […] aisément practiquée de tous », qui est en fait une méthode empruntant aux
diverses pratiques antérieures.
L’usage qui est celui des Tableaux de la croix constitue un compromis entre des modes
d’assistance traditionnels presque totalement indépendants du déroulement effectif de la
messe qu’évoquait essentiellement Suffren, et un modèle participatif, qui s’affirme alors
et qui est l’avant-dernier de Suffren. Le spectateur-fidèle est censé comprendre ce qui se
déroule à l’autel 17, être « attentif à ce qui se fait en ce mystere » et s’attacher à « suivre
tant qu’on peut le Prestre en considerant ce qu’il fait ; & conformant nostre interieur à
ce qui se dit & practique en ce Sacrifice 18 ». Les Tableaux de la croix correspondent plus
précisément à la méthode, conseillée par Suffren, Rodríguez ou François de Sales, qui
est celle de « s’occuper à faire une courte mais devote reveuë, de toute la vie de JesusChrist » (Suffren), la messe étant conçue comme une « ressouvenance » de la Passion du
Christ (memoria passionis) afin d’en tirer « des actes d’amour, & des fermes propos de
servir parfaictement Dieu 19 » (Rodríguez). Dans le cas des Tableaux de la croix, seuls
sont retenus les épisodes de la Passion, conformément à certaines méthodes, comme
celle du jésuite François Coster à la fin du XVIe siècle, qui débutaient également au Jardin
des Oliviers, la prière du Christ étant donnée comme un modèle à la propre entrée en
oraison du fidèle 20. Certaines méthodes ou certaines explications, et par exemple celles
de Jean-Jacques Olier ou de Pierre Floriot, établissaient cependant un rapprochement
avec l’ensemble de la vie du Sauveur dont la messe était comme un « Tableau raccourci »
(Floriot), les scènes de la Passion ne correspondant qu’à la partie principale (le Canon)
de la célébration, sans que ces différents traités s’attardent d’ailleurs sur les détails de ce
parallèle 21. Cette alternative entre « Tableau raccourci » intégral ou partiel de la Vie du
Christ est sans doute perceptible dans les Tableaux de la croix de F. Mazot qui débute au
Jardin des Oliviers mais qui fait aussi allusion, dans la première des illustrations de la
partie droite, à la scène première de l’Annonciation et au mystère de l’Incarnation.
Un tel parallèle, quelle que soit son étendue, était justifié par les propres paroles du
Christ lors de la Cène – « Faites ceci en mémoire de moi » –, qui permettaient de concevoir les rites liturgiques comme autant de signes symboliques exprimant, remémorant
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et commémorant, en son sens historique et mystique, la vie et l’œuvre salvatrice du
Christ : en d’autres termes, le temps présent de la messe est l’occasion de rappeler une
narration antérieure et, plus encore, de la réactualiser. Cette conception de la liturgie,
d’origine orientale, est présente en Occident dès au moins le Liber officialis d’Amalaire
de Metz (Amalarius) au IXe siècle qui applique systématiquement une lecture allégorique
aux particularités liturgiques 22. Elle est reprise au XVIe siècle par le réformateur Flacius
Illyricus (Missa illyrica, 1556), et adoptée implicitement par le Concile de Trente lorsqu’il
rappelle la quasi-identité du sacrifice non sanglant de la messe et du sacrifice sanglant de
la croix, les « signes sensibles » de l’une permettant de se remémorer l’autre et surtout, et
nous retrouvons ici la première tradition, de « s’élever » à « la contemplation des grandes
choses qui sont cachées dans ce sacrifice 23 ».
REPRISES ET DÉVELOPPEMENTS D’UN « GENRE »
n Deux des plus éminents et prolifiques graveurs du XVIIe siècle, Sébastien Le Clerc, dans
ses Tableaux ou sont representees la passion de NS Jesus Christ et les actions du Prestre
a la S. Messe, Avec des prieres correspondantes aux Tableaux, et Pierre Le Pautre, dans
son Explication des ceremonies de la Messe, reprennent et développent la formule de
François Mazot et de son graveur Jean Collin. Le Clerc, proche des jésuites 24, a réalisé
trois versions successives, plusieurs fois rééditées, de ce type d’ouvrages en 1657, 1661
(ill. 32), et 1680 25. Éditées initialement à Metz sous le nom d’un certain « L. Mengin
Prestre », ces « Tableaux » seront copiés à plusieurs reprises en particulier par B. Picart
en 1723 ou par Pierre Landry à la fin du XVIIe siècle (Paris, François Jouanne, s. d.),
graveur et éditeur que nous retrouverons dans le chapitre suivant 26. Les trois versions de
Le Clerc, dont il faudrait étudier de plus près les variations significatives et les différents
états, reprennent les mêmes 35 scènes de la messe associées aux mêmes épisodes de la
Passion du Christ déjà présentés par l’édition de Mazot. Le Pautre, quant à lui, s’inspire
très directement de Le Clerc (ill. 33) mais ajoute une gravure supplémentaire montrant
l’autel sans le prêtre entouré de quelques spectateurs. Cette gravure, la seule qui représente
les fidèles et qui était destinée sans doute aussi à faciliter l’identification des lecteurs,
correspond au temps de la préparation à la messe qui précède l’arrivée du prêtre, temps
durant lequel le fidèle est censé notamment prononcer une prière que donnaient, mais
sans l’illustrer, les premières pages de l’ouvrage de Le Clerc 27.
L’ouvrage de Sébastien Le Clerc a été décrit en 1715 par le biographe de l’artiste,
l’Abbé Pierre Le Lorrain de Vallemont, dans son importante Eloge de Mr Le Clerc :
Il y a dans ce petit Livre un paralléle de châque action du Prêtre, avec chaque
moment de la Passion du Sauveur. Ce paralléle est si juste que l’on voit dans la suite de
la Messe exactement toute la suite de la Passion, avec des rapports si naturels, qu’on ne
sauroit rien voir de mieux digéré, & de mieux entendu. On commence par considérer
Jesus-Christ au Jardin des Oliviers, chargé des péchés du Genre humain, qu’il va expier
par sa mort. En ce premier état du Seigneur Jesus est comparé à la situation du Prêtre
au bas de l’Autel, où il confesse ses péchés, les déteste, & implore la miséricorde de
Dieu. Toute le reste de la Passion, & de la Messe suivent de la même sorte.
J’estime que ce petit ouvrage est excélent, pour fixer l’imagination du fidéle, qui
veut entendre la Messe, selon l’esprit de l’Église. Or cet esprit est de ne point perdre
de vûe la Passion du Sauveur dans la célébration de la divine Eucharistie. […]
En effet, la Sainte Messe est une immolation non sanglante du même Jesus-Christ,
qui s’est offert une fois d’une maniere sanglante sur la Croix. Ainsi la plus importante,
& la plus réguliere dévotion, avec laquelle on puisse assister à la Messe, qui est la
mémoire, & la continuation du Sacrifice de la Croix, c’est de se souvenir, à chaque
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Ill. 32a-b-c-d – Sébastien Leclerc, Tableaux ou sont representees la passion de NS Jesus Christ…, Metz, 1661,
BN, Est. Ed. 59, fig. 1 à 4 (cliché BN, Mf A 340).
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action du Prêtre, du moment de la Passion, qui y a du raport,
& de célébrer la mort du Sauveur. C’est à quoi ce petit Livre
peut excellemment servir. Et d’autant plus que M. le Clerc a
joint à châque Estampe une Priere belle, interressante, & qui
répond parfaitement bien à l’action du Prêtre, au moment de
la Passion, & à l’esprit de l’Église. Je ne connois point l’Auteur
de ces Prieres ; mais je puis assûrer que c’étoit un Théologien,
qui avoit une juste & haute idée du Saint Sacrifice de la Messe
[…] il seroit à souhaiter, que ce petit ouvrage, qui peut être
aisément lû, dans la suite d’un basse Messe, fût plus commun,
& connu des Fidéles 28.
Ces idées étaient déjà présentes dans l’Avertissement de la
publication de Le Clerc, qui indiquait que :
nous ne pouvons mieux nous conformer aux saintes intentions de Jesus-Christ [qui deviennent « l’esprit de l’Église »
pour Vallemont] lorsque nous assistons à la célébration de
cette sainte offrande, que nous appellons la sainte Messe,
qu’en nous entretenant pendant icelle de sa mort & de sa
passion, & faisant une memoire particuliere de ce qu’il a
enduré pour notre salut.
La fonction « explicative » reste ici minorée – les gravures
permettant juste au fidèle de se situer par rapport au déroulement liturgique –, au profit de la fonction « spirituelle » qui
est dédoublée. Il s’agit, d’une part, et à l’occasion de chacune des principales actions
représentées du prêtre, de « se souvenir », de faire « une memoire particuliere », de « fixer
l’imagination du fidèle » – et c’est la fonction des scènes gravées de la Passion. D’autre
part, il s’agit de « s’entretenir », – et c’est la fonction de la « Prière » ou de l’oraison jointe
à la gravure, fonction que précise l’Avertissement :
& l’on y a joint des afections devotes conformes aux choses qui y sont representées : afin que les fidéles assistans à ce saint mystere comme au memorial parfait
des soûfrances de leur Sauveur, n’en renouvellent pas seulement le souvenir en leur
esprit, mais qu’ils forment ainsi dans leurs cœurs des sentimens de pieté conformes
à la sainteté de ce sacrifice 29.
Si l’on examine plus en détail les gravures, on constate que le déroulement chronologique est scrupuleusement respecté dans les ouvrages de Le Clerc comme de Le Pautre
et identique à celui de F. Mazot. Comme dans ce dernier ouvrage encore, une certaine
cohésion spatiale et par là narrative est assurée par la relative identité générique des objets,
des personnages, mais aussi des modes de compositions. En revanche, la stricte unité de
lieu est contredite par l’extrême variété des autels dont changent les retables et l’environnement architectural, mais aussi par le changement de la personne même du prêtre vêtu
d’ornements différents : ces variations obligent ainsi à une sorte de « réactualisation »
continue de la célébration eucharistique en chacun de ses moments clés. C’est sans doute
là, avec la diversité des angles de « prise de vue », un souci d’enrichissement « artistique »
(la varietas des rhéteurs) garant d’une sollicitation continue de l’intérêt du spectateur, mais
peut-être aussi une invitation pour le lecteur à suivre, par la multiplication des indications
spatio-temporelles, chaque épisode de la messe en autant d’églises qu’il y a de scènes
représentées. L’exercice de la messe serait présenté à la fois dans sa singularité et, comme
y insistent certaines Explications, dans l’universalité et l’unité de sa célébration 30.
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Ill. 33
Pierre Le Pautre,
Tableaux de la
croix, Paris, BN,
Est., Ed. 43 in
fol. (cliché BN,
E 010246).
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Les textes descriptifs de l’action du prêtre et de la scène de la Passion en rapport sont
mieux distingués que dans la version de F. Mazot, en étant disposés au bas et au sommet
de la gravure, et à plus grande proximité de l’image à laquelle ils se réfèrent : ce sont ces
textes qui font passer ces représentations du statut de peintures « muettes » à celui de
« tableaux parlants », titre de l’édition de 1657 qui sera modifié par la suite 31. Surtout,
c’est le tableau même du retable, généralement vide ou indistinct dans les gravures
précédentes, qui est utilisé pour placer la scène de la Passion. Dans ce qui relève d’un
effet d’emboîtement ou d’enchâssement d’un récit dans un autre et d’une forme de mise
en abîme, l’effet d’intégration, voire de confusion entre les deux registres, est poussé à
son comble. L’espace central du retable, déjà occupé dans la réalité par une image ou
parfois par plusieurs comme dans le cas des jésuites de Saint-Louis, est le lieu où le fidèle
est invité lors de la messe à imaginer les épisodes successifs de la Passion du Christ, mis
en parallèle avec le déroulement des différentes étapes du sacrifice eucharistique.
On peut également relever une variation délibérée des points de vues, latéraux ou
centrés, et c’est une innovation de Le Clerc par rapport à F. Mazot, ou bien encore proches
ou lointains dans deux cas là aussi inédits par rapport à Mazot. Ces points de vues correspondent à la position, déjà rencontrée dans les recueils illustrés de méditation, que l’on
pourrait qualifier d’homodiégétique du narrateur (le graveur), qui paraît être l’un des
protagonistes, une sorte de spectateur interne de la narration, et ce sont ces points de
vue qu’est censé adopter et occuper à son tour le lecteur-spectateur. Le Pautre, avec la
première de ces gravures, distinguait cependant un point de vue en premier lieu extérieur
du graveur (hétérodiégétique) qui se tenait à distance et intégrait dans sa perception la
représentation des fidèles, puis dans un second temps ce point de vue qui devenait homodiégétique où la perspective adoptée, proche et centrée sur le prêtre, paraissait devenir
celle des fidèles comme dans les versions de Le Clerc ou de Mazot.
Dans la seconde des versions de Le Clerc domine une très grande majorité de points
de vue décentrés (26 gravures contre neuf points de vue centrés), qui permettent de
bien distinguer les gestes du prêtre et les objets présents sur l’autel, ainsi qu’une parfaite
égalité entre les points de vue droits ou gauches (treize gravures pour chacune des deux
situations). L’adaptation des angles et des distances (une forme de « focalisation interne
variable »), est destinée à faciliter la perception des différents actes du prêtre à l’autel par
le fidèle, tout en créant une série de rythmes alternés qui animent là encore la continuité
narrative.
Surtout, l’alternance ou la continuité des points de vue retenus créent une série de
mini séquences individualisant et mettant en évidence tel ou tel cycle jugé cohérent ou
tel ou tel moment jugé important. Au sein des trois grandes sections alors généralement
distinguées dans la messe (Préparation, Oblation, Communion 32), l’organisation générale
des tableaux de la croix tend à privilégier la première partie à laquelle sont consacrées
17 gravures (de l’entrée du prêtre à la Préface), tandis que huit gravures concernent la
partie centrale (du Canon au Pater après la consécration), et dix gravures portent sur la
dernière partie de la messe jusqu’au renvoi des fidèles. À l’intérieur de cette structure
générale, certaines séquences particulières sont mises en relief. L’une des séquences
privilégiée est celle qui correspond, après le baiser de l’autel et à partir du déplacement
vers le côté de l’Épître (1re gravure), aux cinq points de vue centrés qui intègrent, comme
en une seule séquence aboutissant à l’Épître, l’Introït (et le Psaume au propre du jour)
auquel est consacrée la seconde gravure, le Kyrie (3e gravure), la prière qu’adresse le
prêtre au fidèle (Dominis vobis-cum) à laquelle doivent répondre les fidèles (4e gravure),
la collecte (mais qui n’est pas illustrée), et enfin la lecture de l’Épître (5e gravure). Cette
intégration ne recoupe en revanche qu’imparfaitement une séquence équivalente de la
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Passion du Christ puisque si le début de la séquence correspond à l’arrestation du Christ
et à sa présentation successive à « Hanne » (le « beau père de Caïphe »), Caïphe (le grand
prêtre), et Pilate (préfet romain de Judée), elle n’intègre pas les présentations devant
Hérode (tétrarque de Galilée) et le retour vers Pilate qui sont rejetés dans les deux images
suivantes. L’élévation de l’hostie et du calice, moment culminant de l’office lorsque, après
la consécration, le prêtre rend manifeste à tous la présence effective du corps et du sang
du Christ sous les deux espèces, est doublement privilégiée, à la fois par un point de
vue central (mais il fait relever ici l’inutilité d’un point de vue latéral dans exhibition de
l’hostie et du calice) et par ce qui constitue le seul point de vue éloigné 33.
Une autre opération remarquable est l’élision (l’ellipse) ou au contraire la multiplication des scènes des différentes parties de l’office (l’expansion ou « amplification » en
rhétorique), créant là encore des effets de mise en relief, cette fois par ce qui est analogue
à une sorte de ralentissement ou d’accélération de la narration. On peut relever un suivi
très précis des premiers moments de la messe (quatre gravures) comme d’ailleurs des
derniers (quatre gravures également), mais on relève aussi la suppression, nous l’avons
vu, de la Collecte, puis, après l’Épître, du Graduel, du Trait et de la Séquence. De même,
après l’Évangile, disparaît le baiser au Livre et le Credo, alors que les gravures insistent sur
les différents moments de l’Offertoire (découverte du calice, oblation de l’hostie, recouvrement du Calice, lavement des mains). Le moment où le prêtre se tourne et s’incline
vers l’autel pour s’adresser à la Trinité, et la Secrète (avant la Préface), sont également
supprimés. De même, après que le prêtre a couvert de ses mains l’hostie et le calice et
fait les signes de croix, les gravures présentent l’une à la suite de l’autre l’élévation de
l’hostie et celle du calice, supprimant la double consécration et l’adoration qui les précèdent. Toutes ces opérations contribuent à faire des Tableaux de la croix d’authentiques
reconstructions, riches notamment d’effets sémantiques, du déroulement liturgique.
DES IMAGES PRESCRIPTIVES
Le statut de ces images se révèle ainsi particulièrement original et cela pour plusieurs
raisons :
1 – Nous avons affaire ici non à une image unique et exemplaire, comme s’y attache en
général l’histoire de l’art, mais à une série d’images, à un cycle articulé, qui implique des
modes d’usage particuliers de la part des fidèles, mais aussi, de notre point de vue, un mode
d’analyse spécifique : l’examen, syntaxique, narratif et pragmatique, de cette association
d’unités, ce que l’on peut désigner comme des séquences, à la fois narratives, descriptives,
explicatives et dialogales (si l’on prend en compte les images, les inscriptions et le texte de
la page de droite), séquences choisies et articulées selon certaines modalités et renvoyant
à un récit qui est celui de la Passion et à un événement qui est celui de la messe.
2 – Il s’agit d’étudier non pas une ou même plusieurs images, mais un assemblage,
un « montage », de plusieurs types d’images et de textes où jouent toute une série de
relations de nature différente : l’intertextualité, en tant que relation de co-présence entre
plusieurs textes cités ou auxquels il est fait allusion (les Évangiles, l’Ancien Testament,
etc.) ; la paratextualité, du fait de la relation du texte (de l’image) principal(e) avec les
commentaires (péritexte) qui l’environnent (page de droite) et avec les divers titres et
inscriptions (épitexte) (textes de la page de gauche) ; l’hypertextualité, du fait de la relation
entre « texte » principal et texte antérieur (la Passion) dans un rapport non explicatif mais
d’imitation ou de transformation.
3 – La situation et le contexte d’énonciation de ces images sont tout à fait inédits,
puisque à l’opposé de la plupart des images qui représentent généralement un objet (ou
un événement) en son absence et se substituent à lui (c’est la représentation-substitution, ce
n
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qui est considéré bien souvent depuis Alberti comme la raison d’être même de la peinture),
les gravures des Tableaux de la Croix représentent leur objet en sa présence, le redoublant
en se superposant à lui. L’objet (l’événement) est deux fois présent, présent et représenté
par la gravure, ou, en d’autres termes, le temps de la narration (ce qui est montré dans
les gravures) coïncide avec le temps de l’événement (ce qui est représenté : la messe).
4 – Visibles, « extérieures », les cérémonies instituées par l’Église occupent une fonction analogue et parallèle à celle des images : elles permettent de mémoriser l’histoire et les
mystères chrétiens, et elles sont conçues comme des « signes », disait déjà saint Augustin,
des « figures » qui servent à l’instruction des hommes. Les gravures sont donc la représentation de ce qui est déjà, en soi, une première représentation élaborée (la célébration
eucharistique) et elles relèvent à ce titre, du point de vue sémiotique ou métalinguistique,
de signes iconiques redoublant ou désignant et réorganisant, en un « énoncé » complexe,
ce qui est déjà un premier agencement de signes hétérogènes.
5 – Enfin, ces images, en tant que « mode d’emploi » ou « protocole de lecture »,
n’en restent pas à des fonctions référentielles ou dénotatives (représenter un objet de la
réalité extra-linguistique et le situer dans ses coordonnées spatio-temporelles), connotatives
(induire un ensemble de significations) ou même métalinguistiques (un énoncé associant
un ensemble de signes « simples » ou « complexes 34 »). Elles privilégient en effet des
fonctions qui sont, en premier lieu, d’ordre dit phatique, puisqu’il s’agit essentiellement
d’établir et de maintenir un contact, mais qui est d’ailleurs moins un contact entre
locuteur et destinataire qu’entre fidèle, prêtre et Christ 35. Ce sont, en second lieu, des
fonctions sur lesquelles nous avons insisté dans les chapitres précédents et que l’on dira
prescriptives (impératives, injonctives, « conatives »), qui visent essentiellement à induire
un comportement chez le fidèle. En ce dernier sens, les gravures des Tableaux de la croix
relèvent sans doute de ce que l’on pourrait désigner, en reprenant la terminologie de
J. L. Austin, comme des images « performatives » qui à la fois décrivent une action (la
messe) à un locuteur-spectateur (c’est leur fonction « constative »), réalisent partiellement
cette action lors de l’énonciation même de la situation (c’est la notion d’acte « illocutoire »
qui prend sa valeur extrême lors de la consécration), et, au-delà et essentiellement, en
tant qu’actes dits « perlocutoires », induisent un certain nombre de conséquences et ici
plus précisément un certain nombre d’actes, de pensées, de croyances chez les fidèles
conçus comme destinataires.
Cette prescription est en réalité double. Elle est d’une part, comme dans tout texte,
une prescription de lecture qui est censée susciter la « coopération » textuelle du lecteur :
regarder l’image, en adopter les points de vue variables, les mettre en rapport avec le déroulement actuel de l’office et avec l’histoire de la Passion, lire les inscriptions, prononcer
la prière, développer l’entretien en s’appropriant là aussi la place du narrateur, etc. Elle
est d’autre part, et dans un second temps, une prescription en matière de participation
à l’office. La participation à la messe, pour peu qu’elle soit associée à la lecture, avant,
pendant ou après l’office, de toute cette para-littérature spécialisée, génère en effet au
moins quatre attitudes que nous pouvons ici distinguer et sur lesquelles je voudrais plus
longuement insister : elle détermine l’adoption de postures et d’une gestuelle où sont
profondément impliqués et l’esprit et le corps du spectateur-fidèle ; elle suscite des paroles
(les prières prononcées) ; elle évoque des images (intérieures, complémentaires des images
« artistiques » de l’autel) ; elle engage enfin la constitution d’un savoir religieux.
DeS CorPS
La célébration eucharistique, en tant que rituel fondé sur la « prescription 36 », vise tout
d’abord à inscrire et fonder dans les corps, et plus généralement dans le sensible et le
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matériel, la piété et la dévotion chrétienne. Dans cette implication des corps, essentielle
nous l’avons vu pour toutes les formes de l’oraison, est attendu l’un des effets de ces
cérémonies déjà remarqué par saint Augustin qui notait que par quelque « merveille »,
ces postures et ces « mouvements du corps » affectaient profondément le cœur des fidèles
et « excitaient » l’amour, la charité et d’autres affections intérieures utiles à la dévotion 37.
Les mouvements du corps affectent ceux de l’âme et, réciproquement, ceux-ci sont tenus
de se traduire en inscriptions corporelles. Les « affects » sont en effet jugés indispensables
pour assurer une adhésion « de cœur » supposée plus étroite, pour permettre également
un profit moral et spirituel plus sûr de la part d’un fidèle profondément impliqué, pour
garantir enfin une meilleure « écoute » de Dieu : la divinité connaît en effet les demandes
des fidèles avant même qu’ils ne les expriment, mais elle n’accorde les biens demandés
qu’à ceux qui en manifestent expressément le désir, c’est-à-dire qui les rendent visibles
notamment par leurs expressions corporelles 38.
Avant même toute célébration – c’est ce que montre la première gravure de Le Pautre –,
la seule présence de l’autel et de son retable induit un certain nombre d’attitudes aussi
précises que contraignantes 39 où l’individu reçoit, enregistre, « intussusceptionne »,
pour reprendre le vocabulaire de l’anthropologue Marcel Jousse 40, un certain nombre
d’éléments auxquels il va lui-même répondre par ses attitudes. À la hiérarchie des divers
éléments qui composent l’autel répondent en effet des marques différenciées d’honneur
et de respect où se manifeste visiblement l’adhésion aux dogmes catholiques que sont la
sainteté des images (le retable) et des reliques (situées sous l’autel ou/et exposées à proximité), ou la présence « réelle » du Christ dans le Saint Sacrement (présent au-dessus de
l’autel). Si l’on ne saurait se prosterner devant un tableau d’autel (sauf à signifier ainsi le
respect et la vénération non pour l’image même mais pour les « prototypes » divins qu’elle
représente), la présence de la croix ou bien celle de « quelque insigne relique exposée
avec solennité », impose en revanche une « inclinaison profonde de teste ». La présence
du tabernacle implique une « genuflexion la teste couverte, & descouverte à l’inclinaison
ou genuflexion, s’il ne porte point de calice 41 ». Lorsque le Saint Sacrement est exposé ou
donné en communion, sa présence demande de se découvrir et de faire une genuflexion,
« sans s’arrester, d’un seul genoüil » lors de l’élévation, tandis que l’adoration devait se
faire les deux genoux à terre 42.
Durant l’office, les gestes et les attitudes du prêtre servent aussi à exprimer la vénération due aux objets sacrés qu’il manipule, mais ils sont encore, avec les variations de
l’intensité sonore de sa voix 43, les éléments d’un langage codifié qu’interprètent les
fidèles et qui orientent leurs propres pratiques et leurs propres attitudes 44. C’est en
repérant ces éléments que le fidèle attentif saura précisément où en est le déroulement
de l’office, qu’il pourra associer cet instant à l’épisode de la Passion qui lui correspond,
qu’il saura quelle prière prononcer et quelle attitude corporelle il doit lui-même adopter.
Dans la Pratique des Ceremonies de la Sainte Messe Selon l’usage Romain (1658), Louys
Molin souligne les différents aspects d’une gestuelle extrêmement complexe du prêtre
liée soit à la prononciation de certains mots, soit à la présence de certains objets (images,
croix, tabernacle, Saint Sacrement) vers lesquels s’oriente le célébrant. Ce ne sont pas
moins de 21 inclinaisons de têtes qui sont recensées par l’auteur durant la célébration
des messes basses, par exemple devant « l’Image » disposée à la sortie de la sacristie, ou
bien « toutes les fois » que le prêtre dit Oremus (prions) en direction de la croix, ou qu’il
prononce le nom de Jésus. L’auteur indique encore neuf « inclinations meritoires » et
cinq « inclinations profondes » dont l’une lorsque le prêtre est descendu de l’autel et
s’apprête à commencer la messe. Le prêtre doit également « lever les yeux » une dizaine
de fois, notamment lors des deux élévations du Saint Sacrement où le prêtre « a toujours
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les yeux dessus », « baiser l’autel » à sept reprises (en particulier lorsqu’il dit Dominus
vobiscum), faire le signe de la croix sur lui-même une douzaine de fois, ou encore adopter
toute une série de positions différentes pour ses mains : jointes devant le prêtre ou posées
sur l’autel, ouvertes et élevées, jointes puis déjointes.
Les inscriptions destinées aux fidèles qui décrivent la messe dans les Tableaux de
la croix insistent tout particulièrement sur ces différents éléments comportementaux :
« Quand le Prestre vient à l’Autel », « baise l’autel », « va au costé de l’Epistre », « découvre
le calice », toutes ces indications renvoient à l’action et à la situation du prêtre, laissant au
second plan les mots qu’il prononce dans une langue, le latin, incompréhensible pour la
plus grande partie des fidèles. Mais de toutes les attitudes du prêtre et de tous ses gestes,
seuls certains d’entre eux sont retenus par les gravures des Tableaux de la croix et notamment ceux qui ont une relations étroite avec les propres gestes et les propres attitudes du
Christ qu’est censé reproduire le prêtre. On peut relever notamment des déplacements
latéraux identiques 45, des postures similaires 46, des orientations équivalentes 47, des gestes
et actions analogues 48.
De telles images nous obligent ainsi à reconsidérer ce qu’il en est ici du concept
dominant qui organise alors la production des images, à savoir la mimèsis. On voit qu’en
tant « qu’imitation », la mimèsis ne concerne pas seulement les images et la production
de « simulacres » qui « représentent » les actes du prêtre et les épisodes de la Passion.
Elle concerne également, et de façon tout aussi essentielle et première, les différents
acteurs impliqués dans ces différents récits : d’une part le prêtre et le Christ, puisque le
prêtre « imite » et « reproduit » les actes du Christ ; d’autre part les fidèles et le prêtre,
ceux-ci devant s’associer au célébrant et, selon les indications des traités sur la messe,
imiter intérieurement sa personne et rejouer extérieurement certains de ses actes 49 ; et
enfin bien sûr les fidèles et le Christ qui est le terme ultime de ce processus d’« enchaînement mimétique 50 ». Mimèsis artistique et mimèsis comportementale, qui relèvent de
l’étude éthologique et anthropologique, sont ainsi étroitement articulées l’une à l’autre.
Les images, en tant que représentations secondes, paraissent naître et s’articuler à cette
représentation première, tout en en faisant déjà intégralement partie puisque le lieu de
la célébration, l’autel et son retable avant tout, intègre déjà des images qui subsistent
après la cérémonie.
DeS MotS
L’ouvrage de F. Mazot associe deux textes différents, d’une part un « recueil de Meditations
devotes sur les Mystères de la Passion » (« l’oraison » centrale de la page de droite), d’autre
part les textes des « Oraisons adressées aux Saints et aux Saintes » (les courts textes des
« litanies » disposées sous les figures des saints). Les deux textes correspondent à des
usages différents. Les « litanies » adressées aux saints sont l’occasion de la mise en œuvre
du mécanisme de l’intercession, via notamment la Vierge – médiatrice privilégiée –, ou
les saints que l’on sait représentés sur le retable notamment par les sculptures latérales. L’oraison centrale relève quant à elle, nous l’avons dit, de cette littérature dite de
« méditations » sur la Passion, et elle s’applique plus particulièrement au tableau central
généralement consacré dans la plupart des retables à l’une des scènes de la Vie et de la
Passion du Christ. Sébastien Le Clerc donne à ce texte une plus grande ampleur. Lors de
la première scène, « Quand le prêtre vient a l’Autel » qui correspond, comme chez Mazot,
à l’épisode de « Jesus Christ ayant l’ame triste va au Jardin des Oliviers », « l’entretien »
proposé par l’ouvrage de Le Clerc et placé sur la page de droite est le suivant :
Je vous rends graces, doux Jesus, qui à l’aproche de vôtre passion commençâtes à
vous éfraïer, à sentir de l’ennui, & à entrer dans une tristesse mortelle, representant
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ainsi en vôtre personne la foiblesse naturelle de ceux qui doivent être vos enfans &
vos membres ; afin de les consoler & les fortifier par cet état de douleur, lors qu’ils
seroient dans quelque crainte, ou dans l’atente de la mort. Défendez-moi, Seigneur,
en consideration de cette peine que vous avez voulu porter, de la mauvaise tristesse,
& de la fausse & vaine joïe. Faites que toutes les peines & afflictions que j’ai eües
jusqu’ici, ou que je ressentirai à l’avenir, ayent pour objet la gloire de vôtre saint Nom,
ou la rémission de mes pechez : détournez de moi toute sorte de découragement, de
tristesse excessive, & de lâcheté de cœur : soïez ma force & mon soutien 51.
On reconnaît bien ici, mais sous une forme brève, simplifiée et sans doute moins
hiérarchisée, l’organisation des méditations : mise en place d’une scène, inscription du
fidèle dans la scène, mise en relation avec les personnages, identification, demande, etc. En
premier lieu, et nous sommes proches bien sûr de la « composition du lieu » ignatienne,
le fidèle doit élaborer une scène donnée à l’aide de la gravure et de sa propre mémoire
(la memoria de la rhétorique), énumérant et qualifiant les constituants principaux de
l’épisode imaginé, afin, et c’est la figure ici privilégiée de l’hypotypose, de se « mettre
sous les yeux » l’épisode choisi. Dans le premier « entretien » le texte construit un portrait
essentiellement « moral » du Christ (son âme « triste », sa peur, son « ennui »), ailleurs,
dans la scène suivante ou au Confiteor, c’est le portrait physique (ou « prosopographie »)
qui est privilégié (« les deux genoux en terre, les bras étendus, le visage contre terre »,
puis « prosterné », « suant le sang par tous les endroits de vôtre corps »), tandis que durant
l’épître ou à l’oblation de l’hostie, le fidèle est invité, par une série de phrases impératives
(« Suivons », « Regardons », « Admirons », etc.), à se déplacer dans la scène 52, observant et
parfois même « écoutant » les paroles prononcées 53. Cette élaboration visuelle, auditive et
affective de la scène, va de pair avec « l’entretien » proprement dit, où abondent impératifs,
interjections et apostrophes qui participent à la construction de tout un réseau de relations
entre fidèle et personnages (« Réjöuissez-vous, ames saintes détenuës dans les lymbes » ;
« O divin liberateur : venez visiter mon cœur », scène 27 ou 26). Le dialogue – en réalité
un monologue, les personnages sollicités ne répondant pas –, concerne essentiellement
le fidèle et le Christ, mais il peut s’étendre à d’autres acteurs : le fidèle, dédoublant sa
personne, peut s’adresser à lui-même (« mon âme »), à Dieu, ou encore – et c’est le moment
culminant de la mort du Christ où paraît disparaître celui qui était l’interlocuteur privilégié –, à toute une série d’interlocuteurs imaginaires que sollicite successivement le fidèle :
Dieu, la Vierge, la Madeleine, les apôtres, l’ensemble des pécheurs, et enfin et à nouveau
le Christ 54. L’entretien est divisé en quelques considérations particulières, précédé ou
suivi d’actes d’adoration ou d’actions de grâce (« je vous rends grâce », « je vous adore »),
et il s’achève sur la production « d’affections » (les « sentimens de piété » qui se forment
dans le cœur du fidèle), de « demandes » particulières (« faîtes que… », « je vous supplie
de… »), (« Demandons-lui, ô mon ame, & il nous dira… »), et d’une « résolution » terminale
(« Seigneur, faites-moi cette faveur que […] Je fais à vos pieds la résolution de… »).
DeS iMAGeS
Durant la célébration eucharistique, et tout comme dans les méditations plus usuelles,
le fidèle est aussi invité à « produire » un certain nombre d’images (intérieures, imaginaires, spirituelles) qui peuvent interférer avec les représentations (réelles) de l’autel et
de son retable : l’image « réelle » (le tableau peint), absent mais suggéré par la gravure,
est quasi présent et, pourrait-on dire à nouveau, en état « d’imminence » (P.-A. Fabre)
dans la gravure. Dans les Tableaux de la croix, nous l’avons vu, les images sont celles de
la Vie et Passion du Christ : chacune des étapes de la messe renvoie à l’une des scènes
de la Passion que le fidèle est censé se représenter en esprit, au besoin par l’usage des
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gravures des Tableaux de la Croix. Ces scènes imaginaires sont aussi celles qui figuraient
sur les retables des autels. L’iconographie du tableau central des grands maîtres-autels
parisiens du XVIIe siècle, nous l’avons vu dans le cas des jésuites de saint Louis, était
par exemple consacrée de façon dominante à ces épisodes de la Vie et de la Passion du
Christ. Si prier tendait à privilégier les statues latérales, suivre le déroulement de la messe
impliquait cette fois une attention dirigée vers le tableau central.
Tableaux de la croix et images d’autel partagent bien une même iconographie, mais
là où les retables existant, à quelques exceptions près que nous avons signalées 55, proposent une image unique, une sorte « d’arrêt sur image », les Tableaux de la croix donnent
une série d’images, instaurant un rapport dynamique et évolutif, mais peut-être aussi
contradictoire, entre fidèles et représentations. La difficulté principale était en effet de
penser le rapport entre la pluralité des scènes gravées de la Passion dans les Tableaux
de la croix et l’unicité de l’image effectivement peinte dans le retable. La solution de
l’édition de F. Mazot était de dissocier les scènes de la Passion de l’image du retable en les
présentant au-dessus du retable « vide » du sanctuaire. Le fidèle était alors amené, durant
le déroulement effectif de l’office, à mettre en relation la scène de la Passion et l’image
« réelle » du retable. La solution que présentent les cycles de Le Clerc ou de Le Pautre est
différente. Elle consiste, d’une part, à démultiplier les retables représentés dans chacune
des 35 gravures, et d’autre part à disposer les différentes scènes de la Passion à la place du
tableau du retable : à chaque retable correspond une image différente, et c’est la rupture
de l’unité de lieu qui permet d’évoquer le déroulement temporel sans la « contradiction »
que représenterait la variation, dans un même retable, du tableau central généralement
unique et fixe. Celui-ci donne une valeur privilégiée à une scène particulière que le fidèle,
lors de la messe, est cependant tenu de réinsérer mentalement dans le cycle plus vaste qui
lui donne tout son sens. Percevoir un autel et son retable c’est donc faire coexister deux
images, l’une réelle, l’autre (les autres) imaginaire(s). La première contient et concentre en
elle, virtuellement, l’ensemble des images du cycle : elle assume une fonction d’« ancrage »
narratif et spatio-temporel par rapport à la succession des scènes de la Passion (telle scène
représentée sur le retable), elle donne un cadre formel et plastique (couleurs, échelle,
registre expressif, etc.), et un espace possible de déploiement qui est l’espace même du
retable. Ce dernier, vers lequel sont orientés les fidèles, jouerait ainsi comme une surface
disponible, quoique déjà occupée, où projeter en imagination les épisodes de la Vie et
Passion du Christ au cours des différentes étapes de la messe, les images virtuelles se
superposant (le cas des Tableaux de la croix de Sébastien le Clerc ou de Pierre Le Pautre),
ou se juxtaposant (le cas de F. Mazot) à l’image réelle du retable.
Plus précisément, on peut faire l’hypothèse que la « composition du lieu », qui est le
préalable à la méditation, est ici réalisée grâce à la double médiation de la gravure et du
tableau. La gravure fournit les éléments essentiels de la scène à méditer que le fidèle est
invité à « déplacer » vers la surface picturale, dans un « entre-deux » et une sorte d’espace
imaginaire où se construit cette image mentale dans un mouvement d’aller-retour d’un
pôle à l’autre. Dans ce déplacement du livre vers le tableau du retable et vers l’espace
du sanctuaire, la scène élémentaire trouverait à se déployer et à s’actualiser dans un
espace plus concret, redimensionné à l’échelle du fidèle et enrichi qualitativement du
point de vue perceptif, lui permettant de développer avec succès son entretien spirituel
et sa méditation.
Au cours de ces opérations, il faut sans doute également tenir compte des autres
images présentes dans le sanctuaire et l’espace global de l’église. Notons tout d’abord que
les scènes de la Passion que l’on trouve, sous une forme schématique, dans les gravures
des Tableaux de la croix, peuvent bien entendu trouver une forme indépendante dans
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d’autres gravures. Ce sont les innombrables versions des « grandes » ou « petites » Passions
illustrées, au XVIIe siècle, par exemple dans le fameux Théâtre de la Passion (1664) de
Grégoire Huret, ou encore dans les propres Figures de la Passion de Notre Seigneur Jesus
Christ de Sébastien Le Clerc qui a réalisé un cycle de 35 gravures qui reprend très exactement, mais spectaculairement enrichis et encadrés comme des tableaux, les épisodes
présents dans ses Tableaux de la croix. La Passion prend ici une forme indépendante du
déroulement eucharistique qui renvoie à un modèle essentiellement pictural. Or un tel
modèle pouvait être présent dans l’église même grâce à l’ensemble des tableaux formant,
de façon délibérée (les May de Notre-Dame par exemple, les cycles de tapisseries tendues
dans le chœur ou la nef, etc.) ou non (l’ensemble des tableaux des retables des chapelles),
un cycle plus ou moins complet et étendu de la Vie et de la Passion du Christ. Ce qui
nous incite à penser que les scènes de la Passion, que devait se représenter le fidèle lors
de la messe, étaient déjà en partie présentes dans l’église et qu’elles pouvaient constituer
autant de supports possibles pour sa dévotion, « complétant » d’une certaine façon l’iconographie du seul retable devant lequel se trouvait le fidèle. Réciproquement, si l’on doit
étudier en elles-mêmes les différentes représentations de la Passion, elles doivent être
comprises non seulement comme des scènes de la Vie du Christ mais également comme
autant de scènes renvoyant, éventuellement, à autant d’actes liturgiques.
Du SenS
Les scènes de la Vie et de la Passion du Christ où le fidèle va lire et se remémorer l’histoire
du Sauveur, sont aussi pour lui l’occasion de « s’élever » à « la contemplation des grandes
choses qui sont cachées dans ce sacrifice 56 », ou encore de méditer plus largement sur
les grands « mystères » chrétiens, comme l’y invitait par exemple Jean Suffren. Nous
retrouvons sans surprise cette fonction essentielle, d’ordre sémantique, qui est celle des
méditations : le sens spirituel ou mystique doit être déduit des éléments déterminants
de la scène proposée à la méditation. Dans les Tableaux de la croix, cette méditation est
prise en charge par les textes des « entretiens » qui suivent et commentent pas à pas les
différentes scènes de la Passion : le premier entretien est censé rappeler au fidèle que
le Christ qui se dirige, « l’âme triste », vers le Jardin des Oliviers, « représente » par sa
personne « la foiblesse naturelle de ceux qui doivent être vos enfans & vos membres ».
Ces entretiens ne sauraient viser cependant à un enseignement dogmatique, leur but
étant tout autre puisqu’il s’agit avant tout, et là aussi nous rejoignons les principes en
usage lors de la méditation, de susciter ces « sentimens de pieté conformes à la sainteté
de ce sacrifice », c’est-à-dire ce mécanisme d’empathie et d’identification mimétique.
En revanche, les ouvrages dits proprement « d’explication » des cérémonies de la messe
portent essentiellement sur ces questions d’ordre sémantique.
L’explication ne concerne pas seulement les paroles prononcées mais l’ensemble des
éléments entrant en compte dans les rituels chrétiens. Durant la messe, les vêtements
du prêtre, ses gestes, ses attitudes et ses déplacements ou encore le mobilier liturgique,
sont dotés de significations : « il n’y a parole, ny signe, ny ceremonie qui n’ait de grandes
significations & mystere », rappelle Rodríguez dans son traité de la messe 57. Pour une
culture chrétienne fondée sur l’exégèse, « l’explication » de ces différents éléments se
fait par degrés successifs où l’on passe, je l’ai rappelé, du sens littéral qui est celui de
l’Histoire, au sens allégorique puis au sens anagogique qui est le « sens de l’élévation et
transport divin ». On ne saurait retrouver aussi distinctement ces catégories successives
dans les traités sur la messe, mais il y a bien cependant un même principe d’analyse dans
les différentes étapes où se succèdent la description primitive de l’acte ou de l’objet utilisé
dans la messe, le rapprochement qui en est fait avec un autre objet ou un autre événe135
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ment, le « sens spirituel » privilégié qui est donné à ces éléments. Pour une logique moins
déductive ou inductive qu’associative, « expliquer » c’est donner le « sens » dogmatique de
la messe (la messe comme « holocauste », comme sacrifice propitiatoire, etc.), ou le sens
de tel de ses éléments en jeu (le Saint Sacrement et l’affirmation de la présence réelle
par exemple). Mais c’est surtout révéler ce dont la parole, l’acte, l’objet ou l’image est le
« signe » ou la « figure », et ce qu’il « représente » de façon privilégiée. Chaque élément
est au centre d’un système pluri-référentiel et polysémique et renvoie successivement à
l’un ou l’autre des signifiés ou des référents dont il est le signe visible. Ce système référentiel n’est donc ni stable ni univoque mais il est réglé par la circulation du sens et une
tendance à la surdétermination : plusieurs objets peuvent renvoyer à un même référent
au cours de la liturgie, et un objet peut avoir plusieurs référents appartenant à plusieurs
champs paradigmatiques. Le prêtre et la table de l’autel représentent également le Christ,
mais le prêtre représente encore le peuple et l’Église assemblés et il peut aussi figurer le
premier homme dans l’état d’innocence 58 ; l’autel est la « montagne » évoquée dans le
Psaume Judica me Deu prononcé au début de l’office 59, ou encore l’Époux que rencontre
l’Épouse (le prêtre), mais il est aussi, nous l’avons vu, associé au baiser de Judas… On
trouverait encore le même genre d’interprétations plurielles pour « expliquer » les sens
allégoriques des luminaires ou bien ceux des couleurs des parements d’autels dans le
traité de Peyronnet 60, et à plus forte raison les images que porte le retable.
Les signifiés et les référents appartiennent principalement à deux champs différents.
D’une part le monde supraterrestre (ainsi l’autel où célèbre le prêtre renvoie à l’autel
céleste) ; d’autre part les récits fondateurs de l’Écriture, c’est-à-dire l’Ancien Testament
(encenser l’autel c’est par exemple se « figurer » « un Aaron Grand Prestre de la Loy
apaisant Dieu avec son Encensoir & faisant cesser la Playe de Dieu 61 »), et évidemment
le Nouveau Testament avec le récit privilégié de la Passion. Le déroulement de la messe
est en effet assimilé simultanément à un « accomplissement » des sacrifices de l’Ancienne
Loi qui « figuraient » celui du Nouveau Testament, et à un « redoublement » du sacrifice
du Christ. Méditer suppose ainsi de la part du dévot de multiples conversions temporelles
où sont rendus compatibles et « compossibles » non seulement plusieurs espaces mais
différentes temporalités. On reconnaît ici le fonctionnement des illustrations des Tableaux
de la croix mais selon des modes associatifs plus complexes, moins systématiques, et selon
des découpages temporels différents puisque les Tableaux se contentaient généralement
d’associer la messe à la seule Passion.
Entre fidèles et prêtre associés durant la messe par le biais des Tableaux de la croix,
une relation réciproque est établie où s’échangent mots, gestes, images et significations. Le
prêtre produit ou manipule un ensemble de signes dont une partie, plus ou moins importante selon les modes d’assistance à la messe, suscite en retour chez les spectateurs-fidèles
un certain nombre d’actes, de postures, de paroles, d’images et de sens. Cette relation
pourrait être visualisée par un axe horizontal traversant la longueur de l’église, axe peu
à peu partiellement « désencombré » de ses médiations (le jubé) vers le sanctuaire, mais
axe désormais unique et obligé pour le fidèle, interdisant progressivement d’autres modes
plus personnels de relation au sacré. La célébration eucharistique est censée trouver, au
cours du XVIIe siècle, son aboutissement ultime dans l’union des fidèles et du prêtre lors
du sacrifice et de la communion 62. L’idéal participatif prôné par les différentes méthodes
culmine dans cette dernière étape : les fidèles eux-mêmes sont tenus de se convertir en
« Sacrificateurs », offrant avec le prêtre le sacrifice du Fils au Père éternel et s’unissant
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ainsi à lui 63. Le prêtre devient ainsi le modèle dont on doit non seulement écouter les
paroles, suivre voire imiter les gestes, mais encore reproduire intérieurement les « estats et
dispositions » dans les différentes étapes de la messe : « il est très-bon, rappelle par exemple
Le Tourneux, que chacun d’eux fasse interieurement, ce qui est representé par l’action
exterieure du prêtre 64 ». Dans le sacrifice offert un second axe est créé, vertical cette fois,
qui associe hommes et monde divin, « bas » et « haut », visible terrestre et invisible céleste.
Cet axe, matérialisé par l’ascension verticale des retables monumentaux du XVIIe siècle
(dont le retable de Saint-Louis est l’exemple le plus éminent), est celui qu’évoquent dans
les Tableaux de la croix les représentations des scènes de la Vie et Passion du Christ. Ces
images sont certes « historiques » (la messe commémore un événement fondateur), mais
aussi atemporelles : elles font référence au Christ céleste et éternel présent à la droite du
Père, que le sacrifice eucharistique a la puissance de convoquer « réellement » sur terre
(la transsubstantiation) et de conserver de façon continue (dans le tabernacle), fondant
ainsi véritablement cet axe entre les deux mondes.
Entre ces deux axes, et lors de l’acte privilégié qu’est la messe 65, se constitue ainsi
une complexe « chaîne imitative » ou « substitutive » de mise en circulation du sacré 66 :
le prêtre reproduit ou se substitue à la personne du Christ dont il réitère les gestes et les
paroles lors de la Cène, et le peuple, imitant ou se substituant en esprit au prêtre comme
il y est invité par les « méthodes » les plus exigeantes d’assistance à l’office, imite à son
tour le Christ. Tout comme le prêtre opère le sacrifice du corps et du sang du Christ
sous les espèces du sang et du vin, les fidèles déposent sur l’autel terrestre leurs prières, leurs actes de foi, d’espérance, d’amour, qui sont conçus comme autant d’« hosties
spirituelles » unies au sacrifice de Jésus-Christ. Ces offrandes sont « présentées » à Dieu
par le prêtre, « portées » par le ministère des Anges, et « posées » sur l’autel céleste. Le
sacrifice de Jésus-Christ qui se déroule sur l’autel terrestre est, croyait-t-on, lui-même
« porté » à l’autel céleste par l’un des anges qui assiste à la messe, « l’Ange tutélaire » de
l’autel. En retour, sont attendus de Dieu l’apaisement, le pardon des péchés, les grâces
et les bénédictions célestes.
Le prêtre célébrant (et ses « doubles » picturaux comme dans le retable de SaintLouis 67), le Christ, les Anges, les saints représentés dans l’iconographie du retable et
Dieu lui-même, sont les agents assurant la communication entre les deux mondes. Ils font
essentiellement de l’autel et de ses images, et plus généralement du sanctuaire, l’objet
et le lieu d’un système d’échanges, de transactions, de communications voire de fusions,
entre fidèles et clercs, hommes et divin, représentations et êtres représentés.
Cet ultime accomplissement rejoint, dans un cadre liturgique et sous un mode mineur,
la propre ambition de la contemplation mystique. Plus précisément, on peut prétendre
que les Tableaux de la croix avaient vraisemblablement pour ambition de resocialiser et
de réintégrer (mais aussi de banaliser), dans l’espace ecclésial et le rituel eucharistique,
des pratiques individuelles qui avaient tendance, dans le champ mystique, a s’en détacher.
Nous allons voir, avec le cas de Jean Aumont et d’une pratique mystique nouvelle qui
ne cesse de clamer son orthodoxie, que l’espace intérieur, lieu d’inscription de l’image
mentale donnée à la méditation des puissances de l’esprit, est réciproquement pensé
comme métaphoriquement analogue à l’espace et au rituel ecclésial.
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Notes
1. Voir par exemple, l’étonnant tableau des Scènes de la Passion (Paris, Louvre) d’un familier du
cardinal Borromée qu’était Antonio Campi ou, en France, les tableaux liés à la dévotion du
rosaire, en particulier en Lorraine, où les mystères sont représentés dans des médaillons autour
de la scène centrale.
2. Le groupe de la Crucifixion constitue un héritage « déplacé » sur le sommet du retable de l’ensemble qui surmontait systématiquement les jubés des églises parisiennes et auquel avaient renoncé
les jésuites. Sur cette œuvre je me permets de renvoyer à Frédéric COUSINIÉ, Le Saint des Saints.
Maîtres-autels et retables parisiens du XVIIe siècle, Aix-en-Provence, PUR, 2006, p. 214-220.
3. Jeanne DUPORTAL, Etude sur les livres à figures édités en France de 1601 à 1660…, Paris,
E. Champion, 1914 (reprint Slatkine, 1994), p. 245, évoque la possibilité de modèles étrangers
(flamands ?), pour ce type d’ouvrages, mais sans renvoyer à des exemples précis que nous n’avons
pu retrouver. Sur ces ouvrages et leur relation aux missels voir les indications présentes dans
Michel ALBARIC (dir.), Histoire du missel français, Brepols, 1986, p. 147 et suiv. (texte de Alice
Debert).
4. François MAZOT, Tableau de la croix representé dans les ceremonies de la Ste. Messe ensemble
le tresor de la devotion aux souffrance (sic) de Nre. S.I.C. le tout enrichi de belles Figures, 1651,
Epistre. Les gravures sont signées par J. Collin.
5. L’ouvrage de Mazot sera édité à nouveau, avec de nombreuses transformations et des compléments, au sein d’un ouvrage composite intitulé La Perpetuelle croix ou Passion de N. Seigneur
Jesus-Christ […] Traduit du Latin du Pere Ludoque Andriez (Josse ANDRIES), Paris, Florentin
Lambert, 1659, p. 97 et suiv. (voir le chapitre précédent). Le texte de la partie droite est développé dans cette édition puisqu’il comprend trois parties : « Rapport », « Considerations », et
« Oraison ». Pour la première gravure le texte est le suivant : « I. rAPPort. Le Prestre entre
à l’Autel. Jesus-Christ entre dans le jardin des Olives. Jesus passa le Torrent de Cedron, où il y
avoit un jardin, dans lequel il entra. S. Jean ch. 18.V. I. CONSIDERATIONS. I. Que vous estes
loüables, divin Jesus, d’estre allé au jardin, non par necessité, mais par une franche volonté de
vous disposer à vostre Passion par l’Oraison. 2. Que vostre esprit fust genereux d’y entrer pour
prevenir Judas, qui devoit s’y trouver pour vous trahir. 3. Que vostre cœur fust fervent en faisant
sa priere avec tant de recueillement. ORAISON. Je vous supplie, mon doux Sauveur, d’appliquer
à mon ame le merite de vos souffrances, affin qu’elle obtienne plus facilement la premission de
ses offenses ». Les Litanies aux saints ont en revanche disparues. Un commentaire supplémentaire est également introduit sous la gravure pour réinscrire la scène dans le contexte plus large
de l’histoire du Salut : « Jesus entre dans le Jardin pour guerir le peché du 1er homme commis
dans un Jardin. O le doux et charitable medecin ».
6. Antoine GODEAU, Instructions et Prieres Chrestienne pour toutes sortes de personnes par Ant.
Godeau, Evesque de Grasse, Paris, Veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1646, « Pour le
commencement de la messe », « Au confiteor », « Au Kirie eleison », « Au Gloria in excelsis »,
« Durant les Oraisons », etc. Voir aussi, sur un modèle semblable associant ici brève explication de
chaque étape de l’office et « aspiration » à prononcer, les « Prieres durant la messe » dans François
l’HERMITE, L’Office de la Sainte Vierge. Accompagné de Prieres, Meditations & Instructions
Chrestiennes, tant en Vers qu’en Prose. Par. F. L’Hermite, Enrichy de Figures, Dessinées par le Sr.
Stella & gravées à l’eau forte par A. Bosse, Paris, Pierre Des Hayes, 1646, p. 79-98.
7. Simon MARTIN, Les Saints Evangiles et Epistres des Dimanches et Festes. Ensemble celles des
Feries de l’Advent, du Caresme & des Quatre-Temps pour toute l’Année, selon le Messel Romain
[…] Traduction nouvelle exactement corrigée & collationnée sur le Latin de l’édition vulgate,
approuvée au Saint Concile de Trente…, Paris, Frederic Leonard, 1664, p. 10.
8. Ibid., p. 11.
9. Ibid.
10. Paul PELLISSON-FONTANIER, Courtes Prieres durant la Sainte Messe, Paris, Veuve de Edme
Martin et Jean Boudot, 1696 (1re éd. 1677).
11. Sur cette tradition voir l’article consacré à la Messe (Expositiones Missae) de A. A. HAEUSSLING,
dans le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique…, Paris, Beauchesne, t. X, 1980,
col. 1083-1090 ; ainsi que Jean DE vIGUERIE, « La dévotion populaire dans la France des XVIIe
et XVIIIe siècles », dans Histoire de la messe, Actes de la 3e rencontre d’Histoire Religieuse organisée à Fontevraud le 6 octobre 1979, Université d’Angers, Centre de recherche d’Histoire
Religieuse et d’Histoire des Idées, Angers, 1980, p. 7-25 et, dans le même recueil, Dom OURY,
« Les explications de la messe en France du XVIe au XVIIe siècle », p. 81-93.
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12. Sur ces questions, voir F. COUSINIÉ, Le Saint des Saints…, op. cit., chap. II et III.
13. Nous citons d’après Epiphanie FRENICLE, Explication des ceremonies et des offices de l’eglise
avec leur origine et antiquité…, Paris, Florentin Lambert, 1657, Advertissement, n. p.
14. Voir sur cette question : Bernard CHÉDOZEAU, La Bible et la liturgie en français – L’Église
tridentine et les traductions bibliques et liturgiques (1600-1789), Paris, Cerf, 1990, p. 286 et,
du même auteur, Chœur clos, chœur ouvert. De l’église médiévale à l’église tridentine (France,
XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Cerf, 1998, p. 76 où l’auteur rappelle que la suppression du jubé ne
va cependant pas nécessairement de pair avec l’acceptation des traductions de l’ordinaire de la
messe et du bréviaire. Le jubé n’est cependant qu’un élément parmi d’autres dans une religion
traditionnellement fondée sur une culture de la médiation, des hiérarchies, des intermédiaires,
mais aussi de la sujétion, qui joue entre fidèles, clercs, et la divinité : Voir l’interprétation de
Herman A. P. SCHMIDT, Liturgie et langue vulgaire. Le problème de la langue liturgique chez
les premiers Réformateurs et au Concile de Trente, Romae, Analecta Gregoriana, 1950, ainsi
que Henri-Jean MArtin, op. cit., t. I, p. 104 et t. II, p. 609 et suiv. pour les traductions après les
années 1640, et René tAVENEAUX, Le catholicisme dans la France classique (1610-1715), Paris,
Sedes, 1980, t. II, p. 335.
15. Voir la somme de Joseph-Andréas JUNGMANN, Missarum Sollemnia. Explication génétique
de la messe romaine, Paris, Aubier, 1951-1954 et en particulier le t. I, p. 166 et suiv. sur la
messe après la réforme de Trente, ainsi que : Histoire de la messe, op. cit., ou encore Lionel
DE tHOREY, Histoire de la messe de Grégoire le Grand à nos jours, Paris, Perrin, 1994. Sur
la liturgie et l’art voir Joseph-Andréas JUNGMANN, La liturgie de l’Église romaine, Mulhouse,
Salvatore, 1957 ; et surtout Richard kRAUTHEIMER, Introduction à une iconographie de l’architecture médiévale, Paris, Gérard Monfort, 1993 (voir en particulier le post-scriptum de
1987) ; Carol HEITZ, Recherche sur les rapports entre architecture et liturgie à l’époque carolingienne, Paris, SEVPEN, 1963 ; Staale SINDING-lARSEN, Iconography and Ritual – A Study
of Analytical Perspective, Oslo, Universitetsforlaget AS, 1984 ; l’analyse anthropologique de
Alphonse DUPRONT, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Image et langages, Paris, Gallimard,
1987, p. 498 et suiv. (« Le langage liturgique »). Voir également sur la relation aux images et
plus généralement au sacré Frédéric COUSINIÉ, « Voir le Sacré : Perception et visibilité des
maîtres-autels parisiens du XVIIe siècle », Histoire de l’Art, n° 28, décembre 1994, p. 37-49 et
n° 29, mai 1995, p. 33-44 ; ainsi que ma contribution intitulée « La constitution d’un système
dévotionnel, l’exemple du maître-autel de la maison professe des jésuites à Paris », dans Memory
& Oblivion, XXIX th. International Congress of The History of Art, Amsterdam, sept. 1996,
Amsterdam, 1999.
16. Jean SUFFREN, L’Année Chrestienne, ou le Sainct et Profitable employ du temps pour gaigner
l’Eternité. Où sont enseignées diverses practiques & moyens pour sainctement s’occuper durant
tout le cours de l’année, inspiré par le S. Esprit à l’Eglise Chrestienne. Par le R.P. Jean Suffren
de la Compagnie de Jesus, Paris, Claude Sonnius, 1640, t. I, p. 385-400.
17. Ce souci unanime de « compréhension » n’est qu’un souhait, autant pour le peuple illettré
que pour la communauté des « lisants ». François de Harlay constate par exemple que « la plus
grande partie du Peuple qui est dans l’Eglise ne sçait ce que veut dire ni l’Epistre ny l’Evangile,
& n’y entendent rien », d’après les Conferences ou Leçons Spirituelles du Saint Sacrifice de la
Messe. Faites par […] François Archevesque de Roüen, Primat de Normandie : Et recueillies par
les R.C.D.P. Necessaires à toutes sortes de personnes pour bien dire & bien entendre la Messe,
De l’Imprimerie de Gaillon, 1640, p. 63-64. Le Sieur Du Molin, dans l’ouvrage qu’il adresse au
clergé pour son instruction, doit remarquer que « jusque à present nos Ceremonies ont paru
des enigmes », notamment pour les prêtres des « moindres Esglises & dans les Villages », mais
aussi pour ceux qui occupent les premières dignités et n’ont plus le temps de s’instruire, d’après
le Sieur DU MOLIN, Pratique des Ceremonies de l’Eglise, selon l’usage Romain. Dressé par Ordre
de l’Assemblée du Clergé de France, Paris, Gabriel et Nicolas Clopejau, 1667 (2e éd.), Epistre.
On trouverait encore de semblables remarques chez Arnaud Peyronet qui accuse les « Gens
d’Eglise » d’une « ignorance crasse touchant les mysteres de leur profession », d’après Arnaud
PEYRONET, Manuel du Breviaire Romain ; Où sont exposées clairement & methodiquement les
Raisons historiques & mystiques des Heures Canoniales par M. Arnaud Peyronnet, Chanoine
Theologal du chapitre cathedral de Montauban, Tolose, Jean Boude, 1667 (2e éd.), « L’auteur
au Lecteur ecclesiastique », a ij.
18. J. SUFFREN, op. cit., t. I, p. 379.
19. Alphonse rODRIGUEZ, Practique de la Perfection et des Vertus Chrestiennes et Religieuses.
Composee en Espagnol par le R.P. Alphonse Rodriguez, de la Compagnie de Jesus […] Traduicte
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en François par le P. Paul Duez de la mesme Compagnie…, Paris, Charles Chastellain, 1636,
p. 664. Une telle attitude supposait de porter attention à l’ensemble des éléments chargés de
significations qui entrent dans la célébration de la messe mais Rodriguez conseille de s’attarder
sur « un mystère ou deux, qui luy rapporteront plus de devotion, tirant d’iceux quelque fruict
pour soy […] ; ce qui sera plus utile que de passer en courant par dessus plusieurs mysteres,
ne faisant que les effleurer » (ibid., p. 664). Une telle méthode est en réalité sensiblement
différente de celle des Tableaux de la Croix, où l’ensemble des mystères est présenté. Chez
Rodriguez, un nécessaire décalage est introduit entre le déroulement effectif de l’office et le
choix du fidèle, un fidèle qui reste bien en présence de l’autel et assiste bien à la célébration
mais n’utilise que quelques éléments de la messe comme supports pour développer ensuite une
méditation toute personnelle.
20. François COSTER, Les Cinq Livres des Institutions chrestiennes…, Rouen, Manassez de Preaulx,
1629, Livre I, chap. X, p. 38-41 (« Explication des mysteres du Sacrifice de la Messe »).
21. Lecture à laquelle se réfère encore explicitement plusieurs traités du XVIIe siècle. Voir Pierre
FLORIOT, Traité de la Messe de paroisse…, Paris, Helie Josset, 1679, seconde partie, p. 179 :
la messe « est disposée avec un ordre si admirable, qu’elle enferme presque tout ce que Jesus
Christ a fait depuis qu’il est venu du Ciel jusqu’au jour de son Ascension, & c’en est comme un
Tableau racourci que nous avons tous les jours devant nos yeux ». Floriot associe par exemple
les étapes de la messe qui précèdent la consécration à la vie et aux miracles du Christ, la consécration elle-même est associée à la Mort, à la Résurrection et à l’Ascension du Christ. La suite
de la messe est mise en rapport avec « la promesse du Pere », la descente du Saint-Esprit, la
« conversion des Gentils » et « l’union des fidèles ». Dans le détail même de la messe le parallélisme peut s’affiner et autoriser des rapprochements entre l’eau et le vin que mélange le prêtre
et les représentations de l’eau et du sang qui coulaient du flanc du Christ. Les mêmes éléments
peuvent encore être assimilés aux figures du peuple et du Christ associées dans le sacrifice,
d’après François DE HARLAY, op. cit., p. 103. Voir aussi Jean-Jacques oLIER, Explication des
ceremonies de la grand’messe de paroisse, selon l’usage romain…, Paris, Jacques Langlois,
1687, p. 56, où le prêtre auprès de l’autel au début de la messe correspond au Christ « prosterné devant son Pere au moment de sa venue au monde », tandis que l’Introït correspond pour
Floriot, qui évoque Amalarius, à la « sortie du sein de son Pere & son premier avenement dans
le monde » de Jésus-Christ.
22. Voir AMALAIRE, Amalarii episcopi Opera liturgica omonia, édité par J.-M. Hanssens, Vatican,
Biblioteca apostolica vaticana, 1948, t. II, et notamment le Livre III sur les étapes de la messe.
Amalaire est évoqué notamment par Pierre Floriot et Pierre Le Brun. Sur cette lecture voir
E. MAZZA, L’action eucharistique. Origine, développement, interprétation, trad. de l’italien par
J. Mignon, Paris, Cerf, 1999, p. 178-188 (sur Amalaire) et p. 227-232 sur saint Thomas d’Aquin
qui reprend des positions analogues.
23. Concile de Trente, XXIIe Session, 17 septembre 1562, chap. V : « Des cérémonies de la messe »
et Canon 3 : « une seule et même hostie, et le même l’offre maintenant par le ministère des
prêtres qui s’offrit alors lui-même sur la croix, la seule différence étant dans la manière de
l’offrir », voir Le Saint Sacrifice de la Messe. XXIIe session du Concile de Trente…, éd. Sainte
Jeanne d’Arc, Vailly sur Sauldre, 1982.
24. Il appartenait, adolescent, à la Congrégation des Jésuites de Metz selon son biographe. Sur cet
artiste et sa situation spirituelle, je me permets de renvoyer au premier chapitre de Frédéric
CouSinié, Beautés fuyantes et passagères. La représentation et ses objets-limites aux XVIIeXVIIIe siècles, Paris, G. Monfort, 2005.
25. Voir Maxime PRÉAUD, Inventaire des fonds français du XVIIe siècle, t. 8. Sébastien Leclerc I,
Paris, BNF, 1980, p. 55-73 : Tableaux parlants ou sont representees la passion […] et les actions
du prestre a la Messse […] par L. Mengin Pretre, Metz, C. Bouchard, 1657 (suivi d’autres états
en 1661, 1665, 1685) ; édition suivie d’une seconde version en 1661 (Metz, C. Bouchard, 1661)
et d’une troisième, nettement simplifiée (Metz, F. Bouchard, 1680). M. Préaud reproduit
encore une édition antérieure, de 1655, incomplète (9 planches), qui ne représente pas les
scènes de la messe sauf une gravure où la messe est représentée au fond de la scène principale
de la vie du Christ (n° 83), inversant le schéma qui sera adopté par la suite.
26. Voir La Sainte Messe ou sont representés par les actions du Prêtre les Misteres de la Passion […]
Avec les Oraisons appliqué…, Paris, François Jouenne, s. d. (introduction suivie de la mention
« chez Pierre Landry »).
27. « … je vous supplie en toute humilité, qu’il vous plaise graver en mon cœur le souvenir de
vôtre douloureuse passion, & me faisant la grace qu’assistant à cette offrande non sanglante
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de vôtre corps & de vôtre sang précieux, qui se fait sur vos autels par les mains de vos Prêtres,
je sois pénétré des mêmes sentimens que j’eûs pû avoir, si j’eusse été present à l’offrance
sanglante que vous fites de ce même corps & de ce même sang sur l’arbre de la croix pour nôtre
amour… », d’après Sébastien lE CLERC, Tableaux où sont représentés la Passion de N.S. JesusChrist et les actions du Prestre a la Messe. Avec des prières correspondantes aux Tableaux…,
Metz, Claude Bouchard, 1685 (3e éd.), p. 6.
28. Pierre lE lORRAIN DE vALLEMONT, Eloge de Mr Le Clerc…, Paris, N. Caillou et J. Musier,
1715, p. 134-137.
29. S. lE CLERC, op. cit., Avertissement, p. 3-4.
30. Pierre FLORIOT, Traité de la Messe de paroisse…, Paris, Helie Josset, 1679 : « toute l’Eglise est
offerte à Dieu comme un Sacrifice universel, & quoique ce Sacrifice soit tous les jours reiteré
& offert plusieurs fois, par plusieurs Prêtres, en plusieurs Eglises particulieres, par tout le
monde, toutes ces Eglises neanmoins ne font qu’une seule Eglise, & tous ces Prêtres ne sont
qu’un seul Prêtre de Jesus-Christ, comme tous ces Sacrifices particuliers ne sont qu’un seul &
même Sacrifice » (« Discours sur le dessein general de cet ouvrage », n. p). Une telle explication
est avant tout un moyen de répondre à la critique des protestants à l’égard de la multiplication
abusive des messes et en particulier des messes basses.
31. Le terme de « parlants » disparaît des éditions suivantes. La deuxième inscription se disposant
parfois au sein même de la scène représentée.
32. François COSTER, Les Cinq Livres des Institutions chrestiennes…, Rouen, Manassez de Preaulx,
1629, Livre I, chap. IX, « La maniere d’ouyr la messe », p. 37-38. Mais d’autres divisions sont
aussi retenues, par exemple par l’oratorien Pierre lE BRUN dans son Explication literale, historique et dogmatique des prieres et des ceremonies de la Messe…, Paris, Florentin Delaulne,
1716-1726, t. I, qui divise la messe en 6 parties : 1- La préparation publique au bas de l’autel
(jusqu’à l’Introit) ; 2- Une partie « Contenant les Prieres & les Instructions depuis l’entrée du
Prêtre à l’Autel jusqu’à l’Oblation » (de l’Introit au Credo) ; 3- « Le commencement du Sacrifice
ou Oblation » (de l’Offertoire à la Secrette) ; 4- « Le Canon ou la regle de la Consecration
précédée de la Préface » (de la Préface jusqu’à l’Oraison dominicale) ; 5- « La préparation à la
communion » (De l’oraison Dominicale ou Pater à la communion du prêtre) ; 6- « L’Action de
grace » (« de l’Antienne appellée Communion » à la fin de l’office).
33. Mais aussi par la multiplication des clercs qui entourent le prêtre ou l’éminence de l’autel qui
évoque l’autel principal et une messe cette fois-ci solennelle ?
34. Umberto eCO, Le Signe, Paris, Labor, 1988, p. 42-44.
35. Au détriment sans doute des fonctions expressives et surtout poétiques de ces gravures dont
on pourra constater sans doute la « faible » valeur esthétique.
36. Sur cette dimension prescriptive du rituel, voir Tufan oREL, Philippe oLIVIERO, « L’expérience
rituelle », Recherche de science religieuse, t. 78, n° 3, 1990, p. 333 : « le rite est comme un
tissage créé par l’objectivation et la réification, tissage dont l’existence même fait que les individus ne s’interrogent plus sur son comment et son pourquoi, mais sur l’efficacité attendue de
son usage. Puis, par la prescription qu’il impose, le rite devient non seulement “ce qui est”,
mais aussi “ce qui doit être” ».
37. Cité dans Pierre FLORIOT, Traité de la Messe de Paroisse. Où l’on découvre les grands Mysteres
cachez sous le voile des ceremonies de la Messe publique & solemnelle ; & les instructions admirables que Jesus-Christ nous y donne par l’unité de son Sacrifice, Paris, Helie Josset, 1679, p. 46.
38. La messe est donc une expérience corporelle et psychologique fondée sur l’empathie et à
laquelle participent bien évidemment encore les images, autant par « l’expressivité » plastique
que par le jeu des « expressions » corporelles. Telle manifestation douloureuse d’un visage,
telle insistance sur les plaies ou la souffrance du Christ ou de la Vierge, tel geste de déploration, sont à comprendre au vu des exigences d’une spiritualité qui cherche cette adhésion
affective et ce bouleversement intérieur du fidèle lors de l’office. Voir sur cette question André
FÉLIBIEN, Entretiens…, t. III, 6e entretien, p. 171 : « Lors qu’un Peintre représente le martyre
de quelque Saint, ou bien quelque accident fâcheux ; il faut qu’il y ait toûjours quelques-uns
de ceux qui sont présens qui soient touchez de compassion, parce qu’on a pitié des personnes
qui souffrent, principalement si ce sont des gens de bien qui soient injustement affligez. » Voir
aussi Gabrielle PALEOTTI, Discorso intorno alle imagini sacre et profane…, Bologne, Alessandro
Benacci, 1582, Livre I, chap. XXV : « Che le Imagini christiane servono molto a movere gli
affeti delle persone », p. 75-77 et notamment p. 76 sur les images des martyres.
39. Comme traité comportemental modèle voir l’ouvrage d’Érasme sur La civilité puérile dont
le chapitre III concerne « la manière de se comporter dans une église ». Sur cet « appren141
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tissage corporel […] générateur d’automatisme à la vue des signes chrétiens », voir Robert
MUCHEMBLED, L’invention de l’homme moderne. Sensibilités, mœurs et comportements collectifs sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988 ; voir également Olivier CHRISTIN, Une révolution
symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Minuit, 1991, p. 2930, qui indique que certains traits comportementaux des chrétiens devant les images (ne pas se
découvrir, ne pas s’incliner) permettaient de repérer les réformés lors des guerres de religion.
40. Voir les recherches originales de Marcel JOUSSE, en particulier L’anthropologie du geste, Paris,
Gallimard, 1974, et La Manducation de la Parole, Paris, Gallimard, 1975, où l’auteur montre
comment, dans ce qu’il nomme une « culture palestinienne » souvent analphabète, le sens,
« la leçon », sont mémorisés par le geste, l’attitude du corps, le souffle, le rythme, l’absorption
(« manger la parole »), « les œuvres », au sens large des « inscriptions corporelles ». Ce type de
rapport physique est fondamental dans le christianisme où l’homme résulte d’une série de
contacts par « modelage », insufflation, imposition, manducation et où l’idéal du chrétien est
de « rejouer » un certain nombre de scènes archétypales de la Passion et d’« imiter » le Christ.
Sur le geste et son rapport à la Parole, voir également les analyses de Pierre CHAUNU, Eglise,
culture et société. Essais sur Réforme et Contre-Réforme (1517-1620), Paris, Sedes, 1984 (1981),
p. 364-366, et A. DUPRONT, op. cit., p. 506-514 (« Le langage de la gestuaire »).
41. Louys MOLIN, Prattique des Ceremonies de la Sainte Messe Selon l’usage Romain, Lyon, Horace
Huguetan, 1658, p. 23-24.
42. Ibid., p. 24. Pour le jésuite François COSTER, Livre de la Compaignie, 1588 (cité par Louis
CHATELLIER, L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987, p. 56-57), ployer le genou et rester
prosterné à terre signifie que le fidèle se reconnaît coupable de la mort du Christ, debout il
se reconnaît comme ressuscité avec Jésus-Christ et prêt à accomplir ce qu’on lui commande,
les yeux levés signifient que sa pensée est aux cieux et les yeux baissés expriment la crainte de
la sévérité divine et la honte de ses péchés, on lève les mains pour montrer qu’il faut avoir le
cœur levé vers Dieu, on les joint pour manifester que son « esprit est resserré et non distrait ni
transporté par diverses pensées », se frapper la poitrine c’est déclarer sa haine à ses péchés et
sa volonté de faire pénitence ; prier les bras en croix signifient « qu’ils sont crucifiés avec JésusChrist, duquel ils représentent la croix et la passion ».
43. Lors de la Préface le prêtre « élève la voix pour advertir tous les Assistans de se rendre attentif à
la grandeur des Mysteres qui se celebrent », d’après François DE HARLAY, op. cit., p. 130-131.
44. Les gestes et les attitudes sont des signes visuels qui assurent une communication entre prêtre
et fidèles mais ils ne sauraient cependant se réduire à une « mise en scène » religieuse plus ou
moins « théâtrale » à usage simplement communicationnel. Les actes du prêtre sont des actes
sacrés et, à ce titre, certains sont dotés d’une « efficace » surnaturelle permettant une « présentification » de la divinité et une sacralisation des objets et des matériaux utilisés. Les paroles de
la consécration, en tant que paroles-actes, sont évidemment les plus spectaculaires, mais il en
est de même du signe de la croix qui a pour effet de « sanctifier les choses », de l’encensement
de l’autel qui obéit à un ordre précis, ou encore de l’usage de l’eau pour la bénédiction.
45. Arrivée du prêtre à l’autel/arrivée du Christ au Jardin des Oliviers ; déplacement du prêtre vers
l’Epitre/Christ amené par les soldats ; prêtre se déplaçant vers l’Evangile/Christ « renvoyé » à
Pilate.
46. Inclinaison du prêtre au Confitéor/Christ prosterné devant l’Ange.
47. Face à face du prêtre et de l’autel qui répond au face à face du Christ présenté à Anne, Caïphe,
Pilate, Hérode ; orientation du prêtre vers les fidèles qui correspond au regard du Christ à saint
Pierre, mais également à la présentation du Christ devant le peuple, à son apparition à sa mère
et aux disciples après la résurrection, et à son ascension et à la communication du Saint-Esprit
aux apôtres.
48. Baiser de l’autel par le prêtre/baiser de Judas au Christ (!) ; découvrement du calice/Christ
dépouillé de ses vêtements ; lavement des mains du prêtre et de Pilate, élevation de l’hostie/
élevation de la croix, etc.
49. Lorsque le prêtre « lève les yeux » avant la consécration, François de Harlay indiquait ainsi qu’il
était bon d’exécuter « cette mesme action pour vous representer celle de nostre Seigneur »,
d’après François DE HARLAY, op. cit., p. 170 ; il en est de même dans le traité souvent réédité
de Nicolas lE tOURNEUX, De la meilleure maniere d’entendre la Sainte Messe, Paris, Lambert
Roulland et Helie Josset, 1680, p. 129.
50. Voir Jean-Marie SCHAEFFER, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, p. 51-52 et p. 64 et suiv.
(« Mimétisme »).
51. S. lE CLERC, op. cit., p. 9.
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52. À l’Epitre : « Suivons, ô mon ame, nôtre Sauveur que l’on conduit lié & garoté à Pilate.
Regardons-le paroître debout, & tête nuë, en presence de Juge, devant lequel il est acusé de
sédition, de rebellion, & d’impité. Admirons sa patience digne d’un Dieu. Il se voit chargé
d’injures & d’oprobes par des personnes qui lui avoient rendu des honneurs divins cinq jours
auparavant, & il suporte tous ces afronts sans se plaindre. »
53. Par exemple « Quand le P. tourné vers le peuple dit : Orate fratres/JC paroist couvert d’un
Lambeau de pourpre » : « Regarde, ô mon ame, cet Homme de douleur […]. Ecoûte Pilate qui
le montre aux Juifs, & qui leur dit, Voilà l’Homme : Ou plûtôt écoûte le Pere Eternel, qui te
presentant son Fils unique, te dit… etc. ». La même écoute est demandée dans la scène où le
prêtre rompt l’hostie (voir note suivante).
54. Cette structure dialogale atteint sa plus grande complexité lors de la mort du Christ, le fidèle,
comme s’il devait suppléer à cette disparition et à la perte de son interlocuteur privilégié,
multiplie les interlocuteurs imaginaires : « Aprochons de la croix, ô mon ame & considerons
attentivement Jesus-Christ qui ayant crié à haute voix, Mon Pere, je remets mon ame entre vos
mains, permet à la mort de s’aprocher de lui & de finir la plus précieuse vie qui fut jamais. Déjà
la pâleur se répand sur son visage, le froid le saisit de tout son corps, ses yeux se ferment, ses
lévres se flétrissent, il baisse doucement la tête, il ne lui reste qu’un soûpir pour donner congé à
son ame de sortir & de se séparer de son corps. Helas ! il expire, il meurt, il est mort, il est passé,
il n’est plus. O pitoïable mere ! vous n’avez plus de fils. O bien-aimé disciples ! vous n’avez plus
de maître. O Madeleine ! il n’y a plus rien d’aimable pour vous sur terre. O apôtres ! vous n’avez
plus de chef ? O hommes ! ô pecheurs ! votre redempteur est mort, & il est mort pour vous
meriter une vie bien-heureuse & éternelle : comment peux-je vive, voïant Jesus mourir pour
mon amoru : O Jesus, je ne veux plus vivre que pour vous aimer ! », (p. 59) (« Quand le P. rompt
l’Hostie »/« JC mourant sur la croix depose son ame entre les mains de son Pere »).
55. Voir les quelques cas où un ensemble d’images pouvait se déployer sur certains retables de
maîtres-autels comme, à Paris, ceux des Filles de la Visitation (la Visitation y était associée à
une dizaine de tableaux représentant les principaux épisodes de la vie du Christ et de la Vierge),
du Calvaire du Marais, des Jésuites de Saint-Louis, ou des Jacobins réformés (l’Annonciation
était accompagnée de quatre scènes complémentaires — Naissance du Christ, Circoncision,
Présentation au Temple, Retour d’Égypte – représentées sur les piédestaux de l’autel principal),
ou encore les quelques cas où plusieurs tableaux pouvaient se succéder au cours de l’année
comme à Saint-Louis des Jésuites, aux Minimes de la Place Royale ou aux Mathurins.
56. Concile de Trente, XXIIe Session, 17 septembre 1562, chap. V : « Des cérémonies de la messe »
et Canon 3 : « une seule et même hostie, et le même l’offre maintenant par le ministère des
prêtres qui s’offrit alors lui-même sur la croix, la seule différence étant dans la manière de
l’offrir », voir Le Saint Sacrifice de la Messe. XXIIe session du Concile de Trente…, éd. Sainte
Jeanne d’Arc, Vailly sur Sauldre, 1982.
57. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 664.
58. Joseph DE vOISIN, Messel Romain, selon le reglement du Concile de Trente. Traduit en françois.
Avec l’explication de toutes les Messes, & de leurs Ceremonies, pour tous les jours de l’année.
Par le Sieur de Voisin Prestre, Docteur en Theol. Conseiller du Roy…, Paris, Rolin de La Haye
et Simeon Piget, 1660, t. I, p. 41.
59. F. De HArlAY, op. cit., p. 23.
60. A. PEYRONET, op. cit., p. 152-253.
61. F. DE HARLAY, op. cit., p. 38.
62. La personne du prêtre était intensément valorisée au XVIIe siècle, notamment par Edmond
Richer au début du XVIIe siècle mais aussi par les jansénistes ou par Bérulle. Voir Raymond
DARRICAU, « La messe et le prêtre dans l’esprit de l’école française de spiritualité », dans
Histoire de la messe…, op. cit., p. 51-66, ainsi que Paul BROUTIN, La réforme pastorale en
France au XVIIe siècle. Recherches sur la tradition pastorale après le concile de Trente, Tournai,
Desclée & Cie, 1956.
63. Cette méthode est de façon unanime privilégiée par tous les auteurs : elle correspond à la
seconde méthode de Rodriguez, et on la retrouve chez l’italien Giovanni Bona qui affirme
que les fidèles « passent en quelque maniere pour Sacrificateurs & offrans par le Ministere du
Prestre, non comme leur Ministre, mais comme leur deputé, ou leur mediateur », d’après le
Traitté du Sacrifice de la Ste. Messe, ou Pratique pour la bien celebrer. Traduit en François du
Latin du Cardinal Bona, Lyon, Michel Mayer, 1672, p. 5. Voir encore N. lE tOURNEUX, op.
cit., p. 187-188 ; Jean-Elie AVRILLON, Meditations et Sentimens sur la Ste Communion. Pour
servir de préparation aux personnes de piété qui s’en approchent souvent. Avec les Réflexions &
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les Sentimens d’un Solitaire en Retraite pendant l’Octave du saint Sacrement…, Paris, PierreAugustin Le Mercier, 1713, p. 429-430 ; P. FLORIOT, op. cit., p. 22-23 et voir aussi p. 460463 ; ou encore François DE HARLAY qui défendait déjà une conception de la messe comme
« Oblation du Peuple bien & deuëment instruit » (op. cit., p. 64.). Dans cet idéal, c’est le modèle
participatif supposé de l’Église primitive qui sert de référence (comme il servira de référence
aux architectes du XVIIIe siècle). Lors de la communion, l’imitation et la relation atteignent leur
point extrême en devenant alors union. L’union se réalise non seulement avec le prêtre, mais
surtout avec le Christ, « par une conjonction la plus intime qui se puisse imaginer » hormis
l’union hypostatique (selon A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 632), et au-delà encore avec les saints, les
apôtres et les martyrs dans un même « corps mystique » où les hommes sont persuadés d’avoir
« part à leurs grâces, & au merite de leurs souffrances & de leurs bonnes œuvres, puisque
n’étant avec eux qu’un en Jesus-Christ » (P. FLORIOT, op. cit., p. 471).
64. N. lE tOURNEUX, op. cit., p. 99.
65. Dominique Viaux a relevé une « focalisation tout à fait impressionnante du sentiment religieux »
sur la messe qui est conçue aux XVe et XVIe siècles comme le principal suffrage permettant « d’attirer la miséricorde divine ». Ce privilège explique le succès des fondations de messe et, à un
moindre échelon, des fondations de lampes ou de luminaires auprès de l’autel. Voir Dominique
viAux, « L’économie du salut dans les textes des fondations de messes aux XVe et XVIe siècles.
Essai théologique », Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuse, v. 72, n° 2, 1992, p. 151-163.
Sur la pratique des fondations voir Jean-Loup lEMAITRE, « Les obituaires français. Perspectives
nouvelles », Revue d’Histoire de l’Église de France, t. LXIV, n° 172, janvier-juin 1978, p. 69-81.
À Paris le sommet des fondations de messe se trouve entre 1650 et 1700, voir Pierre CHAUNU,
La mort à Paris : XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978, p. 412.
66. Cette logique de la substitution et de la circulation est au principe du christianisme, jouant
encore avec le pain et le vin initialement offerts par le peuple au prêtre puis « transformés » en
corps et sang du Christ. On trouverait encore ce principe substitutif dans le remplacement par
un bélier d’Isaac, où dans celui du Christ qui se substitue aux hommes dans le sacrifice de soi
pour éviter la perte du genre humain, et encore une fois dans le sacrifice effectué par le prêtre
lors de la messe qui se substitue à celui du Christ. Dans ces différents actes, la violence est
chaque fois atténuée ou éliminée : sacrifice d’un animal plutôt que d’un homme, sacrifice d’un
homme plutôt que de tous, sacrifice non sanglant du prêtre. Voir l’interprétation du sacrifice
comme « mise en acte de la puissance » par G. vAN DER lEEUW, La religion dans son essence et
ses manifestations. Phénoménologie de la religion, Paris, Payot, 1948, p. 344-349.
67. Le « canal » du prêtre comme le nomme encore F. DE HARLAY, op. cit., p. 270.
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L’image intérieure
L’image mentale est au cœur de la pratique méditative qui s’exerce, nous l’avons vu,
aussi bien dans le cadre public de l’Église que dans celui, plus personnel, de la chapelle
ou de l’oratoire particulier. Élaborée à partir d’éléments issus des sens extérieurs, et
notamment à partir des représentations matérielles – crucifix, sculptures, tableaux ou
gravures illustrant les traités d’oraison –, c’est cette « vive image des choses » qui est
l’objet-support privilégié de l’application des différentes facultés de l’Esprit. Mémoire,
Entendement et Volonté, concourent à la mise en place d’une construction imaginaire,
intellectuelle et affective qui est, pour nombre de spirituels, un des moyens les plus sûrs
et commodes pour accéder aux plus hauts degrés de l’oraison.
Une telle construction psychique peut difficilement être un objet d’étude pour une
histoire de l’art occupée avant tout par les images matérielles, bien que celles-ci soient
en relation étroite avec les images mentales lors du processus producteur : ces images
matérielles en sont parfois issues, ou bien, inversement, elles-mêmes les suscitent et
participent à leur élaboration. En tentant d’approcher la nature, l’origine, les procédés
de formation et les usages de l’image mentale lors des pratiques spirituelles, il s’agit de
contribuer à appréhender la réalité de l’image au XVIIe siècle d’une manière synthétique,
en intégrant l’ensemble de ses multiples et dynamiques « états » et non plus seulement ses
formes matérielles : celles-ci n’en sont qu’une des manifestations dont la compréhension
n’est pas détachable des autres formes.
Au XVIIe siècle, au moins trois catégories d’acteurs appartenant à autant de champs
intellectuels contribuent, de façon complémentaire ou partiellement concurrente, à constituer une réflexion théorique sur l’image mentale : les artistes, à travers la théorie bien
connue de l’Idea et du disegno retracée notamment par Panofsky ; les philosophes qui
reformulent au cours du XVIIe siècle toutes les conceptions traditionnelles de la perception
et de la représentation interne ; et enfin les théologiens et les auteurs spirituels qui restent
généralement attachés aux doctrines aristotélico-thomistes traditionnelles infléchies par
la mystique moderne. Pour ces derniers, essentiels à notre propos, la production d’une
image mentale est le résultat de toute une complexe conception de l’Esprit, qui découpe
en diverses parties, facultés ou puissances l’âme humaine, et imagine diverses modalités,
naturelles ou surnaturelles, selon lesquelles est reçue ou produite cette image. En d’autres
termes, la classification typologique de l’image est clairement associée à une différenciation topique de l’Esprit qu’il est essentiel de comprendre, bien avant les topiques
modernes d’un Freud, d’un Lacan (sa « topologie » dénonçant le mythe de l’intériorité
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freudienne) ou celles encore de la neurobiologie. Je voudrais ici, à la suite notamment
des travaux de Mino Bergamo, rappeler ces différentes conceptions en rapprochant plus
étroitement conceptions théologiques et théories philosophiques, et évoquer également
l’enjeu représentatif décisif qui leur est aussi attaché. Si abondent en effet les représentations matérielles à partir desquelles peuvent être conçues les représentations intérieures,
est-il possible de représenter également, et sous quelles formes, ces images intérieures
elles-mêmes, ainsi que l’espace mental, le lieu psychique ou encore cet « espace intérieur »
(Benedetta Papasogli) qui est celui de leur déploiement ?
On sait que l’ignatienne « composition du lieu » et les diverses formes contemporaines
de constructions imaginaires visent à élaborer intérieurement non seulement un « lieu »,
c’est-à-dire une « scène mentale », mais aussi les objets, les personnages et les actions qui
vont l’occuper, issus des récits de la Mort et de la Passion du Christ qui sont privilégiés lors
de ces exercices. Mais la littérature spirituelle se soucie également de déterminer en quel
espace imaginaire ce lieu composé doit être lui-même placé, par rapport au propre corps et
à l’esprit du sujet méditant. Plusieurs solutions, nous l’avons rappelé, sont proposées aux
dévots désireux de se livrer à ces pratiques : soit il s’agissait de « se rendre présent » à la
scène méditée, le fidèle se projetant imaginairement dans l’espace et le temps historique
de la scène ; soit le fidèle devait concevoir « au pré de soy » cette scène, intégrant cette
fois dans son espace quotidien et actuel l’objet de sa méditation ; soit, dernière modalité
plus intime, la scène méditée devait être imaginée dans son propre esprit et notamment
dans l’organe qui en tenait souvent lieu pour les mystiques : le cœur.
Ce dernier choix s’explique sans doute par les dévotions traditionnelles au cœur du
Christ, réactualisées au XVIIe siècle par d’innombrables textes dont ceux de l’oratorien Jean
Eudes, de Marguerite-Marie Alacoque ou encore d’Olier, auteur de la Vie intérieure de
Notre-Seigneur 1. Ces textes sont à l’origine d’une iconographie spécifique qui prendra une
place croissante jusqu’au XIXe siècle : en témoignent par exemple, au XVIIe siècle, la spectaculaire Adoration du Cœur de Jésus par les anges (ill. 34) (Beaune, église Notre-Dame),
tableau d’un disciple de Le Brun, Gabriel Revel, ou, plus modestement, la représentation
des Cœurs de Jésus et de Marie adorés par les saints du provençal Michel Serre (église
de Saint-Gilles du Gard). Ces dévotions rendaient plus précieuses ces représentations à
fortes connotations symboliques et affectives, et tendaient à créer une forme de relation
intime entre cœur du Christ – mais aussi cœur de la Vierge –, et cœur du fidèle. Si les
cœurs de nombreux saints ou prétendus saints étaient également vénérés à l’instar de
reliques – il en fut ainsi de celui de saint François de Sales, de Jeanne de Chantal, du
cardinal de Bérulle, du grand Arnauld, etc. –, le cœur était aussi un élément traditionnel
déterminant du système théologico-monarchique français. On sait notamment que les
monuments érigés par Jacques Sarazin pour recevoir les cœurs de Louis XIII (1643) puis
de Louis XIV à Saint-Louis-des-Jésuites à Paris, église évoquée pour son immense retable
dans le chapitre précédent, montraient, emportés par deux anges, l’élévation céleste des
cœurs royaux enflammés de dévotion, élévation qui était donnée comme équivalente à
la scène de l’Assomption de saint Louis qui figurait sur le retable du maître-autel qu’encadraient ces deux monuments 2. Si le dévot pouvait éventuellement méditer devant les
représentations offertes par le réseau d’images du retable, il pouvait peut-être également
projeter intérieurement, dans son cœur, ces images de la Passion afin de les méditer et
de communier ainsi spirituellement avec la divinité.
Le choix du cœur comme siège de l’âme, et donc comme lieu privilégié de la communication divine, tient aussi et surtout à la permanence de la thèse cardiocentriste péripatéticienne qui, bien qu’abandonnée par les philosophes et les « médecins », avait toujours la
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Gabriel Revel,
Adoration du
sacré cœur
de Jésus,
Beaune, église
Notre-Dame.
faveur des théologiens. Ces derniers faisaient toujours du cœur le siège principal de l’âme
et en particulier des passions, des « appetits » ou encore de la « Volonté », faculté essentielle
en matière mystique. La place centrale accordée au cœur était là encore confortée par toute
une abondante iconographie qui faisait notamment de cet organe, sous différentes formes,
le symbole de l’Amour divin ou de la Charité dont témoignent plusieurs tableaux : L’Amour
divin et la Fidélite de Charles Mellin (Mayence, coll. part.) (ill. 35), L’ange de l’Amour
divin gravé par F. Tortebat d’après Simon Vouet, ou la Charité divine également de Vouet
(musée du Louvre). Le cœur était aussi l’attribut de nombreux saints mystiques. Il en était
ainsi pour sainte Lutgarde, sainte Catherine de Sienne, sainte Brigitte de Suède, sainte
Gertrude ou encore saint Antoine de Padoue et, au XVIe siècle, pour sainte Thérèse ou
Ignace de Loyola lui-même. Le cœur enflammé de saint Augustin, figure si importante pour
le XVIIe siècle et référence justement centrale pour les théoriciens de « l’oraison cordiale »,
est sans doute le plus célèbre en raison de la place que le saint accordait dans ses écrits
au cœur et à l’espace intérieur : c’est le fameux cubiculum cordis, la chambre retirée du
cœur dans laquelle les chrétiens étaient appelés à se retirer, le cœur « blessé » des flèches
de l’amour divin et « plein de désir » d’être à Dieu auquel fait allusion le saint dans ses
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Charles Mellin,
Allégorie de
l’amour divin,
Allemagne,
coll. part.
Confessions, ou encore le « temple » où Dieu doit être peint sous une forme humaine 3.
L’évêque Antoine Godeau, qui avait consacré un long « Panegyrique » au saint prononcé
vers 1651 dans l’église des Grands Augustins de Paris, fait allusion à cet emblème important : hésitant sur le sujet de sa harangue, il évoque un tableau inopinément « rencontré
dans cette Église […] où ce grand Evesque est representé tenant d’une main un Livre
fermé, & de l’autre, un Cœur d’où sort une flamme resplendissante », tableau qui va lui
servir de « figure mysterieuse » que son discours devait expliciter 4. L’œuvre picturale de
Godeau correspond aux schémas iconographiques alors consacrés. Un tableau célèbre de
Philippe de Champaigne (ill. 36) (vers 1642) (Los Angeles), montre par exemple le saint
dans son cabinet de travail tenant de sa main son propre cœur, qu’embrase, via la tête
également illuminée du saint, une lumière surnaturelle : cœur et cerveau, tous deux soumis
à l’influence divine illuminante (« Veritas »), associent ici leurs facultés pour inspirer le
saint. La même iconographie familière se retrouve dans un dessin de La Hyre, son Saint
Augustin conservé au musée du Louvre, ou dans l’intéressant tableau du même artiste,
La présentation de la Vierge au temple (Moscou, musée Pouchkine) où la scène se déroule
en présence d’un abbé tenant dans sa main gauche un cœur enflammé et vêtu d’un froc
sombre qui pourrait évoquer l’ordre des capucins, dont l’artiste était proche, ou celui des
Ermites de Saint-Augustin. Dans un contexte régional, les œuvres toulousaines d’Ambroise
Frédeau, peintre qui appartenait lui-même à ce dernier ordre, reprennent des éléments
semblables. Son tableau de Saint Augustin présentant son cœur à la Vierge (Toulouse,
musée des Augustins), où le saint, comme le faisaient les souverains français, offre son
cœur à la divinité, est lui-même, en tant qu’ex-voto explicitement désigné comme tel par
une inscription au bas de la toile, une offrande adressée au saint et à la Vierge 5.
C’est ce dernier lieu, mais cette fois évoqué non plus sous sa forme extérieure superficielle mais sous son apparence intérieure, qui avait été choisi par le mystique parisien Jean Aumont auquel je voudrais ici m’attacher plus particulièrement. Alors même
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que le genre du traité d’oraison illustré avait,
semble-t-il, perdu de son actualité après l’efflorescence du début du siècle, Jean Aumont est
l’auteur d’un exceptionnel ouvrage illustré de
gravures, L’ouverture interieure du royaume de
l’Agneau occis dans nos cœurs (1660), suivi de
l’Abbregé de l’Agneau occis (1669), où vient s’enraciner une nouvelle conception de l’oraison
dite « cordiale » où l’espace du cœur est donné
comme le lieu d’accueil, rendu visible par le
graveur, de l’image mentale. Soumis à l’influence divine la plus abstraite mais préservant
la dimension visuelle et iconique de l’image,
cette voie méditative et contemplative proposait
une synthèse exemplaire entre la mystique la
plus exigeante du XVIIe siècle et les techniques
plus usuelles d’une oraison qui restait profondément attachée aux images et aux sens.
LE LIEU DE L’IMAGE MENTALE
n Les principaux traités portant sur l’oraison
qui paraissent en France dans les années 16501670, au sein des diverses familles spirituelles
catholiques, nous livrent l’essentiel des conceptions traditionnelles relatives à la structure de
l’esprit où se constitue l’image mentale, c’està-dire l’objet intérieur de la méditation ou de la contemplation du chrétien 6. Si l’on suit
par exemple la synthèse sur la question que propose le théologien Henry-Marie Boudon,
Grand Archidiacre de l’église d’Évreux et auteur notamment d’une importante biographie du mystique Jean-Joseph Surin 7, trois sortes de connaissances seraient accessibles
à l’homme : l’une liée à la faculté « sensitive », « composée de tous les sens intérieurs &
extérieurs » ; l’autre qui est attachée à la faculté « raisonnable » (« l’entendement ») ; et
la dernière, qu’il désigne comme « Intelligente » (ou intellectuelle), qui serait « le même
entendement, entant qu’il connoist par une vûe simple, sans discours, d’une maniere
angelique 8 ». Cette tripartition reçoit diverses dénominations, l’une des mieux établies
étant celle qui distingue l’âme (Anima, partie inférieure de l’homo bestialis), l’esprit
(Spiritus, partie médiane de l’homo rationalis), et une partie intellectuelle supérieure
(Mens, la cime de l’esprit de l’homo deiformis, devenu semblable à Dieu). Selon encore
Pierre de Poitiers, Provincial des Capucins de Touraine et auteur d’un autre monumental
ouvrage de théologie mystique (Le Jour Mystique, 1671), ces trois parties correspondent à
autant des degrés de l’oraison qui nous sont désormais familiers : l’oraison « accompagnée
de dévotion sensible », attachée aux sollicitations des sens (et notamment aux images
matérielles) ; la méditation discursive, « avec production d’actes, qui sont les bonnes
Pensées, Discours & Contemplations claires », mais qui reste attachée aux images issues
des sens et formées par l’imagination ; et la contemplation « pure » qui repose sur « des
especes purement intellectuelles, avec lesquelles l’entendement opere sans regarder les
phantômes, & les especes imaginées 9 ».
Dans la première faculté des théologiens on reconnaît la partie « sensitive », liée
à la fois aux cinq sens extérieurs, au « sens commun » aristotélicien qui en rassemble
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Ill. 36
Philippe de
Champaigne,
Saint Augustin,
Los Angeles,
County museum
of Art.
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intérieurement les données, mais aussi à l’Imagination, généralement confondue avec la
« fantaisie » au XVIIe siècle qui suit en cela saint Thomas d’Aquin. La partie dite « raisonnable » est celle où résident les facultés ou « puissances » supérieures de l’esprit que sont,
selon la tripartition augustinienne (De Trinitate), la Mémoire, l’Entendement et la Volonté.
Est éludée en revanche la partie « végétative » des philosophes qui, trop élémentaire et
excessivement liée au corps et au monde matériel, n’intéresse pas la mystique même si elle
était toujours décrite par la théologie scolastique 10. Pierre de Poitiers par exemple, écarte
d’emblée de sa réflexion cette partie, conçue comme non propre à la connaissance : « Nous
ne parlons neantmoins pas icy de la premiere, parce qu’elle n’a aucune connoissance,
& que ses fonctions sont indépendantes de la volonté & de la liberté de l’homme. C’est
pourquoi dans l’école de Theologie Mystique, on ne parle point de cette ame ou faculté
Vegetante ; ne considerant que les operations libres & humaines, par lequelles l’ame se
peut unir à Dieu 11. »
Bien qu’amputant quelque peu les schémas habituels de la philosophie, la construction
proposée se veut « encore plus subtile que celle des Philosophes 12 » et formule une autre
tripartition où est en revanche ajoutée, et il faut insister sur ce point, le niveau supérieur
(« suprême »), qu’est cette partie « Intelligente ». Celle-ci est alors désignée par la tradition
mystique comme la « cime » (apex spiritus), la « pointe » (François de Sales), le « centre »
de l’esprit, le « troisième ciel » ou le « fond » de l’âme (la tradition rhéno-flamande), ou
encore comme le propre « cœur » du fidèle. Ce lieu est plus précisément décrit comme :
le Sanctuaire & la demeure secrete de Dieu present en l’ame, où il opere par luymême, & où elle souffre & reçoit ses divines inactions. Il est là l’objet & comme le
Soleil qui l’embrase d’un feu divin, & qui l’éclaire de tant & de si lumineux rayons,
qu’on peut dire que c’est dans cet intime & dans ce centre que se trouve toute la
gloire de la fille du Roy celeste.
Afin de justifier la spécificité et l’autonomie (relative) de cette partie suprême de l’âme,
les théologiens mystiques en font le lieu où adviennent des manifestations dépourvues
des formes qui caractérisent les parties inférieures :
Les especes, les figures, & les representations des choses creées n’abordent point
dans l’ame dans cet état & dans cette region de paix ; parcequ’elle y est élevée jusques
dans sa Pointe au dessus de toutes ses autres puissances, & là elle contemple la
Divinité non revestuë de formes & d’images, comme dans les Oraisons de Meditation
ou de Contemplation, claires & affirmatives, mais en elle même & au dessus de toutes
pensées, parcequ’elle sçait bien que toutes les choses qui tombent sous le sens, ou la
comprehension humaine, ne sont que des ombres & des peintures ; & non la realité
ou la verité du Dieu qu’elle cherche & qu’elle veut adorer 13.
C’est là en effet, en ce « fond de l’âme », que le fidèle tend à s’unir à la divinité lors
d’une expérience contemplative qui approche celle de la condition angélique. L’union
est moins la seule communication d’un sujet extérieur surnaturel qui se rendrait présent
lors de l’oraison, par « infusion », « impression », communications de grâces, de lumières
ou de nouvelles espèces (species) dites « intelligibles » (par opposition avec les espèces
« sensibles »), que révélation et retour à une image originelle de la divinité déjà présente,
« imprimée » bien que dissimulée, en ce lieu intime. La pensée du XVIIe siècle retrouve
en effet l’idée augustinienne d’un dieu trinitaire « caché », présent « dans le fond de nos
cœurs », mais dont l’homme, excessivement « répandu dans les choses extérieures », s’est
éloigné 14, mais aussi peut-être l’idée de la mystique issue d’Eckhart d’un Verbe divin
(le Fils) « prononcé » au fond de nous par le Père 15. Cette idée est devenue depuis longtemps fort commune. Avant d’être reprise notamment par François de Sales et nombre
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de spirituels du XVIIe siècle qui font, si l’on suit M. Bergamo, d’un lieu métaphysique
abstrait une réalité psychologique 16, elle avait été adoptée par la mystique médiévale,
celle d’Harphius par exemple, auquel se réfère encore Pierre de Poitiers 17.
Au XVIIe siècle, poursuivant les multiples et contradictoires hypothèses émises par les
grands mystiques nordiques (Harphius, Tauler, Ruusbroec), français (Richard de SaintVictor, Gerson) ou plus récemment par Sandaeus (Maximilien Van der Sandt) ou le carme
espagnol Jean de Jesus-Maria, les différents auteurs s’interrogent à nouveau sur ce mystérieux « fond de l’âme » : sur sa nature (essence, selon la tradition issue de Maître Eckhart,
substance ou « puissance » de l’âme ?), sur ses divisions, ses relations aux autres parties et
aux différentes puissances, sur la manière dont Dieu s’y communiquerait (par « attouchement » ?), ou encore sur les modalités de la contemplation qui s’y réaliserait (affirmative
ou « négative et sans formes » selon la tradition dyniosienne ? 18). Le « supplément » que
constitue cette partie était, à l’exception peut-être d’un Proclus (traduit en français au début
du XVIIe siècle) ou d’un « Trismegiste » (Hermès Trismégiste), inconnu des philosophes
païens auxquels cette partie « a été cachée ». Elle l’était également, et Pierre de Poitiers
feint de s’en étonner, de « plusieurs Philosophes & Theologiens Chrestiens », dont saint
Thomas d’Aquin lui-même. La tradition scolastique ne pouvait accepter en effet une
union essentielle de l’âme à Dieu mais simplement une forme d’union à travers l’amour
et la connaissance où opéraient les facultés spirituelles usuelles 19. Une telle « ignorance »
venait marquer la supériorité de la théologie mystique non seulement sur la théologie
scolastique mais également sur la philosophie ancienne ou contemporaine avec laquelle
il est significatif de la comparer.
Le philosophe Scipion Dupleix, auteur d’une Physique (1640) d’esprit encore aristotélicien qui est l’une des plus diffusées de la première moitié du XVIIe siècle, reprend
par exemple l’organisation tripartite usuelle pour les philosophes de l’âme : âme dite
« végétative » (et ses facultés liées à la nutrition, à la croissance et à l’engendrement), âme
« sensitive », âme « intellectuelle 20 ». À l’exception des systèmes brutalement simplificateurs d’un Thomas Hobbes ou de Descartes, qui ne s’embarrassaient plus des divisions
et subdivisions jugées inutiles et infondées de la scolastique, une telle structure de l’âme
reste plus ou moins reçue par les philosophes du XVIIe siècle 21. On retrouve généralement
dans l’âme intellectuelle les facultés de l’Entendement, de la Volonté et de la Mémoire 22,
tandis que l’âme sensitive retrouve plus ou moins sa division entre sens extérieurs et sens
intérieurs, ces derniers étant cependant bien souvent réduits à trois et répartis différemment selon les auteurs. Dupleix retient par exemple le sens commun, l’imagination et la
mémoire 23, tandis que le philosophe et médecin parisien Marin Cureau de La Chambre,
auteur d’un traité important sur Le système de l’âme (1664) que connaissait Le Brun,
distingue le sens commun, l’imagination (« Phantaisie ») et la faculté dite estimative 24.
Si l’on est proche des catégories des théologiens, notamment pour la partie « intellectuelle » qui est analogue, on peut cependant constater un net infléchissement, que l’on
dira corporel et mondain, voire anti-contemplatif, des préoccupations des philosophes. Une
telle orientation n’est certes pas nouvelle et, comme l’avait déjà souligné Eugenio Garin,
elle marque déjà l’évolution de la pensée de la Renaissance, de Pietro Pomponazzi et des
réflexions sur la nature et l’immortalité de l’âme aux philosophes de la nature comme
Fracastor ou Telesio dans l’Italie de la seconde moitié du XVIe siècle 25. Elle paraît bien
se radicaliser sous l’influence de la philosophie « mécaniste » et expérimentale du début
du XVIIe siècle. Appliquée au problème de l’âme, on constate que le niveau ultime de la
structure de l’âme, la « pointe de l’âme » chère aux mystiques, est en effet éliminée, tout
comme d’ailleurs les fameux cinq sens dits « spirituels » impliqués lors de l’union divine
et auxquels ne font plus allusion les philosophes 26. Dans la partie inférieure de l’Esprit,
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l’âme végétative, jugée indigne de considération par les théologiens, est non seulement
réintégrée dans la tripartition générale des philosophes mais elle est même, pour un
Cureau de La Chambre, associée à une forme de connaissance, certes élémentaire et
dite « naturelle », qui se fait « sans la participation des Sens, et de l’Esprit » et qui est
parallèle aux deux autres degrés plus élaborés de connaissance qui concernent les parties
sensitives et intellectuelles 27. Pour cet auteur encore, la connaissance qui est propre à
l’homme n’est pas l’intellectuelle comme pouvaient le prétendre des théologiens soucieux
d’éliminer toute forme sensible, mais celle qui tient à l’union des connaissances intellectuelles et sensitives : « on ne peut rien concevoir de spirituel où il n’entre quelque notion
corporelle. Qu’on se figure de la façon qu’on voudra l’Ame, l’Ange, Dieu mesme, on se
les representera tousjours comme des choses materielles 28 ». La même affirmation était
naturellement présente chez un philosophe matérialiste et mécaniste comme Hobbes ou
bien pour un épicurien comme Gassendi qui pouvait affirmer, dans des termes semblables,
que toutes les idées présentes dans l’Entendement, y compris celle de Dieu, tirent leur
origine des sens, soit directement soit indirectement par le biais des diverses opérations
intellectuelles où sont ré-élaborées les images initiales 29.
Certes, la composante divine ne saurait être totalement ignorée par les philosophes.
Dupleix, par exemple, ne peut que rappeler le privilège, qui distingue l’homme des
autres créatures, d’un être doté d’une âme spirituelle et immortelle, « vif pourtraict »
de la divinité que chacun porte en soi et « qui donne la vie et le mouvement à ce corps
mortel et corruptible 30 ». Il attribue également à la divinité la création et infusion « en
un instant » de cette âme rationnelle, là où les « brutes » (les animaux) ne disposent que
des composantes végétatives et sensibles qui périssent avec eux. Mais l’examen de cette
âme immortelle ne saurait être un objet d’étude pour la physique, science « naturelle »,
qui « ne considere pas l’ame comme une substance entierement separée de sa matiere et
purement intellectuelle (car cela est propre à la Metaphysique ou science sur-naturelle)
ains comme estant la forme du corps vivant et la principale piece des choses animées 31 ».
En reprenant la définition aristotélicienne de l’âme (l’âme comme « forme du corps vivant »), Dupleix adhère à son présupposé matérialiste qui fait l’économie de quasiment
toute explication surnaturelle et tend, bien qu’incomplètement, à détacher le discours
philosophique des constructions théologiques. Des positions analogues, où se maintient
la tension entre philosophie naturelle et référence théologique, se retrouvent chez les
contemporains de Dupleix comme Cureau de La Chambre ou, de façon très marquée, le
Descartes des Méditations 32. Pour Cureau de La Chambre par exemple, son traité n’a pas
à se préoccuper du « fond » de la nature de l’âme et il lui suffit de supposer « que c’est
une substance Spirituelle Indivisible et Immortelle », sans chercher à « affoiblir par mes
preuves une verité que la Religion a establie ». Néanmoins, lorsqu’il aborde l’examen de
la partie intellectuelle de l’âme et le mode de connaissance qui lui est propre, il ne peut
s’empêcher de traiter le cas de « la Connoissance de l’Ame separée », c’est-à-dire de l’âme
qui n’est plus unie au corps. C’est à l’évidence une question théoriquement hors de portée
de la philosophie naturelle, et, de fait, afin de pouvoir expliquer d’où proviennent des
Idées qui ne peuvent être issues ni des sens ni de l’imagination, il reprend les différentes
hypothèses issues de la scolastique médiévale : vision en Dieu des choses, idées infuses
lors de la création ou/et « au temps et dans l’occasion qu’ils doivent connoistre actuellement », etc. 33. De telles hypothèses seront, à nouveau, revisitées dans les années 1670
par le cartésianisme réformé et rechristianisé de l’oratorien Malebranche. Il réintroduira
en effet l’hypothèse de l’intervention divine, non seulement pour les apparitions surnaturelles mais également comme condition nécessaire de la perception de toute image, que
celle-ci soit sensible, imaginaire ou « purement intellectuelle 34 ».
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Si l’on revient aux conceptions des théologiens mystiques, la tripartition proposée perd
rapidement la simplicité de son ordonnance lorsqu’on lit plus attentivement la littérature
spirituelle. Les différents auteurs utilisent en effet une terminologie variée voire contradictoire, et ils ne s’accordent guère sur les composantes des différentes parties de l’âme
ni forcément sur leur nombre et leur autonomie les unes par rapport aux autres. Dans le
cas par exemple de Boudon, qui se réfère au Père capucin Simon de Bourg en Bresse 35,
à saint François de Sales et à son disciple Jean-Pierre Camus, les deux dernières parties
de l’Esprit n’en forment en réalité qu’une seule, reconduisant la structure de l’âme à un
schéma binaire (inférieur/supérieur), voire unitaire. Partie « raisonnable » et « cime de
l’esprit » sont en effet les deux composantes d’une même partie supérieure qui est celle de
« l’intelligence » mais qui s’exercerait sous deux modalités différentes. Quand l’intelligence
agit « par la seule force & lumiere intérieure » qui est celle de l’entendement rationnel
qui, lui-même, « déduit ses connoissances des objets sensibles, & de l’imagination », « il
est nommé la portion inferieure de l’intelligence ». En revanche, « quand cela arrive par
une lumiere infuse & surnaturelle que la volonté embrasse, il est appelé portion supérieure
de l’intelligence, suprême ciel, pointe d’esprit 36 ». Une même position, qui était peutêtre une façon de ne pas être en contradiction excessive avec les positions unitaires des
philosophes, est adoptée par Pierre de Poitiers et plus généralement par les « nouveaux
mystiques » pour lesquels la suprême Pointe de l’esprit « n’est pas une puissance de l’ame
distincte réellement des trois autres, Memoire, Entendement & Volonté 37 », mais n’est
autre « que la volonté & l’intellect » (la mémoire est ici exclue), ces puissances étant lors
de la contemplation mises « hors de leurs operations ordinaires 38 ».
Une même ambiguïté terminologique et conceptuelle, partagée d’ailleurs ici par les
philosophes, se retrouve quant aux « sens » et aux « facultés » ou « puissances » propres aux
différentes parties de l’âme. Si les différents auteurs s’accordent sans mal pour distinguer
cinq sens extérieurs liés à autant d’organes de la sensation, ils ne s’entendent pas sur
la définition et le nombre des « sens intérieurs ». Par sens intérieurs est entendu d’une
part, et selon une vieille tradition médiévale qui se fonde notamment sur saint Bernard,
saint Bonaventure ou saint Grégoire, les « cinq sens » internes qui relèvent de la partie
supérieure de l’âme 39. Ils sont dans une position structurelle analogue aux sens externes :
c’est la vision spirituelle, le toucher spirituel, etc., qui jouent un rôle fondamental en tant
que mode d’appréhension interne non rationnel de la divinité. Mais ce terme sert aussi
à désigner d’autres composantes internes de l’âme, dont le choix varie parfois selon les
auteurs. Selon Boudon par exemple, ou encore le mystique marseillais François Malaval,
qui suivent tout deux saint Thomas d’Aquin 40, les sens internes, au nombre de quatre,
désignent aussi le traditionnel « sens commun » (« où se ramassent les images que reçoivent
les sens interieurs 41 »), et les autres « sens » que seraient l’Imagination (ou « phantaisie »,
capable de former de nouvelles images à partir de celles qui sont recueillies dans le sens
commun 42), « l’estimative » (« qui juge si les images du sens commun, & les phantôme
de l’imagination sont bons ou mauvais »), « la mémoire » (« qui conserve les images & les
phantômes, & tout ce que l’estimative a trouvé bon ou mauvais 43 »).
On voit les confusions possibles auxquelles se prêtent ces divisions, ces définitions et
ces terminologies relativement multiples et instables qui suscitaient l’ironie ou le rejet
des « nouveaux » philosophes du XVIIe siècle, même s’ils avaient eux-mêmes bien du mal
à s’en dégager. Ce qui est appelé « sens intérieurs » recoupe en partie certaines des
« facultés » de la partie sensitive (c’est le cas de l’Imagination), mais aussi, semble-t-il,
de l’Entendement puisqu’elle intègre la Mémoire. Or celle-ci est généralement assimilée
à un « sens » éminent de la partie « intellectuelle » de l’âme aux côtés de l’intellect et
de la volonté, sauf à considérer, ce que faisaient bien souvent les théories classiques de
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l’âme, que la mémoire se divisait en une mémoire « intellectuelle » et en une mémoire
« sensitive », cette dernière correspondant dès lors à l’un des sens intérieurs 44. La même
division concernait « l’appétit », source des multiples « passions », divisé en un appétit
raisonnable (c’est la « Volonté » de la faculté intellectuelle dont le rôle est déterminant
dans les pratiques méditatives et contemplatives), et en appétit dit irraisonnable relevant
de la partie sensitive – et à ce titre proscrit –, se dédoublant lui-même en « concupiscible » et « irascible ». D’autres auteurs, comme Honoré de Sainte Marie par exemple,
désignent encore comme « sens », mais des « sens spirituels », ces facultés supérieures
(Entendement, Mémoire, Volonté), par rapport aux sens intérieurs et inférieurs de la partie
sensitive : nous aurions ainsi des sens extérieurs, des sens intérieurs de la partie sensitive,
et des sens intérieurs « spirituels » au sein de la partie supérieure de l’esprit…, auxquels
s’ajoutent encore les « cinq sens spirituels » (vue spirituelle, toucher spirituel, etc. 45). Ce
dédoublement des sens et des facultés n’est pas simplement le résultat d’une incertitude
conceptuelle, mais il traduit aussi le souci des théologiens d’arriver à articuler le sensible
et l’intelligible, en tentant de rendre compte des moyens par lesquels s’opère ce passage
du monde terrestre au monde supra-sensible vers lequel tend le chrétien.
LA FORMATION DES IMAGES
La mise en place de tout cet appareillage complexe est également ce qui permet d’élaborer et de justifier un système, tout aussi sophistiqué, permettant d’expliquer les modes
de formation de l’image intérieure en fonction de ses différentes origines et des diverses facultés impliquées. Henry-Marie Boudon, comme ses contemporains, reprend sans
surprise l’antique conception augustinienne, développée par saint Thomas d’Aquin 46 et
toute la tradition de l’Église, sur laquelle nous reviendrons dans notre dernier chapitre.
On sait que saint Augustin distinguait les images corporelles des objets extérieurs, où
entrent donc aussi les images matérielles, accessibles au sens de la vision, les images
spirituelles (ou imaginaires) que forme intérieurement la puissance imaginative, et les
images intellectuelles (mystiques) propres à l’entendement 47. Cette tripartition, qui représente autant de modes possibles d’accès à la divinité via les objets de la création, via
les images spirituelles intérieures où peut être conçu Dieu, ou via l’union mystique par
communication surnaturelle, est reprise par Boudon :
n
Pour les visions, il y en a de trois sortes, les unes corporelles exterieures, qui se
voyent des yeux du corps ; les autres sont corporelles interieures, ou imaginaires, &
elles arrivent par des especes ou images des choses que nous avons déja en reserve au
dedans de nous par l’entremise des sens exterieurs, ou bien par l’entremise de nouvelles
images introduites par le ministere des Anges, ou par la vertu divine ; enfin il y a des
visions intellectuelles, & elles arrivent à l’entendement par une lumiere surnaturelle,
ou espece que Dieu y met sans l’aide d’aucun sens corporel, ny interieur, & sans que
l’ame fasse rien de sa part activement 48.
Si l’on rapporte cette tripartition aux trois parties de l’Esprit, les deux premières
catégories d’images relèvent de la partie sensitive (sens extérieurs et sens internes de
l’imagination), et la dernière appartient aux deux parties supérieures (entendement et
« cime » de l’esprit), ce qui n’est pas, nous le verrons, sans poser un certain nombre de
difficultés. Ce schéma est en effet rien moins qu’univoque. L’origine des images corporelles paraît relativement fixe, ce sont les objets naturels et, plus généralement, tout ce
qui est accessible au sens de la vision (dont les artefacts que sont les images matérielles).
D’autres auteurs que Boudon précisent, cependant, que Dieu même, par le biais d’apparitions surnaturelles, peut aussi se rendre accessible par ce biais corporel, ajoutant une
nouvelle catégorie d’images. Les choses sont plus complexes pour les images spirituelles
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puisque leur origine est double, sinon triple : soit l’imagination reçoit les images des
objets extérieurs, soit elle en reçoit de la part de la divinité ou des anges, soit encore, et
Boudon n’évoque pas cette hypothèse, l’imagination produit d’elle-même de nouvelles
et inédites images. S’agissant enfin des images intellectuelles d’origine surnaturelle, qui
adviennent de façon exceptionnelle dans l’état d’oraison dite « passive » (contemplative),
elles sont censées être indépendantes aussi bien des sens extérieurs que de l’imagination
pour affecter directement, et sans activité de sa part, « l’Intelligence ». Cette image ne
se réduit pourtant pas nécessairement à une abstraction conceptuelle (un mystère, une
notion, un concept) car elle peut prendre la forme, figurative ou iconique, des personnes
divines et plus généralement de toutes les choses corporelles :
Quand on dit vision intellectuelle, ce n’est pas donc que cette vision se fasse sans
aucune espece : mais c’est qu’elle n’est ny corporelle ny figurée dans l’imagination.
Or cette vision ne laisse pas de faire voir Nostre-Seigneur, la tres-sacrée Vierge & les
Saints : mais c’est sans aucune image tirée des sens. Il n’y a que Dieu qui la puisse
faire, d’autant que ces choses n’ayant point de dépendance des sens & de l’imagination,
les creatures & même les Anges n’y peuvent rien.
L’ambiguïté concernant les visions intellectuelles (la visio intellectualis de saint
Thomas) est d’autant plus grande que la partie supérieure de l’esprit dont elles relèvent
(entendement et « cime » de l’esprit) peut cependant rester liée à la partie inférieure
(sensitive) où est située l’imagination et où se forment les images spirituelles ou imaginaires (visio imaginaria) :
Il est vray que ces visions intellectuelles commencent ou se terminent par l’imagination, pour lors les bons Anges, & même les diables y peuvent cooperer ; parce que les
choses spirituelles y sont proposées sous des especes tirées des sens. Si on étoit donc
assuré que la vision fut purement intellectuelle, on seroit certain qu’elle viendroit de
Dieu : mais il est tres-difficile de discerner au vray si elle est purement intellectuelle,
& tres-aisé de s’y tromper 49.
Un tel maintien, chez certains auteurs, de la relation entre partie sensitive (imagination) et partie intellectuelle lors de la relation à la divinité tient sans doute au souci
de ne pas heurter la position d’autorité qui était celle de saint Thomas d’Aquin. On sait
que pour le dominicain, dont on connaît la prudence à l’égard des tendances les plus
mystiques du christianisme, « la contemplation mesme des choses divines ne se peut
faire sans l’usage des phantosmes interieurs », c’est-à-dire ceux de l’imagination 50, et ne
saurait jamais atteindre la claire vision céleste de Dieu – la vision béatifique –, inaccessible en sa perfection durant la vie terrestre 51. Deux situations principales se présentent,
accompagnées de leurs multiples variantes déjà exposées par saint Thomas d’Aquin et
la tradition scolastique à laquelle se réfère explicitement Boudon : soit les « lumières »
surnaturelles ou « les especes intelligibles », qui « sont formées de Dieu », sont « infuses
sans l’entremise de l’imagination ; & il y a un dénûëment de toutes formes imaginaires » ;
soit, et le cas est plus fréquent, « s’il n’y a point d’infusion de nouvelles especes, celles
de l’imagination sont éclairées extraordinairement 52 ».
Nombreux sont les auteurs français du XVIIe siècle à reprendre et raffiner ces idées
qui articulent l’héritage augustinien, scolastique, celui de la mystique des XIVe-XVe siècles
et celui des grands spirituels du XVIe siècle. Un jésuite comme Jacques Noüet, auteur
d’un autre ouvrage de référence sur l’oraison (L’Homme d’Oraison, 1666, édité en 1674),
s’inscrit dans un même système conceptuel où l’intervention divine, pensée sur le mode
de « l’infusion » ou de « l’impression », est susceptible d’agir sur de multiples niveaux :
sur les sens extérieurs, sur les sens intérieurs (sur l’imagination mais aussi, ce que ne
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retenait pas Boudon, sur le « sens commun »), et bien sûr directement sur l’entendement. Là encore, cette intervention peut prendre plusieurs formes où Noüet complète la
construction déjà complexe de Boudon : agissement sur les espèces déjà présentes dans
l’imagination, « illuminées » par la divinité, puis « présentées » à l’esprit (entendu comme
la partie rationnelle de l’homme) ; introduction dans cette même imagination d’espèces
nouvelles ; action, dans l’entendement, par utilisation d’espèces cette fois « intellectuelles »
et présentes dans la mémoire ; et enfin production et infusion de nouvelles et inédites
espèces intellectuelles 53.
La situation devient ainsi particulièrement complexe, démultipliant la tripartition
élémentaire de saint Augustin, puisque nous aurions : des visions intellectuelles sans
forme d’origine surnaturelle issues des lumières ou des espèces intelligibles infuses (lumières, sentiment de « présence », concept) (1) ; des visions intellectuelles dotées de formes
(iconiques) issues des espèces surnaturelles (2) ; des visions intellectuelles sans espèces
intelligibles surnaturelles mais qui résultent d’une action de la divinité sur des espèces
déjà présentes dans l’imagination (don de lumières extraordinaires) (3). À ces visions intellectuelles se rajouteraient : les visions spirituelles issues d’espèces surnaturelles introduites
dans l’imagination (4) ; les visions spirituelles non surnaturelles de l’imagination créées
par elle (5), ou issues des sens (6) ; et enfin les visions corporelles qui résultent soit de la
perception des corps naturels (7), soit des apparitions suscitées par la divinité (8).
Cette classification, élaborée en fonction des différentes puissances cognitives, peut
encore être complétée par celle qui repose sur une base cette fois sémiotique, déterminante pour les pratiques artistiques 54. Je ne reviendrai pas ici sur ce point traité par
ailleurs 55, mais rappellerai simplement que la classification à laquelle font référence les
grands auteurs spirituels des XVIe et XVIIe siècles (Richeome, mais aussi François de Sales
ou encore Bellarmin) comme certains théoriciens de l’art comme Roger de Piles est ici
décisive. Elle met en effet en rapport différents types de référents (objets « naturels » ; sources textuelles ; êtres imaginaires, surnaturels ou concepts), à autant de catégories d’images (images « naturelles » ou « peintures muettes » de nature iconique ; représentations
verbales ou « peintures parlantes », pouvant donner lieu à des peintures « d’histoire » ; et
enfin représentations allégoriques ou mystiques), selon des relations fixes (« ressemblance
naïve », transcodage intersémiotique, rapport dit « de signification » motivé). L’intégration
de cette dernière catégorie viendrait ainsi compléter ce que l’on pourrait désigner comme
le « système général des images » en usage à l’époque moderne, système dynamique dont
l’image intérieure occupe l’une des places fondamentales (voir Tableau).
Entre le triple niveau d’intervention possible de la divinité, et la porosité ou la dépendance entre elles des différentes parties de l’âme comme des différentes catégories d’images, on voit ainsi la difficulté, voire, dans bien des cas, l’impossibilité, de distinguer ces
différentes images. Et de fait, même si l’expérience est sans doute possible, il n’est guère
aisé, particulièrement dans le cas d’un tableau à thématique extatique ou visionnaire, de
décider s’il s’agit d’une apparition surnaturelle corporelle, d’une vision spirituelle interne
mais que le peintre doit externaliser pour la rendre visible aux yeux du spectateur, ou
d’une vision intellectuelle mais qui se manifeste sous une forme iconique. La question
se poserait par exemple pour la scène de La Pentecôte de Le Brun, scène miraculeuse qui
servait à saint Augustin même pour distinguer visions corporelles et visions spirituelles 56,
et elle se posait également pour saint Thomas d’Aquin qui tentait de distinguer le statut
des différentes visions de Moïse, Pharaon, Nabuchodonosor, Balthasar ou Daniel.
Quoi qu’il en soit, ce qui apparaît clairement, c’est la sur-valorisation de la partie
intellectuelle de l’Esprit et des modes de relations surnaturelles à la divinité et, inversement, la sous-évaluation de la partie sensitive, des images corporelles et, en général,
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du monde matériel. Les philosophes, et aussi bien les artistes et les théoriciens de l’art,
ramenaient les images mentales à une origine avant tout naturelle, issue de la perception
sensorielle des « images, especes ou ressemblances des objets » dont ils tentaient de discerner la nature, les modes de transmission, la façon dont les différentes facultés de l’esprit
recevaient et organisaient ces données. En revanche, nous l’avons vu, les théologiens
n’insistent guère sur ce second pôle originaire des images mentales. Bien au contraire,
les impressions issues des sens corporels, « quoy qu’elles ne soient pas des pechez »,
sont considérées comme « des taches dans l’ame, qui la troublent, l’obscurcissent, qui
rendent ses fonctions languissantes, ses actions affoiblies, les connaissances impures, ses
sentiments terrestres, en sorte que Dieu ne peut s’y representer que tres-imparfaitement,
non plus que dans un miroir terny 57 ». Or ces représentations sont pourtant revendiquées
par nombre de spirituels qui défendent, nous y avons déjà insisté (chap. 2), les visions
corporelles et l’imagination pour leur utilité lors de la méditation, mais aussi par nombre
de mystiques qui, suspectés de mépriser excessivement le monde corporel, les sens, les
images et la médiation même du Christ, exprimèrent avec force leur attachement à ces
éléments matériels. Tel est notamment le cas de Jean Aumont qui, au sein d’un traité
d’orientation clairement mystique, accorde une place décisive aux images et résout de
façon singulière l’enjeu représentatif qui est celui de l’image mentale.
Système de l’âme et système des images à l’époque moderne
MONDE DIVIN
SURNATUREL
espèces intellectuelles
« lumières »
- MENS Partie
Intellectuelle
Cime/Fond de l’esprit
- ESPRIT Partie
Rationnelle
Sens ou facultés
spirituelles
Volonté
Entendement
Mémoire (intellectuelle)
Images intellectuelles
- AME Partie
Sensitive
Sens intérieurs
Mémoire (sensitive)
Estimative
Imagination/Fantaisie
Sens commun
Images spirituelles
Idea/Disegno
Appétit sensitif
(irascible/concupiscible)
Sens extérieurs
Vue, ouïe, odorat, etc.
- CORPS Images corporelles
Partie
Végétative
espèces sensibles
Peintures « muettes »
Peintures « parlantes »
Représentations allégoriques/mystiques
NATURE/MONDE MATÉRIEL/
Artefacts/textes, etc.
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L’ENJEU REPRÉSENTATIF : LE CERVEAU DES PHILOSOPHES ET LE CŒUR DES MYSTIQUES
De toutes les conceptions de l’organisation de l’esprit humain et des images mentales
élaborées à l’époque moderne aussi bien par les théologiens que par les philosophes ou les
artistes, rares sont celles qui donnèrent lieu à représentations graphiques. La visualisation
de ces représentations intérieures, et des « lieux » mentaux où elles adviennent, atteint
nécessairement un seuil mimétique difficile à franchir et relève de ce type d’objets que
nous avons qualifiés d’« objets-limites » pour la représentation 58. Plusieurs modèles, où
nous pourrions retrouver certaines des catégories de la classification des images « naturelles », « allégoriques » ou « mystiques », existent cependant et permettent d’atteindre
à une forme de figuration de ces objets.
n
Ill. 37
Allégorie
de l’âme (non
signé), dans
Marin Cureau
de La Chambre,
Le système de
l’âme, 1664.
le MoDèle AlléGorique
Une première forme, la plus familière pour les artistes, est celle de l’allégorie et de la
personnification : c’est la solution par exemple d’un Simon Vouet lorsqu’il s’essaie, en
reprenant les codifications de l’Iconologie de Cesare Ripa, à représenter les principales
puissances de l’esprit : L’Entendement, la Mémoire et la Volonté (avant 1625) (Rome,
Galleria Capitolana 59). Cureau de La Chambre adopte une convention analogue pour
le frontispice de son ouvrage sur Le système de l’âme, donné comme un « Caprice du
Graveur 60 » (ill. 37). C’est une femme ailée qui représente l’âme, « parce que sa principale
fonction est de concevoir » et dont les ailes dénotent la vitesse. Une nuée à ses pieds,
forme intermédiaire entre monde naturel extérieur et intériorité de l’esprit, évoque les
« phantosmes », issus des objets naturels et élaborés par l’Imagination, « sur lesquels se
fondent ses actions ». Le miroir où elle se regarde est censé signifier « qu’elle ne peut rien
voir sans les Images qu’elle forme » et « qu’elle-mesme est un miroir où tout ce qui est dans
l’Univers est representé ». Tous les
autres éléments de la gravure
– lumière, position entre ciel et
terre, ténèbres, petite lumière qui
l’éclaire, etc. –, renvoient à des
significations analogues.
le MoDèle AnAtoMique
Un second modèle, qui a la faveur
des philosophes et des médecins,
est celui, « naturel » et cervical, des
anatomistes. On sait que nombreuses sont les représentations qui,
s’inspirant des hypothèses issues de
Poseidonius, Némésius d’Éphèse
et de saint Augustin, croisèrent
descriptions anatomiques sommaires et répartition fonctionnelle
des facultés intérieures. Le résultat est la superposition des trois
ventricules principaux internes du
cerveau (antérieur, moyen, postérieur), et des trois principales
facultés de l’esprit : Imagination,
Intellect ou raison, Mémoire. Les
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traités du chartreux fribourgeois Gregor Reisch
(Margarita philosophica, 1513) (ill. 38), de l’italien
G. Rusconibus (1520) ou encore le fameux dessin
de la structure du cerveau par Léonard de Vinci,
adoptent encore cette convention. Ils placent, dans
une même circonvolution frontale, l’Imagination
aux côtés de la « Fantasia » et du Sens Commun où
aboutissent les sens matérialisés par de petits filets,
puis les facultés « Cogitative » et « Estimative » dans
le ventricule central, et enfin la Memoria dans le
dernier ventricule 61.
Ces tentatives dites « localisationnistes » restent
d’actualité au XVIIe siècle où se juxtaposent, dans les
principaux traités de philosophie édités en France
– ceux notamment de Gassendi, Pierre Chanet ou
Marin Cureau de La Chambre –, de multiples hypothèses quant aux lieux et aux facultés associées. Cureau de La Chambre par exemple,
rappelle la « fameuse controverse » sur le véritable emplacement de ces facultés, certains les
disposant dans « toute la substance du cerveau » ou dans les parties antérieures, médianes
ou arrières du cerveau (les trois lobes frontaux). Il reste cependant fidèle à la vénérable
théorie ventriculaire médiévale 62, pourtant mise en cause depuis le XVIe siècle et rejetée
en particulier par Vesale. Plus tard, à la fin du XVIIe siècle, Malebranche refuse de se
prononcer sur cette épineuse question et se contente de faire allusion aux plus récentes
et divergentes conceptions de Fernel, Descartes (déjà jugé erroné) ou de Thomas Willis
(De anima brutorum, Londres, 1672). On sait que le célèbre anatomiste anglais livre ce
qui est sans doute la première représentation intégrale du cerveau, en rendant visible les
centres internes (thalamus, corps striés, corps calleux, etc.). Il abandonne définitivement la
théorie ventriculaire et propose de situer le Sens Commun dans le corps strié, la Mémoire
dans les sinuosités du cerveau, et l’Imagination dans le corps calleux.
Si l’on se tourne vers les représentations contemporaines, de nouvelles images bien
plus détaillées s’étaient également substituées, dès le XVIe siècle, aux schémas élémentaires antérieurs. Celles de Charles Estienne (1545) et plus encore d’André Vesale sont
parmi les plus importantes, non seulement pour les anatomistes mais également pour les
artistes, au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle. On sait notamment que Charles Le Brun,
dans ses recherches sur la théorie de l’expression, s’inspire encore très fidèlement des
planches de Vesale dans ses dessins
du cerveau, tout en tentant d’y distinguer la « glande pinéale » cartésienne,
siège principal de l’âme où se réalise
la vision, l’entourant dans l’une de
ces œuvres d’un cercle à la sanguine
(ill. 39). Si Le Brun opte clairement
pour le modèle anatomique, Descartes,
qui est l’un des rares philosophes du
XVIIe siècle a faire un usage abondant
de la gravure d’illustration, choisit
une solution représentative médiane
ou mixte. À un modèle iconique il
superpose une iconographie que l’on
159
Ill. 38
Représentation
des trois
ventricules
cérébraux
(non signé), dans
Gregor Reisch,
Margarita
philosophica
nova, Strasbourg,
1512.
Ill. 39
Charles Le Brun,
Représentation
du cerveau et
de la glande
pinéale,
dessin, Musée
du Louvre,
cabinet des
dessins, album
II, fol. 73-74,
inv. 28234-235.
I
Ill. 40
Coupe du
cerveau et
mécanisme de
la perception
visuelle
(non signé), dans
René Descartes,
L’homme (1664),
fig. 27, 28, 29.
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qualifiera, selon les termes de François Dagognet, d’« ordinatrice », liée à ce qu’il désigne
comme un « transcodage diagrammatique ». À une image inspirée des planches anatomiques brutalement simplifiées et réagencées, il associe sur les masses organiques un système
conventionnel de lettrage et de schémas géométriques, tenu de représenter les circulations
et les interactions existantes entre parties fixes et naturelles du cerveau (ill. 40). Quelle
que soit la convention adoptée, toutes ces images du cerveau en exposent les organes et le
fonctionnement mais non la production principale à savoir l’image mentale, réduite, chez
Descartes, à son trajet géométrique, à ses effets dynamiques (les supposés « mouvements »
de la glande pinéale), et à ses marques mnésiques (les pores du cerveau analogues à une
« toile » percée), mais ayant perdu toute référence iconique.
le MoDèle CArDioCentriSte
Un dernier modèle, lui aussi « mixte » (iconique-organique/symbolique) mais que l’on
pourrait qualifier « d’image mystique 63 », est adopté par les théologiens, les dévots ou
certains artistes (le Saint Augustin de Champaigne) afin de représenter l’âme : non plus
la métaphore architecturale du « château intérieur », du « cabinet », de la chambre, du
temple ou du « jardin clos » mais celle, corporelle, du cœur 64.
À la différence des représentations picturales qui s’arrêtent à la surface extérieure de
cet organe, nombre de gravures tentent d’en pénétrer l’intériorité. Ralph Dekoninck a
récemment publié et commenté un ensemble de gravures flamandes du début du XVIIe siècle
qui, issu sans doute de traditions plus anciennes (les miniatures du Mortifiement de vaine
plaisance de René d’Anjou par exemple) et de modèles gravés présents dès au moins la
seconde moitié du XVIe siècle (Antoine II Wierix, Cor Jesus amanti sacrum, vers 15851586) (ill. 41), partagent et contribuent à diffuser ce cardiocentrisme dominant au sein des
milieux spirituels. Une étonnante représentation de Théodore Galle (ill. 42), élaborée
Ill. 42
Théodore Galle,
Typus passionum
animae, Anvers,
vers 1617-1623.
Ill. 41 – Antoine II Wierix, L’Enfant Jésus peignant
les quatre fins dernières, dans Cor Jesus amanti
sacrum, vers 1585-1586.
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semble-t-il dans un milieu carmélite et consacrée à « l’image des passions de l’âme » (Typus
passionum animae), cumule les différents systèmes représentatifs : iconique (référence
organique du cœur comme représentation de l’âme), schéma diagrammatique plus abstrait
(inscriptions des différentes parties et facultés de l’âme au centre du cœur), et allusions
allégoriques (ailes célestes et bras terrestres du cœur), voire cosmologiques (nuée et triangle
trinitaire à la fois au sommet extérieur et au centre intérieur du cœur, flammes couvrant
le cœur). Le cerveau, comme le reste du corps, a disparu de la représentation. Mais l’on
retrouve toutes les divisions familières à la théologie ou à la philosophie contemporaine
évoquées précédemment : au bas de l’image, hors du cœur, apparaissent les passions et les
cinq sens extérieurs (figurés sous forme de portes) ; au sein du cœur, et de bas en haut, on
retrouve l’appétit sensible (irascible et concupiscible), puis les sens intérieurs verticalement
hiérarchisés (sens commun, imagination, faculté estimative, mémoire sensitive), et enfin au
sommet et sur un même plan les facultés spirituelles supérieures (intelligence, mémoire,
volonté). L’ensemble culmine tout en haut de l’image où se situe la Trinité, terme ultime
visé par les facultés supérieures de l’esprit qui, par diverses modalités inscrites au sommet
du cœur (Beatitudo, Contemplatio, Raptus, Devotio, etc.), permettent d’atteindre l’union
divine. La double origine des images – naturelle ou surnaturelle –, est ainsi visualisée
par cette organisation bi-polaire et verticale du cœur, ouvert à la fois à son sommet vers
le monde divin et à sa base vers le monde matériel par ses sens.
Ces représentations, tout comme celles des philosophes-anatomistes, rendent donc
visibles, sous deux formes différentes, le lieu, les facultés et éventuellement les organes
associés à la réception ou à la production des images, mais non cependant ces images
elles-mêmes. Celles-ci, dont la philosophie contemporaine admet la nature conventionnelle
et distincte des objets extérieurs (le refus cartésien des espèces sensibles, des « petits
tableaux » mentaux et de l’existence « d’autres yeux dans notre cerveau »), sont généralement devenues non représentables si ce n’est sous la forme de leur extériorisation matérielle ou corporelle. Une telle solution correspond soit aux expressions physionomiques
auxquelles s’intéressait par exemple Charles Le Brun, soit au disegno, au « dessein », à
l’Idea ou encore, selon l’expression de Nicolas Poussin, au « squitze » graphique (schizzo,
esquisse) des artistes, issu d’une « idée » d’origine divine ou, plus généralement, des formes
choisies et amendées de la Nature (ill. 43). D’autres gravures flamandes de nature cardiocentriste n’hésitent pas en revanche à représenter « naïvement » ces images mais non cette
fois, au risque sans doute de saturer de données les gravures, les facultés qui leur sont
associées. Deux modèles sont possibles : l’un où le « producteur » de l’image intérieure
est le fidèle, l’autre, et c’était le cas du recueil d’Antoine Wierix, où ce rôle est assigné au
Christ lui-même qui prend possession de l’esprit-cœur du dévot pour s’y représenter ou
y dépeindre diverses scènes sacrées. Mais les deux possibilités sont nécessairement associées, les deux instances productrices devant collaborer au sein de l’esprit humain : dans
les pratiques méditatives, l’intervention divine du divine pictor est en effet indispensable
dans les degrés supérieurs de l’oraison afin d’atteindre la perfection intérieure.
Les exceptionnelles gravures du recueil d’Antoine Sucquet, Le Chemin de la vie eternelle (Anvers, 1623), privilégient la première option 65. On sait qu’elles présentent le dévot
sous l’apparence d’un peintre contemplant différents spectacles sacrés et les représentant
dans ce qui est son propre cœur, « cœur-tableau » monumental soutenu par une figure allégorique (ill. 44) 66. Le modèle cardiocentriste chrétien s’associe ici au paradigme pictural
donné, pour les philosophes comme pour nombre de théologiens, comme le modèle du
fonctionnement de l’esprit. Ce qui est donné à voir, c’est la scène familière de l’activité
méditative du fidèle qui, conformément aux méthodes d’oraison, se fait le témoin extérieur
d’une scène édifiante, avant de se la représenter intérieurement au sein de son « âme-cœur »
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Ill. 43
Nicolas Poussin,
Christ au Jardin
des Oliviers,
dessin, SaintPétersbourg,
musée de
l’Ermitage.
au moyen de sa faculté imaginative.
Le dévot applique ensuite à ce
spectacle sacré son Entendement
(qu’évoquent, inscrites sur le cœur
même, les inscriptions en forme
d’interrogations sur le sujet, le
lieu, le temps, les circonstances,
etc.), il doit susciter les mouvements affectifs de sa Volonté, et il
est censé tirer un profit spirituel
des « leçons » issues de ce spectacle. Le but ultime de cette pratique
est la conformation intérieure au
modèle christique (qu’explicite la
métaphore de l’auto-représentation
cordiale) et l’atteinte éventuelle de
l’union à la divinité. À la différence
des gravures plus communes, transitives, qui « illustrent » la plupart
des recueils de méditation des XVIe
et XVIIe siècles en donnant simplement la représentation de la scène
sacrée qui va servir de support à la
Ill. 44
Boëtius a
Bolswert,
La Façon de bien
méditer, dans
A. Sucquet,
Le Chemin de
la vie eternelle,
Anvers, 1623.
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méditation, cette gravure est de nature auto-réflexive et cumulative. Elle représente simultanément le protagoniste de l’exercice méditatif (l’orant), le sujet-support de son oraison (la
scène sacrée), le lieu intérieur, résultat de la « composition du lieu », où doit être transportée
cette scène, les prescriptions textuelles aidant le fidèle à élaborer intellectuellement cette
scène, et jusqu’au but ultime visé par le dévot (la gloire céleste).
L’IMAGE AU CŒUR : JEAN AUMONT
n Il est sans doute difficile d’évaluer l’impact de ce type de représentations en France
où l’on sait cependant que les gravures de la série du Cor jesus amanti sacrum furent
adaptées par le père jésuite Étienne Luzvic (Paris, 1626) puis par le français Étienne Binet
(Paris, 1626 ; Mons, 1628 67). Ce modèle de méditation doit également être rapproché
du type d’oraison dite « cordiale », étudié en particulier par Louis Brémond, P.-J. van
Schaix et par Anne Sauvy. Cette orientation spirituelle se développe en France au milieu
du XVIIe siècle sous l’influence, notamment, de saint François de Sales. Reprenant les
métaphores traditionnelles de saint Paul (le chrétien comme temple de la divinité), de saint
Matthieu (6, 5), de saint Augustin (Confessions, Sermons, etc.), de saint Jérôme, de saint
Grégoire dans ses Homélies sur Ézéchiel, mais aussi les lieux communs de la philosophie
post-aristotélicienne de l’esprit, on sait que François de Sales incitait le dévot à se retirer
dans cet espace intime où il devait se représenter intérieurement, sur la surface du cœur,
l’image christique sur laquelle pouvait porter la méditation 68. Entre les années 1660
et 1680, dans un contexte dévotionnel et éditorial où se sont raréfiés les traités d’oraison
illustrés, paraissent plusieurs traités qui promeuvent ce nouveau type de pratique. Tous
ces ouvrages partagent la même préoccupation d’une pratique méditative et contemplative
plus adaptée aux besoins du commun des chrétiens, du fait de sa (relative) simplicité et
de son orientation moins discursive qu’affective. Aux côtés de traités non illustrés dus,
entre autres, au prêtre Louis Bail, au père récollet Victorin, ou père Éloy Hardouin de
Saint-Jacques, à un autre prêtre du nom de Saint-Mamert Beaussieu ou, plus tard, à
un chanoine d’Arras dit le « Sieur de Montfort », deux ensembles de représentations
gravées reformulent la tradition flamande. Les représentations les mieux connues, grâce
aux travaux d’Anne Sauvy, sont celles de Maurice Le Gall de Querdu, prêtre de Morlaix,
qui fait paraître en 1670 son Oratoire du cœur 69. Le même auteur, par une demande de
privilège faite dix ans plus tôt, est lié à l’édition de deux ouvrages fondamentaux qui sont
directement à l’origine de son propre texte illustré : L’ouverture interieure du royaume
de l’Agneau occis dans nos cœurs (1660) et l’Abbregé de l’Agneau occis (1669), tous deux
également illustrés et dus à Jean Aumont 70. Avec cet ouvrage, viennent se conjuguer
deux traditions jusque-là généralement disjointes : la tradition iconographique de l’âmecœur renouvelée au cours du XVIe siècle et qui affectait d’ignorer le « désenchantement
anatomique du cœur » (Peter Sloterdijk) que réalisait alors la recherche médicale 71, et
celle d’une pratique méditative qui faisait du centre intérieur du sujet l’espace central de
sa projection imaginative et le lieu inter-subjectif de son union à la divinité.
« l’ouverture intérieure » (1669) : orAiSon et MéDiAtion De l’iMAGe
Jean Aumont est sans doute en France l’un des principaux promoteurs de cette nouvelle
conception de l’oraison dite « cordiale ». L’espace du cœur est conçu comme l’organe,
la forme et l’espace privilégié de l’esprit où agissent ses principales facultés. Il est aussi
donné comme le lieu de formation et d’accueil de l’image mentale, celle-ci étant à la
fois produite par l’activité imaginative du fidèle informé par les données sensorielles,
et soumise aux influences surnaturelles qui se communiquent dans le « fond » le plus
intime de cet espace intérieur. Aumont se présente comme « un Pauvre Villageois, sans
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autre science ny estude que celle de Jesus Crucifié ». Il aurait été, d’après une mention
manuscrite inscrite sur le volume de la Bibliothèque nationale de France, « vigneron
à Montmorency, depuis relevé à Paris chez M. Prevost marchand de fromage rue des
Prestres », avant de mourir en 1689 à l’âge de 80 ans. L’absence de « culture » de Jean
Aumont, revendiquée par l’auteur, doit être évaluée avec prudence. Une telle affirmation,
comme Michel de Certeau l’a souligné, est en effet l’un des lieux communs de la mystique
la plus ancienne. Elle vient manifester, face aux prétentions savantes des théologiens,
non seulement la capacité de tous à accéder au sommet de la vie spirituelle, mais également le souci qu’a la divinité de se communiquer, souvent de façon privilégiée, à ceux
qui apparaissent comme les plus démunis 72. De fait, Aumont déploie avec aisance une
écriture et des procédés rhétoriques et poétiques très maîtrisés et, même s’il se montre
discret quant à son savoir, ne manque pas de faire allusion à plusieurs savants modèles.
Outre saint Jean l’Évangéliste et saint Paul, deux noms bien sûr décisifs pour la mystique,
il évoque saint Augustin, référence première pour Aumont, mais aussi saint Thomas,
saint Bonaventure, saint Bernard, Albert le grand, Thomas a Kempis, etc. Parmi les
« modernes », saint François de Sales est bien sûr une référence fondamentale pour
Aumont, tout comme « Jeanne Fremiot » (sainte Jeanne de Chantal) dont la pratique de
la retraite spirituelle au sein des plaies du Christ paraît avoir inspiré, par analogie, la
propre retraite cordiale d’Aumont 73.
Un portrait posthume, gravé par
(Cornelis ?) Vermeulen d’après un certain
« A. Berault », sans doute le portraitiste
André Bérault 74, montre la figure « extérieure
d’Aumont », « vigneron » (symbolique ?) vêtu
semble-t-il en ecclésiastique avec calotte et
soutane 75, âgé, regard tourné vers le spectateur (ill. 45). Sur la gauche, une curieuse
figure géométrique, absente d’un autre état
de la gravure 76, est placée sur le fond de ce
portrait : elle présente une série de cercles
concentriques emboîtés ou superposés les
uns sur les autres, évoquant une sphère
armillaire, au centre desquels se trouve la
forme d’un cœur et un crucifix. Il ne s’agit pas
d’une « apparition » surnaturelle. Aux côtés
de la représentation extérieure, « mondaine »,
du dévot – cette « vie à l’exterieur que les
hommes voyent » écrivait Aumont –, apparaît l’image intérieure et secrète de son âme
– la vie « en l’interieur que Dieu voit, & que
Dieu agrée 77 » –, et plus précisément son
centre intime confondu ici avec son cœur.
Une telle option figurative est évidemment
inédite au XVIIe siècle, prétendant rendre
visible l’intériorité du sujet (son « âme »),
non par le recours à la métaphore usuelle
du corps/visage comme miroir de l’âme (la
théorie physionomique), mais par cette figure
schématique placée à côté du visage.
165
Ill. 45
Cornelis
Vermeulen
(d’après André
Bérault), Portrait
de Jean Aumont,
BNF, Est,
N2 Aumont
(cliché BN,
72 B 59662).
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Cette figure quelque peu énigmatique est issue du second ouvrage d’Aumont, son
Abbrégé de l’Agneau occis, où se retrouvent trois gravures analogues que nous étudierons plus loin. Ces gravures sont elles-mêmes inspirées du premier livre d’Aumont que
l’Abbregé est censé « résumer ». L’ouverture interieure du royaume de l’Agneau occis
dans nos cœurs est en effet illustré d’une première version des images, sensiblement
différente, que nous retrouvons sur le portrait de Jean Aumont. L’une est disposée en
ouverture de l’ouvrage où elle synthétise tout l’itinéraire spirituel exposé par la suite.
Elle est signée de « Landry », probablement le graveur et éditeur parisien Pierre Landry
(vers 1630-1701), qui est aussi l’auteur d’une version des Tableaux de la croix inspirée
de Sébastien Le Clerc 78. Quatre autres gravures, non signées mais sans doute également
du même graveur, sont placées en fin de volume où se trouve déjà un premier « abbregé
d’Oraison » destiné « aux ames simples, & desireuses de pratiquer l’oraison de recueillement interieur en Jesus crucifié 79 ».
La première des quatre illustrations de L’ouverture intérieure présente une structure
élémentaire : un cœur où saint Jean l’Évangéliste est à genoux, devant l’Agneau sacrifié
couché sur le Livre fermé des sept sceaux, et que surmonte le Christ crucifié, rayonnant
d’une lumière qui illumine tout l’espace intérieur (ill. 46). Au-dessus, comme en suspension, une tête coupée, yeux baissés, est reliée au cœur par un discret filet noir. Les trois
autres images reprennent la même structure, seuls variant les éléments intérieurs du cœur :
un personnage agenouillé (« l’âme qui prie ») devant une Piéta surmontée d’un Dieu le
Père en Gloire dans la deuxième gravure (ill. 47) ; une autre figure, à nouveau « l’âme
priant », agenouillée bras écartés devant sept cercles lumineux (représentant les « neufs
ordres des saints ») et reliée par un axe vertical au triangle trinitaire placé à la fois au
sommet du cœur et sur les trois côtés extérieurs du cœur (troisième gravure) (ill. 48) ; et
enfin une composition associant, dans un cœur divisé en « trois cieux », le Christ crucifié
Ill. 46 & 47
Pierre Landry
(?), dans
Jean Aumont,
L’ouverture
interieure
du royaume
de l’Agneau
occis…, Abbrégé
pratique…,
Paris, Denys
Bechet &
Louis Billaine,
1660, p. 30,
« première image »
(1re gravure)
du cœur
correspondant
à l’oraison active
et p. 38,
« seconde image »
(2e gravure)
du cœur
correspondant
à l’oraison
active/passive.
166
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Ill. 48 & 49
Pierre Landry
(?), dans
Jean Aumont,
L’ouverture
interieure
du royaume
de l’Agneau
occis…, Abbrégé
pratique…,
1660, p. 44,
autre image
(3e gravure)
du cœur
correspondant
à l’oraison
active/passive.
et p. 47,
« troisième
image »
(4e gravure)
du cœur
correspondant à
l’oraison passive.
au sommet du cœur, la colombe du saint Esprit au centre, le Christ ressuscité, tête en bas,
et dirigé vers le triangle trinitaire situé à la pointe du cœur (quatrième gravure) (ill. 49).
La Trinité illumine dans cette dernière image aussi bien l’espace intérieur du cœur que
tout l’espace qui l’environne.
À l’évidence, ces représentations évoquent bien l’espace intérieur de l’âme ou de
l’esprit du fidèle, empli d’éléments figuratifs et symboliques analogues au résultat de
la « composition du lieu » ignatienne. Les gravures ne font pas allusion aux différentes
parties, puissances ou facultés de l’esprit évoquées par Théodore Galle, mais intègrent
en revanche la divinité conçue, sur le modèle augustinien, comme déjà présente au sein
du fidèle. Nous sommes proches encore du modèle d’Antoine Wierix associant l’image
intérieure et son espace d’inscription, avec une différence majeure qui est la présence
de cette tête décapitée sous-dimensionnée qui flotte au-dessus d’un cœur gigantesque.
Cette présence est difficile à expliquer. Elle est bien sûr la tête du dévot dont le cœur est
présenté à la vision du fidèle, et elle répond, dans un face à face immédiat, au propre
visage du spectateur qu’elle invite, notamment par les yeux baissés, à se tourner, par
identification, vers sa propre intériorité 80. Placée au sommet de l’image, cette tête fait
aussi pendant à la présence de saint Jean, placé au bas de la première image. Il est dès
lors difficile de ne pas songer à l’autre saint Jean – saint Jean-Baptiste, annonciateur de
« l’agneau de Dieu » placé au-dessous –, que cette tête coupée ne peut manquer d’évoquer
même si Jean Aumont, dont les deux saint Jean étaient les intercesseurs personnels, n’y
fait pas allusion dans son texte. Enfin, la « coupe » que représente cette tête n’est sans
doute pas insignifiante d’un point de vue spirituel. Elle manifeste la séparation/articulation de l’âme et du corps, de la tête et du cœur, mais elle rend visible aussi, au même
titre que l’ouverture supérieure du cœur (l’artère sectionné de la gravure de T. Galle),
« l’ouverture » du fond du cœur qui se réalise lors de l’union mystique, ou encore les
propres « plaies » ou blessures du Christ, un des lieux de passage et de transition privilégié
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entre les différents « lieux » – interne/externe/humain/divin –, entre lesquels est censé
se déplacer le dévot.
Une telle introduction, au-dessus du cœur, peut aussi se comprendre comme une
solution de compromis ou de synthèse entre les deux sièges de l’âme, analogue à ce que
réalisait, selon d’autre modalités, Philippe de Champaigne dans son portrait de saint
Augustin, ou proche encore de la dialectique « esprit »/« cœur » qui sous-tend alors les
conceptions d’un La Rochefoucauld ou d’un Pascal 81. Là où Galle et Sucquet, dans les
gravures du Chemin de la vie eternelle, semblaient faire du cœur le lieu commun des
différentes facultés de l’âme 82, Aumont paraît en faire essentiellement celui de la Volonté.
Et à lire les textes d’Aumont, le cerveau est bien en effet l’un des « lieux » possibles de
l’âme, siège pour Aumont de la Mémoire et de l’Entendement, mais un lieu secondaire et
incapable de conduire aux « choses invisibles ». Le cœur est en revanche ce lieu central,
siège de la Volonté, où se fixe l’image intérieure et où la relation au monde divin est
possible 83. Cette tête et ce regard jouent un rôle transitionnel pour les lecteurs-spectateur,
les « âmes simples » auxquelles ces gravures sont destinées et qui ne peuvent accéder
aux représentations intérieures que par la médiation des sens extérieurs auxquels fait
allusion la tête. Même si Aumont ne l’explique pas formellement, c’est du cerveau, via
l’Imagination et la Mémoire, qu’est issue l’image intérieure (le Christ crucifié ou les
autres scènes de la Passion) que le dévot est amené à localiser dans son cœur afin d’y
appliquer sa méditation.
Si l’on se réfère aux différents niveaux de textes qui précèdent ou accompagnent
les illustrations, les différentes gravures évoqueraient trois degrés différents d’oraison
auxquels les fidèles pouvaient se livrer « environ une demie heure le soir, & le matin, &
de fois à autre pendant la journée 84 ». La construction de l’image mentale pouvait être
réalisée grâce à l’aide d’un support visible préalable, le fidèle étant invité à se retirer « en
quelque lieu, où Oratoire de vostre maison devant quelque Crucifix où autre Image devote
de la tres-sainte Mort, & Passion de nostre Seigneur Jesus Christ ; pour vous faciliter dans
ces commencements l’application interieure par la foy à Jesus souffrant au fond du cœur,
dont vous avés regardé l’Image au dehors par les yeux des sens 85 ». Le premier degré
d’oraison correspond à la première image, le second degré aux deux suivantes qu’Aumont
a en effet dédoublé afin de pouvoir « representer toutes les figures necessaires » et « afin
de n’y rien embroüiller », le dernier degré à la quatrième image.
l’orAiSon ACtive
La première gravure, comme les deux suivantes, reprend le schéma traditionnel verticalisé de l’intercession : un personnage en prière devant le Christ mort ou mourant et
sollicitant un intercesseur (la Vierge et son Fils dans la seconde gravure, les « neufs ordres
de saints » dans la troisième), pour atteindre le Père qui répond par un rayonnement
lumineux descendant au mouvement ascensionnel de la prière 86. Dans le projet mystique
qui est celui d’Aumont, l’intercession demandée ne vise bien entendu pas l’obtention
de biens quelconques, mais la communication des dons, grâces, vertus et avant tout de
l’amour divin, principal « moyen 87 » qui permet d’accéder à l’union divine. Le premier
degré de l’oraison évoqué par cette image (ill. 46) serait une oraison « purement active »,
où seraient ouverts les deux premiers des sept sceaux symbolisant autant d’aliénations
de l’homme à sa condition pécheresse. Comme souvent dans les techniques d’oraison, le
processus méditatif reste attaché à un parcours ascétique, le « purgatif » étant la condition
de « l’illuminatif », même si, dans le cas d’Aumont, ce parcours n’est pas simplement une
condition préalable de la méditation mais en est indissociable tout au long des degrés de
l’oraison. Là encore, il s’agissait sans doute pour Aumont, par ailleurs « novateur » du fait
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de « l’invention » de sa méthode et de sa visualisation 88, de manifester clairement son
orthodoxie à l’égard des pratiques usuelles de l’Église, en répondant aux critiques qui
accusaient les mystiques de négliger les pratiques pénitentielles. Cette double ouverture
– libération à l’égard du « péché mortel » et de « l’attache aux biens de la Terre 89 » –,
permet d’atteindre à une première forme d’union avec le Christ, intérieure et « purement
active », où les « œuvres & souffrances » du dévot s’unissent aux « propres œuvres &
souffrances » du Sauveur.
Dans la représentation d’Aumont viennent s’associer deux univers de référence généralement dissociés. D’une part, bien sûr, l’itinéraire méditatif du fidèle vers Dieu qui,
comme dans les autres traités d’oraison, prend pour support initial une image intérieure
(une gravure, un tableau) sur laquelle il exerce ses diverses facultés. Ici, cette image est
celle de la Crucifixion qui est donnée comme l’image première et ultime, « abbregé de
tous les volumes, & le racourcy de tous les Mysteres », qui est « posé » dans « cette forme
de cœur 90 ». Aumont admettait cependant la possibilité de lui substituer « quelqu’autre
mystere de sa tres-sainte Mort & Passion, ou selon vostre devotion 91 ». Il accompagne
d’ailleurs son traité de quelques pages où il distribue plus traditionnellement les principaux points de la Passion en sept oraisons hebdomadaires 92. D’autre part, et la lecture en
devient d’autant plus complexe, il joint à cette référence christique celle de l’Apocalypse
de Jean 93. Saint Jean, on le sait, est depuis la Cène où il figure endormi sur la poitrine
et donc le « cœur » du Christ, l’un des modèles de la pratique méditative. Ici, l’Apôtre et
son récit de porté universelle deviennent, à travers la vision inaugurale du saint, le modèle
métaphorique de la propre et singulière action méditative du fidèle : celui-ci, nouveau saint
Jean, ne peut libérer de ses péchés son « âme scellée », identifiée avec le Livre fermé 94,
que par la médiation du Christ (l’agneau victorieux) qui est le seul apte à pouvoir ouvrir
le Livre, c’est-à-dire, selon Aumont, à délivrer l’âme de ses fautes et attaches 95.
L’ouvrage d’Aumont ne peut donc se concevoir comme un simple traité d’oraison,
livrant à la méditation du dévot diverses scènes gravées de la vie du Christ accompagnées
de leurs commentaires. Ces scènes, et en premier lieu celle de la Crucifixion, sont bien
sûr toujours présentes : ce sont les images-supports d’une possible méditation. Au-delà, et
de façon semblable à ce que proposait Antoine Sucquet dans les gravures de son propre
traité, sont également associés, aux côtés du lieu d’inscription de ces scènes (le cœur), le
modèle biblique métaphorique de cette activité (saint Jean), les différents pôles de référence
axiologiques et topologiques entre lesquels se situe le fidèle (intérieur/extérieur, haut/bas,
etc.), l’âme même du fidèle sous ces divers états possibles (cœur, tête, corps), l’itinéraire
enfin que celui-ci doit parcourir. Toutes ces données sont présentées dans un seul et même
espace intérieur, excluant notamment l’espace extérieur réduit au vide entourant le cœur
et faisant sans doute allusion à la fermeture des sens extérieurs. Par là, Aumont renonce
à la variété des lieux et à la dialectique complexe intérieur/extérieur des représentations
de Sucquet, variété qui facilitait la distribution spatiale de ces éléments et, sans doute,
en rendait relativement plus accessible la signification.
L’union visée au terme de ce parcours est certes d’un statut modeste. Elle est encore
« active », sollicitant les facultés intérieures de l’esprit, usant de pensées et de paroles lors
des « colloques », « entretiens » et autres « oraisons jaculatoires », produisant « par foy »
la conception et « considération » intérieure et attentive de l’image du Christ « couvert
de sang & de playes », suscitant encore divers « actes » d’amour, d’humilité, de contrition, etc. Par ailleurs, cette union ne concerne que la seule personne du Fils auquel le
fidèle unit essentiellement ses « œuvres, & ses souffrances », qu’il « imite » et auquel il
se « conforme » comme dans tous les traités d’oraison 96. Cette union, que l’on qualifiera
« d’intermédiaire », explique l’absence du Père ou de la Trinité présents dans les autres
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gravures, et buts ultimes de l’union. Bien que limitée, cette union, accessible dès cette
étape, manifeste l’accessibilité de l’oraison cordiale à tous, conformément au souci « démocratique » commun à de nombreux mystiques des XVIe et XVIIe siècles. Elle est aussi, par
la délivrance à l’égard des « objets extérieurs » et par la « recollection interieure » qui s’y
substitue, le véritable point de départ de l’oraison cordiale qui signe ce retour du sujet
au centre de son âme.
l’orAiSon ACtive/PASSive
Le second degré d’oraison évoqué par les deuxième et troisième images (ill. 47-48),
correspond à un « entretien d’oraison actif, & passif ». Deux nouveaux sceaux libérateurs
sont ouverts – ceux « de l’attache au plaisir des sens exterieurs » et « de la complaisance
des sens interieurs, ou passions du cœur 97 » –, permettant d’accéder à un second type
d’union, là aussi mixte, « active & passive », de l’âme avec le Christ. De la première aux
deux gravures qui suivent, une substitution importante s’est opérée puisque le sujet
principal de l’oraison représenté au bas du cœur (« l’âme priante »), a remplacé la figure
qui lui servait de modèle fondateur pour son activité (saint Jean en prière). D’un modèle
culturel légitimant mais extérieur, nous sommes passés, par mimétisme et identification,
à un modèle personnalisé où le fidèle est désormais directement engagé dans le processus
dévotionnel. L’auteur-narrateur (Jean Aumont), dont le lecteur est censé s’approprier le
discours méditatif lors de la lecture, s’identifie (position intradiégétique) à la figure du
dévot représenté au sein du cœur. Cette opération ne va pas sans ambiguïté puisque l’âme,
que « représente » déjà l’espace intérieur du cœur et la tête sans corps, est désormais
également représentée par ce nouveau personnage qui réintroduit, d’une certaine façon,
le corps intégral du fidèle au sein d’une âme bicéphale et désincorporée 98. Un tel statut
intérieur/extérieur du sujet de l’oraison tient peut-être aux préoccupations particulières
d’Aumont attaché aux manifestations corporelles et imagées de la dévotion. Dans ses
écrits il revendiquait, contre les tendances mystiques par trop spiritualistes et en accord
à nouveau avec les préoccupations de l’institution ecclésiale, la double nature du culte
divin : intérieure par l’oraison cordiale, extérieure par le biais des sacrements ainsi que par
l’usage légitime des images matérielles. Celles-ci pouvaient être en effet le modèle initial
de l’image intérieure 99 et, comme bien d’autres mystiques, il justifiait le propre usage
qu’il faisait des gravures dans son œuvre comme étant le moyen d’une « démonstration
figurative 100 », « [l’]objet pratique des choses interieures, mais representées par les exterieures », apte à « faire atteindre les choses invisibles par les visibles 101 ».
Le schéma général de ces deux gravures reste celui de l’intercession mystique.
Conformément à la promesse du Christ rappelée dès « l’explication » de la seconde image
(« Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le feray »), l’âme en prière
« demande » (c’est « l’entretien »), au Père cette fois présent dans l’image (2e gravure) ou
à la Trinité (3e gravure), « l’advenement de son Royaume en nous ». Mais cet avènement
ne peut être directement obtenu de l’orant. Une fois de plus, tout comme Aumont insistait
à la fois sur les dévotions « extérieures » engageant le corps, sur les vertus de l’image,
ou sur celles du parcours pénitentiel, il réaffirme ici la fonction décisive des médiateurs
traditionnels de l’Église : le Christ, la Vierge, « les neufs ordres de saints ». Il s’agit pour le
fidèle de demander au Père sa compassion, ses grâces et dons surnaturels, « au nom » du
Fils 102, et en se joignant intimement à la Vierge (« nous nous soûjoignons interieurement »,
« soûjoints conjoints en esprit au fond de nos cœurs 103 »), pour « offrir et presenter par
elle, & avec elle », la « toute puissante victime » sacrifiée. On retrouve ici, mais appliqué
à l’oraison intérieure, le schéma du sacrifice eucharistique « extérieur » (public, collectif)
qui est explicitement revendiqué à plusieurs reprises comme modèle par Aumont, rejoi170
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gnant certaines conceptions présentes dès l’époque médiévale (saint Augustin, Adam de
Dryburgh, Bernard de Clairvaux, etc.) où l’Arche de l’Église (Tabernacle matériel) est
donnée comme analogue au « Tabernacle » de l’âme (spirituel, intérieur) offert à la vie
contemplative 104.
La démarche de l’orant est désormais, comme l’indique Aumont, active et passive :
active en ce sens que le dévot est toujours tenu de se « joindre » intérieurement à l’action
de la Vierge ; passive, car s’exerçant par « des pauses, & attentes passives d’environ la
longueur d’un Pater 105 », « demeurant interieurement, ouverts silencieux, & intimement
attentifs à recevoir passivement dans nos cœurs tout ce qu’il luy plaira d’y verser pour sa
gloire, & nostre salut 106 ». La relation du fidèle à la divinité tend désormais à se renverser.
Active et dirigée vers le Christ, elle devient passive et dirigée du Père vers le fidèle. De
même, l’union initiale « d’œuvres et de souffrances » au Christ, devient désormais union
plus intime encore « de puissances & de volonté 107 ». Elle devient également union à la
Vierge et aux principaux intercesseurs, et elle tend à se transformer, plus essentiellement,
en une union au Père et au Dieu trinitaire. Plus précisément, comme le laisse entendre à
plusieurs reprises Aumont, cette relation aspire à l’union au « cœur du Pere 108 » via « le
cœur du Fils 109 », mais aussi aux « cœurs » de toute la hiérarchie des « neufs ordres des
saints 110 », réalisant ce que nous pourrions désigner comme une sorte de réunion « intercordiale », chaque cœur ouvrant et s’articulant aux autres 111. La « subjectivité cordiale »
ainsi créée n’est en rien un repliement et une clôture du sujet sur lui-même mais, bien au
contraire, une « structure intime interpersonnelle et intersomatique radicalisée 112 ».
La troisième gravure, qui vient théoriquement « compléter » et se juxtaposer à la
seconde dans ce même deuxième degré d’oraison, reprend le schéma général de l’image
précédente. L’âme en prière prend une taille beaucoup plus réduite, elle s’adresse à la
divinité, via des « médiateurs » secondaires et démultipliés, classés par degrés d’éminence
croissante : « les pécheurs », « les dévots de la passion », « la sainte Église », « les saints »,
« les anges », « la très sainte Vierge », « la très-sainte Humanité de Jesus » et enfin la divinité
trinitaire et plus seulement le Père anthropomorphe de l’image précédente. À l’abstraction
diagrammatique croissante de l’image, qui met désormais au second plan les éléments
figuratifs, correspond précisément l’usage de l’inscription verbale au sein de l’image qui
rend possible une identification minimale des éléments symboliques présentés. Par rapport
à l’image précédente, où le fidèle s’adresse au Père via le Christ et la Vierge, ce nouveau
schéma multiplie les médiateurs secondaires (Église, saints, anges), et transforme la relation semi-directe entre fidèle et divinité en un véritable et difficile itinéraire ascensionnel
vectorialisé fondé sur le modèle, commun à la mystique, de l’échelle de Jacob. Une telle
décomposition est tenue de rappeler au fidèle sa véritable et humble situation, l’incitant
non seulement à la prière mais avant tout à ce cheminement ascétique que désigne l’axe
vertical qui relie la Trinité au fidèle sous le nom de « Voye d’abaissement interieur ». Ce
parcours pénitentiel, voie d’humiliation et « d’anéantissement » partagée par la mystique
française (Canfield, Bérulle, etc.), apparaît clairement comme la réponse et la condition
même du mouvement ascensionnel de l’âme vers Dieu et du mouvement descendant
de la grâce de Dieu vers l’âme, mouvement qui s’opère ici à « travers tous ces ordres, &
degrez 113 », selon un thème dionysien familier. Est ainsi mise en place une économie
dynamique et syncrétique où s’articulent étroitement ces trois mouvements pour atteindre
le but ultime visé : l’union mystique. Cette union est déjà préfigurée dans cette gravure
par l’extension lumineuse qui embrase désormais quasiment tout l’espace du cœur, mais
également par un second changement qui affecte l’espace extérieur qui environne le
cœur. Occupé seulement par la tête isolée, cet espace l’est désormais par trois nouveaux
triangles trinitaires qui bordent la paroi extérieure du cœur : Dieu est désormais au sein
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même du cœur du fidèle, en son sommet, mais également autour de lui emplissant et
absorbant progressivement tout l’espace interne et externe du sujet mystique.
l’orAiSon PASSive
Dans la dernière gravure (ill. 49), se réalise l’ultime état de l’oraison où s’ouvrent les
derniers sceaux : l’attache « à l’employ proprietaire de ses puissances », « à sa propre
vie », « aux dons de Dieu 114 ». C’est là enfin qu’est atteinte la troisième union « purement
passive » avec la Divinité : union ou « insinuation 115 » « intime de l’essence de l’ame avec
l’essence divine 116 », réalisée, précise à nouveau Aumont, « par Jesus Christ 117 ». Le
christocentrisme constant et répété d’Aumont 118, réponse là aussi aux accusations des
courants orthodoxes à l’égard de mystiques accusés d’abandonner la médiation christique,
est évident dans cette dernière image. À la fermeture désormais (presque ?) complète des
sens extérieurs et des sens intérieurs réalisée lors des deux premières étapes de l’oraison,
répond désormais, et grâce à la médiation charitable du Christ 119, l’ouverture de « l’huys »
des « puissances » intérieures de l’âme humaine, et avant tout de sa « Volonté 120 », à
l’influence surnaturelle du Dieu trinitaire. Dans cette phase ultime ces facultés vont être
suspendues – c’est l’oraison passive –, et livrées à la seule action de la divinité : « & que j’y
entre ; & que y aneantissant leurs propres actes, Je m’en puisse emparer imperieusement,
& les mouvoir, & les manier à mon plaisir, & à ma maniere divine, & infinie 121 ».
Cette ouverture ne se réalise cependant pas immédiatement par la seule action du
Christ. Elle suppose encore une fois un parcours progressif décomposé en trois phases qui
correspondent au franchissement d’autant de cieux intermédiaires, référence au ravissement et à l’extase de saint Paul (II Corinthiens 12, 2), qui sont distingués par la
gravure 122. L’opérateur de cette traversée est bien évidemment à nouveau le Christ
souffrant, mourant, puis ressuscitant à sa vie divine et retournant ainsi au Père. À son
action s’adjoint cependant celle de la colombe du Saint Esprit dispensatrice d’indispensables « dons » et grâces, ainsi que la Trinité céleste dont « le divin attrait » est à l’origine
de « l’ouverture » du fond du cœur par où passe le Christ et où se réalise l’union. C’est
là un modèle de « coopération » des différentes personnes de la Trinité – chacune étant
dotée de fonctions spécifiques 123 –, qui contribue à cette traversée mystique. Le Christ
est à la fois le crucifié représenté intérieurement au sommet de l’image mais aussi – et
Aumont ne manque pas de faire allusion au sacrifice eucharistique qui s’articule ainsi, à
nouveau, au culte intérieur de l’oraison –, le Christ que s’est incorporé le fidèle lors de
la communion. Ainsi présent dans le corps et dans l’âme du fidèle, le Christ ressuscité
renouvelle son ascension glorieuse vers sa nature divine, emportant avec lui l’âme du
fidèle. On devine en effet, au bas de l’image, le Christ portant de sa main droite l’étendard
de la Résurrection et, de sa main gauche, presque indistincte, la petite âme du fidèle
qu’entraîne le Sauveur :
pour la faire passer outre elle-mesme avec luy en sa Divinité, qui l’environne, &
qui la penetre des ardeurs lumineuses de son pur Amour, dilattant le cœur à l’infini :
& pour lors l’ame s’y voit comme abismée, & engloutie d’un globe de lumiere qui
l’insinue, & la perd dans l’immensité de ce divin Ocean, & là y estant dépoüillée de
son fini, elle y perd son infinie petitesse, & entre glorieusement avec son victorieux
Jesus dans les espaces infinies (sic) de sa Divinité : où l’ame est revestuë, & remplie,
& aggrandie dans la grandeur de Dieu mesme 124.
L’ascension du Christ, ascension paradoxale puisque « descendante » (« nouvelle
ascension outre le fond de l’ame en sa divinité 125 »), vient renverser le relatif équilibre
des actions réciproques de l’âme et de la divinité et, littéralement, comme le souhaitait
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explicitement Aumont, contribue à bouleverser et désorienter le fidèle 126. Dans les trois
premières gravures, les émanations lumineuses surnaturelles répondaient aux prières et
aux différentes actions intérieures du dévot : un double axe ascendant (fidèle) et descendant (divinité) organisait l’image. Désormais, la suspension des « puissances » de l’âme
rend totalement disponible son espace intérieur aux actes surnaturels qui l’emplissent
complètement de lumière. La divinité est dès lors la seule puissance active, et elle génère
seule les deux mouvements. Le premier est un mouvement descendant : c’est l’ascension
« descendante » du Fils qui emporte le fidèle. Ce dernier, jusque-là tendu dans un mouvement ascensionnel contraire de bas en haut, est réorienté en une paradoxale « ascension »
de haut en bas à partir de « l’entrée » que constitue désormais le haut du cœur. À ce
premier mouvement, s’associe un second mouvement, cette fois ascensionnel : c’est l’émanation rayonnante de la Trinité du bas vers le sommet de l’image 127, qui se substitue
au mouvement inverse des autres gravures. Ces deux mouvements contraires mais tous
deux divins se rejoignent non plus au sein de l’âme du fidèle, comme dans les étapes
antérieures, mais « outre » encore ce « fond » désormais entrouvert. Le renversement des
directions qu’opère cette dernière image rend plus sensible l’ambiguïté ou la réversibilité
terminologique et conceptuelle qui désigne ce point ultime – le « triangle sémiotique »
qu’est le fond, la cime ou pointe de l’âme – qui occupait tant les théologiens mystiques 128.
Ce qui était en effet le bas de l’âme d’où s’adressait le fidèle en devient son « fond » ou
sa « cime » inversée, tandis que ce qui en était le sommet où apparaissait la divinité dans
les premières gravures en devient « l’entrée ». Si l’on compare la représentation de Jean
Aumont avec celle du cœur de Théodore Galle on constate une inversion de la structure de
l’âme : les facultés supérieures de l’esprit où se réalise l’union mystique sont placées par
Galle au sommet du cœur, alors qu’elles le sont dans sa partie inférieure pour Aumont.
C’est là, dans ce qu’Aumont appelle ailleurs « le centre increé du centre creé », que
les « puissances », suspendues et ouvertes, sont possédées par l’influx divin, entraînant
la disparition fusionnelle de la petite âme corporelle que « ravît » le Christ. Dans ce
nouvel état, ou ce nouveau « lieu », en soi/hors de soi, le « soi » paraît s’annihiler, ou se
réaliser, dans cette ouverture intégrale à l’autre qui l’oppose sans doute à l’expérience
moderne d’une subjectivité recentrée sur elle-même. Extérieur et intérieur deviennent
indistincts et paraissent échanger paradoxalement leurs propriétés, l’espace du cœur est
censé perdre ses limites humaines pour atteindre l’infini et se confondre avec l’infinité
de Dieu. C’est ce que tente d’exprimer la gravure en montrant ce rayonnement qui,
limité à l’espace intérieur du cœur dans les gravures précédentes, s’étend à l’ensemble
de l’espace intérieur et extérieur 129, traversant le cœur et tendant à absorber dans sa
luminosité l’âme-cœur centrale.
L’ensemble de ce parcours est synthétisé dans la gravure introductive de l’ouvrage qui
reprend des éléments issus essentiellement de la première et de la quatrième gravure de
« l’Abbregé » final (ill. 50). Les deux figures situées à l’extérieur du cœur reprennent les
éléments de la vision de saint Jean (Apocalypse, 4-5) : celle du Livre écrit au recto et au
verso et fermé des sept sceaux que porte la main droite de Dieu sur son trône céleste.
Saint Jean est cette fois accompagné de deux des 24 Anciens (5, 1-5) lui annonçant que
l’Agneau égorgé était capable de briser les sceaux et d’ouvrir le Livre. La place de saint
Jean est désormais extérieure : à sa contemplation, au sein du cœur du fidèle, de l’Agneau
reposant sur le Livre, est substituée, par métaphore et condensation, celle du cœur/Livre
fermé des sept sceaux/« captivités ». De modèle universel pour le fidèle, saint Jean paraît
presque être devenu un « adorateur » du parcours intérieur singulier du fidèle, occupant
la place qui pouvait être celle des anges situés à l’extérieur du cœur du fidèle dans les
gravures du Cor Iesu amanti sacrum d’Antoine Wierix.
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Ill. 50
Pierre Landry,
frontispice de
L’ouverture
interieure du
royaume de
l’Agneau occis…,
1660.
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L’espace intérieur du cœur reprend l’essentiel du
contenu de la quatrième gravure. La division en trois
ciels de la quatrième gravure est remplacée, non sans
difficulté, par les divisions des sept sceaux, moyen
de rappeler la traversée de la totalité du parcours
à travers leur ouverture progressive qui marque la
libération du fidèle.
Les autres éléments sont identiques : d’une part
le crucifix médiateur, cette fois placé au sein d’un
second petit cœur qui l’entoure, et toujours disposé
à l’entrée du cœur du fidèle ; d’autre part l’itinéraire
spirituel descendant/ascendant du fidèle ; enfin le
Christ ressuscité accompagné de l’âme pénétrant
dans l’infinité divine au « fond » ouvert de l’âme.
Le lieu de jonction ou d’union entre « fond » de
l’âme et divinité trinitaire est plus minutieusement
représenté : on perçoit bien l’ouverture de la base
du cœur et sa confusion avec l’espace englobant et
rayonnant du divin. De façon originale, le graveur
a représenté quelque peu différemment cet espace
divin. Dans les quatre gravures de l’Abbregé, toute
la composition se déploie sur la seule surface de
l’image, y compris pour le rayonnement de la divinité
dans la dernière image qui se déploie de bas en haut.
Monde divin et monde humain intérieur paraissent
appartenir à un même et commun espace qui s’unifie dans la dernière gravure. En revanche, dans l’image qui ouvre le traité, la Trinité paraît issue de la profondeur même de
l’image, les rayonnements étant issus d’un centre, qui est le point de fuite perspectif d’un
nouvel espace exogène, lieu inédit qui se manifeste par surgissement spectaculaire sur la
surface de la gravure, manifestant cette fois, peut-on avancer, le caractère plus proprement
extra-ordinaire, sur-naturel et miraculeux de cette conjonction des deux mondes.
En une seule gravure est évoqué le parcours en sept étapes, que décrit longuement la
partie principale de l’ouvrage d’Aumont, avant sa réduction en trois phases qu’évoquent
les gravures de l’Abbregé pratique qui clôt ce même livre. L’Abbregé pratique apparaît ainsi
non seulement comme une méthode « simplifiée » et donc plus accessible, ce qu’imposait
la lourdeur du vaste traité qui la précédait, mais peut-être aussi comme un correctif qui
vient insister sur des éléments « orthodoxes », non présents dans la gravure introductive,
et qu’il était essentiel de rappeler aux « simples » : le rôle également central des autres
médiateurs (Vierge et saints), la place fondamentale de l’humilité, de la pénitence et
de « l’anéantissement », et enfin, pouvons-nous supposer, le caractère relativement plus
accessible du surnaturel au sein de l’humain.
« l’ABBreGé De l’AGneAu oCCiS » (1669) : orAiSon et DiSPArition De l’iMAGe ?
L’Abbregé pratique qui suit les dernières pages de L’ouverture interieure de 1660 est
suivi, neuf ans plus tard, d’un second Abbregé de l’Agneau occis (1669) qui en reprend
l’organisation tripartite générale mais transforme assez radicalement les conventions représentatives des gravures. Les trois images, non signées, qui illustrent le nouveau traité ne
conservent en effet des premières représentations d’Aumont que deux éléments iconiques
(ill. 51-52). On retrouve le seul cœur-âme du fidèle, centre organique et spirituel au sein
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duquel s’opère la relation du fidèle
à la divinité, et dont la taille va
décroissante d’image en image au
fur et à mesure de son absorptionexpansion – forme de dilatatio
cordis – dans le monde divin 130.
Le sujet priant est ainsi réduit à son cœur, sans les dédoublements tête/cœur et corps/âme
de la première série de gravures. Le Crucifix médiateur, « schème opérateur » syntaxique et
sémantique central de cette transformation unitive est également réintroduit, dans toutes
les images. Le Crucifix acquiert même une place centrale dans cette dernière étape où il
contribue à créer une figure duelle et symétrique de la divinité – Crucifix/Trinité –, plus
simple et équilibrée que la figure composite de la dernière image du cycle précédent où
étaient associés Crucifix, colombe du saint Esprit, Christ ressuscité, triangle trinitaire.
Mais l’essentiel du nouveau système d’Aumont se fonde désormais sur un schéma
essentiellement géométrique. Les éléments constituants de l’économie mystique sont matérialisés par quatre cercles ou anneaux mobiles que l’on pourrait se plaire à comparer au
célèbre « nœud borroméen » cher à Lacan où s’articule Réel, Imaginaire et Symbolique 131.
Au sommet de l’image un premier cercle, extérieur, d’échelle réduite, prend la place de
la tête de la première série d’images et représente le monde externe et matériel, « Voye
de perdition » (1re figure), « Regne Sathanique du propre Amour » (2e figure), « Puis (sic)
malheureux de l’abisme du peché », « Privation de Dieu », etc. 132. Au-dessous, de grandes
dimensions, trois cercles, tendant à se superposer ou à s’entrecroiser progressivement,
représentent le monde intérieur, le monde intime et le monde divin 133. Le monde intérieur,
le plus proche du cercle du monde externe, correspond à l’espace intérieur du cœur de
la première série de gravures. Le monde intime, part secrète du monde intérieur qu’il
s’agit de reconquérir, vient cette fois rendre plus visible et distinct ce qui correspondait
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Ill. 51 & 52
Mondes
extérieur,
intérieur,
intime, divin
(non signé), dans
Jean Aumont,
Abbregé de
l’Agneau
occis…, Rennes,
Jean Vatar,
1669 (cliché
Bibliothèque
de Troyes,
G-16-4505).
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au « fond » de l’âme situé à la base du cœur. Enfin, le monde divin qu’Aumont disposait
simultanément à l’extérieur et à l’intérieur du cœur dans les gravures antérieures, rendant
quelque peu complexe l’orientation et la compréhension du spectateur, est désormais situé
au bas de l’image, à l’extrême opposé du monde extérieur. À ces trois derniers cercles vient
s’adjoindre une nouvelle figure géométrique dans l’ultime gravure : cercle « intérieur » et
cercle « intime » tendent en effet à se superposer l’un sur l’autre et de cette conjonction
partielle naît une forme englobante ovoïde en forme de « 8 » ou de tore, censée représenter
le « Regne de l’ame Triomphante ». Cette nouvelle représentation de l’intériorité, associant
« intérieur » et « intime », est elle-même désormais inscrite dans la circonférence du monde
divin qui s’est étendu jusqu’à intégrer l’ensemble de ces figures, s’opposant au monde
« extérieur » dont il paraît protéger définitivement l’espace intérieur du fidèle, l’intérieur
devenant d’une certaine façon « l’extérieur de l’extérieur » (M. Bergamo 134).
Ce double système schématique et iconique est nécessairement un système évolutif
qui doit pouvoir représenter la progression intérieure du fidèle en méditation. Dans
le premier jeu d’illustrations, l’évolution était évoquée par toute une série de moyens :
par la succession des éléments constitutifs des gravures (saint Jean, Vierge, etc.), par le
déplacement des positions des uns et des autres (et notamment du triangle trinitaire), par
la variation des échelles (diminution de la taille de l’âme figurée sous forme corporelle),
par les jeux directionnels linéaires évoqués par les multiples formes de rayonnements, et
par la conjonction de deux espaces (surface/profondeur) qui venait manifester l’union du
dévot à la divinité. Ici, désormais, ces moyens sont réduits et normalisés. La transformation est évoquée essentiellement par le déplacement des cercles les uns par rapport aux
autres, tendant à une intégration de l’un dans l’autre, mais aussi par leur changement
de diamètre (intégration, dans le grand cercle du monde divin, des autres cercles qui lui
sont désormais subordonnés), changement auquel répond la réduction de la taille du
cœur-âme qui est absorbé dans l’infini du monde divin. Comme Mino Bergamo l’avait
déjà remarqué en analysant les conceptions de l’intériorité dans les textes mystiques du
XVIIe siècle, nous assistons bien à un « total renversement des valeurs spatiales », par
cette forme, si je puis dire, « d’illimitation » ou « d’infinitisation » paradoxale de l’espace
interne d’un cœur devenu un lieu utopique ou a-topique 135.
Jean Aumont ne renonce pas cependant à deux autres moyens utilisés précédemment.
Le rayonnement surnaturel, marque à la fois de l’irradiation ou de l’écoulement des
« divines inspirations » et de l’attractivité quasi gravitationnelle ou magnétique du « divin
aimant 136 », reste en effet essentiel dans l’esthétique et la théologie solaire d’Aumont.
Mais il est désormais unifié, puisque irradiant l’ensemble des différents espaces à partir
d’un centre unique qui, comme dans la gravure qui ouvrait le premier texte d’Aumont,
paraît émaner de la profondeur surnaturelle de l’image. Par ailleurs, l’axe linéaire vertical
christique reste fondamental mais, là aussi, il est mieux intégré puisque cet axe se confond
désormais avec le bois de la croix surdimensionné qui traverse tous les espaces jusqu’au
centre trinitaire, triangle dont la forme vient donner à cet axe l’apparence brutalement
mais efficacement « signalétique » d’une flèche. Un dernier élément vient contribuer à
l’effort intégrateur et signifiant du système représentatif d’Aumont : il s’agit de l’ensemble
des inscriptions qui bordent systématiquement les formes géométriques. Ces inscriptions
étaient marginales dans les gravures précédentes, à l’exception de la gravure synthétique de L’Ouverture du Royaume qui anticipe sur la solution ici développée. De telles
inscriptions ont désormais pour fonction principale de rendre presque autonomes, voire
« détachables », les trois nouvelles illustrations. Les explications et significations que
devait nécessairement rechercher le lecteur dans les commentaires extérieurs à l’image
(para-iconiques), sont désormais inscrites sur l’image elle-même.
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Quel sens donner à ces transformations figuratives ? Dès 1660, ce nouvel abrégé avait
été annoncé par Aumont qui évoquait cet ouvrage, « lequel mesme sera fort portatif en
la pochette pour s’en servir en tout lieu, & en tout besoin dans les occurrences, selon
la devotion de chacun 137 ». Le souci de rendre communicable aisément sa méthode,
que ne pouvait satisfaire l’épais volume de L’ouverture interieure, explique bien cette
nouvelle publication. De tels changements étaient justifiés par la complexité indéniable
des premières illustrations : leur nombre, non accordé à la division en trois degrés de
l’union, la juxtaposition ou la superposition en leur sein d’éléments, d’espaces, de références multiples et hétérogènes, celle encore de conventions représentatives et d’images
de plusieurs statuts sémiotiques, en rend passionnante leur étude mais sans doute guère
leur exploitation dévotionnelle. La brusque simplification que leur fait subir Le Gall de
Querdu en 1670, dans son propre Oratoire du cœur, démontre, a posteriori, la nécessité
d’une telle ré-élaboration.
Mais les transformations opérées ont aussi un certain nombre d’implications sémantiques décisives et pourraient s’expliquer par un infléchissement relatif de la pensée d’Aumont
sur divers points, le mystique étant peut-être moins tenu désormais, après avoir donné des
gages répétés de sa bonne foi, de manifester excessivement son allégeance à l’orthodoxie
catholique. Et de fait, au moins dans les images, on peut noter une moindre insistance sur
le caractère pénitentiel de sa démarche (d’où la suppressions des sept sceaux), ainsi qu’un
rappel plus discret de l’importance des autres médiateurs (disparition de la Vierge et des
saints) face à « l’unique médiateur 138 » qu’est le Christ. Plus fondamentalement encore,
c’est la position même du « sujet » méditant qui est affectée. Dans la première série de
gravures, Aumont multipliait les différents « états » sous lesquels se manifestait « l’âme »
du fidèle : d’une part le cœur et le corps en adoration dont les apparences se transformaient
d’image en image en évoquant ainsi l’évolution du parcours spirituel du fidèle, d’autre
part le visage fixe et immobile qui représentait le seul élément référentiel stable pour le
dévot saisi dans ce processus intensément dynamique. Dans la seconde version, ne restent
de ces éléments que le cœur et les différents cercles superposés, le sujet, faut-il avancer,
perdant toute caractérisation corporelle pour devenir une sorte de « champ de forces »
abstrait et exclusivement interne. Ce n’est que dans le portrait posthume d’Aumont, nous
l’avons vu, que ces deux expressions du « soi » sont, à nouveau, rassemblées.
Enfin, dernière implication, l’élimination de toute référence iconique 139, à l’exception
centrale du Crucifix disposé au sein du cœur, paraît exprimer une tendance vers une
expérience mystique abstraite où disparaît l’image, même si c’est encore à une image
qu’est confiée la tache d’évoquer la disparition de l’image. À l’élimination des formes
iconiques correspond l’intégration de données verbales et géométriques, qui sont autant
d’éléments signifiant la « spiritualisation » et l’abstraction croissante de l’itinéraire de
Jean Aumont. Cette transformation du modèle figuratif de l’intériorité et de l’expérience
contemplative ne signifie cependant pas nécessairement une « évolution » ou un « passage »
d’une conception à une autre. Elle est en tout cas l’indice du caractère tensif et ambivalent de ces conceptions spirituelles qui, à mon avis, se définissent continûment alors
par rapport à cette double polarisation où se situe généralement l’expérience mystique :
concrète, imagée, extérieure, pénitentielle, médiatrice, etc. et/ou abstraite, aniconique,
intérieure, personnelle, directe, etc.
Le succès de la tentative de visualisation de l’image mentale et de son espace intérieur est, en tout cas, allé de pair avec un processus d’abstraction qui tend désormais à
impliquer une disparition de l’image aussi bien matérielle que mentale dans l’expérience
mystique, ou tout au moins, ce qui nous reste à préciser, un changement radical du statut
de l’image au sein de ces pratiques.
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Notes
1. Voir en particulier la somme de Auguste HAMON, Histoire de la dévotion au Sacré-Cœur, Paris,
1923-1940, 5 vol., ainsi que Jean nAGLE, La civilisation du cœur, Paris, Fayard, 1998.
2. Voir, en dernier lieu, Claire MAZEL, « Ils ont préféré la croix au trône. Les monuments funéraires des premiers Bourbons », dans L’image du roi de François I à Louis XIV, actes de colloque,
Paris, EMSH, 2006, p. 169-190.
3. AUGUSTIN, Enarrationes in Psalmis LXXIV, 9, 11. Voir aussi l’iconographie de sainte Catherine
de Sienne (l’échange du cœur de la sainte et du Christ), de sainte Thérèse (cœur percé d’une
flèche), de saint Brigitte et de sainte Gertrude (cœur ouvert portant une croix ou le Christ), puis
de saint François de Sales et de sainte Chantal.
4. Antoine GODEAU, Panegyrique de S. Augustin. Prononcé le XXVIII jour d’aoust en l’Eglise des
Grands Augustins de Paris…, Paris, Augustin Courbé, 1653 (approbation de 1651).
5. Voir également de Jean TASSEL, Le Couronnement de la Vierge par l’Enfant Jésus (Dijon, musée
des Beaux-Arts), scène qui se déroule notamment en présence de saint Augustin identifié par
son cœur enflammé et en présence de sainte Marie-Madeleine de Pazzi, les instruments de la
Passion serrés contre sa poitrine, à laquelle Augustin s’était manifesté en gravant dans son cœur
la formule « Verbum caro factum est ».
6. Voir Mino BERGAMO, L’anatomie de l’âme : de François de Sales à Fénelon, traduit de l’italien
par M. Bonneval, Grenoble, J. Millon, 1994 ; ou Ralph DEKONINCK, Ad Imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève, Droz,
2005, p. 130-137 et la gravure de Théodore Galle (fig. 9) qui propose une précieuse représentation graphique de ce système. Voir également, sur la question de l’intériorité au XVIIe siècle,
Benedetta PAPASOGLI, Le « Fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVIIe siècle, Paris,
Champion, 2000 et Christian BELIN, La conversation intérieure. La méditation en France au
XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, en particulier le chap. XIV : « Quelle intériorité ? ».
7. H.-M. BOUDON, Le Règne de Dieu en l’oraison mentale (1671), édition citée : Paris, Jean-Baptiste
Delespine, 1702, ouvrage réédité à plusieurs reprises jusqu’au XIXe siècle.
8. H.-M. BOUDON, op. cit., p. 128-132.
9. Pierre DE POITIERS, Le Jour Mystique ou l’eclaircissement de l’oraison et theologie mystique. Par
le Reverend Pere de P. Provincial des Capucins de la Province de Touraine, Paris, Denys Thierry,
1671, p. 227-228.
10. tHOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Paris, Cerf, 1985, t. III, II-II, question 78, p. 692-693.
11. P. DE POITIERS, op. cit., p. 120-121.
12. Ibid., p. 121.
13. Ibid., p. 117-118.
14. Voir par exemple Saint AUGUSTIN, Confessions, Livre X, chap. XXVII, ou De la Trinité, XV, 20,
39 sur la correspondance entre les trois facultés de l’âme et les trois personnes de la Trinité.
15. Nous nous référons sur ce point à M. BERGAMO, op. cit., p. 145.
16. Ibid., p. 167.
17. « Que cette suprême Pointe de l’esprit est l’Image de Dieu en nous. L’Image de la Trinité, dit
Harphius, est impresse ou imprimée en cette Suprême Partie de l’Ame, ce que plusieurs autres
asseurent comme luy, & quasi en mêmes termes. Cette opinion est encore fort veritable, parce
que ce Fond ou cette suprême Partie contemplant Dieu, porte son Image ; mais cette Image ne
consiste pas seulement en cette Contemplation, comprenant encore toutes les autres qui se font
avec formes & images, & les Puissances qui contemplent… » (P. DE POITIERS, op. cit., p. 191-192).
18. Voir P. DE POITIERS, op. cit., t. II, Livre III, Traité VI, chap. III à IX.
19. « Ce qui est étrange, c’est que plusieurs Philosophes & Theologiens Chrestiens, ignorent cette
plus haute, & relevée partie de nôtre ame, & que quelques-uns même de ceux qui font oraison,
& passent pour spirituels, ne reconoissent, ni cette plus haute Pointe de l’esprit, ni sa fonction,
qui est l’Oraison de Quietude, parce (disent quelques Mystiques) qu’ils n’ont pas le Sommet
de leur affection immediatement touché & émeu par le feu du saint Esprit » (P. DE POITIERS,
op. cit., p. 121-122).
20. Ce tripartition se déroule dans le temps : l’homme dispose initialement de l’âme végétative,
puis de l’âme sensitive à laquelle se joint l’âme végétative, et enfin de l’âme raisonnable : les
trois composantes se confondent alors en une même « essence » au sein d’une âme « indivisible », mais se distinguent cependant par leurs effets divers, voir Scipion DUPLEIX, La physique,
ou Science des choses naturelles, Rouen, Louys du Mesnil, 1640 (d’après l’édition du Corpus
des œuvres de philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1990), p. 532-533.
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21. Voir Thomas HOBBES, De la Nature humaine, trad. de l’anglais par le Baron d’Holbach, Arles,
Babel, 1997, chap. I, qui se contente de distinguer les facultés du corps (nutritive, motrice,
génératrice), de celles de l’esprit (connaître et imaginer, ou concevoir et se mouvoir). Sur
Descartes et son modèle mécanique voir, par exemple, René DESCARTES, L’homme (1664),
dans Œuvres de Descartes, publiées par C. Adam et P. Tannery, Paris, Vrin, t. XI, 1986, p. 202 :
« il ne faut point […] concevoir en elle [la “machine” du corps] aucune Ame vegetative, ny
sensible, ny aucun autre principe de mouvement & de vie, que son sang & ses esprits, agitez par
la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur » ; ou Les passions de l’âme (1649),
1re partie, art. 47 : « il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi aucune diversité
de parties ; la même qui est sensitive est raisonnable, et tous ses appetits sont des volontés »,
etc. L’âme cartésienne, dont le siège principal est la « glande pinéale », reçoit cependant un
certain nombre de divisions : elle comprend elle aussi le Sens Commun, l’Imagination et la
Mémoire (voir par exemple La description du corps humain, p. 227), et son activité, la Pensée,
est divisée en « Actions » (« qui se terminent en l’âme même » (aimer Dieu), ou « en notre
corps »), et en « Passions » (perceptions et connaissances qui se trouvent en nous : celles « qui
ont l’âme pour cause », ou celles « qui n’ont pour cause que le corps »). Parmi ces dernières (les
perceptions issues du corps), se trouvent celles qui sont issues des objets extérieurs, celles qui
se rapportent au corps (la faim), celles qui se rapportent à l’âme (les passions de l’âme), voir le
Traité des Passions, Première partie, art. 17 et suiv. Nicolas MALEBRANCHE, De la recherche de
la vérité. Où l’on traite de la nature de l’esprit de l’homme et de l’usage qu’il en doit faire pour
éviter l’erreur dans les sciences […] Sixième édition (1712, 1re éd. 1674), in N. MALEBRANCHE,
Œuvres, éd. de G. Rodis-Lewiw et G. Malbreil, Paris, Gallimard, Pleiade, 1979, t. I, Livre I à III,
et conclusion p. 381, partage la même aversion à l’égard de la structure traditionnelle de l’âme
qu’il divise, comme Descartes, en deux parties : Passive (l’Entendement), et Passive-Active (la
Volonté), l’Entendement possède trois facultés par lesquelles il perçoit différemment les Idées :
par le Sens (idées sensibles), par l’Imagination (idées confondues avec des images), par l’Entendement pur (« idées toutes pures de la vérité sans mélange de sensations et d’images »).
22. C’est le cas chez Dupleix mais non pour Chanet qui n’évoque pas cette division.
23. Pour S. DUPLEIX, op. cit., p. 556 et p. 616-617, l’âme sensitive est dotée de trois facultés générales où sont associées les facultés usuelles : la connaissance (divisée en sens extérieurs et sens
intérieurs où se retrouvent le sens commun, l’imagination et la mémoire), l’appétit (concupiscible et irascible), les mouvements suscités dans le corps…
24. Marin CUREAU DE LA CHAMBRE, Le système de l’âme (1664), Fayard, Corpus des œuvres de
philosophie en langue française, 2004, p. 84-87. L’auteur se distingue ainsi non seulement
de saint Thomas et de ses quatres sens intérieurs, mais également des « médecins » qui ne
retenaient que « L’Imaginative, la Cogitative, et la Memoire » ou seulement « le Sens commun,
et la Phantaisie, laquelle fait toute seule les actions qu’on attribuë aux autres ». Sur cet auteur
voir l’étude de Albert DARMON, Les corps immatériels. Esprits et images dans l’œuvre de Marin
Cureau de La Chambre (1594-1669), Paris, Vrin, 1985.
25. Voir, en autres, le classique Eugenio GARIN, L’humanisme italien (1947), trad. de S. Crippa et
M. A. Limoni, Paris, Albin Michel, 2005 (1947) ou, du même, La cultura filosofica del rinascimento italiano, Milano, Tascabili Bompiani, 2001.
26. Abrege de la philosophie de Gassendi […] Par F. Bernier, seconde éd., t. I, Lyon, Anisson,
Posuel et Rigaud, 1684 (dans Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard,
1992), t. VI, p. 241, indique cependant que l’Entendement est de par sa nature « purement
Intelligent, c’est à dire connoissant les choses par un simple regard, et non par le raisonnement » mais que son inscription dans le corps rend impossible ce mode de connaissance des
choses « simplement, nuement, et comme à découvert », ce qui correspond à l’expérience
mystique que décrivent les théologiens.
27. M. CUREAU DE LA CHAMBRE, op. cit., Livre IIII. « De la connaissance naturelle », p. 111. Cette
connaissance est assimilée à « l’instinct » et consiste « dans les images naturelles ». De même,
Cureau de la Chambre défend la valeur cognitive de la partie sensitive des âmes contre ceux qui
ne reconnaissent de connaissance qu’à la partie intellectuelle de l’âme, voir M. CUREAU DE LA
CHAMBRE, ibid., Livre II, chap I, p. 56-57.
28. Ibid., p. 107. La partie sensitive est découpée et complétée d’une autre façon et la faculté
dite « estimative », qui est pour nombre de théologiens l’un des quatre sens intérieurs, est ici
intégrée au sens commun, voir S. DUPLEIX, op. cit., p. 616-617 sur le sens commun qui fait
« le jugement et la distinction ». On constate encore, chez Dupleix, que les mouvements de
l’âme, que ce soit ceux de « l’appétit » ou ceux qui se traduisent en mouvements corporels,
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sont devenus des composantes à part entière de l’âme sensitive aux côtés de la plus spirituelle
« connaissance ».
29. P. GASSENDI, Abrégé…, op. cit., t. I, p. 30 et t. VI, p. 227 : Gassendi semble notamment très
dubitatif quant à l’existence des espèces dites « intelligibles » par lesquelles Dieu ou les choses
incorporelles se communiqueraient à l’homme. Voir aussi Thomas HOBBES, Leviathan, traité
de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile (1651), trad.,
intr. et notes de F. Tracaud, Paris, Sirey, 1983, Première Partie. « De l’homme », chap. I. « De
la sensation », p. 11 et suiv. : « A l’origine de toutes nos pensées se trouve ce que nous appelons
sensation (sense, sensus, sensio) (car il n’y a pas de conception dans l’esprit humain qui n’ait
d’abord, tout à la fois ou partie par partie, été engendrée au sein des organes de la sensation).
Les autres dérivent de cette origine. » L’imagination (ou phantasme) est aussi conçue comme
un produit de la sensation : elle n’est rien d’autre, selon une formule célèbre, « qu’une sensation en voie de dégradation » (chap. II, p. 14). Gassendi est fidèle ici à la pensée d’Epicure mais
aussi à celle d’Aristote : « l’homme ne pense jamais sans image » (De l’âme, III, 7). Plus radical
que Gassendi, T. HOBBES, ibid., p. 25-26, nie la possibilité « d’idée ou de conceptions d’aucune
des choses que nous appelons infinie […] jamais rien de tout cela [dont l’idée de Dieu] ne s’est
jamais offert, et ne peut s’offrir à la sensation : ce sont là des paroles absurdes, reçues (malgré
leur absence de toute signification) sur la foi de philosophes qui se trompent et de Scolastiques
trompés ou trompeurs ».
30. S. DUPLEIX, op. cit., p. 508.
31. Ibid., Livre VIII, chap. I, p. 512.
32. On ne peut qu’être frappé par le parallèle, annoncé dès le titre, entre méditations cartésiennes
et méditations religieuses : dans les deux cas, une identique procédure ascétique (« se détacher
des sens », le rejet de la « fiction » et « fausseté » du monde, etc.), est à l’origine du parcours
spirituel qui prend à plusieurs reprises une tonalité spirituelle comme à la fin de la troisième
méditation : « il me semble très à propos de m’arrêter quelque temps à la contemplation de ce
Dieu tout parfait, etc. ». Surtout, le recours de Descartes à la « première idée, dont la cause soit
comme un patron ou un original » (Troisième méditation), réintroduit l’hypothèse surnaturelle et la doctrine de l’innéisme : « qu’il y a encore quelque chose qui existe, et qui est la cause de
cette idée… », « et certes on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi
cette idée pour être la marque de l’ouvrier empreinte de son ouvrage ». Voir aussi sur le même
thème le Discours de la méthode, 3e partie.
33. M. CUREAU DE LA CHAMBRE, op. cit., Livre I, chap. II.
34. N. DE MALEBRANCHE, op. cit., Préface, p. 3-4 sur l’union de l’esprit humain à son Créateur et
son « étonnement » à l’égard des philosophes chrétiens ayant oublié cette union essentielle, et
« Seconde Partie de l’entendement pur. De la nature des idées » où l’auteur réfute les espèces
intentionnelles des péripatéticiens, mais aussi la capacité de l’esprit à produire les idées à partir
des impressions issues des corps, ou celle des idées innées. Il leur substitue sa théorie de la
vision en Dieu « très étroitement uni à nos âmes par sa présence » (chap. VI. « Que nous voyons
toutes choses en Dieu »), Dieu intervenant aux trois niveaux de la réception des idées sensibles,
imaginaires et « purement intellectuelles ».
35. Sans doute Simon DE BOURG, auteur de Les Saintes eslévations de l’âme en Dieu, par tous les
degrez d’oraison…, Avignon, J. Bramereau, 1657.
36. H.-M. BOUDON, op. cit., chap. XV : « Du fond de l’ame », p. 128 et suiv. « Le propre acte du fond
ou centre, est de rendre plus subtiles & plus simples ceux des puissances ; de sorte que ce qui est
distinctement dans l’entendement, la memoire & volonté, semble comme réüni dans cette unité
de l’essence de l’ame par une simple vûë d’acquiescement ; car si la foy est dans l’entendement
avec beaucoup de ratiocinations & de discours ; si la memoire se remplit des espérances des
divines promesses, si la volonté nourrit la charité par divers motifs ; la cime & suprême pointe
de nôtre esprit admet tout cela d’une façon si nuë, & si pure, qu’il semble que cette multiplicité
une devienne comme unité », H.-M. BOUDON, ibid., p. 129-130.
37. P. DE POITIERS, op. cit., Livre II, Traité VI, chap. VI, section XII.
38. Ibid., p. 198.
39. Voir par exemple Jacques nOÜET, L’Homme d’Oraison. Sa conduite dans les voyes de Dieu.
Contenant toute l’œconomie de la Meditation, de l’Oraison affective, & de la Contemplation…,
Paris, François Muguet, 1674, vol. I, Livre VI, Entretien XIV, p. 407-408 ou HONORÉ DE SAINTE
MARIE, Tradition des Peres et des auteurs ecclesiastiques sur la contemplation…, Paris, J. de
Nully, t. I, 1708, Dissertation X, p. 552-553 : « les Theologiens mystiques, par rapport aux sens
exterieurs, établissent cinq sens interieurs dans la partie superieure de nôtre ame, par lesquels
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ils disent qu’elle s’unit à Dieu & aux choses spirituelles & divines, qu’elle les voit, qu’elle les
goûte, qu’elle les sent, qu’elle les entend, qu’elle les touche. Mais ces cinq sens ne sont pas
effectivement cinq autres puissances differentes de l’entendement & de la volonté ». La théologie, malgré cette distinction, et afin de maintenir la théorie unitaire de la partie supérieure de
l’esprit (partie raisonnable et intellectuelle), tient à ne pas faire de ces sens internes de nouvelles puissances qui se surajouteraient aux puissances de l’entendement et de la volonté mais n’en
seraient que « des actes differens qui procedent de ces deux puissances. » (ibid., p. 553).
40. Saint tHOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Paris, Cerf, 1985, t. I, Question 78, art. 4,
p. 692-693 : on sait que saint Thomas rejette la division d’Avicenne des sens internes en « sens
commun », « fantaisie », « imagination », « estimation », « mémoire », pour ne plus distinguer
imagination et fantaisie et retenir uniquement le sens commun, l’imagination, l’estimative et
la mémoire.
41. H.-M. BOUDON, op. cit., p. 402.
42. Ibid.
43. Voir aussi François MALAVAL, Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation…, Paris,
F. Lambert, 1670, 1re partie, p. 86-89 sur le « sens commun » où sont reçues les images des
sens corporels, le sens de « l’imagination » ou « phantaisie qui est une faculté de l’ame, capable
de former de nouvelles images sur celles qui se sont recueillies dans le sens commun : d’autant
que puisant dans le magasin du sens commun une matiere toute preste à estre mise en œuvre,
elle en compose ses phantosmes, ses imaginations, ses phantaisies (car tout cela n’est qu’une
mesme chose) ». Les deux autres sens intérieurs sont « l’estimative » qui compare et juge les
« images du sens commun » et « les phantosmes de l’imagination » (p. 89), et la « mémoire »
« qui retient & conserve toute ce que le sens commun a receu, tout ce que l’imagination a receu,
& tout ce que l’estimative a trouvé bon ou mauvais » (p. 89). Dans la partie « supérieure » de
l’âme, qui est en relation avec l’inférieure, se retrouvent, sans surprise, les facultés de l’entendement, de la volonté, et celle de la mémoire dite intellectuelle (p. 92 et suiv.). C’est dans « le
sommet de l’entendement » (« l’intelligence »), mais sans raisonnement ni discours, que se fait
selon Malaval comme pour ses contemporains la contemplation (2e partie, p. 58-59).
44. Sur cette distinction entre deux mémoires voir par exemple M. CUREAU DE LA CHAMBRE,
op. cit., p. 160. Gassendi récusait en revanche cette division, voir P. GASSENDI, op. cit., t. VI,
p. 238-239.
45. Les mêmes hésitations se retrouvent chez les contemporains de Boudon qui ont du mal à
opter pour des catégories et une terminologie déterminée : le jésuite Jacques Noüet, confond
par exemple les termes de « puissances » et de « facultés » qui s’appliquent à la mémoire, à
l’entendement et à la volonté, et hésite devant l’hypothèse de faire des cinq sens intérieurs de
nouvelles « puissances » autonomes ou d’en faire simplement « des actes differens qui procedent d’un mesme principe » (J. nOÜET, op. cit., vol. I, livre VI, Entretien XIV, p. 411) : la position généralement adoptée, conformément, nous l’avons dit, à la tendance à comprendre dans
une même unité supérieure partie rationnelle et pointe de l’âme, était en effet de rapporter
ces cinq sens intérieurs aux actes des facultés existantes. Voir également HONORÉ DE SAINTE
MARIE, op. cit., t. I, p. 553 : « Les cinq sens spirituels, que les Theologiens mystiques mettent
dans la partie superieure de nôtre ame, par analogie & par proportion aux sens exterieurs, ne
sont pas effectivement cinq autres puissances differentes de l’entendement & de la volonté ;
mais des actes differens qui procedent de ces deux puissances, dont la vertu est d’une si grande
étenduë, qu’il n’y a aucune impression surnaturelle que l’ame ne puisse recevoir, ni aucune
chose intelligible qu’elle ne puisse connoître par ces deux puissances spirituelles, capables de
produire cinq sortes d’actes differens qui ont du rapport aux operations des sens exterieurs. Ces
deux puissances spirituelles de nôtre ame, étant seules capables d’atteindre aux choses divines
& d’en avoir l’experience. » De même, on l’a vu, la « pointe de l’âme » est parfois désignée non
comme une « partie » de l’âme mais comme l’une de ses « puissances », qui ne se distinguerait
cependant pas essentiellement des autres puissances de la partie rationnelle de l’âme.
46. Saint tHOMAS D’AQUIN, op. cit., t. III, Question 173 sur « Le mode de la connaissance prophétique », p. 965-995 et voir aussi la Question 174 sur les différentes espèces de la prophétie.
47. Il existe en effet plusieurs catégories d’images que saint AUGUSTIN avait distingué dans le
De Genesi ad litteram (Livre XII) et dans son De Trinitate, un des textes fondateurs de la
pensée chrétienne sur la vision et l’image qui faisait autorité dans « le siècle de saint Augustin »
qu’était le XVIIe siècle.
48. H.-M. BOUDON, op. cit., Livre IV, chap. IV, p. 489-490. Voir également la synthèse de HONORÉ
DE SAINTE MARIE, op. cit., t. I, 1708, Dissertation X, p. 551-587, distinguant « vision Mystique
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intellectuelle » (ou « contemplation infuse ») ; « impressions mystiques qui sont reçûës dans
l’Imagination » ; « impressions surnaturelles qui appartiennent aux sens extérieurs » et t. II,
1708, p. 232-238 où l’auteur revient sur les imagines corporum (issues des objets extérieurs
et qui passent dans la faculté imaginative et la mémoire), phantasma (issus d’idées abstraites
qui sont assemblées entre-elles et traduites en formes imagées par la faculté imaginative : Dieu
comme une lumière éclatante), les images produites par Dieu même, via le « ministère des
Anges » dans la faculté imaginative, les images « intelligibles ou spirituelles » formées dans l’entendement par le contemplatif ou à l’initiative de Dieu. Voir encore du carme JEAN DE JESUS
MARIA, La discipline claustrale […], traduit du latin […] par le R. P. Pierre Thomas de Sainte
Marie…, Paris, C. Angot, 1669, 3e partie : « De la présence de Dieu », p. 116-133, ainsi que la
5e partie sur la Contemplation.
49. H.-M. BOUDON, op. cit., p. 489-490.
50. Voir le rappel de cette position par le carme JEAN DE JESUS MARIA, op. cit., p. 118-120 pour
lequel il existe deux sortes de présence de Dieu : « l’une imaginaire, & l’autre intellectuelle.
L’imaginaire est quand nous nous servons des Images ou representations des choses corporelles ; comme par exemple, quand nous nous representons Jesus-Christ Nostre Seigneur
dans la figure qu’il avoit, exerçant quelque vertu ou faisant quelque action pour le salut des
hommes ; comme lors qu’il souffroit dedans la Croix, qu’il ressuscita du milieu du tombeau,
ou qu’il monta dedans les Cieux avec une gloire incomparable, & c. L’intellectuelle est lors que
sans former aucune de ces Images l’ame s’applique en Dieu selon l’existence qu’il a en toutes
choses. Mais il faut remarquer que nous ne voulons pas dire, que les images ou les phantosmes
de nostre faculté imaginaire, ne se rencontrent point dans cette operation, puis que c’est la
doctrine de saint Thomas & du grand saint Denis, que la contemplation mesme des choses
divines ne se peut faire sans l’usage des phantosmes interieurs : mais nous voulons signifier que
quand nostre entendement s’applique aux choses intellectuelles de Dieu les ayant pour objet
de ses lumieres, c’est alors une presence intellectuelle de Dieu. Et cela fait la difference d’avec
l’imaginaire ; car celle-cy se forme de ces images sensibles & corporelles, pour les envisager,
comme l’objet de ses pensées ; mais celle-là prenant l’essor au dessus du corporel n’envisage
que les choses intelligibles qui surpassent le sens ; si bien que rendant l’homme persuadé de
ce que Dieu luy est present quoy qu’il ne le voye pas, elle opere de grands effets en luy, comme
on le peut comprendre par ces exemples… ».
51. Voir saint tHOMAS D’AQUIN, op. cit., t. III, Question 173, p. 982 où est affirmé qu’il n’y a pas
de vision possible de l’essence divine par les prophètes mais des « similitudes », un miroir « en
tant qu’il s’y reflète une image de la vérité, de la prescience divine », etc.
52. Voir le système exposé pour l’essentiel par saint tHOMAS D’AQUIN, ibid., t. III, Question 173,
p. 983-984. Selon saint Thomas, en général les représentations passent par les sens, puis par
l’imagination, et aboutissent enfin à « l’intellect » (avec une distinction, généralement abandonnée semble-t-il au XVIIe siècle entre intellect « possible » et intellect « agent » qui « éclaire »
les représentations reçues). Mais des transformations adviennent également dès l’imagination.
53. J. nOÜET, op. cit., vol. I, Entretien VIII, p. 71-73 : « Comme Dieu éleve l’ame à la Contemplation
par l’impression qu’il fait sur le sens commun, & sur l’imagination », intéressant pour les exemples qu’il donne : la vision du plan du tabernacle de Moïse sur le Sinaï comme exemple de
vision produite par de nouvelles espèces introduites dans l’imagination, visions qui peuvent se
produire aussi soit durant le sommeil (Salomon, Joseph), soit lors de l’extase et du ravissement
(vision d’un « linceul immonde » par saint Pierre). Signalons aussi les pages de JEAN DE JESUS
MARIA, La discipline claustrale…, op. cit., 3e partie : « De la présence de Dieu », p. 116-133,
consacrée à cette question et tentant d’éclairer quelques cas intermédiaires, chap. IV : « Si l’on
peut avoir une presence intellectuelle d’un objet materiel » (cas, où il est répondu affirmativement, du corps du Christ, « vu » d’une manière intellectuelle), chap. V : « Si l’on peut avoir une
presence imaginaire des objets intelligibles » (cas, avec là aussi une réponse, positive, d’avoir
« presentes la nature & les perfections divines avec quelques images ou phantosmes que nos
puissances interieures corporelles se forment en elles mesmes »), chap. VI : « Si l’application
d’esprit à quelques Saints ou autres creatures peut estre appellée presence de Dieu ».
54. Rappelons que saint tHOMAS D’AQUIN, op. cit., t. III, II-II, Question 174 sur « Les différents
types de prophéties », articulait les trois systèmes de classifications possibles des images : par
rapport aux puissances cognitives et aux référents qui concernaient chacune d’entre elles (qui
donnait lieu à la tripartition de saint Augustin), par rapport aux différentes « formes dans l’imagination » (songe, vision pendant la veille, extase), et enfin, en s’inspirant de saint Isidore de
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Séville, selon les types de signe (d’après une réalité corporelle visible, d’après un signe verbal
(la voix), d’après un signe graphique (les mots).
55. Voir Frédéric COUSINIÉ, Le Peintre chrétien, Paris, Harmattan, 2000, chap. II.
56. Saint AUGUSTIN, La Trinité…, op. cit., t. I, p. 209-211.
57. H.-M. BOUDON, op. cit., p. 403. Voir encore J. nOÜET, op. cit., vol. I, p. 5 sur la possibilité de
monter à Dieu « sans estre obligé de travailler sur des images sensibles […] c’est en quelque
façon cesser de vivre en cette vie dépendante des phantômes », voir aussi quelques tentatives
de conciliation dans J. nOUËT, op. cit., vol. II, Entretien IV sur l’utilité de « l’application des
sens », ou JEAN DE JESUS MARIA, op. cit., 3e partie, chap. VII, sur l’excellence de la présence
intellectuelle mais sur le plus d’utilité de l’imaginaire.
58. Frédéric COUSINIÉ, Beautés fuyantes et passagères. La représentation et ses objets-limites aux
XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Gérard Monfort, 2005.
59. L’Intellect est représenté avec une flamme au front, tenant une tablette vierge, la Volonté est
ailée et couronnée, la Mémoire a un visage tourné vers l’avenir et l’autre vers le passé.
60. M. CUREAU DE LA CHAMBRE, op. cit., p. 19-20.
61. Voir Henry HECAEN et Georges lANTERI-lAURA, Evolution des connaissances et des doctrines
sur les localisations cérébrales, Paris, Desclée de Brouwer, 1977.
62. M. CUREAU DE LA CHAMBRE, op. cit., p. 90 et suiv.
63. Les cœurs des dévots ne reprennent de la référence organique que la forme générale et schématisée du cœur : voir cependant les modèles plus organiques signalés par A. Sauvy (p. 52) à
propos de C. Natoire au XVIIIe siècle.
64. Sur ces différentes métaphores voir B. PAPASOGLI, op. cit., p. 187 et suiv. et, sur ces espaces
intimes, voir Alain MÉROT, Retraites mondaines, aspects de la décoration intérieure à Paris au
XVIIe siècle, Paris, Le Promeneur, 1990.
65. Voir également la gravure de H. GOLTZIUS, Image des vertus, 1578, publiée et étudiée par
R. DEKONINCK, « Ut Pictura/Sculptura Meditatio. La métaphore picturale et sculpturale dans
la spiritualité du XVIIe siècle », dans B. PAPASOGLI (dir.), « La Meditazione nella prima età
moderna », Rivista di Storia e Letteratura Religiosa, Firenze, 2006, p. 665-694, fig. 7. Il faudrait
peut-être aussi comparer ces représentations avec certains des schémas ternaires, présentant
des figures emboîtées en relation dynamique et où la thématique cordiale est présente, qui
illustrent les œuvres du mystique allemand Jacob BÖHME (1575-1624) : voir les Œuvres théosophiques (Amsterdam, 1682) et en particulier le Mysterium Magnum ou De la base sublime
et profonde des six points théosophiques pour le souci de « rentrer dans le fond de l’origine
du cœur ». Voir encore, dans le domaine de l’emblématique chrétienne, le recueil illustré
d’une centaine de gravures et dédié à Mazarin de l’italien Francesco PONA, Francisci Ponae
Cardiomorphoseos, sive ex corde desumpta emblemata sacra, Veronae, 1645.
66. Nous renvoyons ici également aux analyses de R. DEKONINCK, op. cit., p. 190-193.
67. Ibid., p. 363-366.
68. Saint François DE SALES, Sermon pour la fête de saint Luc, dans Œuvres de saint François de
Sales, vol. IV, Annecy, 1898, p. 122-126 ou Introduction à la vie devote, ibid., p. 83 et 97 ou
encore Jean-Pierre CAMUS, Traité de la réformation intérieure, Paris, 1631, Avant-Propos ou
bien J. J. Surin. Sur saint GRÉGOIRE voir Regulae past. Lib., II, 10. Sur l’origine augustinienne
ou grégorienne de ce thème voir, en dernier lieu, Jean-Louis CHRÉTIEN, La joie spécieuse. Essai
sur la dilatation, Paris, Minuit, 2007, chap. I et II, ainsi que les chap. III et IV sur la fortune du
Psaume 118 et sur la mystique des XVIe-XVIIe siècles.
69. Voir aussi, mais non illustré, L’oraison du cœur, ou Maniere courte & facile de faire l’Oraison
mentale & interieure […] par un Chanoine d’Arras, Paris, Jacques de Laize-de-Bresche, 1684
(attribué par une mention manuscrite au Sieur de Montfort).
70. Manifestement, lorsque paraît le premier volume, la méthode publiée était déjà pratiquée par
« beaucoup d’ames simples & dociles ». Aumont lui-même affirme tenir cette méthode d’un
personne qui la lui aurait communiquée et qu’il aurait mise en œuvre seul durant trois années
« sans revoir celuy qui luy avoit enseigné cette maniere d’oraison, n’y en parler à personne »,
voir Abbregé pratique…, 1660, p. 7.
71. Voir Peter SLOTERDIJK, Bulles. Sphères II, trad. de l’allemand par O. Mannoni, Paris, Fayard,
2002, chap. I : « Opération du cœur ou : De l’excès eucharistique », p. 139.
72. Dans l’Abbregé de l’Agneau occis…, 1669, Advis au Lecteur Chrestien, n. p., Aumont prétend
même, ce qu’il se gardait semble-t-il de faire en 1660, que cet ouvrage résulte de la « pratique,
grace & divine infusion de la Sapience incrée par le ministere de son divin Esprit ». Sur ce thème
voir M. DE CERTEAU, La Fable mystique. XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 280-329.
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73. Aumont cite longuement ce modèle, d’après la Vie (1644 et nombreuses rééditions) qu’avait
consacré à la sainte Henry de Maupas de Tour, dans son Abbregé…, 1660, p. 24-25. La dévotion
aux plaies du Christ, fréquente au XVIIe siècle et illustrée par toute une littérature, est également centrale dans tout le texte d’Aumont : la plaie est la voie par laquelle est atteint le cœur
du Christ. Aumont fait encore référence au « Pere d’Avilla » (sic), à « Balthasar Alvarez », au
père Jean-Baptiste Saint-Jure, à sainte Thérèse, etc. Ces dernières références lui auraient été
données par « un bon Religieux d’un Ordre Reformé », moyen de maintenir l’idéal d’une docte
ignorance ? : voir L’ouverture…, Traité septième, p. 557-558 ainsi que l’Abbregé pratique…,
1660, p. 8, 10-11, 13-14, 24, 26 pour ces références.
74. La gravure indique A. Berault, sans doute André Bérault, reçu à l’Académie de Saint-Luc en
1672 dont on connaît quelques rares portraits d’après divers graveurs.
75. La « vigneron » Jean Aumont aurait aussi été, après 1654, sacristain chez les bénédictines du
Saint-Sacrement à Paris : voir Peter J. vAN SCHAIX, « Le cœur et la tête. Une pédagogie par
l’image populaire », Revue d’histoire de la spiritualité, 50, 1974, p. 461, note 13, qui se réfère
à la correspondance de la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement (note 55, p. 477) (je remercie
François Trémolières pour cette précieuse référence).
76. BNF, Est. N2 Aumont (clichés 72 B 59662 avec schéma et 72 B 59661 sans le schéma).
77. L’ouverture…, Traité septième, p. 567.
78. Voir Roger-Armand WEIGERT, Inventaire du fonds français. Gravures du XVIIe siècle, t. VI,
Paris, BNF, 1973, p. 186-188. L’inventaire ne signale pas la contribution de Landry à cet
ouvrage.
79. L’ouverture…, op. cit., p. 607.
80. Voir L’ouverture…, Abbregé pratique…, 1660, p. 16 : lors de la Préparation, analogue à celle
des autres traités d’oraison, Aumont invite à « baisser modestement les yeux, afin de fermer les
fenestres de vos sens aux choses creées, & estre par ce moyen plus libre de tendre en dedans à
Dieu au fond de vostre cœur ».
81. Voir, sur Pascal, Hélène MICHON, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les
Pensées de Pascal, Paris, H. Champion, 1996, 3e partie, chap. II et III.
82. Par l’insertion des différentes questions qui relèvent des facultés rationnelles et discursives de
l’entendement. Voir plus haut.
83. Voir L’ouverture…, Traité II, p. 49 et suiv. et p. 59 sur la dépréciation de la tête et des facultés
rationnelles et discursives.
84. L’ouverture…, p. 36 et Abbregé pratique, p. 17.
85. Ibid., Abbregé pratique…, 1660, p. 16.
86. Mais aussi, dans la seconde gravure, par ses bras écartés qui répondent aux gestes analogues
du fidèle.
87. L’ouverture…, Abbregé…, 1660, p. 28.
88. Aumont multiplie dans ces textes les marques de son attachement à la Tradition et aux habitudes
de l’Église, affirmant que sa pratique était celle du Christ même, de la Vierge, des Apôtres et de
« tous les premiers Chrestiens, & de toute l’Église », et tentant de la concilier avec d’autres pratiques,
notamment celle de la dévotion à l’Enfance de Jésus, familière à la dévotion carmélite et bérullienne, comme de l’ensemble des autres mystères qu’il est aussi possible de concevoir au fond de
son cœur. Néanmoins, la Crucifixion est donnée comme le « racourcy » de toutes ces autres scènes.
Voir Abbregé pratique…, 1660, p. 6-7 et 63-64. Voir aussi ibid., p. 8 et 11, sur la nécessité d’avoir
un « Directeur », moyen d’éviter les déviances, sur l’accessibilité pour les chrétiens des lumières
surnaturelles, ou encore sur le non-renoncement complet aux « puissances », à leur activité et aux
« formes et images », critique répétée des anti-mystiques, mais seulement à leurs « emplois proprietaires » (et non divin), Abbregé pratique, p. 21 ou L’ouverture…, Traité cinquième, p. 185-191.
89. L’ouverture…, Abbregé…, 1660, p. 27.
90. Ibid., p. 32.
91. Ibid., p. 37.
92. Voir l’Abbregé…, 1660, p. 65-76 (la pagination donnée, 95-106, est erronée) : « Les Poincts
de la sacrée passion de Jesus-Christ a rememorer au fond du cœur ; divisez en sept pour les
sept jours de la sepmaine… » où Aumont revient à une forme plus traditionnelle d’oraison ;
ainsi que p. 52 et suiv. : « Response a une objection sur cette pratique d’oraison & de recollection interieure, en Jesus Crucifié… », où il défend sa conception, notamment en vantant sa
simplicité opposée aux méthodes qui multiplient « une infinité d’articles, de points, d’Actes,
de preparations, etc. » (p. 61). La méthode hebdomadaire est reprise à nouveau en détail dans
l’Abbregé de 1669.
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93. De même, tout au long de son texte, Aumont multiple les comparaisons avec de multiples
figures ou éléments bibliques – Moise, Abraham, la nef de Noé ou l’Arche d’alliance, traversée
de la mer rouge, etc. – qui fondent sa pratique sur la tradition biblique.
94. L’ouverture…, Abbregé pratique…, p. 33.
95. Ibid., 1660, p. 34 : « pour y effacer le peché, & y rescrire la vertu ».
96. Ibid., p. 19 ou plus tard l’Abbregé de l’Agneau occis…, 1669, Advis au Lecteur Chrestien, n. p. :
le Christ est donné pour l’objet de notre foi « à dessein de son imitation ; & que vous conformant interieurement & exterieurement à luy au fond de vostre cœur ».
97. L’ouverture…, p. 46 et Abbregé, 1660, p. 27.
98. P. J. van Schaix interprète cette double présence comme « plus signifiant de la nécessité d’unifier le cœur et la tête en leur centre qui est Dieu », en évitant l’opposition trop radicale de la
tête et du cœur, voir Peter J. VAN SCHAIX, op. cit., p. 465.
99. Abbregé pratique…, 1660, p. 16.
100. Ibid., p. 40.
101. Ibid., p. 37, plus cit. p. 31, p. 40.
102. Au nom du fils mais également « par toutes ses paroles, par toutes ses larmes, & par toutes ses
œuvres, & avec tout son sang, », etc., ibid., p. 39.
103. Ibid., p. 41.
104. Voir L’ouverture…, Traité second, p. 22-23 et 25 et le parallélisme entre l’Église et le cœurTemple, son prêtre, son sacrifice, son chœur, sa nef, ses « paroissiens spirituels » que sont les
puissances de l’âme, ou Traité troisième, p. 107 ou 142 sur l’importance de la communion
qui introduit le corps du Christ au sein du fidèle tout comme celui-ci rend présente son image
intérieure par sa foi. Sur les fondements médiévaux de ce parallélisme voir en dernier lieu
Dominique iOGNA-PRAT, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Eglise au Moyen
Age (v. 800-v. 1200), Paris, Seuil, 2006, chap. 12 : « Architecture d’intérieur », p. 575-605.
On sait que ces comparaisons sont aussi présentes chez François de Sales, modèle pour
Aumont, avec la référence au Temple de Salomon.
105. Abbregé pratique…, 1660, p. 20.
106. Ibid., p. 41.
107. Ibid., p. 28.
108. Ibid., p. 42.
109. L’ouverture…, p. 46, ou p. 26 de l’Abbregé…, 1660.
110. L’ouverture…, p. 46.
111. Voir aussi L’ouverture…, « Au lecteur chrestien », n. p. au sujet du Fils et à « la porte estroite
de son cœur mort qui fait le passage légitime de nos Ames au cœur vivant de sa divinité outre
nous-mesme », ou encore p. 4 et le passage de la plaie du Christ à son cœur, etc. La même
thématique se retrouve dans l’Abbregé de l’Agneau occis…, 1669, Epistre, n. p.
112. Voir P. SLOTERDIJK, op. cit., p. 113.
113. Abbregé…, 1660, p. 46.
114. Ibid., p. 27.
115. Ibid., p. 22.
116. Ibid., p. 52.
117. Ibid., p. 47.
118. Voir par exemple Abbregé pratique…, 1660, p. 4-5 sur cette « Humanité divisée par l’estroite
alliance du Verbe [qui] est le milieu positif entre Dieu & nous, & entre nous & Dieu », comparé
à l’Arche de Noé, l’Arche d’alliance, « corps du soleil de sa Divinité, travers lequel les rayons de
sa Amour, de sa lumiere & de la gloire sont épanchez dans nos cœurs & dans nos ames », etc.
119. Ici le Christ est moins un simple intercesseur qu’une puissance active : celle de la Charité qui
se déploie dans le cœur du fidèle, voir Abbregé…, 1660, p. 48.
120. Abbregé…, 1660, p. 48.
121. Ibid., p. 48.
122. Voir L’ouverture…, Traité II, p. 25 et suiv. sur les trois cieux de l’âme respectivement associés
au Christ, à la Vierge et à la Trinité.
123. Dans l’Abbregé…, 1660, p. 40, Aumont attribue « au Pere la Creation, au fils, la Redemption,
& au saint Esprit, la bonté, l’amour & la satisfaction. Et partant le fils est celuy, par lequel nous
allons au Pere par lequel aussi nous attirons du Pere au sein de la Divinité, toutes les graces
& dons surnaturels, ministrés dans nos ames par l’amour essentiel, le saint Esprit », voir aussi
l’Avant-Propos, n. p. et la référence à l’ouverture des sept sceaux comparés à « sept sortes de
purgations », qui permet d’accueillir les sept dons du saint Esprit. Dans le nouvel Abbregé
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de 1669, p. 87, une puissance particulière d’application est appliquée à chaque personne
trinitaire : Dieu le Père et la mémoire (par la « cime des idées »), le Fils et l’entendement (par
« illuminations »), le saint esprit et la volonté (par ardeur d’amour) ; tandis que chacun des
trois mondes que distingue Aumont – intérieur, intime, divin » – est associé à une personne
particulière : Fils, saint Esprit, Trinité.
124. Abbregé…, 1660, p. 50-51.
125. Ibid., p. 50.
126. Jean AUMONT, L’Ouverture interieure…, Brieve explication de l’image suivante (image qui
introduit au livre d’Aumont), n. p. : « De sorte qu’il faut ici apprendre à monter en descendant
du haut de notre esprit naturel, jusques au fond des prodigieux abaissemens du divin Jesus ;
& par luy & en luy remonter outre nous-mesme en sa divinité. »
127. Rayonnement qui est en réalité à comprendre comme multidimensionnel et universel.
128. Voir sur ce problème complexe M. BERGAMO, op. cit., II. « La topologie mystique », p. 137 et
suiv. Nous lui empruntons la notion de « triangle sémiotique ».
129. Ce qui pouvait être l’espace extérieur mondain « vidé » de substance dans les premières gravures est désormais empli de la seule présence infinie et rayonnante de la divinité.
130. Dans ce troisième état en effet, le cœur, « abismé dans le monde Divin », « perd sa petitesse et
recouvre la grandeur de Dieu », p. 178 et suiv. Sur cette forme de dilatatio cordis voir la belle
étude de Jean-Louis CHRÉTIEN, La joie spacieuse. Essai sur la dilatation, Paris, Minuit, 2007.
131. On peut y voir aussi autant d’anneaux, qui pourraient relever d’une vieille symbolique idéogrammatique à la fois trinitaire ou d’union nuptiale et mystique à laquelle ne fait cependant
pas directement allusion Aumont : Il associe cependant à chacune des sphères l’une des personnes de la Trinité. On notera aussi que l’association dynamique de ces figures (combinaisons
et superpositions partielles de plusieurs cercles établissant de nouvelles formes complexes)
n’est pas sans évoquer les spéculations architecturales familières aux architectes des XVIe et
XVIIe siècles.
132. Ce monde « extérieur » doit cependant aussi être conçu comme potentiellement « intérieur :
il est l’intériorité dans ce qu’elle a de négatif » : voir M. BERGAMO, op. cit., 1994, p. 18-19 et
l’image du « puits bourbeux », présence chez Aumont que l’on retrouve aussi chez le jésuite
Lallemant.
133. Chaque cercle étant articulé par le Médiateur central qu’est le Christ mais soumis cependant,
selon Aumont, à l’influence privilégiée d’une des personnes de la Trinité : le « regne de JésusChrist » pour le monde intérieur, le « regne des divines inspirations et dons du saint Esprit »
pour le monde intime, et bien sûr le règne du Père et de la Trinité dans le monde divin. Voir
Abbregé…, « Principe fondant la seconde figure ».
134. Voir M. BERGAMO, op. cit., 1994, p. 10 à propos de Surin et de Marie Baron : « Exclue du
monde, dans lequel elle vit comme une étrangère, Marie Baron se trouve en dehors de l’espace
externe… L’intérieur est donc l’extérieur de l’extérieur, l’espace qui s’ouvre à qui demeure
enfermé au dehors de l’espace externe. » Cet espace intérieur, souligne encore Bergamo, est
cependant aussi extérieur au sujet même en tant qu’il est tout autre que celui de l’expérience
usuelle de soi et du monde (p. 11).
135. M. BERGAMO, op. cit., 1994, p. 9-10.
136. Le Père est comparé par Aumont à cet « aimant » qui attire la « pierre d’aimant » qu’est le Fils
auquel se joint l’âme du fidèle, Abbregé, Principe fondant la premiere figure.
137. L’ouverture…, Explication, 1660, p. 3-4.
138. Expression inscrite sur l’image d’ouverture du premier ouvrage d’Aumont.
139. Voir aussi, signalé plus haut, sa revendication d’une origine divine de sa méthode par « infusion de la Sapience divine incrée » (Advis au Lecteur, n. p.). Ces éléments, qui s’absentent de
l’image, restent cependant présents dans le texte : l’épisode de la déploration du Christ sur
les genoux de la Vierge est par exemple donné comme « le plus avantageux pour les commençans », donné presque comme équivalent à la Crucifixion : « tous les autres mystères trouvent
leur consommation et terme de mérite dans cette scène » (Abbregé…, 1669, p. 13). De même,
les « huict degrez d’abaissement & d’ascension de l’Ame à Dieu, & de Dieu dans l’âme », thème
de la troisième gravure de la première série, donnent lieu à un chapitre spécifique (chap. V).
186
Au-delà des images
Dans son traité portant sur l’oraison, le jésuite espagnol Alfonso Rodríguez, bien connu
dans la France du XVIIe siècle, distinguait l’oraison « commune & aisee » d’une autre « tresparticuliere, extraordinaire & privilegiee 1 », en principe réservée aux « parfaits », mais
qu’une Mme Guyon, à la fin du siècle, prétendra rendre accessible à tous 2. La première
oraison correspond à cette méditation sur divers mystères (ou oraison dite « discursive »)
réglée par Ignace de Loyola et développée notamment par Luis de la Puente et toute une
tradition française que nous avons évoquée dans les chapitres précédents. La seconde
méthode, généralement critiquée voire réprouvée (de l’élimination des alumbrados espagnols à la condamnation du quiétisme 3), est cependant bien représentée dans la France
du XVIIe siècle 4 par de nombreuses personnalités désormais bien connues. Jean Aumont
notamment, appartient à cette tradition contemplative à laquelle il faut aussi rattacher,
entre autres éminents exemples, le capucin Benoît de Canfield, les oratoriens Bérulle,
Condren ou Séguenot, les carmes Jean de Saint-Samson ou Laurent de la Résurrection,
les jésuites Lallemant, Rigoleuc ou Surin, l’ursuline Marie de l’Incarnation, Olier bien sûr,
François Malaval ou encore Jean de Bernières « trésorier de France » et jusqu’au jésuite
Jean-Pierre de Caussade au XVIIIe siècle 5. Tous ces auteurs s’appuient sur une tradition
mystique flamande, italienne (sainte Catherine de Gênes) et plus encore, à nouveau,
espagnole. Sainte Thérèse, dont on connaît l’importance pour Bérulle et les fondations
carmélites en France, est sans doute la référence la plus citée et la mieux connue 6.
D’après les Règles et les Constitutions de l’ordre, les religieuses carmélites pratiquaient
l’oraison « ordinaire », fondée sur la méditation quotidienne d’un mystère 7. On sait que
sainte Thérèse n’en faisait pourtant qu’une première étape préalable à l’oraison dite
justement « extraordinaire » : c’est par les « méditations des souffrances de Jésus-Christ »
que « tous doivent commencer, poursuivre, & achever, un tres-excellent & assuré chemin,
jusqu’à ce que nostre Seigneur les eleve à d’autres [façons de prier] surnaturelles 8 ». Cette
autre méthode était définie par Rodríguez comme « une manne cachee, que personne
ne cognoist, sinon celuy qui la reçoit & en gouste ; voire ny celuy-là qui la reçoit, ne
peut ou entendre, ou expliquer ce que c’est […]. Cette haute & transcendante oraison
ne permet pas que celuy qui prie ressouviennent de soy, ou face reflexion à ce qu’il fait,
ou pour mieux dire, il patit plustost que d’agir 9 ». Cette oraison, nous l’avons vu avec
Jean Aumont, est un don de Dieu, elle ne s’enseigne pas, même si de nombreux traités
l’évoquent, et elle est moins une méthode à suivre qu’un modèle exemplaire. Elle se fait
« sans discours », sans « considération » et « sans image », elle concerne davantage le
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« cœur » ou les « affections » (produites par la « volonté ») que « l’entendement » et la
« mémoire », elle permet d’atteindre à une contemplation de l’éclat lumineux de la divinité,
voire à un état « unitif » avec Dieu. Abandonnant les lumières de l’entendement pour
celles de la foi, de la grâce et en dernier lieu de la « gloire » divine, le fidèle est amené
à parcourir toute une série de degrés, variables selon les auteurs : « oraison de foi »,
sorte de « réminiscence » de Dieu (Bernières) sans image ni raisonnement qui permet
de se mettre « en présence » de Dieu (Mme Guyon) ; « oraison passive » ensuite où l’âme
en repos ou sans quasiment plus d’actes de ses facultés (ou « puissances ») intérieures,
laisse agir les « impressions » de Dieu ; oraison de « quiétude » ou de « silence » où l’âme
atteint une sorte de plénitude et de paix intérieure ; et oraison enfin « unitive » (la fruitio
divine) où, même les yeux ouverts, l’âme « ne voit rien 10 » mais est censée s’unir en sa
« pointe » extrême à la divinité 11.
Quoique distinguées voire opposées l’une à l’autre, méditation et contemplation partagent généralement une même défiance à l’égard des images. La méditation accorde cependant une place aux images matérielles, nous l’avons vu, via notamment les illustrations
gravées qui s’intègrent à partir de la fin du XVIe siècle dans certains recueils de méditations
ou dans les « Tableaux de la croix ». Surtout, les images « spirituelles » jouent dans nombre
de ces traités un rôle déterminant lors de la « composition du lieu », ce qui autorise à
mon sens l’établissement d’un certain nombre de rapprochements plus ou moins fondés
et féconds entre ce type de représentations et les images « matérielles 12 ». Il n’en est
apparemment pas de même dans le cas de la contemplation même si, paradoxalement, une
immense iconographie traduit l’extraordinaire fascination que suscitait ce type de pratiques
et d’états. Innombrables sont en effet les images évoquant les expériences contemplatives
et ce sont elles qui, généralement, ont attiré l’attention des chercheurs même si, dans le cas
français, une analyse systématique et comparative, portant à la fois sur les récits miraculeux
et leurs représentations visuelles, resterait à mener. Se fondant sur les visions et autres
apparitions de l’Ancien ou du Nouveau Testament – sommeil ou élévation du prophète
Élie (Champaigne, B. Flémalle), songe de saint Joseph (La Tour, Champaigne), saint Jean
à Patmos (Blanchard), conversion ou ravissement de saint Paul (La Hyre, Daret, Poussin)
(ill. 53), extase et ravissement de la Madeleine (Baugin, Vouet, Champaigne, Horace le
Blanc), et bien sûr multiples Annonciations, Transfigurations, Ascensions, Assomptions,
Pentecôtes –, textes et images élaborent des dispositifs complexes que reprennent les
figures héroïques de l’histoire plus ou moins récente du christianisme. Que l’on songe
au peuple des saints, ou parfois aux simples particuliers (Le Vœu de Pierre Tullier de
J. Blanchard), qui ont toujours la faveur des peintres et des dévots du XVIIe siècle : saint
Ignace (Guy François, Vignon, Pierre Mignard), sainte Françoise romaine (Poussin), saint
Bruno (Levieux, Vouet, Nicolas Mignard, Le Sueur), saint Martin de Tours (Le Sueur),
saint Charles Borromée (Champaigne, Vouet, Guy François), sainte Julienne (Champaigne),
saint François bien sûr (Bellange, Jean Le Clerc ou La Tour), saint Dominique (Mellin),
etc. J’ai pu évoquer, dans le chapitre précédant, les statuts extrêmement différenciés et
complexes des visions ou des apparitions qui se manifestent, extérieurement ou intérieurement au fidèle, ce qu’expriment par exemple les regards révulsés des extatiques. Sans
doute aussi serait-il possible, dans certains cas, d’identifier les différents états « de foi »,
« passif », de « quiétude » ou « d’union » de l’oraison. Il faudrait de même différencier,
même si opèrent nécessairement de multiples transferts et empiétements entre catégories
elles-mêmes fluctuantes, ce que l’on peut désigner de façon plus ou moins pertinente
comme relevant de « l’apparition », de la « vision », de « l’extase » ou du « ravissement » (la
Madeleine, saint Paul, saint Dominique), ou encore du « transport », de « l’enlèvement »
ou de « l’apothéose » (les saint Eustache, saint Théodore ou saint Louis de Vouet).
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Ill. 53 – Nicolas Poussin, Le Ravissement de saint Paul, Paris, musée du Louvre.
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Toutes ces œuvres relèvent d’une « sémiotique du surnaturel » dont il faudrait, là
encore, étudier plus précisément les multiples formes et mécanismes qui représentent
autant de solutions plastiques au défi représentatif que constitue ce type de thématiques
extraordinaires. Il serait nécessaire en particulier d’analyser gestuelles et regards, attitudes et situations corporelles (au sol et immobile, en élévation dynamique), les relations
spatiales entre apparitions, bénéficiaires et, bien souvent, « témoins » de l’apparition (le
frère Léon pour saint François d’Assise chez Le Clerc ou La Tour). De même, il faudrait
distinguer les moyens de différentiation de l’apparition et de son bénéficiaire (situation,
couleur, attributs, etc.) ou, au contraire, l’absence ou la faiblesse délibérée de différenciation : on pense à la plupart des scènes religieuses de La Tour et aux repas de paysans
des Le Nain, ou encore à des œuvres comme le Saint François-Xavier en adoration
devant la Vierge et l’Enfant de Michel Corneille, La Vision de saint Dominique attribuée
à Tournier ou L’Apparition de la Vierge à sainte Elisabeth de Hongrie de Stella, tableaux
où seule la Vierge, à la différence des saints qui l’accompagnent, apparaît dans une nuée.
Semblablement, il faudrait s’attacher à repérer les modes d’inscription dans l’espace
pictural de l’apparition (rupture, intégration, coexistence d’espaces différenciés, etc.), les
figures et les objets médiateurs (nuées, lumières, anges ou saints médiateurs, dispositifs
architecturaux et ornementaux 13), les lieux et espaces de l’apparition (cellules, autels,
« déserts », espaces délibérément indéterminés, espaces surnaturels évoqués par exemple
par les fonds de marbre ou de pierre précieuse de Stella, etc.), l’objet même de l’apparition (figures divines ou simple indices de la divinité 14), ou bien les circonstances et les
modalités temporelles de l’apparition 15.
Pourtant, et malgré le nombre extraordinaire de représentations figurées et l’accueil
exceptionnel que leur fait sainte Thérèse ou, en France, un auteur comme Jean Aumont,
le discours des contemplatifs est presque unanimement hostile aux images aussi bien
matérielles que spirituelles. Une telle condamnation s’étend également aux raisonnements
discursifs, aux « notions » et aux « concepts » jugés inutiles voire nuisibles pour ceux qui,
comme les capucins Benoît de Canfield ou Pierre de Poitiers, suivent la via negationis 16
et privilégient la contemplation mystique ou « négative », « sans forme ni image », plutôt
qu’une contemplation de degré inférieur, dite « affirmative », qui admet encore « quelques images, quoy que subtiles et déliées 17 ». En examinant les textes « mystiques » du
XVIIe siècle français, et sans prétendre à une « synthèse » ici impossible, on peut cependant constater, malgré les différences et les variations importantes des conceptions, que
la contemplation n’est pourtant pas sans relations avec les images. Au-delà des formes
abondantes mais souvent superficielles que je me contenterai ici d’évoquer sous le nom
« d’imagerie », l’image « survit », sous différentes formes, dans la pratique même de la
contemplation et, plus encore, nous oblige à prendre à compte certaines de ses dimensions
phénoménales généralement négligées par l’histoire de l’art.
IMAGERIE, IMAGES SPIRITUELLES, IMAGES INTELLECTUELLES
n Des rapports possibles entre « images » et contemplation l’histoire de l’art retient
essentiellement ce que je désignerais comme l’imagerie : ce sont les multiples formes des
images présentes soit en amont de cette pratique, soit dans le discours même qui tente
d’en rendre compte ou de la théoriser à posteriori, soit encore dans les différentes illustrations de ces mêmes discours.
Dans le premier cas, il s’agit des images qui peuvent être, bien souvent, celles qui
suscitent une expérience mystique donnée (Olier devant la Pentecôte de Le Brun). Ce sont
aussi les représentations – gravures, tableaux et surtout crucifix, « l’image des images »
selon Mme Guyon 18 –, qui sont tolérées dans la phase initiale aussi bien de la méditation
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que de la contemplation pour les « commençants » ou pour ceux « qui ont des difficultés »
ou des « sécheresses » dans ces pratiques 19. Ce sont enfin les images qui sont à l’origine
du parcours mystique comme l’important Christ de Pitié évoqué par Catherine de Sienne,
sainte Thérèse ou, dans la France du XVIIe siècle, par Laurent de la Résurrection ou Jean
de Saint Samson 20. À ces dernières images, si importantes pour la devotio moderna,
correspondent dans la peinture du XVIIe siècle des œuvres comme Le Christ au roseau de
Pierre Mignard (Toulouse, musée des Augustins) ou les différentes versions de l’Ecce homo
du même peintre (Épinal, musée départemental des Vosges et musée des Beaux-arts de
Rennes et de Rouen) ou bien de Champaigne (ill. 54) (Musée des Granges de Port-Royal
Ill. 54
Philippe de
Champaigne,
Ecce Homo,
Nancy, musée
des beauxarts, en dépôt
au musée des
Granges de
Port-Royal.
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ou Louvre), mais aussi Le Christ couronné d’épines de Valentin de Boulogne (coll. privée
anglaise et Munich, Pinacothèque) et les nombreuses versions bien connues du Voile de
Véronique qui pouvaient sans doute jouer une fonction semblable.
Dans le second cas, il s’agit avant tout du délicat problème des images littéraires
(métaphores, comparaisons, descriptions, prosopopées, etc.) qui abondent dans le discours
mystique où elle remplissent diverses fonctions complémentaires : pédagogique, « ornementale », « exhortative », évocation sensible de ce que ne peuvent atteindre l’intellect et
le discours, etc. Étudiées d’un point de vue essentiellement « littéraire », par exemple chez
saint François de Sales, Bérulle, Surin ou encore Pascal 21, ces images ont d’indéniables
rapports, mais qui restent en général à préciser, aussi bien avec les images « matérielles »
qu’avec les visions et les apparitions.
Le dernier cas est sans doute plus complexe et, là aussi, plusieurs possibilités se
présentent. Évoquer par le moyen des images (« artistiques ») l’itinéraire contemplatif
peut prendre plusieurs formes dont la mieux connue, ou en tout cas la plus abondante
et la plus étudiée, est bien sûr tout cet ensemble d’images (apothéoses, assomptions,
visions, extases, ravissements, songes, gloires, etc.) qui encombrent la peinture des XVIIe
et XVIIIe siècles et sur lesquelles je ne reviendrai pas 22. Ces images « échouent » généralement, et peuvent-elles faire autrement, à « surpasser » l’image. Elles ne peuvent donner
à imaginer cette absence d’image qu’au moyen d’une image, qu’au moyen d’une narration, même élémentaire (le miracle de l’apparition), et que via la médiation de tel ou
tel personnage à qui est advenue cette apparition inaccessible au commun des fidèles 23.
Réciproquement, ces images artistiques informaient nécessairement les discours et les
expériences mystiques elles-mêmes. Nombreux sont les exemples, y compris chez sainte
Thérèse et, en France, chez Marie de l’Incarnation, où la vision naît d’images réelles
ou redouble une scène historique de la vie du Christ ou de la Vierge se produisant soit
à la place de l’image de l’autel, soit sous les mêmes apparences que telle ou telle image
matérielle 24. À cet égard, « l’inouï », l’indicible ou l’irreprésentable des mystiques a bien
tendance à s’incarner dans des formes aussi limitées que répétitives.
À défaut de prétendre traduire verbalement ou visuellement les phases ultimes de la
contemplation (l’oraison de quiétude et d’union à Dieu), beaucoup d’images choisissent
encore d’évoquer la personne même du contemplatif à travers les multiples portraits
d’éminents mystiques évoqués dans le second chapitre 25. De façon peut-être plus originale, cette personne est aussi liée à certaines figures traditionnelles de l’iconographie
chrétienne : ainsi de l’Enfant au sein (et bien entendu de la Vierge à l’Enfant) évoqué
par Mme Guyon, Lallemant ou le frère Laurent de la Résurrection 26, de Marie-Madeleine
(opposée à Marthe) qui serait l’image exemplaire « du repos » et du « renoncement à soi 27 »,
de saint Jean dormant sur la poitrine du Christ, de Siméon portant le Christ enfant dans
le Temple, sans aucun doute de saint Jérôme, du prophète Élie ou du David à la fois
pénitent et auteur des Psaumes, et bien sûr du Christ lui-même priant dans le Jardin
des Oliviers 28. Nombreux sont les tableaux représentant dans la peinture du XVIIe siècle
français ces figures archétypales : les David de Valentin de Boulogne (Montréal, musée
des Beaux-arts), Nicolas Tournier (copie, Londres, Walpole Gallery) ou Charles Poerson
(coll. part.) ; les innombrables Madeleine en méditation (ill. 55) (Michel Corneille, Jésus
chez Marthe et Marie, Paris, cab. E. Turquin), le saint Jean endormi dans la Cène de Jean
Senelle (ill. 56) (Meaux, cathédrale) ou dans celles de Louis Bobrun (Trilport, église SaintPierre), Guy François (Saint-Bonnet-le-Château, collégiale), Valentin de Boulogne (Rome,
Palazzo Barberini) ou Poussin (L’Eucharistie de Belvoir Castle). Il faudrait encore évoquer
L’Enfant au sein de Pierre Mignard (ill. 57) (Angers, musée des Beaux-arts), celui attribué
à Jean Mosnier (Blois, musée des Beaux-arts) ou ceux sculptés par Jacques Sarazin ou son
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cercle (Louvre et Victoria and Albert
Museum de Londres) ; ou encore les
très nombreuses Présentation au
temple avec Siméon peintes par Le
Sueur, Quentin Varin, Champaigne
(ill. 58) (Bruxelles, musée des Beauxarts), mais aussi Vignon, La Hyre,
Guy François, Stella, Vouet, etc. Cette
dernière représentation, à la fois scène
eucharistique et scène mystique, n’est
pas sans trouver un écho dans les figures de saints recevant l’Enfant dans
leur bras qui évoquent une forme
d’union intime au Christ : en témoignent les apparitions de la Vierge
à Félix de Cantalice (Pierre Puget,
Toulon, cathédrale), à saint François
(Michel Serre, Marseille, musée des
Beaux-arts ou Guy François, Le Puy,
église des Carmes), à saint Antoine de
Padoue (Michel Serre, Toulon, musée
d’art et d’archéologie) ou à saint
Gaétan (scène gravée par Mellan). En
identifiant ces personnages dans les
tableaux, les fidèles reconnaissent des
modèles exemplaires d’un type d’oraison qu’ils peuvent eux-mêmes être
invités à pratiquer dans une forme
de « méditation sur la méditation »
(Christian Belin).
Une autre possibilité est celle
qui tente d’évoquer non pas le corps
extérieur du fidèle en contemplation
touché par la divinité mais l’espace
intérieur – âme ou cœur –, où est
censée se réaliser l’union du dévot
et de la divinité. On pense ici à ces
représentations du Sacré-Cœur du
Christ que tente de pénétrer le fidèle,
ou encore à celles du propre cœur du
dévot, sorte de théâtre intérieur à la
fois organique et abstrait de « l’oraison
cordiale » que nous avons évoqué dans
notre précédent chapitre 29.
Enfin, une autre alternative est
l’illustration, par le moyen de gravures, des différentes étapes de l’itinéraire contemplatif. Si ces images, nous
l’avons vu (chap. 2), sont relativement
Ill. 55
Michel Corneille
(attribué à),
Jésus chez
Marthe et Marie,
Paris, Hubert
Duchemin,
cabinet
E. Turquin.
Ill. 56
Jean Senelle,
La Cène, Meaux,
cathédrale.
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Ill. 57 – Pierre Mignard, La Vierge et l’Enfant avec saint Jean-Baptiste, Angers, musée des beaux-arts.
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Ill. 58 – Philippe de Champaigne, La Présentation au Temple, Bruxelles, musée des beaux-arts.
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abondantes dans le cas de l’oraison fondée sur la méditation, elles sont exceptionnelles
dans le cas de l’oraison contemplative. Aux côtés des représentations des constructions
métaphoriques d’un saint Jean de la Croix, de sainte Thérèse (le « château de l’âme »)
ou du capucin Benoît de Canfield (« Soleil », ill. 59, « Tour d’oraison » 30), on pourrait
évoquer certains paysages spirituels (Champaigne au Val-de-Grâce), ou bien encore les
gravures de l’ouvrage bien connu attribué à Mme Guyon et édité en 1717, L’ame amante
de son Dieu. Ce texte est accompagné de la reprise des fameux emblèmes de Hermann
Hugo et d’Otto Vaenius (Otto van Veen), afin de proposer et de visualiser tout un parcours
spirituel intérieur adapté au degré d’avancement des chrétiens : « imprimant à l’esprit
certaines idées ou considérations qui nous menent à penser » à Dieu (on reconnaît la
voie méditative), ou bien, et c’est la voie contemplative et unitive, « réveillant dans notre
cœur des mouvemens affectifs qui nous portent à l’aimer & à rechercher saintement son
union & sa possession parfaite & eternelle ; méthode qui est incomparablement préférable
à celle de la simple spéculation 31 ».
Par image spirituelle et image intellectuelle, il faut entendre cette fois des catégories
d’images non plus matérielles, présentes soit en amont soit en aval de l’oraison ou au sein
même du discours mystique, mais des images qui survivent au sein même du processus
contemplatif : on pourrait ici parler d’un « reste » imaginal, d’une image « suspendue »
ou « possible » réduite à l’état de « relique » iconique, ou encore d’une image qui serait la
Ill. 59 – Gaspard Isaac, Figure en forme de Soleil surmontant le Christ
au Jardin des Oliviers, dans Benoît de Canfield, Reigle de perfection,
Contenant un abregé de toute la vie spirituelle…, Paris, Charles
Chastelain, 1633, non paginé, inscription en bas à droite de la gravure :
Iaspar Isac fecit. Indiquons qu’une autre version de la gravure est
donnée dans l’édition de Gilles André, Paris, 1666.
L’image est suivie d’une exceptionnelle « Explication de ceste figure » :
« Ceste figure en forme de Soleil represente la volonté de Dieu. Les visages
placez icy en l’un, signifient les ames vivantes en l’autre. L’allegresse que
voyez en ceux-cy, denote la joye de celles-là. Ces visages sont rangés en
cercle par trois rangs, monstrant les trois degrés de ceste divine Volonté,
Exterieure, Interieure & Essentielle, qui sont les trois parties de ce livre.
Les Ames du premier degré envisagent ceste volonté de Dieu comme
exterieure, celles du second comme Interieure, & celles du troisiesme
comme Essentiele, ou selon S. Paul [Rom. 12], les premieres la voyent
comme bonne, les secondes comme plaisante, & les troisiesmes comme
parfaite. Le premier degré signifie les Ames de la vie Active, le second
celles de la Contemplative, le troisiesme celles de la vie Superéminente.
Et pour ce au dehors du premier rang sont beaucoup d’outils manuels,
denotant la vie Active : au-dedans du troisiesme est, Iehova, pour monstrer
la vie Superéminente en la volonté Essentielle, qui est Dieu mesme : au
cercle & rang du milieu il n’est rien mis, pour denoter qu’en ceste sorte de
vie contemplative, sans autre speculation & pratique, il faut suivre le traict
de la volonté de Dieu des-ja experimenté & gousté en l’Exterieur, sans
jamais le laisser. Les outils sont sur la terre, & en obscurité, dautant que
les œuvres exterieures d’elles-mesmes sont pleines de tenebres : Ces outils
toutesfois sont touchez des rayons, & frappez de la clarté de ce Soleil,
pour estre ces œuvres esclaircies & illuminees de ceste volonté de Dieu.
La clarté de ceste volonté divine donne peu sur les visages du premier
ordre, pour estre les ames en cet estat peu illuminees : sur les seconds bien
davantage, pour estre celles de ce rang fort illustrees de la lumiere de ceste
volonté : mais les troisiesmes sont tous resplendissants, pource que celles
du tiers degré sont toutes illuminées. Les premiers paroissent beaucoup,
les seconds moins, les troisiesmes presque point, monstrant les ames du
premier Ordre sont beaucoup en elles-mesmes, & peu en Dieu ; celles du
second sont moins en elles-mesmes, & plus en Dieu ; & celles du troisiesme
ne sont presque point en elles-mesmes : mais toutes en Dieu, & absorbees
en sa volonté Essentielle. Toutes ces figures, ou visages, ont les yeux fichez
en ceste volonté de Dieu enseignant la pure intention des ames, qui en
toutes choses doivent regarder ceste divine volonté. Au reste ces rangs, ou
degrez, ne se trouvent pas en ceste volonté divine, comme en soy, qui est
tousjours pareille, & de mesme façon, qui faict que ne voyez pas en ceste
figure, diversité de degrez de lumiere, ains une splendeur continuee : mais
les degrez se font seulement par la proximité, ou esloignement des ames ce
qui est representé par ces rangs, le plus esloigné faisant le plus bas degré,
le second le moyen, & le plus proche le plus haut ».
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relique d’elle-même comme le suggère P.-A. Fabre. Lors de la contemplation pourtant, celle
par exemple de sainte Thérèse, les yeux aussi bien du corps que « de l’âme » sont à priori
fermés à toutes images et notamment à celle du Christ auquel la sainte peut penser, lors de
la « mise en présence » de la divinité, mais, dit-elle, « sans me le pouvoir figurer 32 ». Dans
cette expérience d’une forme de « présentification », elle fait état d’une incapacité non
seulement à exercer son « entendement » mais encore à user de son imagination qu’elle
qualifie de « si grossiere et stupide, que je ne pouvois jamais me representer l’humanité
de Nostre Seigneur Jesus-Christ, quoy que j’y emploiasse toutes mes forces 33 ». Plus loin,
sainte Thérèse reprendra l’analogie avec la perception d’un aveugle ou avec la vision dans
les ténèbres, tout en précisant que la « présence » suscitée ou évoquée n’est évidemment
pas perceptible par les sens et qu’il n’y a en fait « aucune obscurité » dans cette vision
qui, bien au contraire, s’assimile à une lumière, mais « sans clarté », « une lumiere, qui
sans estre veuë, eclaire l’entendement 34 ». L’oraison de sainte Thérèse est passée hors de
l’image dans la seule présence et dans l’illumination. L’image peut pourtant réapparaître
chez la carmélite. Assistant à la messe, du sein de la clarté qui illumine l’esprit de la
sainte, l’image du Christ lui apparaît, mais fragment par fragment : d’abord les mains,
puis le visage, puis « toute cette tres-sacree humanité 35 ». Cette image, « si c’est une
image » écrit-elle, relève d’une nouvelle catégorie, non plus l’image « spirituelle » qu’est
incapable de susciter la sainte, mais « l’image vive » : « non point un homme mort, mais
Jesus-Christ vif, qui donne à entendre qu’il est homme & Dieu 36 ». Une telle « image »
ne saurait s’assimiler aux « portraits de ça-bas [nos images « artistiques »], pour parfaits &
accomplis qu’ils soient […] car quoy qu’il soit le mieux tiré au naturel qu’il puisse estre, on
voit tousjours que c’est une chose morte 37 ». Dans Le château de l’âme, sainte Thérèse
reviendra sur cette catégorie de « l’image vive » dont elle précise les caractéristiques : elle
apparaît dans l’instantanéité, avec « une telle vitesse que nous la pourrions comparer à
celle de l’éclair », elle se grave dans l’imagination sans que l’on puisse ensuite l’en effacer,
elle reste indissociable d’une extrême clarté que l’on ne peut pas « plus envisager que
le Soleil 38 ». Cette image est « vision » ou « apparition » de la divinité même qui choisit
de se communiquer au sein de l’esprit du mystique et elle est perçue par les « sens intérieurs corporels » (imagination et fantaisie). Elle n’est donc pas l’image « spirituelle » ou
« imaginaire » que crée par ses propres moyens l’esprit à partir d’une image matérielle ou
à partir d’une imaginaire « composition du lieu ». Elle n’est guère plus, semble-t-il, cette
« vision intellectuelle » sans image qui est donnée à l’entendement où les « secrets » et
« mystères » de la divinité (la Trinité par exemple) sont révélés au mystique qui devient
l’égal des plus grands théologiens. Ce type de vision devient de plus en plus fréquent chez
la sainte et se produit même hors de l’oraison, subitement, « sans que je vueille penser
en Dieu 39 ». Les visions se produisent dans son oratoire personnel, dans sa chambre,
dans le chœur, en allant communier ou bien après avoir reçu le Saint Sacrement, durant
la messe ou les heures canoniales. Elles concernent non seulement le Christ mais aussi
la Vierge, qui lui apparaît par exemple lors de l’Assomption 40.
Si l’on examine certains des principaux traités portant sur la contemplation en France
au XVIIe siècle, on retrouve plus ou moins, et malgré la variété des conceptions et des
usages, ces catégories et ces différents types « d’images ». Ils sont issus, pour l’essentiel,
de la tripartition établie par saint Augustin que nous avons évoquée dans notre chapitre
antérieur 41 : image « matérielle » (ou « corporelle » selon la terminologie de saint Augustin :
imagines corporum) pour les commençants qui est accessible par les « yeux du corps » ;
image « spirituelle » (ou imaginaire) dont le référent est soit « naturel » soit surnaturel
(issue soit de la divinité soit du démon) mais qui est désormais intérieure (« vue » par les
« yeux de l’âme ») et peut se fixer dans la « faculté imaginative » et la mémoire ; image
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« intellectuelle » qui se donne à l’entendement ; mais aussi, si l’on veut suivre sainte
Thérèse, « image vive » et, au-delà, pure « illumination ». Spirituelle, l’image peut être,
comme la lecture des « bons livres », utile pour avancer aussi bien dans la méditation que
dans la contemplation. Mme Guyon, dans le célèbre Moyen court et tres-facile pour l’oraison
(1685) pouvait affirmait que lors de l’exercice de « mise en présence » de Dieu, exercice
préalable à l’oraison, il « ne se faut former nulle image de Dieu » mais qu’il est possible
en revanche de « s’en former de Jésus-Christ, le regardant comme crucifié, ou enfant 42 ».
Cette image est par la suite censée disparaître mais, comme l’indiquait par exemple Jean de
Saint-Samson ou Jean Rigoleuc, elle peut réapparaître mais par distraction ou faiblesse de
l’âme : quoique « tres-spirituelles, tres-simples, & tres-deliées ce sont neantmoins toûjours
des phantosmes, qui detiennent & occupent l’ame en quelque maniere 43 ».
L’image « vive » décrite par saint Thérèse comme opposée à l’image « morte » des
artistes, est aussi une catégorie que l’on retrouve sous différentes formes. Elle ne s’assimile pas nécessairement à la « vision » car elle peut apparaître aussi comme une forme
d’image spirituelle dotée d’un surplus de « vie », ce qui la distingue du tableau et pourrait l’assimiler à certaines formes d’images hallucinatoires ou à « l’image eidétique »
des psychologues 44. La contemplation serait l’occasion non pas d’une simple imitation
mais d’une forme de réitération intérieure du référent « naturel » de l’image, et c’est
sans doute le propre du texte et de la méditation intérieure que de rendre possible cette
forme « d’assomption » de l’image « morte » ou « spirituelle » en image « vive ». Le jésuite
Lallemant, qui esquisse une typologie des différents types d’images, définit par exemple
la contemplation comme « une vûë de Dieu, ou des choses divines » donnée, entre autres
caractéristiques, comme « claire et pénétrante 45 ». Nous sommes à cette étape encore loin
de « l’état de gloire » de l’autre monde, mais alors que la méditation par voie de connaissances et de discours nous donne à voir les choses « confusément, comme de loin, & d’une
maniere plus seche », la contemplation nous les donne « plus distinctement, & comme
de prés. Elle les fait toucher, sentir, goûter, experimenter dans l’interieur. Mediter sur
l’enfer, par exemple, c’est voir un lion en peinture ; contempler l’enfer, c’est voir un lion
vivant 46 ». Dans ce même traité Lallemant distingue quatre « degrez de contemplation »
où, dès que les « puissances intérieures » se sont resserrées pour accueillir la présence
de Dieu (premier degré), l’âme atteint un état de « divine obscurité » ou de « tenebres
mystiques » où l’esprit est sans pensée, sans souvenir ni image (second degré). Les images
(« lumieres » et « connaissances ») qui peuvent dès lors se former ne proviennent que de
Dieu qui utilise encore « la voie de l’imagination » pour les communiquer au fidèle : c’est
ici le troisième degré où adviennent ravissements et extases 47, et c’est là sans doute aussi
qu’il faut situer « l’image vive », comprise cette fois comme « vision » ou « apparition »
pour sainte Thérèse ou, en France, pour Marie de l’Incarnation qui relate des expériences
semblables 48. Dans l’ultime état enfin, l’âme n’agit plus par l’imagination mais « Dieu
l’éclaire admirablement par des especes, ou par des lumieres purement intellectuelles &
indépendantes de l’imagination & des phantômes 49 » : ce serait là le stade des « images
intellectuelles » ou de la pure illumination.
On constate que loin d’éliminer l’image, ce qui se fait dans nombre d’autres traditions
méditatives, l’image, sous différents statuts, « survit » bien au sein de la contemplation.
Elle procède d’une double origine, soit terrestre (les images naturelles ou « artistiques »
qui deviennent « spirituelles » en passant dans l’esprit du chrétien), soit céleste (celles
issues des actes divins et donnant lieu notamment aux « images vives » ou à la pure illumination), sans que ces différentes images soient nécessairement indépendantes l’une
de l’autre. Il existe en effet, et nous avons là aussi évoqué plus haut cette question, une
relation entre l’image extérieure et l’image spirituelle (ou « tableau intérieur ») qui tient à
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la nature même de notre appareil perceptif et psychique. Selon par exemple l’aveugle et
mystique marseillais François Malaval qui développe cette question, les « sens extérieurs »
transmettent aux « sens intérieurs » les images ou « especes » des objets du monde. Ces
images « s’impriment » dans l’âme, et plus précisément dans le « sens commun » qui est
l’un des quatre sens intérieurs de la « partie inférieure » de l’âme où sont conservées ces
impressions 50. Elles peuvent alors se « méler les unes avec les autres » et produire, dans
« l’imagination » (autre sens intérieur), « de nouvelles images » et cela « à l’infini 51 ». Par
ailleurs, il existe aussi un rapport entre image spirituelle et image vive. Rappelons que
selon Henri-Marie Boudon ou Jacques Noüet auxquels nous avons fait référence, ou selon
encore le carme lyonnais Philippe de la Très Sainte Trinité, qui tente alors de systématiser
ces questions dans sa Summa theologiae mysticae (1656) en reprenant les théories de saint
Thomas d’Aquin, la vision surnaturelle peut être directement « infuse » par Dieu (si elle
n’a rien à voir avec les images familières à l’esprit) mais elle peut aussi résulter d’images
déjà acquises par le dévot que Dieu se contenterait « d’exciter » et de « coordonner »
dans l’esprit du fidèle 52. On constate par ailleurs, et avant tout chez sainte Thérèse mais
aussi, nous l’avons vu, chez Lallemant, que l’image vive s’assimile bien souvent à une
image spirituelle ou même à une image matérielle (la « chose morte » de Sainte Thérèse),
« plus », je dirais, la vie, la luminosité, l’intensité ou « l’énergie » (énergéia) qui est comme
un surcroît d’être qui lui est donné et que peut être aussi tenté de « capter » et d’exprimer
par différents moyens l’image artistique.
Entre le monde terrestre et le monde céleste s’instaure ainsi une sorte de continuité
ou de circulation imaginale réciproque qui conserve à l’image une place centrale au sein
du christianisme. Ce souci de préserver une forme d’image au sein même de la contemplation, partagé aussi bien par sainte Thérèse que par Mme Guyon ou Fénélon 53, est
également une façon de répondre aux adversaires des mystiques. Confirmer l’utilité des
images matérielles ou spirituelles c’est récuser l’assimilation avec les tendances iconoclastes qui traversent alors le catholicisme. Affirmer, par ailleurs, l’existence de ces « images
vives » où se donnent comme « présents » le Christ et son « Humanité », la Vierge voire
les saints (présents et perçus mais « en Dieu » pour Mme Guyon 54), c’est aussi reconnaître
le rôle décisif des « médiateurs » entre le fidèle et la divinité. Par là aussi, une réponse
était ainsi donnée à l’accusation de déisme ou de théocentrisme de la part de ceux qui
condamnaient une contemplation qui se voulait parfaitement « spirituelle », « abstraite »
et fixée exclusivement sur Dieu.
DE L’IMAGE AU PHÉNOMÈNE
Plutôt que de rechercher des images analogues à celles évoquées par les pratiques
contemplatives, peut-être faut-il chercher d’autres rapports possibles à l’image, rapports
qui seraient paradoxalement ouverts par l’expérience mystique de la « présence divine »
réalisée dans l’absence d’image. S’agissant d’une pratique qui se veut non pas spéculative
mais « connaissance affective [touchant la volonté], savoureuse ou experimentale 55 », il
s’agirait de rapports autres que strictement « visuels » même s’ils tendent à s’exercer dans
ce qui subsiste malgré tout comme un « cadre optique » (Bataille), supposant encore sujet,
objet, vision, « même dans la nuit de l’effacement de l’objet et de la dissolution du sujet 56 ».
De tels rapports prennent en compte des dimensions du visible généralement minorées,
raffinant et multipliant les modes de perception moins d’une « image » que d’une présence
essentielle, l’image n’étant pas cette présence ni même le lieu de son advenue mais le lieu
à partir duquel elle peut, éventuellement, s’instaurer. Or cette présence garde un certain
nombre de qualités phénoménales, qui sont bien souvent celles du lieu cultuel même, et
auxquelles contribuent de façon essentielle les représentations artistiques.
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La première de ces qualités, la plus banale mais aussi la plus complexe à analyser, est
sans doute la luminosité, qu’évoquent les Gloires ou encore les apparitions lumineuses au
sommet des tableaux (par exemple ceux des maîtres-autels des carmélites de la rue Chapon
et de Notre-Dame-des-Champs à Paris), qui semblent renouer avec une « esthétique de
la lumière » d’origine médiévale. Je n’insisterai pas sur cette question me contentant ici
de rappeler que les formes iconiques et narratives traditionnelles sont abandonnées au
profit de la seule lumière qui est conçue par le mystique comme le moyen d’un dépassement de l’image : d’une part, parce que la lumière est conçue comme le plus spirituel
des corps qui permet d’approcher analogiquement l’essence divine ; d’autre part, parce
qu’en elle-même la lumière n’est pas visible, elle ne peut donc « faire image », mais elle
possède le privilège d’être ce qui « rend visible » ; enfin, parce que la lumière, dans sa
plus grande intensité, provoque l’éblouissement, c’est-à-dire ce qui efface l’image et ne
laisse que l’illumination où l’âme du fidèle devient elle-même lumière 57.
En second lieu, la vision mystique, si elle tend à écarter figures et images, reste
toujours liée à une topologie, à une inscription de la « présence » dans un lieu qui est
souvent inscription dans le corps ou par rapport au corps, du mystique 58. On sait l’importance qu’avait cette « présence » dans l’église, présence attachée au Saint Sacrement,
aux reliques ou aux saintes images, et que recherchait le fidèle moins par la vue que
par la proximité et l’orientation corporelle. C’est bien ce genre de catégories que l’on
trouvait déjà chez sainte Thérèse ou Marie de l’Incarnation. Pour elles, la divinité n’est
pas « vue », mais est néanmoins placée dans un lieu et une situation spécifique (par
exemple le Jardin des Oliviers), ou bien dans une partie de l’âme (fond, centre, pointe,
etc.) ou du corps de la sainte (par exemple son « costé droit »), ou bien encore dans
l’espace qui l’environne lorsque l’âme est décrite comme « toute englobée & abymée en
luy 59 ». Ce type de caractérisation phénoménale pouvait être critiqué, malgré sa relative abstraction, par certains religieux. Il l’était notamment par le capucin mystique du
couvent parisien de Saint-Honoré Benoît de Canfield, qui était opposé à « toutes formes
et images » et à toute « pensée imaginaire » et rejetait encore comme trop matérialiste
la conception d’un Dieu caractérisé comme « grand, large, spacieux, & estendu d’une
immense extension 60 ». Néanmoins, dans les textes français, cette « présence », intérieure
ou extérieure, reste bien souvent décrite en termes d’espaces et de dimensions (par exemple et à nouveau chez Marie de l’Incarnation 61), ou bien de situation, de « voluminosité »
voire de « poids », et elle suppose « inclinaison » et « orientation » de la part du fidèle.
Jean de Bernières notamment, à propos de « l’oraison d’unité d’amour », « éprouve […]
que l’amour est un poids, qui fait pencher l’ame continuellement vers l’objet aimé, ma
volonté étant continuellement tournée vers Dieu, sans autre mouvement que celui d’une
certaine pente & inclination », et il donne comme comparaison celle de « l’aiguille » par
rapport à « l’aimant 62 ». Mme Guyon, dans son Moyen court où abondent des notations
qui relèvent d’une sorte de Physique élémentaire, évoque aussi la « pente » vers laquelle
« tombe » peu à peu l’âme attirée par « la vertu attractive du centre 63 ». Elle demande à
l’âme après s’être « tournée » et « ramassée » au-dedans, de s’orienter « du côté de Dieu
dans une adhérence continuelle », Dieu ayant « une vertu attractive qui attire toujours
plus fortement l’âme à lui 64 ».
Dans l’oraison contemplative, est aussi mise en œuvre une communication réciproque entre la « présence » et le fidèle, cet échange étant avant tout celui d’un regard.
L’assimilation de la contemplation à un regard – mais à un regard qui serait « sans image »
et comme réduit au seul acte perceptif (le fait de regarder) –, tient essentiellement à la
nécessité d’opposer à nouveau la méditation et la contemplation. La première relève
essentiellement, nous l’avons dit, du discours, de la parole et du raisonnement qui se
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font dans la durée, la succession et le mouvement, alors que la seconde est sans pensée,
sans effort, dans l’immédiateté et l’immobilité (Malaval 65). Cette immobilité, ce « repos »
ou cette « fixité » du regard en Dieu que décrit aussi Jean de Saint-Samson 66, peuvent
être néanmoins troublés par quelques « mouvements ». Dans l’étape unitive qui suit la
contemplation, l’âme, devenue « simple essence », doit occasionnellement s’occuper « tressubtilement, & essentiellement » par un regard qui s’apparente désormais au « clin d’œil »,
à une succession de « frequens & continuels regards intimes & tout contenans, tres-simples
& tres-eminens 67 ». L’une des caractéristiques essentielle de ce regard est sa généralité
(ou son universalité) contemplative, sur laquelle concordent tous les mystiques. Bien
qu’intense et pénétrant, c’est un regard indéterminé, non raisonné, qui s’identifie bien
souvent à ce qui est généralement désigné comme une vue « simple » par saint François
de Sales et de nombreux mystiques et qu’un Jankélévitch qualifierait, par opposition à
la vision, « d’entrevision 68 ». Pour l’inspirateur des Visitandines cette vue simple est un
regard attentif mais non réfléchi sur son objet, une vision unique, globale, « d’un seul
trait 69 », où il ne sert à rien de détailler les composantes individuelles de l’objet ni de
« multiplier les regards ». Ce type d’expériences caractériserait en revanche l’étape antérieure de la méditation discursive. C’est là que le fidèle devait considérer « par le menu,
& comme piece à piece les objets qui sont propres à nous émouvoir », avant de dépasser
cette perception pour atteindre à cette « veuë toute simple & ramassée sur l’objet qu’elle
aime 70 », une vue qui peut durer, nous dit par exemple Lallemant 71, une heure ou deux,
voire plusieurs jours ou même rester chez certains continuelle. Le regard ou la « vue »
mystique, en tant qu’il est « une apprehension sans discours », un regard de l’admiration
et de la suspension (Caussade parle de « pauses attentives »), ne va pas sans une sorte
d’ébahissement voire d’hébétement. Certains religieux, Antonio Molina ou Rodríguez
par exemple, le comparent au regard des bienheureux mais aussi à celui du spectateur
d’un tableau « admirable » :
Il arrive que quelqu’un en passant rencontre un tableau fort excellent & accompli,
il s’arreste un bon espace de temps à le regarder sans siller les yeux, & sans autrement
discourir en son ame, estant saisi d’un grand contentement & admiration, & tellement
suspendu de la singuliere beauté de la piece, qu’il ne se peut saouler de la regarder.
Or ceste oraison si relevee, & contemplation si excellente se represente fort naïvement
par ceste similitude-là ; ou pour la mieux exprimer, disons qu’elle tient de la façon
dont les bien-heureux contemplent Dieu. La felicité gist à voir Dieu. Or nous serons là
haut absorbé & transportez en Dieu, le voyant & l’aymant pour jamais par une simple
veuë de sa divine Majesté 72.
Dans cette assimilation de la contemplation à l’expérience esthétique, nous serions à
nouveau – et c’est un mode perceptif essentiel –, proche du « coup d’œil » et de la simple
« œillade » (Roger de Piles), ou plus encore de la vue d’ensemble et de la contemplation
« désintéressée » de l’amateur d’art qui évite de se perdre dans les détails et a su abandonner l’analyse et l’interprétation.
Une autre caractéristique fondamentale de ce regard serait sa réciprocité, regardant
et regardé intervertissant leurs positions. L’objet de la vision n’est pas simplement « vu »
mais il est lui-même « observant », voire « surveillant » de ses dévots spectateurs : Jean de
Saint-Samson par exemple s’imagine sous un « Regard Divin » qui « tire » vers lui l’esprit
du dévot et « suit toûjours inseparablement » son âme 73. Ce sentiment d’être « sous »
le regard de Dieu est évoqué bien souvent lors de l’exercice de la « mise en présence »
de Dieu, exercice commun à la méditation et à la contemplation qui pouvait d’ailleurs
devenir une pratique indépendante (chez Laurent de la Résurrection qui s’en est fait le
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théoricien), car il est un moyen commode pour susciter cet effet de présence. La réciprocité du regard est notamment évoquée par sainte Thérèse qui conseillait de « regarder »
le Christ au début de l’oraison pour obtenir, en retour, un « regard » : « Il vous regardera
quant à luy, avec des yeux si beaux, pitoiables, & pleins de larmes, oubliant ses douleurs,
pour consoler les vostres, à conditions seulement que vous vous irez consoler avec luy,
& tournerez la teste pour le voir 74. » C’est une telle réciprocité qu’évoquent peut-être
aussi les multiples figures peintes ou sculptées des retables, lieux privilégiés de l’exercice
de « mise en présence », dont les gestes et les regards sont dirigés vers les spectateurs et
semblent ainsi « répondre » à leurs sollicitations.
Afin de pouvoir penser une forme d’oraison « sans formes et figures », la vue se
transforme bien souvent lors de l’expérience mystique en contact, là aussi réciproque.
À la « vue spirituelle » se substitue un autre sens intérieur, le « toucher spirituel », ou
« attouchement » spirituel, qui est conçu comme l’un des moyens éminent de « connaissance expérimentale » (Malaval parle de « goust experimental 75 ») de la divinité 76. Ce
mode de rapport tactile qui caractérise également la contemplation est par exemple celui
de la Madeleine aux pieds du Sauveur si fréquent dans l’iconographie ou bien celui, déjà
évoqué, de saint Jean endormi sur la poitrine du Christ, ou encore celui de l’exaltation
du « juste Siméon », rapporté par sainte Thérèse : recevant au Temple l’Enfant encore
muet contre son propre corps, cette image est explicitement assimilée à l’état de l’âme
recevant l’influence du Christ lors de l’oraison de quiétude et de recueillement 77. Une
telle modalité de perception de la « présence » du divin est encore évoquée par certains
tableaux montrant des saints prostrés au plus près de l’autel et physiquement « touchés »
par des rayons lumineux, des nuées, ou par le corps même des êtres apparus dans la
vision. La divinité, métaphoriquement comparée au soleil, à une fontaine ou à une
source, devient un lieu d’émanations d’où est continuellement issu « un monde d’effets
excellents de vie, de grâce, de gloire, de splendeur 78 ». De cette proximité qui va jusqu’au
contact témoigne tout le discours du mystique qui aspire a être « empli » de la divinité,
« uni » à elle, et qui conçoit cette union soit sur le mode passif du reflet (l’âme devenue
« miroir bien poli, representant naïvement l’excellence & la beauté de Dieu » pour Jean
de Saint-Samson 79), soit sur le mode actif et « artificialiste » de « l’impression », de la
« gravure 80 », ou encore de la peinture et de la sculpture.
Le fidèle qui pratique la méditation est en effet souvent assimilé métaphoriquement à
un peintre qui compose intérieurement, dans son âme ou son cœur, la scène sur laquelle
va s’exercer sa pratique, avant d’imiter lui-même, dans sa propre vie, le modèle christique dont il devient la « vivante » image 81. Ici, dans la contemplation, c’est Dieu qui est
fréquemment comparé à un peintre (divine Pictor) ou à un sculpteur qui agit sur l’âme
du fidèle. Il est le divin artiste qui, chez saint François de Sales, Surin, le frère Laurent
de la Résurrection, mais aussi Bernières ou Caussade 82, « trace » par un divin pinceau
« dans le fond de l’âme mouvante », comparée à une « toile préparée pour son usage 83 »
(Bernières), ou encore « sculpte » ou « modèle » le fidèle qui n’aspire plus qu’à être un
« objet passif », livré au « bon plaisir et vue » de son créateur (François de Sales 84), afin
de devenir « entierement semblable » à Dieu 85. Cette expérience est particulièrement
approfondie par la mystique bérullienne, que Brémond nommait une « galvanoplastie
spirituelle 86 », où l’esprit doit s’ouvrir, se présenter, s’exposer au regard et « aux opérations
et influences » du verbe incarné, qui va « imprimer dans les âmes ses états et effets, ses
mystères et ses souffrances 87 ». Dans cette expérience du regard ou du « contact » divin, le
mystique voit sa perception de lui-même affectée. Au début de l’oraison de recueillement,
le regard de Dieu réduit presque à un point la conscience du fidèle dont les « puissances
intérieures » de l’âme « se resserent & ramassent en elles-mesme 88 ». Plus tard, l’âme
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passive et aux limites de « l’annihilation » chère au fondateur de l’Oratoire ou à Benoît
de Canfield, est moins le lieu d’où part un regard ou une action, qu’un simple « bloc de
matière », ou une surface d’exposition, qui est offert au regard et à l’action de la divinité,
agissante éventuellement depuis une image exposée. On retrouve jusque chez Mme Guyon
ce type de conceptions lorsqu’elle évoque « l’oraison de simple exposition 89 » où l’âme
du fidèle est comparée aux voiles d’un bateau soumises aux « motions » divines, ou bien
lorsqu’elle reprend à son tour la métaphore picturale de l’action du Verbe venant renouveler le portrait intérieur du chrétien « défiguré » par le péché originel 90. Il y a là une
inversion du rapport qui lie l’homme à l’image mais qui est également constitutif de toute
relation à l’image : l’homme façonné par l’image et producteur d’images matérielles ou
spirituelles devient ici lui-même – quand ne peut que faire défaut dans cette expérience
une impossible image matérielle –, soit image (tableau, sculpture) soit le réceptacle d’une
image (un miroir).
Le processus de mise en contact et de transformation du fidèle et de son créateur est
évoqué par toute une série de termes qui en précisent les étapes. On sait que l’âme, chez
sainte Thérèse, « s’écoule » en Dieu, elle est blessée par le « dard » ou les « traits » d’amour
que lui sont infligés, elle s’unit à Dieu par « serrement », « pressement », « infusion »,
« conjonction ». Ces modalités du rapport de l’âme à la divinité inspirées du Cantique des
Cantiques séduiront la mystique française ou ses admirateurs. Un écrivain « converti »
comme Desmarets de Saint-Sorlin reprend dans ses Delices de l’Esprit tout ce vocabulaire
érotisant « d’union », de « tressaillemens », « goust divin », « douces larmes », « ivresse
spirituelle », « dilatation de cœur », « blessure mortelle », « extase ou ravissement », « excès
d’amour », « liquefaction », etc. 91. Mme Guyon, à la fin du siècle, fera à son tour l’apologie
du sacrifice et de l’anéantissement de l’âme qui doit « brûler », « fondre », se « dissoudre »
pour s’élever jusqu’au ciel tandis que Dieu, « qui ne souffre point de vide sans le remplir »,
se communiquera à l’âme 92. Entre âme et ciel est élaboré tout un réseau dynamique de
circulations, d’échanges, « d’allées et venües » (Jean de Saint-Samson 93), d’écoulements
et « d’évaporation » ou de « touches » et de « penetrations » (Marie de l’Incarnation 94), de
remplissages, de substitutions, qui va bien au-delà des rapports projectifs plus élémentaires
(je pense bien sûr au modèle perspectif) engagés traditionnellement par l’image.
Ces descriptions ne sont pas que métaphoriques et elles n’affectent pas seulement
l’être intérieur. Le contact avec la divinité va en effet jusqu’à transformer voire altérer
violemment le corps même du fidèle, soit en transformant le corps en surface d’inscription
de plaies (saint François, sainte Catherine de Sienne) ou de texte (Jeanne de Chantal et le
Nom de Jésus), soit en agissant intérieurement et en provoquant des stigmates invisibles
ou des marques intérieures (le cœur de Claire de Montefalco, les douleurs intérieures de
Mme Acarie). Au XVIe et XVIIe siècles, outre le cas de sainte Thérèse et celui, antérieur, de
saint François d’Assise 95, saint François de Sales rapportait l’exemple de saint Philippe
Néri dont la poitrine était si enflammée par l’amour divin que plusieurs de ses côtes se
brisèrent, ou encore celui de saint Stanislas-Kostka qui devait appliquer des linges mouillés
sur sa poitrine pour en calmer les échauffements. Mme Guyon évoque elle-même dans
sa biographie une expérience semblable lors d’un « transport », semble-t-il excessif, en
présence de plusieurs témoins : « Je leur dis que je mourrais de plénitude et que cela se
répandait sur mes sens au point de me faire crever. M. me délaça charitablement pour me
soulager, ce qui n’empêcha pas que par la violence de la plénitude, mon corps ne crevât
des deux côtés, quoi qu’il fut délacé 96. » Ces cas, qui donnent lieu alors à de multiples
représentations figurées, sont bien identifiés par les théoriciens de la mystique qui les
désignent comme relevant soit de l’état dit de « mort mystique » où la personne « souffre
même dans le corps des douleurs sensibles » liées à l’arrachement de la « corruption
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naturelle » et des « affections vicieuses », soit de l’état dit « d’amour brûlant » caractérisé
par des fièvres, des altérations, des transports, des effets merveilleux, etc. 97.
Dans cette transformation radicale et de l’âme et du corps des fidèles pouvant aller,
nous l’avons vu avec Olier, jusqu’à la mort physique du fidèle et son accès à la béatitude,
l’oraison semble bien pouvoir annuler le règne du dissemblable qu’avait ouvert le péché
originel. L’expérience d’identification rejoint en cela le projet augustinien de restitution
en soi de l’image divine perdue ou dégradée après la chute : le sujet, « pénétré » du feu
divin qui l’a transformé est alors, écrit par exemple Jean de Saint-Samson, « deïforme 98 ».
À la différence de saint Augustin, et même si elle s’en défend, l’oraison moderne associe
à ce projet la dimension corporelle et matérielle qu’il n’avait pas de façon déclarée chez le
Docteur de l’Église. Plus encore, elle introduit le médium de l’image de ou par laquelle agit
la divinité. Ce qui n’était sans doute qu’analogie et métaphore dans le discours théologique
ou mystique est pris dans un sens premier dans les représentations qui tentent de rendre
compte de l’expérience mystique. Par-là, se constitue un ensemble de nouveaux rapports
entre croyants et images où ces dernières ne sont pas simplement « vues » mais sont les
lieux d’où advient une présence, des lieux et des objets qui induisent des orientations et
des positionnements particuliers, des lieux vers lesquels et d’où viennent un regard et
un contact qui affectent jusqu’au corps même du fidèle. Par là aussi, serait atteinte une
dimension essentielle de l’image non pas dégradée en « imagerie » (« l’image morte » de
sainte Thérèse), mais comprise en tant que puissance dynamique d’apparition, d’ouverture, de manifestation et de transformation, telle qu’a su la retrouver, notamment, la
phénoménologie moderne de Merleau-Ponty à Maldiney ou Michel Henry. Un rapport à
l’image est également retrouvé où celle-ci n’est pas réduite à sa valeur sémantique et à ses
effets de sens (informations, interprétations, analyses iconographiques ou « formelles »,
etc.) mais où doivent être repris en compte tous ses effets « pathiques », émotifs, affectifs,
psychologiques et physiologiques les plus complexes. De tels affects ne sont guère, en
général, des « objets d’études » pour une histoire de l’art sans doute, à cette étape encore,
plus « méditative » que « contemplative ».
Rome, octobre 2007.
Notes
1. Alphonse rODRIGUEZ, Practique de la Perfection et des Vertus Chrestiennes et Religieuses.
Composee en Espagnol par le R.P. Alphonse Rodriguez, de la Compagnie de Jesus […] Traduicte
en François par le P. Paul Duez de la mesme Compagnie…, Paris, Charles Chastellain, 1636,
p. 158.
2. Il en est déjà de même dans un traité mystique comme celui, déjà évoqué, de Pierre DE POITIERS,
Le Jour Mystique ou l’eclaircissement de l’oraison et theologie mystique. Par le Reverend Pere de
P. Provincial des Capucins de la Province de Touraine, Paris, Denys Thierry, 1671, t. II, Livre III,
Traité V, chap. I qui conseille ce type d’oraison à tous, y compris aux novices et commençants,
« simples » et « Ignorans ».
3. Cette « méthode » est absente des traités d’Ignace de Loyola ou de Louis de Grenade et elle est
loin d’avoir la faveur d’un Rodriguez qui n’a « que faire de chercher des chemins & des façons
d’oraisons extraordinaires » et rappelle la condamnation du Pere Général de l’Ordre Mercurian
sur ce sujet (ibid., p. 164). Ce qui est suspect aux yeux du père Mercurian comme à ceux de
Rodriguez, c’est le risque de détachement de cette forme d’oraison du projet moral voire ascétique (la voie « purificatrice ») que représente l’oraison commune, dont on sait qu’elle vise à
déraciner les « vices et perverses inclinations » pour entrer et progresser dans le chemin de la
vertu. Une autre inquiétude tient à la difficulté de distinguer dans l’oraison extraordinaire ce qui
relève de l’inspiration divine et ce que l’on doit aux trop fréquentes « tromperies et illusions » de
Satan (ibid., p. 163). On connaît, sur ce danger des visions et des phénomènes extraordinaires,
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les positions opposées de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix et, en France, le débat entre
le Père Surin et son confesseur le Père Bastide (voir Louis MICHEL et Ferdinand CAVALLERA,
Lettres Spirituelles du Père Jean-Joseph Surin, Toulouse, 1928, t. II, Appendice III, p. 436-443).
Par ailleurs, cette oraison ne s’apprend pas et ne se commande pas, elle est don et élection de
rares élus par Dieu, et elle ne saurait donc être une voie que l’on puisse aisément conseiller à
tous. Voie individuelle, indépendante de toute éducation (elle touche de façon privilégiée les
« simples »), ce type d’oraison tend à échapper au contrôle et à la médiation de l’Église. Enfin, et
c’est un problème lié au précédent, on sait que la voie mystique est suspectée de vouloir atteindre par des moyens propres la divinité, sans recourir au Christ. Une telle orientation reviendrait
à mettre au second plan le fondement essentiel du christianisme, à savoir l’Incarnation de la
divinité dans le Christ, dans une religion qui est celle de la « Transcendance résolue » ou « dépassée par l’Incarnation du Transcendant » (Pierre CHAUNU, Eglise, culture et société. Essais sur
Réforme et Contre-Réforme (1517-1620), Paris, SEDES, 1984 (1981), p. 405-406). Les mystiques,
en particulier ceux d’inspiration carmélitaine, n’auront de cesse de remettre au centre de leurs
pratiques le Christ. Pour P. Chaunu, c’est la réussite de la Réforme catholique et en particulier
de « l’École française de spiritualité » d’avoir mis au point une « mystique christocentrique » qui
en a permis, au moins un temps, l’acceptation et la diffusion (ibid., p. 409).
4. Sur le discours mystique voir notamment dans notre bibliographie les études de référence
de H. Brémond, L. Cognet, M. de Certeau, M. Bergamo, Y. Krumenacker, J. Le Brun, etc. ou
en dernier lieu, important pour notre sujet, Christian BELIN, La Conversation intérieure. La
Méditation en France au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2002. Sur le rapport de ces pratiques
aux images, voir, des Pères grecs et latins aux théories carmélites des XVIe et XVIIe siècles, l’utile
article « Image et contemplation » dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique…,
Paris, Beauchesne, 1971, t. VII, 2e partie, col. 1472-1503, et, dans le même ouvrage, l’article
très complet sur les « Visions », t. XVI, 1992, col. 950-1002. Voir également les études suivantes :
P.-A. FABre, Ignace de Loyola – Le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans
les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVIe siècle, Paris, J. Vrin,
1992 ; Marc FUMAROLI, « Vision et prière : La rencontre de Jésus et du Baptiste du Guide », dans
L’Ecole du Silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 203-322 ;
le précieux Sixten rINGBOM, Les images de dévotion. XIIe-XVe siècles, Paris, G. Monfort, 1995 ;
Hans BELTING, Image et culte : une histoire de l’image avant l’époque de l’art, traduit de l’allemand par F. Muller, Paris, Cerf, 1998 et, du même, L’image et son public au Moyen âge, traduit
de l’anglais par F. Israel, Paris, G. Monfort, 1998 ; Victor L. STOÏCHITA, Visionary experience
in the golden age of Spanish art, London, Reaktion books, 1995 ; Visioni ed Estasi. Capalovori
dell’arte europea tra Seicento e Settencento, catalogue d’exposition (Rome, 2003), sous la dir. de
G. Morello, textes de M. G. Bernardini, V. Casale, B. Treffers, Milano, Skira, 2003.
5. Sur ces différentes figures, outre bien souvent Brémond et parmi une bibliographie désormais
très abondante mais qui ne se préoccupe (presque) jamais des « images », voir la bibliographie
générale donnée en fin de volume.
6. Sur l’introduction du carmel déchaussé à Paris au XVIIe siècle voir L’art du XVIIe siècle dans les
Carmels de France, catalogue d’exposition (Paris, Musée du Petit Palais, 1982-1983), Introduction
et catalogue par G. Chazal, Paris, Y. Rocher, 1982 et Alphonse vERMEYLEN, Sainte Thérèse en
France au XVIIe siècle (1600-1660), Paris-Louvain, Nauwelaerts, 1958.
7. Au sein de cet ordre, la pratique de l’oraison avait une place particulièrement importante dont
témoignent la Règle et les Constitutions des carmélites qui étaient données « pour les monastères de son ordre en France ». Voir la Règle et constitutions des religieuses de l’ordre de Notre
Dame du Mont-Carmel, Selon la réforme de sainte Thérèse. Pour les monastères de son ordre
en France, Toulouse, 1834, p. 46-47, 83, 142, 145. Sur le rôle de Bérulle voir en particulier
Stéphane-Marie MORGAIN, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Paris, Cerf, 1995 ainsi
que Jean DAGENS, Bérulle et les origines de la restauration catholique (1575-1611), Paris, PUF,
1973. Les œuvres des couvents parisiens sont à lire au regard des textes écrits par Bérulle sur
le mystère de l’Incarnation et les « trois naissances de Jésus » dans ses « Discours de l’Estat et
des Grandeurs de Jesus », dans « La vie de Jésus », dans les « Œuvres de Piété » consacrées aux
mêmes thèmes, et encore dans les lettres adressées aux carmélites où il les exhorte à se dévouer
à Jésus et à sa « tres-sainte Mere ».
8. Sainte Thérèse D’AVILA, « La Vie de Saincte Therese… », dans Les Œuvres de Ste Therese de
Jesus. Fondatrice des Carmes & Carmelites dechaussés. Traduictes d’Espagnol en François par le
RP. Elisee de St Bernard, religieux du mesme ordre, Paris, Michel Sonnius, 1630, p. 74.
9. Ibid., p. 159.
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10. Sainte Thérèse évoque l’oraison de « quiétude » où les « puissances » de l’âme restent actives
mais « recueillies », l’oraison « d’assoupissement des puissances » et l’oraison « d’union ». Pour
chacun de ces degrés les différentes « puissances » de l’âme étaient diversement sollicitées.
Dans l’oraison dite de quiétude, l’âme « reçoit déjà quelque chose de surnaturel » (T. D’AVILA,
« La vie… », op. cit., p. 80), les « puissances » restent actives mais se « recueillent au-dedans de
soi », la mémoire et l’entendement secondent alors la volonté qui devient « captive » de JésusChrist. Cet état se caractérise par la satisfaction et la paix, un « tres-grand contentement », un
repos des puissances, une très suave délectation, etc. (ibid., p. 85). L’étape suivante est « un
songe et assoupissement des puissances » qui « ne perdent point du tout leurs opérations »,
mais « ne conçoivent point comme elles agissent » (ibid., p. 94). Le contentement et la suavité
atteignent encore un niveau supérieur. Le quatrième degré est l’oraison dite d’union, état
exceptionnel de « suspension de toutes les puissances », qui dure tout au plus une demi-heure
(ibid., p. 108) et que sainte Thérèse définit ainsi : « L’ame en cete recherche de Dieu, sent que
le cœur luy manque quasi, avec une maniere d’evanouïssement & pamoison, accompagné d’un
tres-grand & souef contentement, car l’haleine & toutes les forces corporelles luy manquent, si
bien que si ce n’est avec grand’peine, elle ne peut mesme remuër les mains ; ses yeux se ferment
sans qu’elle le vueille ; & s’il arrive qu’ils soient ouverts, elle ne voit quasi rien ; si elle lit, elle ne
peut cognoistre les letres, ny les proferer ; elle voit des lettres, mais comme l’entendement est
ailleurs, elle ne sçauroit lire, quoy qu’elle le voulût : elle entend, mais elle ne comprend rien.
Tellement qu’elle ne se sert point de ses sens, si ce n’est pour se priver de son contentement »
(ibid., p. 108). La sainte distingue encore un état de « ravissement », d’élévation ou de « vol
qu’on appelle de l’esprit […] qui est aussi appelle extase. Il surpasse l’union de beaucoup »
(ibid., p. 119). Sur ces différentes étapes, voir également, la synthèse qui en est faite dans le
Sommaire et abbregé des degrés de l’oraison mentale […] Tiré des Livres de la Sainte Mere
Terese de Jesus […] par le P. F. Thomas de Jesus […] Traduit d’Espagnol par le R. Pere Nicolas
Cabart…, Paris, Georges Josse, 1663.
11. C’est la tripartition de l’âme divisée selon saint Augustin en partie inférieure et sensitive (l’âme
et les sens intérieurs), supérieure et rationnelle (l’Esprit et les trois puissances de la mémoire,
entendement et volonté), et suprême (Mentem, Pointe de l’esprit), voir sur cette tripartition les
gloses de P. DE POITIERS, Le Jour Mystique…, op. cit., t. II, Livre III, Traité VI et notre chapitre
précédent.
12. Voir par exemple les contributions rassemblées dans Baroque vision jésuite, catalogue d’exposition (Caen, 2003), Paris, Somogy, 2003.
13. Par exemple la colonne de L’Apparition de la Vierge à saint Jacques le Majeur de Poussin ou la
structure architectural de son Saint Paul au Louvre, la structure de la table d’autel et de son
retable, etc.
14. La lumière pour le saint Bruno de N. Mignard ou le Borromée de Champaigne, le regard et
la posture extatique dirigés vers une présence non manifeste dans certaines des Madeleine de
Blanchard où joue la figure rhétorique de l’aposiopèse.
15. Songe, passage de la méditation à un état contemplatif chez saint François par exemple ou
Loyola, ou lié à la célébration eucharistique (pour saint Martin, pour le saint Bonaventure
communiant de Frère Luc ou pour sainte Julienne de Mont Cornillon de Champaigne), ou
associé à la mort (L’apparition de la Vierge à une sainte attribuée à M. Corneille), ou encore
résultat de l’action du dévot ou de la propre action divine, etc.
16. Voir Sophie HOUDARD, « De la représentation de Dieu à la vue sans image. Hypothèses sur
le rôle de l’imagination dans l’écriture mystique du XVIIe siècle », Littératures classiques, 45
(2002), p. 109-126. Ce rejet des images au sein du processus contemplatif sera d’ailleurs l’une
des raisons de la condamnation du quiétisme et des tendances mystiques à la fin du XVIIe siècle,
voir Jacques-Bénigne BOSSUET, Instruction sur les estats d’oraison, Où sont exposées les erreurs
des faux mystiques de nos jours…, Paris, J. Anisson, 1697, « Actes de la condamnation des
quétistes », p. v, x, xi, etc., ou encore Antonin MASOULLE, Traité de la véritable oraison. Où les
erreurs des Quietistes sont refutéee, & les Maximes des Saints sur la vie interieure, sont expliquées selon les principes de saint Thomas, Paris, E. Couterot, 1699, chap. XI, p. 61 et suiv. sur
« l’usage des image tres-utile » et chap. XIII sur l’Humanité du Christ.
17. Nous reprenons les termes de P. DE POITIERS, Le Jour Mystique…, op. cit., t. I, p. 27, 113-114,
136-136, etc.
18. Mme GuYon, Bréve Instruction pour tendre seurement à la perfection chretienne…, dans Les
Opuscules Spirituels, Cologne, Jean de La Pierre, 1720, p. 507 (« De l’Usage du Crucifix ») :
« lors que vous lisez, ou étudiez, ou priez, durant même que vous vous entretenez avec quel206
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qu’un, lancez souvent vers lui de respectueuses & amoureuses œillades », le crucifix est censé
permettre ensuite une « impression » intérieure de l’image du Christ crucifié (p. 508), avant
d’autoriser « une prière sans image » (p. 509). C’est aussi, dit-elle, « devant mon crucifix » que
Marie de l’Incarnation débute son oraison contemplative, voir Claude MARTIN, La vie de la
vénérable mère Marie de l’Incarnation, Paris, L. Billaine, 1677 (reprint 1981), p. 40.
19. Sainte Thérèse se plaignait par exemple de ne pouvoir se figurer en esprit l’image de « l’humanité du Christ » et conseillait à ses religieuses « d’avoir un portraict ou image de ce Seigneur,
qui soit à vostre goust, non pour le garder en vostre sein, & ne le regarder jamais, mais pour luy
parler à luy maintefois ; car il vous enseignera ce qu’il faudra que luy disiez », d’après T. D’AVILA,
« Le Chemin de Perfection… », dans Les Œuvres…, op. cit., p. 436 ; voir aussi p. 470-471.
20. Voir La Vie et les œuvres de sainte Catherine de Genes, mise en français par Jean Desmarest,
Paris, F. Lambert, 1661, p. 2 : « l’Image de Nostre Seigneur Jesus-Christ, nommée vulgairement Dieu de pitié » ; Fr. lAURENT DE LA rESURRECTION, Maximes spirituelles fort utiles aux
ames pieuses, pour acquérir la presence de Dieu, Paris, E. Couterot, 1692, p. 17 (« Eloge »)
sur sa dévotion toute particulière « à une image du Sauveur attaché à la colonne » ; Les Pieux
Sentimens ou Sentences spirituelles du Venerable Frere Ian de Sainct Samson […] Avec un petit
Abregé de sa Vie. Par le P. Donatien de S. Nicolas…, Rennes, Veuve Yvon, 1655, p. 4 : « Il s’exerçoit beaucoup à mediter la Passion de Jesus-Christ, & portoit continüellement en son cœur &
en son esprit une idée, & une Image de ce divin Sauveur tout couvert de playes, par où comme
par autant de soûpiraux s’exhaloient les flammes de son amour envers les pecheurs. » On
connaît les multiples images évoquées par sainte Thérèse (le Christ « tout couvert de plaies »,
le dessin du Christ et de la Samaritaine, etc.), ou encore la gravure présente dans la cellule de
sainte Thérèse, d’après T. D’AVILA, « Diverses paroles dite par JC à Ste Thérèse… », dans Les
Œuvres…, op. cit., p. 313. Le rapport aux images « réelles » fonde ainsi largement le rapport
ultérieur aux images mentales auxquelles s’attachera le contemplatif.
21. Voir par exemple, caractéristique de ce type d’approche mais généralement sans mise en
rapport avec les images artistiques, Henri lEMAIRE, Les images chez St François de Sales, Paris,
A. G. Nizet, 1962 ; Philippe lEGROS, François de Sales. Une poétique de l’imaginaire. Etude
des représentations visuelles dans l’Introduction à la vie dévote et le Traité de l’amour de Dieu,
Biblio, p. 17-151, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2004 ; Robert MYLE, De la symbolique de
l’eau dans l’œuvre du Père Surin, Louvain, 1979 ; Anne FERRARI, Figures de la contemplation.
La « rhétorique divine » de Pierre de Bérulle, Paris, Cerf, 1997 ou encore Michel lE GUERN,
L’image dans l’œuvre de Pascal, Paris, Klincksieck, 1983 et, sur sainte Thérèse et saint Jean de
la Croix, Elizabeth Teresa HOWE, Mystical Imagery. Santa Teresa de Jesus and San Juan de la
Cruz, New York, Peter Lang, 1988.
22. Voir avant tout les analyses de V. STOÏCHITA, op. cit., pour l’Espagne du XVIIe siècle. Comme
modèle, l’expérience mystique, notamment celle de « l’elevation » ou du « vol de l’esprit » où
l’âme en extase est « ramassée » et tirée vers le Ciel par Dieu « comme les nuës accueillent les
vapeurs de la terre » (T. D’AVILA, « La Vie de Saincte Therese… », dans Les Œuvres…, op. cit.,
p. 119), a indéniablement frappé les artistes. C’est par rapport à ce type de textes qu’il faudrait
peut-être regarder des scènes comme celles de Élie emporté au ciel sur son char qui se trouvait dans la coupole de Saint-Joseph des carmes, ou encore, dans d’autres églises, l’Apothéose
de saint Louis de Vouet pour les jésuites de la Maison Professe, ou bien l’Apothéose de saint
Eustache et de sa famille du même artiste pour l’église de Saint-Eustache, ou encore l’ensemble
des Assomptions où la Vierge, soutenue par les anges et les nuées, est portée dans un brusque
mouvement ascensionnel vers le ciel.
23. Plus originale peut-être serait une image qui me paraît en revanche au plus près de l’expérience
contemplative : c’est celle de la « Gloire » lumineuse berninienne appelée à un immense succès
en France à partir du projet du Val-de-Grâce (1663) (où la gloire est disposée sous le baldaquin)
et de celui de l’église Saint-Paul à la fin du XVIIe siècle, et que l’on va ensuite retrouver dans la
première moitié du XVIIIe siècle dans près d’une dizaine d’églises parisiennes. Sur la diffusion
du modèle du Bernin voir M. rEYMOND, « Autels berninesques en France », Gazette des BeauxArts, 1913, t. I, p. 207-218 ; Anne lE PAS DE SÉCHEVAL, « Entre hommage et trahison : la réception et l’adaptation du baldaquin de Saint-Pierre », dans Le Bernin et l’Europe. Du baroque
triomphant à l’âge romantique, textes réunis par C. Grell et M. Stanic, Paris, Presse universitaire de Paris-Sorbonne, 2002, p. 377-390 ; ainsi que mon étude « Vastes fracas d’ornements ou
fiction symbolique : le motif de la gloire dans les églises parisiennes des XVIIe et XVIIIe siècles »,
dans Histoires d’ornement, actes du colloque de l’Académie de France à Rome (Villa Medicis,
1996), Paris-Rome, Klincksieck-Académie de France à Rome, 2000, p. 171-201 (texte repris
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et complété dans Frédéric COUSINIÉ, Beautés fuyantes et passagères. La représentation et ses
objets-limites aux XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, 2005, chap. II).
24. T. D’AVILA, « La Vie de Saincte Therese… », dans Les Œuvres…, op. cit., p. 183 sur le récit d’une
telle « apparition ». Voir aussi Marie de l’Incarnation pour le passage d’une image matérielle (des
Chérubins) à une vue intellectuelle (du mystère de la Trinité que sont censés contempler les
Chérubins) dans la chapelle des Feuillants de Tours en 1626 « ayant levé les yeux vers l’autel et
envisagé sans dessein de petites images de Chérubins qui étoient attachez au bas des cierges… »,
d’après C. MArtin, La vie de la vénérable mère Marie de l’Incarnation, op. cit, p. 77. Sur les
précédents médiévaux voir en particulier Jean-Claude SCHMITT, « Rituels de l’image et récits de
vision », dans Teste e immagine nell’alto medioevo, Spoleto, 1994, t. I, p. 419-459. Sur le rapport
de sainte Thérèse aux images voir, au sein d’une vaste bibliographie, GABRIEL DE SAINTE-MARIE,
« Visions et révélations chez sainte Thérèse d’Avila », Etudes Carmélitaines, t. 32/2, octobre 1938,
p. 190-200 ; Mauricio Martin DEL BLANCO, Visiones misticas en Santa Teresa de Jesus, Burgos,
1969 ; Marcel lÉPÉE, Sainte Thérèse d’Avila mystique, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, chap. IV :
« Les visions » ; ainsi que les contributions rassemblées dans Sainte Thérèse d’Avila, actes du
colloque de Venasque (1982), Venasque, Éditions du Carmel, 1983 et en particulier : Ysabel DE
ANDIA, « L’humanité du Christ chez sainte Thérèse de Jésus », p. 121-133 et Françoise-Marie
lÉTHEL, « L’image du Christ, un aspect de la “christologie mystique” de sainte Thérèse d’Avila »,
p. 135-148 pour une clarification des différents types d’images chez la sainte.
25. Voir la synthèse de Olivier BONFAIT dans Le Dieu caché. Les peintres du Grand Siècle et la vision
de Dieu, catalogue d’exposition (Rome, 2000-2001), Rome, De Luca, 2000, X (« Voir Dieu »),
p. 226 et suiv.
26. J.-M. DE LA MOTHE GUYON, Moyen court et tres-facile pour l’oraison…, Grenoble, J. Petit, 1685
(éd. de P. D. Laude, dans Approches du quiétisme, Biblio 17, Papers on French Seventeenth
Century Literature, Paris-Seattle-Tübingen, 1991), p. 115 ; Pierre CHAMPION, La Vie et la
doctrine spirituelle du P. L. Lallemant, de la compagnie de Jesus, Paris, Estienne Michallet,
1694, p. 491 ; lAURENT DE LA rESURRECTION, Maximes spirituelles fort utiles aux ames pieuses, pour acquérir la presence de Dieu, Paris, E. Couterot, 1692, Lettre V.
27. J.-M. GUYON, Moyen court…, op. cit., p. 124. Voir aussi la place qui lui accorde également
le R.P. Hercules (AUDIFFRET), « La science de l’Oraison », dans Ouvrages de Pieté, II, Paris,
G. Josse, 1675, p. 586 et suiv.
28. Mais aussi de Moïse rapportant les tables de la Loi et illuminé par la contemplation divine ou
du Christ de la Transfiguration sur le Thabor, et bien entendu de David ou Salomon, modèles
exemplaires d’oraison : voir par exemple Pierre DE POITIERS, Le Jour Mystique ou l’eclaircissement de l’oraison et theologie mystique…, Paris, Denys Thierry, 1671, t. I, p. 98 et suiv.
29. Voir le chapitre précédent et Jean AUMONT, Abbregé de L’Agneau occis, ou Methode d’oraison,
Disposé en trois sortes d’Entretiens & Commerce interieurs à exercer au fond du cœur, […]
conduisans à trois sortes d’unions avec Dieu…, Rennes, J. Vatar, 1669, ainsi que L’ouverture
interieure du royaume de l’Agneau occis dans nos cœurs…, Paris, D. Bechet & L. Billaine,
1660.
30. Voir la gravure du frontispice de la Reigle de Perfection : autour d’un centre lumineux donné
comme figure de la « volonté divine » sont disposées trois catégories d’âmes (figurées par des
visages) représentant les trois degrés d’intégration de la céleste volonté et correspondant à
autant de modes d’existences terrestres : la vie active, contemplative et « superéminente ». Dans
le système de Canfield, le désir ultime du fidèle est de s’abîmer dans la lumière divine, de vivre
en la seule volonté de Dieu par un renoncement complet à sa propre volonté. Voir aussi, du
même, Le Chevalier chrestien, Rouen, Jean Osmont, 1609, également illustré de gravures où
est décrite une « Tour de l’Oraison » (p. 417), partie centrale d’un Château de « Religion chrestienne » (p. 388), dont sont décrits l’ensemble des pièces et objets mobiliers à usages mnémotechniques et porteurs de significations allégoriques. L’usage de ces conventions « mondaines »
peut surprendre de la part de Canfield : « je confesse que je l’ay ecrit hors de mon humeur, &
contre mon style accoustumé, y ayant suivi l’advis & le desir de quelques personnes signalées &
doctes » (Avis au Lecteur, n. p.).
31. L’ame amante de son Dieu, représenté dans les emblèmes de Hermann Hugo sur ses pieux
desirs : & dans ceux d’Othon Vaenius sur l’Amour Divin. Avec des Figures Nouvelles accompagnées de Vers qui en sont l’Application aux Dispositions les plus essentielles de la Vie interieure,
Cologne, J. de la Pierre, 1717, Préface, XI.
32. Lors de la « mise en présence » de la divinité qui caractérise l’oraison de quiétude, la « représentation » ou la « vision » intérieure de sainte Thérèse ne se réalise pas sous forme d’image :
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« Je pouvois seulement penser a nostre Seigneur Jesus-Christ, en tant qu’homme : mais je ne
l’ay jamais peu figurer en mon esprit, quoy que je leusse sa beauté, & visse ses images ; il m’arrivoit comme à celuy qui est aveugle, ou dans les tenebres ; car quoy qu’il parle avec quelqu’un, &
voye qu’il est avec luy, à raison qu’il croit fermement qu’il est là ; il l’entend, & croit qu’il est là ;
mais il ne le void pas. Je pensois ainsi en N. Seigneur ; sans me le pouvoir figurer » (T. D’AVILA,
« La Vie de Saincte Therese… », dans Les Œuvres…, op. cit., p. 48-49).
33. Ibid., p. 15.
34. Ibid., p. 175.
35. Ibid., p. 183.
36. Ibid., p. 185.
37. Ibid., p. 184.
38. T. D’AVILA, « Le chasteau de l’ame… », dans Les Œuvres…, op. cit., p. 129.
39. T. D’AVILA, « Relations faites par Saincte Thérèse… », dans Les Œuvres…, op. cit., p. 7.
40. T. D’AVILA, « La Vie de Saincte Therese… », dans Les Œuvres…, op. cit., p. 299.
41. Voir sur le modèle d’Augustin notre précédent chapitre. À la fin du XVIe siècle, on pourrait
retrouver ces catégories chez certains mystiques espagnols dont l’œuvre était connue et diffusée à Paris. Sainte Thérèse feint par exemple une « docte ignorance » mais elle use cependant des mêmes catégories que les savants et les théologiens sous le contrôle et la protection
desquels elle devait se placer : la « vision corporelle », la « vision de l’âme » ou « imaginaire », la
« vision intellectuelle » enfin, qui est une vision sans image qui permet d’appréhender les réalités surnaturelles comme par exemple la Trinité et les autres mystères divins (T. D’AVILA, « Le
Chasteau de l’ame » dans Les Œuvres…, op. cit., p. 130-131 et 147). Des catégories analogues se
retrouvent, systématiquement ordonnées et hiérarchisées, chez saint Jean de la Croix. La vue
corporelle est pour lui extérieure ou intérieure. Dans le premier cas elle est celle qui passe par
le « sens » de la vue, qui reçoit des images naturelles ou surnaturelles (Jean DE LA CROIX, La
montée du Carmel, Paris, Seuil, 1947, p. 138). Dans le second cas ce sont les « sens intérieurs
corporels », ceux de l’imagination et de la fantaisie, qui perçoivent des images (ibid., p. 148149). Une troisième catégorie d’image, identique à celle de sainte Thérèse, serait celle qui, sans
passer par les sens, serait « purement spirituelle » ou « intellectuelle ». Il s’agit des « visions
de l’âme », qui touchent l’entendement, et sont « visibles spirituellement » (ibid., p. 247-249).
Cette vision spirituelle est « indépendante de toute représentation, forme, image, figure imaginaire ou représentation naturelle », et elle porte autant sur « des substances corporelles » (par
exemple la vision de la Jérusalem céleste de saint Jean) que sur « des substances simples et
immatérielles » (par exemple l’être de Dieu, les anges, les âmes) (ibid., p. 250-251). Ces théories
sont reprises et développées au XVIIe siècle par les carmes Thomas de Jésus, Philippe de la
Trinité, Balthazar de Sainte-Catherine de Sienne, les jésuites Pierre Thyrée, D. Alvarez de Paz,
François Suarez, etc. (voir le précédent chapitre sur la réception de ces théories en France).
On consultera l’article de P. ADNES, « Visions », dans le Dictionnaire de Spiritualité…, op. cit.,
p. 990-998.
42. J.-M. GUYON, Moyen court…, op. cit., p. 104.
43. R. P. DONATIEN DE S. nICOLAS, La Vie, les Maximes et Partie des Œuvres du tres-excellent
contemplatif le venerable Fr. Ian de S. Samson…, Paris, D. Thierry, 1656, « Traitté de la souveraine consommation de l’ame en Dieu par amour. Deduit en simple Theorie et Pratique »,
p. 512. Pour J. Rigoleuc, le fidèle qui se trouve dans un état de distraction lors de « l’oraison
de silence », peut en revanche utiliser à son profit ces images : entre autres moyens pour « se
remettre dans son simple recueillement, ou passer avec fruit le temps de l’oraison […] Qu’il se
figure Nostre-Seigneur dans l’état de quelqu’un de ses mystères » (L’Homme d’oraison, op. cit.,
p. 170-171).
44. Michel DENIS, Les images mentales, Paris, PUF, 1979, p. 56 : « Il s’agit d’un type très particulier
d’image positive, d’une extrême vivacité, persistant après la stimulation et possédant des caractéristiques qui sont celles d’un percept. Le sujet décrit cette image de l’objet disparu comme
pourvue d’une netteté et d’une richesse en détails, jusque dans les couleurs, analogues à celles
de l’objet lui-même. » Voir aussi les caractéristiques analogues de plusieurs types d’images de
nature hallucinatoire comme l’image dite « hypnique », constitutive de l’expérience onirique au
cours du sommeil, ou des « images de l’isolement perceptif » issues d’une privation sensorielle
prolongée (p. 53).
45. P. CHAMPION, La Vie et la doctrine spirituelle du P. L. Lallemant..., op. cit., p. 461.
46. Ibid., p. 461.
47. Ibid., p. 478-482.
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48. Voir par exemple C. MARTIN, La vie de la vénérable mère Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 29
sur un « ravissement extatique » advenu en pleine rue où elle évoque « une veuë & experience
si vive & si penetrante, que réellement je me voyois en tout moy-méme plongée dans du sang »
(le sang versé par le Christ qui provoque sa « conversion »), elle prend soin de préciser que
cette vision ne relève pas d’une « veuë des yeux » mais, à la différence de sainte Thérèse, ne
tente pas de rattacher ses différentes visions aux classifications traditionnelles. En revanche,
cette vision, comme chez sainte Thérèse, reste ensuite longuement « imprimée » dans l’esprit
de Marie de l’Incarnation (p. 30). Voir aussi p. 75 sur les « révélations » qui lui sont faites (sur
le mystère de l’Incarnation), « sans discours », « par une simple veuë, & par un seul regard
amoureux » et « sans imagination », expérience qui relève cette fois de l’image intellectuelle,
tout comme la vision de la Trinité de 1626 (p. 77-83) où elle tente même de récuser les termes
de « lumière », « d’impression » et « d’acte » jugés encore trop matériels pour qualifier cette
vision, ou encore celles des « Attributs » de Dieu (p. 99-104), et à nouveau celles de la Trinité
(p. 105-110 et 194-198).
49. Ibid., p. 482. Les « espèces » en questions sont des « espèces » dites « intelligibles » qui sont
communiquées par « infusion », par opposition aux especes « sensibles » issues des objets matériels et qui passent par les sens.
50. On sait que l’organisation intérieure de l’âme est élaborée selon un modèle tripartite. Voir
sur ce modèle et son origine notre précédent chapitre ainsi que M. BERGAMO, L’Anatomie de
l’âme…, op. cit, p. 24 et suiv. et, de façon plus générale, Joseph MARECHAL, Etudes sur la
psychologie des mystiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1937.
51. François MALAVAL, Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation…, Paris, F. Lambert,
1670, 1re partie, p. 83, etc. Ce passage s’inscrit dans les pages où l’aveugle marseillais insiste
sur la nécessité de mortifier les différents sens extérieurs du fait justement de leur impact sur
les sens intérieurs et de leur danger de troubler l’oraison. Voir également les idées analogues
d’Henry-Marie BOUDON, Le Règne de Dieu en l’oraison mentale…, Paris, J.-B. Delespine, 1702
(1re éd. 1671), Livre III, p. 333 : « L’oraison Mentale réforme les sens interieurs & exterieurs ».
52. PHILIPPE DE lA tRÈS SAINTE tRINITÉ, Summa theologiae mysticae, Lyon, P. Borde, L. Arnaud,
C. Rigaud, 1656, p. 313. Le même auteur attachait les différents types d’images aux différentes
étapes de la vie spirituelle : vision corporelle et voie purgative, vision imaginaire et voie illuminative, vision intellectuelle et voie unitive (ibid., p. 310). Sur l’origine de ces conceptions voir
Saint Thomas D’AQUIN, Somme théologique, Paris, Cerf, 1985, t. III, II-II, questions 173 à 175,
p. 981 et suiv. et en particulier p. 984, « Solutions ».
53. Cet enjeu est, par exemple, particulièrement clair pour un Fénélon, admirateur et défenseur de J.M. Guyon, qui s’opposant « à la fausseté de ceux qui prétendent que la contemplation pure exclut
toute image », tente, dans une solution de compromis sans doute peu satisfaisante, de concilier
« l’idée purement intellectuelle et abstraite de l’être qui est sans bornes et sans restriction », objet
ultime de la contemplation, et vision à la fois des « attributs » de Dieu, des différentes personnes
de la Trinité et celles encore « de l’humanité de Jésus-Christ et de tous ses mystères » : voir les
Explication des maximes des saints sur la vie intérieure (1697), dans François FÉNÉLON, Œuvres,
éd. établie par J. Le Brun, Paris, Gallimard-Pléiade, 1983, t. I, p. 1067-1068. Sur « l’humanité »
du Christ à préserver au sein même de la contemplation voir, entre autres nombreux exemples,
HONORÉ DE SAINTE MARIE, op. cit., p. 400 et suiv. : « Jesus-Christ est l’objet & la matiere de la
plus sublime contemplation », ou même, bête noire de Bossuet, le marseillais F. MALAVAL, op.
cit., 2e partie, Entretien V, p. 127 et suiv., qui après avoir largement mis de côté la personne
du Fils dans sa première partie la réintroduit dans ce texte, ou encore H.-M. BOUDON, op. cit.,
Livre I, chap. XIV : « Qu’un chacun doit marcher par sa voye, mais toûjours dans l’union avec
nostre Seigneur Jesus-Christ », ou les arguments détaillés de E. HARDOUIN DE SAINT-JACQUES,
La conduite d’une âme dans l’oraison…, Paris, F. Lambert, 1661, p. 136-153. Sur la préoccupation semblable de sainte Thérèse voir l’article de Y. DE ANDIA, « L’humanité du Christ chez sainte
Thérèse de Jésus », op. cit., p. 122 et suiv., et F. M. lÉTHEL, « L’image du Christ, un aspect de la
« christologie mystique » de sainte Thérèse d’Avila », ibid., p. 135 et suiv. qui montre le refus par
la sainte de l’iconoclasme tant « spirituel » (le refus des images artistiques au nom de la pauvreté)
que « contemplatif » (le détournement du regard par rapport à l’image du Christ au cours de la
contemplation) ou « visionnaire » (refus des visions).
54. J.-M. GUYON, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, éd. critique avec introduction
et notes de D. Tronc, Paris, H. Champion, 2001, I, chap. 10, 6, p. 209 : « Cet absorbement en
Dieu où j’étais absorbait toutes choses. Je ne pouvais plus voir les saints ni la Sainte Vierge
hors de Dieu ; mais je les voyois tous en lui, sans les pouvoir distinguer de lui qu’avec peine et
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quoique j’aimasse tendrement certains saints, comme saint Pierre, saint Paul, sainte Madeleine
et sainte Thérèse, tous ceux qui avaient de l’intérieur, je ne pouvais cependant m’en faire d’espèces, ni les invoquer hors de vous. »
55. HONORÉ DE SAINTE MARIE, op. cit., p. 290 : « Ces termes signifient que dans l’acte de la sublime
Contemplation, lorsque Dieu est intimement present à l’ame, non seulement l’entendement le
connoît ; mais aussi la volonté en joüit & le goûte. » Voir dans ce traité les définitions qui suivent
et rendent bien compte de cette connaissance expérimentale du « Raïon de tenebres », « liquefaction ou écoulement de l’ame », « tranformation ou Deification », « blessures spirituelles, ou
playes d’amour », « Fond ou centre ; pointe, cime ou sommet de l’ame », etc.
56. Ce « cadre optique » subsistant est celui qui pose un sujet face à un objet, l’objet étant conçu
comme « projection », sous la forme d’un point, du moi : voir G. BATAILLE, L’expérience intérieure, op. cit., p. 138 : « L’équilibre se perd dans la recherche haletante, longtemps vaine, de
l’objet. L’objet est la projection de soi-même arbitraire. Mais le moi pose nécessairement devant
lui ce point, son profond semblable », et p. 144 : « L’expérience a dès lors un cadre optique, en
ce qu’on y distingue un objet perçu d’un sujet qui perçoit, comme un spectacle est différent
d’un miroir. L’appareil de vision (l’appareil psychique) occupe d’ailleurs dans ce cas la plus
grande place. C’est un spectateur, ce sont des yeux qui recherchent un point, ou du moins, dans
cette opération, l’existence spectatrice se condense dans les yeux. Ce caractère ne cesse pas si
la nuit tombe. Ce qui se trouve alors dans l’obscurité profonde est un âpre désir de voir quand,
devant ce désir, tout se dérobe. »
57. Voir par exemple B. DE CANFIELD, op. cit., p. 328-329 où le capucin décrit l’expérience de l’illumination de l’âme : « Car elle est icy enyvree, & submergee de tant de clarté & lumiere, qu’elle en
est revestuë comme d’un vestement, transformee en icelle & faicte une avec la lumiere mesme. »
58. M. DE CERTEAU, op. cit., p. 109 analyse ce que peut être ce corps mystique, « cet énigmatique
foyer [qui] peut être figuré par un centre construit à partir de trois points qui se déplacent et
dont les relations varient : un pôle événementiel (la surprise de douleurs, jouissance ou perceptions qui instaurent une temporalité) ; un pôle symbolique (des discours, récits ou signes qui
organisent du sens ou des vérités) ; un pôle social (un réseau de communications et de pratiques
contractuelles qui instituent un “être-là” ou un “habiter”) ». Voir aussi « La fiction de l’âme,
fondement des “Demeures” (Thérèse d’Avila) », p. 257-279, pour une analyse de la métaphore
des « Demeures » ou du château de sainte Thérèse. Sur cette question de la « structure de l’âme »
et la « topologie mystique » intérieure voir M. BERGAMO, L’anatomie de l’âme…, op. cit.
59. T. D’AVILA, « La Vie… », dans Les Œuvres…, op. cit., p. 174 et p. 52, et « Le Chasteau… », ibid.,
p. 123. Voir aussi Marie de l’Incarnation qui récuse le rôle de l’imagination dans l’oraison mais
reconnaît « un sentiment interieur que Nôtre Seigneur Jesus-Christ étoit proche de moy & à
mon côté, afin de m’accompagner, & cette presence & compagnie m’étoit si douce & si divine,
que je ne pouvois dire de quelle maniere elle se faisoit », d’après C. MARTIN, La vie de la vénérable mère Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 44 ou p. 91 sur le sentiment d’être « toute remplie
& environnée de cette douceur celeste » (celle de la présence de Dieu).
60. B. DE CANFIELD, op. cit., p. 366 et p. 464-465 : « En outre Dieu ou la vision abstrahit ab hic &
nunc, n’a pas relation à un lieu, ou temps particulier, tellement que quand je le voy, je le voy
sans relation à quelque place : & pour ce l’ayans trouvé vrayement en moy, je luy puis porter
la mesme reverence que si je l’avois trouvé au Ciel. » Jean Orcibal, dans son introduction à
l’édition de La Règle de Perfection, signale qu’un conflit opposait les Carmélites, qui souhaitaient rester en présence de la sainte humanité, et les Capucins favorables à plus d’abstraction. J. Orcibal juge d’ailleurs inauthentique le chapitre XVI de la 3e partie de la Règle, partie
dans laquelle un « arrangement » aurait infléchi la pensée trop rigoriste de l’auteur. Voir B. DE
CANFIELD, La Règle de Perfection, éd. et introduction par J. Orcibal, Paris, PUF, 1982.
61. C. MARTIN, La vie de la vénérable mère Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 101 : « Mon ame se
voyant comme absorbée dans la grandeur immense & infinie de la Majesté de Dieu, s’écrioit, O
largeur, ô longueur, ô profondeur, o hauteur infinie… ».
62. J. DE BERNIÈRES lOUVIGNY, Le Chrétien Intérieur, ou La conformité intérieure que doivent
avoir tous les chrétiens avec Jesus-Christ…, Pamiers-Bordeaux, A. Larroire-P. Gauvry, 1781,
t. II, chap. XVIII, p. 311 et p. 314-315.
63. J.-M. GUYON, Moyen court…, op. cit., p. 113.
64. Ibid., p. 112.
65. Voir F. DE MALAVAL, op. cit., 2e partie, p. 294-295 : « Le regard a cela de propre qu’il se fait en
un instant, & qu’il sort de l’œil sans effort, au lieu que la parole ne sort de la bouche qu’une
syllabe aprés l’autre & ne frappe l’oreille qu’avec une succession de temps. Le raisonnement de
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la meditation ressemble à la parole, il se forme d’une pensée aprés l’autre & il est toûjours dans
une espèce de mouvement. La contemplation au contraire ressemble au regard, elle atteint son
objet en un instant & elle se repose dans l’objet sans discours & sans pensée. » Ce regard est
conçu par Malaval comme un regard de l’âme et « un acte de l’entendement ».
66. R. P. DONATIEN DE S. nICOLAS, op. cit., « Le Miroir et les flammes de l’Amour divin, disposant
l’ame à aymer Dieu en luy-mesme », p. 420-421 : l’esprit est alors « profondément penétré,
transporté, & attaché entierement & d’un fixe regard en Dieu », et « Traitté de la souveraine
consommation de l’ame en Dieu par amour. Deduit en simple Theorie et Pratique », p. 481482 : « tout ce qui est sensible, specifique, & créé est fondu en unité d’esprit, ou plustost en
simplicité d’essence & d’esprit. Alors les puissances sont fixement arrestées au dedans, toutes
attentives à fixement regarder Dieu, qui les arreste toutes également à le contempler ; & il les
ravit & les occupe simplement par l’operation de son continuel regard, qu’il fait en l’ame, &
que l’ame fait mutuellement en luy. Cecy est le continuel regard de l’esprit purement agi d’une
maniere passive, & qui ne fait rien qu’envisager son objet, & le contempler perpetuellement en
sa nüe, profonde & simple joüissance », ou encore p. 451.
67. Ibid., « Traitté de l’Amour Aspiratif ou De l’Aspiration amoureuse de l’Ame vers Dieu »,
p. 450.
68. Vladimir JANKÉLÉVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien. 1. La manière et l’occasion, Paris,
Seuil, 1980, p. 60.
69. F. DE SALES, « Traité de l’Amour de Dieu » dans Les Œuvres du Bien-Heureux François de
Sales, Evesque et Prince de Geneve, Instituteur des religieuses de la Visitation de saincte Marie
[…] Enrichies nouvellement De plusieurs Emblémes & Figures Symboliques…, Paris, Veuve de
Sebastien Huré et Sebastien Huré, 1652, col. 468.
70. Ibid., col. 466 et col. 467 où le saint prend l’exemple du regard de l’époux sur l’épouse dans
le Cantique des cantiques : « C’est pourquoy le Divin Espoux estime tant, que sa bien-aimée
le regarde d’un seul œil, & que sa perruque soit si bien dressée, qu’elle ne semble qu’un seul
cheveu : car qu’est-ce regarder l’Espoux d’un seul œil, que de le voir d’une simple veuë attentive,
sans multiplier les regards, & qu’est-ce porter ses cheveux ramassez, que de ne point répandre
sa pensée en variété de considerations ? O bien-heureux sont ceux, qui apres avoir discouru sur
la multitude des motifs qu’ils ont d’aimer Dieu, reduisans tous leurs regards en une seule veuë,
& toutes leurs pensée en une seule conclusion, arrestent leur esprit en l’unité de la contemplation. » On trouve également cette idée de la « simple vue » chez B. DE CANFIELD, op. cit.,
p. 359-360 qui demande à ce que l’on voit ainsi la double nature, humaine et divine, du Christ :
« on voit en ceste image la denudation, en ce corps l’esprit, en cet homme Dieu ensemblement en une simple veuë, non separément, comme ordinairement on fait » et voir aussi p. 456457. Cette vue « simple » et « amoureuse » s’oppose aussi pour Fénélon aux vues multiples et
partielles qui sont celle de la méditation où sont multipliés les actes distincts, « méthodiques
et discursifs » (F. FÉNÉLON, op. cit., p. 1060). Voir encore la présentation de la « simple vue de
Dieu » dans L’homme d’oraison, dans J. rIGOLEUC, op. cit., p. 163-165 comme « notion confuse
et universelle du souverain Etre » (p. 164), dans un état de « repos » et de « silence » ; ou encore
F. MALAVAL, op. cit., p. 26 : « la contemplation n’est autre chose qu’une veuë fixe & amoureuse
de Dieu present », ou p. 71-72 « une veuë simple, & amoureuse de Dieu present, appuyée sur la
foy, que Dieu est par tout, & qu’il est tout », ou encore, dans la 2e partie, p. 64, où il est question
de l’unification et de la simplification qu’opère « l’acte d’intelligence » lors de la contemplation
ou encore d’acte « confus », « un acte qui comprend en soy la notion de Dieu d’une maniere
obscure, universelle & unissante » (p. 65), ou bien de « concept universel » (p. 67).
71. P. CHAMPION, La Vie et la doctrine spirituelle du P. L. Lallemant…, op. cit., p. 450 : « Dans
cette oraison l’on se met devant Dieu. On se tient ainsi sans faire d’actes distincts & multipliez,
s’occupant du simple regard de Dieu avec respect & amour, ou de quelque pieux sentiment
que Dieu donne, & qui dure quelquefois une heure, deux heures, un jour, deux jours, selon la
disposition de l’ame, & selon l’état de perfection & de pureté où elle est arrivée : la presence de
Dieu se rend presque continuelle dans les ames bien pures. »
72. A. rODRIGUEZ, op. cit., p. 162. Voir aussi A. MOLINA, Exercices Spirituels de l’excellence, profit
et necessité de l’Oraison mentale. Reduicts en Art et Meditations…, Paris, M. Henault, 1631,
p. 234-235 : « Ce que nous avons dit de la contemplation, pour le mieux donner à entendre, s’explique par quelques comparaisons, dont en voicy une. Lorsque quelqu’un voit une belle image
parfaictement bien peinte, s’il est curieux, il ne se contente pas de la regarder en gros & superficiellement, mais il considere à loisir chasque partie, avec la proportion des unes aux autres, &
toutes les particularitez qu’on y peut remarquer, & apres qu’il l’a ainsi considerée par le menu,
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& est demeurée fort satisfait de sa beauté & perfection, il la regarde à loisir, tout ensemble, d’une
plus grande affection & admiration d’une chose si parfaite qu’il desiroit posseder, & tasche
l’avoir à soy. » Cette dernière vision devient cette vue « simple, remplie d’admiration, amour
& desir de s’unir à ce Seigneur » qui est un « amoureux regard ». R. DEKONINCK a récemment
analysé ce type de comparaisons et ses illustrations gravées dans Ad Imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image religieuse dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève,
Droz, 2005, p. 186-208. Voir également Agnès GUIDERDONI-BRUSLÉ, « Discours mystique et
“désimagination” (Entbildung) au début du dix-septième siècle », dans The Stone of Alciat.
Literature and Visual Culture in the Low Countries. Essays in Honour of Karel Porteman, édité
par M. Van Vaeck, H. Brems et G. H. M. Claassens, Louvain, Peeters, 2003, p. 961-978.
73. Les Pieux Sentimens ou Sentences spirituelles du Venerable Frere Ian de Sainct Samson […]
Avec un petit Abregé de sa Vie. Par le P. Donatien de S. Nicolas…, Rennes, Veuve Yvon, 1655,
« Abrégé de la vie », p. 25 et p. 42-43.
74. T. D’AVILA, « Le Chemin… », dans Œuvres…, op. cit., p. 435. Voir aussi un autre exemple
p. 189-190 : « Quoy que je voie qu’il me regarde amoureusement, ce regard a tant de force, que
l’ame ne le peut souffrir, & demeure en un si sublime ravissement, que pour en jouïr entierement, on perd ce beau regard. »
75. Ces termes de « goust » et « d’expérience », fréquents dans les textes des mystiques, renvoient à
une expérience à la fois intime, générale et non conceptuelle de la « présence » divine, voir par
exemple F. MALAVAL, op. cit., 2e partie, p. 28 et p. 29 : « une experience claire et sensible, que
nous ne pouvons pas expliquer, & que nous ne pouvons pas nier aussi. Un goust de Dieu, non
pas simplement de ses perfections, de ses mysteres, de ses faveurs, mais de Dieu mesme… ». Au
« goust » succède pour Malaval la « contemplation formée » qui est illumination. Sur la notion
d’expérimentation voir Jacques lE BRUN, La jouissance et le trouble…, Genève, Droz, 2004,
chap. II : « Expérience religieuse et expérience littéraire ».
76. Défini par saint Bonaventure (Itinéraire de l’esprit vers Dieu) ou par saint Thomas d’Aquin, le
toucher spirituel ou « attouchement » (l’un des sens spirituels qui se distinguent à la fois des
sens « imaginaires », en usage lors de la méditation, et des sens « corporels ») est, avec le goût,
au sommet de la hiérarchie des sens en tant qu’il permet d’expérimenter la présence de la divinité. La notion est centrale chez Jean de la Croix pour lequel se touchent par « attouchements
substantiels » les essences divines et humaines lors de l’oraison de quiétude.
77. T. D’AVILA, « Le Chemin… », dans Œuvres…, op. cit., p. 452.
78. Ce concept d’émanation a été théorisé par Bérulle : voir Henri BRÉMOND, Histoire littéraire
du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, III. La
conquête mystique* : l’école française, Paris, Bloud et Gay, 1925, p. 128 et suiv.
79. R. P. DONATIEN DE S. nICOLAS, La Vie, les Maximes…, op. cit., « Traitté de l’Amour Aspiratif
ou De l’Aspiration amoureuse de l’Ame vers Dieu », p. 447 : « Quand vous serez tiré & penetré
de la douceur d’amour en l’amour mesme, vous experimenterez ce que c’est l’empeschement
des images, & combien les choses creées, nuisent à l’introduction de l’ame en Dieu. Par cét
amoureux exercice d’aspiration, vous deviendrez libre de cét empeschement, & demeurerez
nud, simple, paisible, tres-recueilli & libre au dedans de vous, où vous ferez comme un miroir
bien poli, representant naïvement l’excellence & le beauté de Dieu, au dedans, & de l’humanité
sacrée, nostre tres-cher & tres-aymé Sauveur & Espoux, au dehors. Ainsi vous serez composé
interieurement & exterieurement, comme la fidele amante, qui assiste toûjours en la presence
de Dieu son bien-aymé. » C’est là un parti opposé à toute image (et à tout support « artistique »
d’image : toile, pierre) sauf à celle de Dieu.
80. Voir par exemple sainte Thérèse qui parle de « cette tres-glorieuse image, demeure tellement
gravée en l’imagination, que je tiens qu’il est impossible de l’effacer », dans « Le Chasteau… »,
IIIe demeure, chap. IX, dans Œuvres…, op. cit., p. 129.
81. Voir le chapitre II, note 188 et les gravures du traité d’A. Sucquet ou l’usage de ces comparaisons chez Richeome, Canfield, etc.
82. Jean-Pierre DE CAUSSADE, L’Abandon à la Providence divine, texte établi et présenté par
M. Olphe-Galliard, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 88.
83. Jean DE BERNIÈRES lOUVIGNY, Le Chrétien Intérieur…, op. cit., p. 319.
84. F. DE SALES, op. cit., col. 483-484. Le jésuite Surin, Cantiques spirituels de l’amour divin…,
1731, p. 41 reprend la même idée : « Comme, quand d’une main subtile/Le peintre accomplit
son tableau,/Il faut qu’une toile immobile/Reçoive les traits du pinceau ;/Ainsi Dieu ne se
représente/Dans le fonds d’une âme mouvante », cité d’après H. BRÉMOND, op. cit., t. I, p. 214.
B. DE CANFIELD, op. cit., p. 434-435 évoque une variante de l’homme qui se peint lui-même :
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« Semblablement ces mots (fac secundum exemplar, fais selon l’exemplaire) ; nous monstrent
la necessité que nous avons d’avoir tousjours la Passion devant nos yeux : car comme le Peintre
pour tirer une image au vif sur un exemplaire, le met tousjours devant ses yeux : ainsi nous
devons faire touchant ceste Passion, laquelle est nostre exemplaire & prototype. Le Chrestien
est le Peintre, ses pinceaux sont ses mains & doigts, les couleurs sont les diverses vertus &
bonnes œuvres, l’image qu’il doit peindre, luy mesme, il faut adjouster couleur sur couleur, &
vertu sur vertu, Ibunt de virtute in virtutem, ils iront de vertu en vertu, jusques à ce que cét
image soit rendue parfaicte, & pour la bien pourtraire doit mettre devant ses yeux, à l’exemple
du Peintre à chasque traict de pinceau vertu, bon œuvre, ou souffrance, doit jetter la veuë sur
son prototype, & ne rien faire sans le regarder, à celle fin de n’y rendre pas son image dissemblable : & d’autant qu’on est toute sa vie à peindre & perfectionner ceste image ; s’ensuit qu’on doit
avoir sans cesse cét exemplaire devant ses yeux jusques à la mort. » Voir aussi le 8e des Discours
des grandeurs de Jésus de Bérulle (1623) et l’assimilation de la « profession du christianisme »
à « un art de peinture […] mais en nous-même » (Pierre DE BÉRULLE, Œuvres complètes III.
Discours de l’état et des grandeurs de Jésus…, éd. sous la dir. de M. Dupuy, Paris, Cerf, 1996,
Discours VIII, Introduction, p. 294 et suiv.). Voir encore, entre autres exemples, le Petit Traité
de l’Oraison mentale, tant ordinaire, qu’extraordinaire. Comme aussi de la Contemplation. Par
le R. P. Antoine de la Mere de Dieu, Deffiniteur Provincial des RR. PP. Carmes Deschaussez de
la Province de Sainte Therese en France, Avignon, I. Piot, 1655, p. 390, ou l’ouvrage du dominicain Jean-Vincent BERNARD DU SAINT rOSAIRE, La Triple oraison mentale…, Avignon, Antoine
Duperier, 1682 (3e éd.), p. 29, etc. Voir sur ces points, C. BELIN, op. cit., p. 195-199 ainsi que
R. DEKONINCK, op. cit., p. 186 et suiv.
85. Fr. lAURENT DE LA rESURRECTION, Maximes spirituelles…, op. cit., Lettre V, p. 138 : « Je
m’y considere comme une pierre devant un Sculpteur de laquelle il veut faire une statuë, me
presentant ainsi devant Dieu je le prie de former en mon ame sa parfaite image, & de me rendre
entierement semblable à luy. »
86. H. BRÉMOND, op. cit., t. III, p. 145.
87. P. BÉRULLE, Œuvres, p. 1054, cité d’après H. BRÉMOND, op. cit.
88. F. DE SALES, « Traité… », dans Œuvres…, op. cit., col. 474.
89. J.-M. GUYON, Moyen court…, op. cit., p. 133.
90. Ibid., p. 124.
91. Jean DESMARETS DE SAINT-SORLIN, Les Delices de l’Esprit. Dialogues dediez aux beaux esprits
du monde…, Paris, F. Lambert, 1661, 2e partie, XIIe journée, p. 51-52. Voir aussi les termes
de « touches » et « d’embrassements amoureux » de Marie de l’Incarnation dans sa vie : voir
C. MARTIN, La vie de la vénérable mère Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 127-128, etc., ou
encore chez le récollet Eloy HARDOUIN DE SAINT-JACQUES, La conduite d’une âme dans l’oraison…, Paris, F. Lambert, 1661, à propos de l’oraison d’union (chap. IV).
92. J.-M. GUYON, Moyen court…, op. cit., p. 122-123 : « nous ne pouvons honorer le tout de Dieu
que par notre anéantissement et nous ne sommes pas plutôt anéantis que Dieu qui ne souffre
point de vide sans le remplir, le remplit de Lui-même ». Ces métaphores aquatiques seront développées dans les Torrents spirituels (publiés en 1704). Sur ces opérations multiples et complexes
voir les fines analyses de Bernard FORTHOMME et Jad HATEM, Madame Guyon : quiétude d’accélération, Paris, Cariscript, 1997. Voir aussi ce même type de vocabulaire chez Surin étudié
par R. MYLE, op. cit., p. 45 et suiv. ou des expressions analogues chez J. rIGOLEUC, L’Homme
d’oraison, op. cit., p. 168-169 où il est fait état d’un écoulement « en l’âme sainte » de l’humanité de Jésus-Christ, etc.
93. Les Pieux Sentimens…, op. cit., p. 132 : Dieu, dans l’état ultime de la contemplation dit
« consommant » (unitif), « extasie & ravît l’ame par ses profonds, tres-estroits & du tout incomprehensibles embrassemens, par ses tres-simples allées & venües, tres-vites, tres-legeres, tresunes, tres-simples, tres-delicieuses, tres-lumineuses, tres-estenduës ».
94. Voir aussi ce vocabulaire chez Marie de l’Incarnation dans C. MARTIN, La vie de la vénérable
mère Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 17 : « Lorsque je l’entendois, il me sembloit que mon
cœur étoit comme un vase, dans lequel cette divine parole découloit comme une liqueur ; ce
n’étoit point imagination, mais un effet réel de l’Esprit de Dieu qui étoit en cette divine parole,
& qui par une effusion de ses graces operoit de la sorte dans mon ame, laquelle ayant receu
cette plenitude abondante, ne la pouvoit contenir, qu’en l’évaporant en l’oraison & en traitant
avec Dieu… ». Voir aussi p. 106 lors de son « mariage mystique » avec Dieu, etc.
95. Voir sur ces questions la thèse de Antoinette GIMARET, Extraordinaire et ordinaire des Croix :
les représentations du corps souffrant, 1580-1650, thèse (inédite) sous la dir. de J. Pigeaud,
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Université de Nantes, 2004. Dans le cas de saint François, soit Dieu agit directement sur le
corps qui est touché par les rayons lumineux qui ouvrent les plaies du saint (F. DE SALES,
« Traité… », dans Œuvres…, op. cit., col. 497) : voir par exemple, au musée du Louvre, la représentation qu’en donna à Paris Pourbus pour les capucins ; soit il agit sur l’âme même qui
affecte en retour le corps : « [l’âme] ainsi amollie, attendrie & presque toute fondue en cette
amoureuse douleur, se treuva par ce moyen extrémement disposée à recevoir les images &
marques de l’amour & douleur de son souverain Amant ; car la memoire estoit toute détrempée
en la souvenance de ce divin Amour ; l’imagination appliquée fortement à se representer les
blessures & meurtrissures, que les yeux regardoient alors si parfaitement bien exprimées en
l’image presente ; l’entendement recevoit les especes infiniment vives, que l’imagination luy
fournissoit ; & en fin l’amour employait toutes les forces de la volonté, pour se complaire &
conformer à la Passion du Bien-aimé ; dont l’ame sans doute se treuvoit toute transformée en
un second crucifix. Or l’ame comme forme & maistresse du corps, usant de son pouvoir sur
icelluy, imprima les douleurs des playes dont elle estoit blessée, és endroits correspondans à
ceux esquels son Amant les avoit endurées » (ibid., col. 496-497).
96. J.-M. GUYON, La Vie par elle-même…, op. cit., III, chap. 1, 11.
97. P. CHAMPION, La Vie et la doctrine spirituelle du P. L. Lallemant…, op. cit., p. 476.
98. Les Pieux Sentimens…, op. cit., p. 133.
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Nous donnons ci-dessous, entre autres ouvrages consultés mais non cités dans notre texte, un
ensemble de traités de référence accessibles à la bibliothèque nationale de France :
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Lyon, Jean Certe, 1681 (E-4755 (3)).
Antoine de la Mère de Dieu, Petit Traité de l’Oraison mentale, tant ordinaire, qu’extraordinaire.
Comme aussi de la Contemplation. Par le R. P. Antoine de la Mere de Dieu, Deffiniteur Provincial
des RR. PP. Carmes Deschaussez de la Province de Sainte Therese en France, Avignon, I. Piot,
1655 (D-88119).
P. François Cerveau, Manuel des exercices, Ou Méthode pour faire l’oraison mentale…, Paris, Denis
Moreau, 1622 (D-29555).
Louis Chardon, Méditations sur la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1649 (éd. BN :
Lyon, J.-B. Guillimin, 1686) (D-19953).
M. Courbon, Explication familiere Des principales Difficultez que l’on peut rencontrer dans le saint
Exercice de l’Oraison…, Paris, R. Chevillon, 1687 (D-88084).
M. Courbon, Instructions familieres sur l’Oraison mentale, En forme de dialogue…, Paris, Antoine
Warin, 1685 (D-18995)
Louis Courbon, Les Colloques du calvaire ou méditations sur la Passion de Notre Seigneur JésusChrist, Paris, 1693.
Jean Crasset (attribué à), Methode d’oraison avec une nouvelle forme de meditations. Par le R. P.
J. C. de la Compagnie de Jesus, Paris, Estienne Michallet, 1672 (D-31386).
Gilles Duport, L’Homme d’oraison, ou la conduite du chrestien interieur selon l’esprit de l’Evangile
& les sentiments des Saints Peres, Paris, François Coustelier et Claude Calleville, 1670 (2e éd.),
(D-33242).
Jacques Ferraige, Méditations sur les festes principales de l’année, avec une méthode pour faire
l’oraison…, Paris, François Pelican, 1629 (2e éd.) (D-34978).
Anthoine Gaudier, La pratique de l’oraison mentale. Recueillie des exercices spirituels de S. Ignace…,
Mise en François par Sebastien Hardy…, Paris, Sebastien Cramoisy, 1622 (D-35614).
Jérôme De Gonnelieu, Les Exercices de la vie intérieure […] Avec une Instruction facile pour l’Oraison…, Paris, Estienne Michallet, 1689 (7e éd.) (D-36323).
Jean Vincent Bernard du Saint Rosaire, La Triple oraison mentale…, Avignon, Antoine Duperier,
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Joseph de Paris, Introduction à la vie spirituelle, par une facile Methode d’Oraison…, Paris, Jean
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Paris, Vve Le Mur, 1654 (D-18961).
231
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Traicté facile pour apprendre a faire Oraison mentale […] par un R.P. de l’Ordre de S. François
Capucin, Paris, Nicolas Fremiot, 1633 (3e éd., approbation de 1628) (D-53518).
Le secret de l’oraison mentale, ou l’on decouvre La Parfaite Idée de la Meditation, les grands avantages qu’on en reçoit, & un moyen facile de la faire…, Dijon, Jean Ressayre, 1680 (D-18992).
Direction pour se former au saint exercice de l’oraison […] Par un Superieur de plusieurs
Communautez de Religieuses…, Grenoble, Claude Faure, 1695 (BN, D-32552).
232
Index
A
Acarie (Madame, Barbe Avrillot), 51, 203
Agamben (Giorgio), 59
Alacoque (Marguerite-Marie), 146
Albert le grand, 165
Alberti (Leon Battista), 130
Aldrovandi (Ulisse), 79
Alphonse (Alonso) de Madrid, 45, 50
Amalaire de Metz (Amalarius), 125
Andries (Josse), 85, 94, 97, 99, 101-102, 106
Antoine de Padoue (saint), 147, 193
Arias (Francisco), 45, 50
Arias Montano (Benito), 85
Arnauld (Antoine), 146
Audran (Gérard), 75
Auger (Edmond), 75
Augustin (saint), 42, 46, 130-131, 147, 150,
154, 156, 158, 164-165, 168, 171, 197, 204
Aumont (Jean), 24, 137, 148-149, 157, 164177, 187, 190
Austin (John Langshaw), 130
B
Bail (Louis), 164
Ballesdens (Jean), 85, 100, 106
Barocci (Federico), 12
Barthes (Roland), 48
Bataille (Georges), 42, 103, 199
Baugin (Lubin), 36, 50, 75, 188
Bazot (Claude), 123
Bazyre (F. Q. de), 86, 93-94, 99
Belin (Christian), 193
Belon (Pierre), 79
Bellange (Jacques), 37, 188
Bellarmin (Robert), 156
Bellintano de Salo (F. Matthias), 45
Bellori (Giovan Pietro), 10, 14
Bénédictines de Montmartre (Paris), 44
Benoît (saint), 42
Bérault (André), 165
Bergamo (Mino), 146, 151, 176
Bernard (saint), 41-42, 55, 153, 165, 171
Bernières (Jean de), 187-188, 200, 202
Bernini (Gian Lorenzo), 75
Berthod (François), 86
Bérulle (Pierre de), 36, 46, 146, 171, 187, 192,
202
Beuvelet (Matthieu), 45
Binet (Étienne), 21, 85-86, 91, 93, 96-97, 103104, 106-107, 164
Blanchard (Jacques), 20, 32, 36, 52, 188
Bobrun (Louis), 192
Blanchet (Thomas), 36
Boèce, 42
Bolswert (Boetius Adams), 85, 99
Bona (Giovanni), 123
Bonaventure (saint), 44, 55, 59, 153, 165
Bonaventure (pseudo, Jean de Caulibus), 44,
122
Bonnefons (Amable), 21, 86, 90, 96, 100, 105,
120
Bonzi (Pierre II de), 29
Bobrun (Louis), 37
Bosse (Abraham), 10, 75
Boucher (Jean), 15-16, 36, 58
Boudon (Henry-Marie), 46, 149, 153-156, 199
Boullogne (Madeleine), 75
Bourdon (Sébastien), 16, 29, 32, 50, 53, 56
Bourgeois (Jean), 85, 87, 93-95
Bouzignac (Guillaume), 41
Brébiette (Pierre), 36, 56
Brémond (Louis), 104, 164, 202
Brigitte de Suède (sainte), 42, 147
Brossard (Sébastien de), 41
Bruno (saint), 32
Bruno (Vincenzo), 22, 44-45, 50, 59-60
Bülher (Karl), 61
Bulwer (John), 102
Buonanni (Philippo), 77, 79
233
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Camerarius (Joachim), 79
Campion (François), 75
Camus (Jean-Pierre), 46, 51-52, 153
Camus (Pierre), 75
Canfield (Benoît de), 46-47, 171, 187, 190,
196, 200, 203
Carmélites de la rue Chapon (Paris), 200
Casaubon (Méric), 18
Catherine de Sienne (sainte), 147, 191, 203
Caussade (Jean-Pierre), 187, 201-202
Caussin (Nicolas), 119
Certeau (Michel de), 14, 61, 165
Champaigne (Jean-Baptiste), 10
Champaigne (Philippe de), 10, 16, 32, 36, 42,
50, 53, 56-57, 75, 119, 148, 161, 168, 188,
191, 193, 196
Chanet (Pierre), 159
Chantal (Jeanne de, Fremiot), 146, 165, 203
Charpentier (Marc-Antoine), 41
Chavigny (comte de), 77-78
Chédozeau (Bernard), 123
Chesneau (Augustin), 86
Chiesa Nuova (Rome), 12
Ciron (Gabriel de, abbé), 31
Claire de Montefalco (sainte), 203
Coëffeteau (Nicolas), 36, 78
Collaert (Adrien), 85
Collin (Jean), 120, 125
Colonna (Fabio), 79
Comte (Meffrein), 78
Condren (Charles de), 20, 187
Corneille (Michel), 36, 50, 190, 192
Corneille (Pierre), 75
Cornelius a Lapide, 75
Coster (François de), 85, 124
Coton (Pierre), 20, 45, 86, 90, 93, 95, 99, 101102
Cousin (Jean II), 83
Coypel (Noël), 57
Cureau de La Chambre (Marin), 151-152, 158159
Currie (Gregory), 18
D
Dagognet (François), 161
D’Andilly (Arnauld), 53
Daret (Jean), 52, 75, 188
David (Jérôme), 75
Degant, 75
Dekoninck (Ralph), 161
Della Porta (Giambattista), 102
Denys-l’Aréopagite (pseudo), 42
Denys le Chartreux, 44
Derand (François), 119
Descartes (René), 151-152, 159
Desmarets de Saint-Sorlin (Jean), 53, 75, 203
Déotte (Jean-Louis), 59
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Dintras (Jean), 86
Dominique (saint), 102
Domitien, 78
Dorigny (Michel), 36, 50
Dryburgh (Adam de), 171
Dubois (Ambroise), 20
Dufresnoy (Charles-Alphonse), 10
Du Mont (Henri), 41
Du Moulin, 123
Dupleix (Scipion), 151-152
Du Pont (la Puente, Luis de), 41, 45, 47-48,
50-51, 55, 59-60, 187
Du Quesnoy (François), 78
E
Eckhart (Johannes), 150-151
Elle (Louis, Ferdinand II), 39
Estienne (Charles), 159
Eude (Jean), 146
Ezéchiel, 42
F
Fabre (Pierre-Antoine), 79, 133, 197
Falkenburg (Reindert L.), 54
Faré (Michel), 75
Félibien (André), 10, 14-15
Félix de Cantalice (saint), 193
Fénélon (François de Salignac de la Mothe), 199
Fernel (Jean), 159
Ferrier (Vincent), 122
Filles de la Visitation (Paris), 117
Flamen (Albert), 85-86
Flécelles (Anne de), 37
Flémalle (Bertholet), 188
Floriot (Pierre), 123-124
Foucault (Michel), 42
Francken (Jérôme), 37, 58
François (Claude), voir Luc (frère)
François (Guy), 36-37, 188, 192, 193
François (Simon), 10
François d’Assise (saint), 32, 193, 203
Françoise Romaine (sainte), 39
Fracastor (Fracastoro, Girolamo), 151
Fréart de Chambray (Roland), 10
Frédeau (Ambroise), 148
Frenicle (Epiphane), 123
Freud (Sigmund), 145
Frizon (Pierre), 85, 96
G
Gadamer (Hans Georg), 18
Gaétan (saint), 193
Gagliardi (Achille), 47
Galle (famille, Théodore), 85, 161, 167, 168,
173
Gambart (Adrien), 86
Garin (Eugenio), 151
Gassendi (Pierre), 152, 159
I
N
Gaultier (Léonard), 85-86, 100
Genette (Gérard), 106
Gertrude (sainte), 147
Gesner (Conrad), 79
Gerson (Jean), 42, 151
Gheyn (Jacques de), 75
Godeau (Antoine), 36, 86-87, 96, 122
Goussault (Antoine), 32
Grands Augustins (église des, Paris), 148
Grégoire (saint), 153, 164
Greutée (Matthieu), 86
Guyon (Madame, J.-M. de la Mothe), 187-188,
190, 192, 196, 198-200, 203
H
Hadot (Pierre), 44
Hardouin de Saint-Jacques (Eloy), 164
Harlay (François de), 123
Harphius (Herp, Hendrik), 151
Henry (Michel), 204
Hermès Trismégiste, 151
Heyden (J. Ver), 86
Hobbes (Thomas), 151-152
Homère, 42
Honoré de Sainte-Marie, 46, 154
Hugues de Saint-Victor, 44
Hugo (Hermann), 75, 196
Huret (Grégoire), 135
I
Ignace de Loyola, 45, 48-53, 56-61, 75, 80-81,
83, 85, 98, 102, 107, 119, 122, 147, 187
Illyricus (Flacius), 125
Isaac (Gaspard), 85-86
J
Jauss (Hans Robert), 58, 105, 107
Jacob, 42, 171
Jankélévitch (Vladimir), 201
Jean (saint, évangéliste), 165, 167, 169-170,
173
Jean-Baptiste (saint), 167
Jean de Jesus-Maria, 151
Jean de la Croix (saint), 42, 45, 47, 58, 196
Jean de Saint-Samson, 187, 190, 198, 201204
Jérôme (saint), 32, 164
Jonston (Jan), 79
Jousse (Marcel), 131
Jouvenel des Ursins (Isabelle, marquise), 37
Jouvenet, 12, 32, 36
Juan de Avila, 45, 47, 51
Juan de Jesús María, 45
Juliard (Jeanne de, de Mondonville), 29-31,
37, 51
K
Kircher (Athanasius), 77
D
E
X
L
Lacan (Jacques), 145, 175
La Fosse (Charles de), 36
Lagny (Paul de), 21, 46
Lagreffe (père) : voir Trinquaire
La Hyre (Laurent de), 10, 32, 36, 50-53, 148,
188, 193
Lallemant (Georges), 20, 36
Lallemant (Louis), 46, 56, 187, 192, 198-199,
201
Landry (Pierre), 125, 166
La Rochefoucauld (François de), 168
Lasne (Michel), 85
La Tour (Georges de), 188, 190
Laurent de la Résurrection, 187, 191-192, 201202
La Vallières (Louise-Françoise), 39
Le Blanc (Horace), 37, 188
Le Brun (Charles), 9-20, 23-24, 29, 36, 39, 50,
57-58, 102, 117, 146, 151, 156, 159, 162,
190
Lebrun (Pierre), 123
Le Camus (chapelle, Minimes de la place
royale, Paris), 52
Lecercle (François), 48
Le Clerc (Jean), 188, 190
Le Clerc (Sébastien), 125, 127-128, 132, 134135, 166
Le Gall de Querdu (Maurice), 164, 177
Le Lorrain (Claude Gellée dit), 53
Le Lorrain de Vallemont (Pierre), 125
Lemaistre de Sacy (Isaac), 75
Le Moyne (Pierre), 75, 87
Le Nain (frères), 32, 190
Léonard de Vinci, 159
Le Pautre (Pierre), 125, 127-128, 131, 134
Leu (Thomas de), 85-86
Le Sueur (Eustache), 11, 32, 36, 50, 56, 188,
193
Létin (Jacques de), 32, 36
Le Tourneux (Nicolas), 123, 137
Le Voirier (A.), 123
Lhomme (Damien), 75
Liancourt (duc de, Roger du Plessis), 77
Licherie (Louis de), 52
Linard (Jacques), 75, 78
Loarte (Gaspar), 81, 83, 85, 87, 96-99, 102,
105-108, 120
Loisy (Jean de), 85
Longin (pseudo-), 19
Lorraine (Charles de), 37
Louis de Grenade, 41, 43, 45-47, 49-52, 55-58
Louvre (Oratoire du), 16
Luc (frère, Claude François, 51
Ludolphe de Saxe, 44
Ludolphe le Chartreux, 122
Ludre (Madame de), 39
Lutgarde (sainte), 147
Luzvic (Étienne), 164
235
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Macrobe, 42
Madeleine (sainte), 32
Maintenon (Madame de, Françoise d’Aubigné),
39
Maison professe (congrégation des nobles,
Paris), 50
Malaval (François), 153, 187, 199, 201
Maldiney (Henri), 204
Malebranche (Nicolas), 152, 159
Mallery (Charles de, Karel van), 85-86, 100
Manno da Cantiano (Agostino), 45
Marie de l’Incarnation, 187, 192, 198, 200,
203
Marie-Thérèse d’Autriche, 39
Marillac (Michel de), 75, 77
Martin (Simon), 123
Martin de Barcos (abbé de Saint-Cyran), 10
Mathieu (saint), 164
Mathurins (Paris), 117
Mauny (marquis de), 37
Mazarin (Jules), 77
Mazot (François), 120, 122, 124-125, 127128, 132, 134
Mellan (Claude), 75, 78, 193
Mellin (Charles), 147, 188
Ménestrier (Claude-François), 52
Mengin (L.), 125
Merleau-Ponty (Maurice), 204
Mignard (Nicolas), 36
Mignard (Pierre), 16, 36, 39, 50, 188, 191192
Minimes de la Place royale (Paris), 117
Moillon (Isaac), 20, 57
Molin (Louys), 131
Molina (Antonio), 45, 51, 53, 201
Monfort (Sieur de), 164
Moreau (Claude), 77
Moretus, 85
Morin (Pierre), 85
Mosnier (Jean), 192
Moulinié (Étienne), 41
N
Nadal (Jérôme), 85, 97
Némésius d’Ephèse, 158
Neri (Philippe, saint), 12, 203
Nivelon (Claude), 11-20
Notre-Dame-des-Champs (carmélites de, Paris),
200
Noüet (Jacques), 21, 46, 51, 59, 155-156, 199
O
Olier (Jean-Jacques), 12-14, 16-20, 23-24, 29,
32, 42, 46, 123-124, 146, 187, 204
Orléans (Gaston d’), 77
Osuna (Francisco de), 53
Ovide, 75
236
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Pader (Hilaire), 42
Palais-Royal (oratoire de la reine), 50
Paleotti (Gabriele), 39
Panofsky (Erwin), 145
Papasogli (Benedetta), 146
Pascal (Blaise), 168, 192
Patel (Pierre), 53
Paul (saint), 17, 164-165, 172
Paz (Alvarez de), 47
Pedro d’Alcántara (saint), 41, 45, 53
Pellison-Fontanier (Paul), 123
Pepingué (Nicolas), 77
Peyronnet (Arnaud), 123, 136
Picart (Bernard), 125
Piles (Roger de), 10, 18-19, 156, 201
Philippe de la Très Sainte Trinité, 199
Plantin, 85
Plattemontagne (Nicolas de), 12
Poerson (Charles), 50, 56, 192
Poitiers (Pierre de), 42, 46, 149-151, 153, 190
Pomponazzi (Pietro), 151
Port-Royal (Paris), 30
Poseidonius, 158
Pourbus (François), 56
Poussin (Nicolas), 13, 32, 36, 50, 53, 56, 162,
188, 192
Pradel (Charles de), 29
Proclus, 151
Puget (Pierre), 193
R
Rabbow (Paul), 44
Rambervillers (Alphonse de), 86, 91, 93-96,
98, 106, 107, 117, 120
Raphaël, 12
Régnier (Nicolas), 51
Reisch (Gregor), 159
Renard de Saint André (Simon), 75, 77, 81,
86, 104-105
René d’Anjou, 161
Reni (Guido, Le Guide), 12
Renouard (Nicolas), 85
Restout (Jean), 12, 20
Revel (Gabriel), 146
Ribadeneira (Pedro de), 32
Richard de Saint-Victor, 44, 151
Richelieu (château de), 53
Richeome (Louis), 52, 86-90, 93-94, 96, 99107, 120, 156
Ridolfi (Nicolo), 45
Rigoleuc (Jean), 187, 198
Ripa (Cesare), 158
Rodríguez (Alphonse), 41-42,45, 47, 50-51, 5556, 59, 83, 102, 123-124, 135, 187, 201
Rondelet (Guillaume), 79
Rousselet (Gilles), 75
Rusconibus (G.), 159
Ruusbroec (Jan van), 151
I
N
S
Sacquespée (Adrien), 16
Saint-Cyran (abbé de), 31
Saint-Germain-en-Laye (chapelle du château),
50
Saint-Gervais-Saint-Protais (Paris), 32
Saint-Igny (Jean de), 56
Saint-Louis (église des jésuites, Paris), 57, 117,
128, 134, 137, 146
Saint-Mamert Beaussieu (De), 164
Saint-Martin-des-Champs (Paris), 44
Saint-Pierre (cathédrale, Montpellier), 29
Saint-Sulpice (Séminaire de, Paris), 10
Sainte-Baume (grotte de), 36-37
Sales (François de, saint), 45-46, 49-52, 58,
123-124, 146, 150, 153, 156, 164-165, 192,
201-202
Salvinio (Hippolito), 79
San Spirito in Sassia (Rome), 16
Sandeus (Maximilien Van der Sandt), 151
Santerre (Jean-Baptiste de), 39
Sarasin (Jean-François), 78
Sarazin (Jacques), 36, 50, 146, 192
Sauvy (Anne), 164
Séguenot (Claude), 46, 187
Séguier (Pierre), 16, 50
Senelle (Jean), 37, 52, 56, 192
Serre (Michel), 37, 146, 193
Shaftesbury (Anthony Ashley Cooper), 18
Simon de Bourg en Bresse, 153
Simpol (Claude), 36
Sloterdijk (Peter), 164
Stanislas-Kostka (saint), 203
Stella (Jacques), 16, 36, 42, 50, 75, 78, 190,
193
Stoskopff (Sébastien), 75, 78
Sucquet (Antoine), 85, 93, 96-97, 99, 101, 104,
106, 162, 168-169
Suffren (Jean), 123-124, 135
Surin (Jean-Joseph), 149, 187, 192, 202
T
Tauler (Jean), 151
Tavernier (Melchior), 85
Telesio (Bernardino), 151
Thérèse d’Avila (sainte), 42, 45, 51, 58, 147,
187, 191-192, 196-200, 202-204
Thomas d’Aquin (saint), 102, 150-151, 153156, 165, 199
Thomas a Kempis, 75, 122, 165
D
E
X
Thou (Nicolas de), 9, 10, 15, 17, 29, 32, 37,
44-45, 51
Titus, 78
Tortebat (François), 147
Tournier (Nicolas), 37, 58, 190, 192
Trinitaires déchaux, 44
Trinquaire (Antoine de), 31
Troy (François et Jean-François), 29
Troy (Jean de), 16, 29, 31, 36, 44-45, 51, 60,
75
U
Ursulines (Paris), 44
V
Val-de-Grâce (appartements de la reine, Paris),
50, 53
Valentin de Boulogne, 192
Valeriano (Pierio), 79
Van Schaix (P. J.), 164
Van Thulden (Théodore), 20, 52, 117
Van Veen (Otto, Vaenius), 196
Varin (Quentin), 193
Vermeulen (Cornélius), 165
Vesale (André), 159
Vespasien, 78
Victorin (Père), 164
Viennot (Nicolas), 51
Vigenère (Blaise de), 85
Vignier (Nicolas), 37
Vignon (Claude), 32, 37, 55, 57, 119-120, 188,
193
Villeloin (abbé de), 37
Visscher (Roemer), 79
Voisin (Joseph de), 123
Volterra (Daniele da), 117
Vouet (Simon), 10, 32, 36, 50-51, 53, 56, 58,
119-120, 147, 158, 188, 193
W
Walton (Kendall), 18
Weert (Jacques, Jakob de), 85-86
Wierix (famille des, Antoine II), 85, 161-162,
173
Willis (Thomas), 159, 167
Z
Zucchi (Jacopo et Francesco), 16
237
Table des matières
Vers une lecture spirituelle de l’image :
La Descente du Saint-Esprit de Charles Le Brun (1657) 9
De la théorie de l’art à la littérature spirituelle 10 – les pouvoirs anagogiques
de l’image 14 – Méditation et Contemplation 19
L’image absente ? 29
Des pratiques anciennes pour de nouveaux publics 41 – l’image rejetée 46 –
l’image tolérée 49 – l’image encadrée 52
L’image au cœur du livre 75
l’image intégrée 80 – Transformation : image et « méta-image » 87 – Conformation :
du lecteur-spectateur au Converti 105
L’image et le rituel 117
une nouvelle pratique spirituelle 120 – les « tableaux de la croix » : entre méditation
et explications de la messe 122 – reprises et développements d’un « genre » 125 –
Des images prescriptives 129
L’image intérieure 145
le lieu de l’image mentale 149 – la formation des images 154 – l’enjeu représentatif :
le cerveau des philosophes et le cœur des mystiques 158 – l’image au cœur :
Jean Aumont 164
au-delà des images 187
imagerie, images spirituelles, images intellectuelles 190 –
De l’image au phénomène 199
Bibliographie 217
Index 233
239
Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie BArnéouD
BP 44 – 53960 BonCHAMP-lèS-lAvAl
imprimé en France